Page 1 sur 2 • 1, 2
- MamaVénérable
Constituer un groupement de témoignages historiques et littéraires, ou comment écrire l'indicible...
Bonjour tout le monde.
Je suis en train de monter un corpus pour des 3e, pour un travail de recherche et d'oralisation sur des extraits littéraires.
Le fil directeur serait le suivant : textes d'auteurs ayant vécu eux-mêmes (directement ou de près) l'horreur dont ils témoignent, faisant l'objet d'une écriture littéraire.
L'idée est de découvrir différents moyens offerts par la littérature pour supporter de dire, en comparant avec des textes à but plus documentaire et factuel : le passage par les sensations et la subjectivité, l'ellipse, la dégradation burlesque, la poésie, la mise en scène et la sublimation...
Même si ce sera loin d'être exhaustif puisqu'il n'y aura que 7-8 groupes, je souhaiterais balayer l'histoire du XXe, et je m'autorise pour une fois la littérature non francophone traduite.
Ce qu'il y a de sûr :
- le front de la Première Guerre avec Barbusse et Céline + une lettre de René Jacob
- Aragon et Char pour l'expérience de la Résistance
Je voudrais aussi des choses sur la déportation, les camps et le retour des camps, bien sûr, mais mon choix tant l'ensemble est vaste n'est pas encore fixé, n'hésitez pas à proposer.
Les autres thèmes choisis sont la Grande Dépression (peut-être dans Les vagabonds de la faim de Tom Kramer), la guerre d'Espagne (peut-être avec L'Espoir), la guerre d'Algérie, le génocide au Rwanda, et l'émigration clandestine. Bien sûr il y aurait mille autres possibilités, mais ce sont les incontournables que j'ai fixés...
N'hésitez pas à partager tous les textes qui vous ont marqués et bouleversés, je suis avide de les découvrir ! (surtout en littérature étrangère, je suis inculte en la matière...)
Merci d'avance !
Je suis en train de monter un corpus pour des 3e, pour un travail de recherche et d'oralisation sur des extraits littéraires.
Le fil directeur serait le suivant : textes d'auteurs ayant vécu eux-mêmes (directement ou de près) l'horreur dont ils témoignent, faisant l'objet d'une écriture littéraire.
L'idée est de découvrir différents moyens offerts par la littérature pour supporter de dire, en comparant avec des textes à but plus documentaire et factuel : le passage par les sensations et la subjectivité, l'ellipse, la dégradation burlesque, la poésie, la mise en scène et la sublimation...
Même si ce sera loin d'être exhaustif puisqu'il n'y aura que 7-8 groupes, je souhaiterais balayer l'histoire du XXe, et je m'autorise pour une fois la littérature non francophone traduite.
Ce qu'il y a de sûr :
- le front de la Première Guerre avec Barbusse et Céline + une lettre de René Jacob
- Aragon et Char pour l'expérience de la Résistance
Je voudrais aussi des choses sur la déportation, les camps et le retour des camps, bien sûr, mais mon choix tant l'ensemble est vaste n'est pas encore fixé, n'hésitez pas à proposer.
Les autres thèmes choisis sont la Grande Dépression (peut-être dans Les vagabonds de la faim de Tom Kramer), la guerre d'Espagne (peut-être avec L'Espoir), la guerre d'Algérie, le génocide au Rwanda, et l'émigration clandestine. Bien sûr il y aurait mille autres possibilités, mais ce sont les incontournables que j'ai fixés...
N'hésitez pas à partager tous les textes qui vous ont marqués et bouleversés, je suis avide de les découvrir ! (surtout en littérature étrangère, je suis inculte en la matière...)
Merci d'avance !
- henrietteMédiateur
J'ai quelque chose dans mes tablettes, mais là je suis au boulot.
Envoie-moi un MP avec ton adresse mail, et je t'enverrai le GT (autour de la difficulté/l'impossibilité de témoigner du passé, en particulier pour les survivants des camps).
Envoie-moi un MP avec ton adresse mail, et je t'enverrai le GT (autour de la difficulté/l'impossibilité de témoigner du passé, en particulier pour les survivants des camps).
_________________
"Il n'y a que ceux qui veulent tromper les peuples et gouverner à leur profit qui peuvent vouloir retenir les hommes dans l'ignorance."
- trompettemarineMonarque
Il y a une œuvre pour la jeunesse bien écrite à l'école des loisirs (mais à discuter) : Fils de guerre (j'ai oublié l'auteur).
http://depagesenpages.canalblog.com/archives/2008/01/09/7507738.html
http://depagesenpages.canalblog.com/archives/2008/01/09/7507738.html
- PseudoDemi-dieu
Primo Lévy, évidemment, avec Si c'était un homme.
Tanguy, de Michel Del Castillo
Tanguy, de Michel Del Castillo
_________________
"Il faut encore avoir du chaos en soi pour pouvoir enfanter une étoile qui danse" Nietzsche
- MamaVénérable
Merci henriette, je t'envoie ça.
Trompettemarine, là l'idée serait plutôt des extraits de (très) belle littérature qui seront mis en voix pour un enregistrement.
Merci, Pseudo.
Primo Levi était bien sûr dans mes tablettes pour les camps.
Je n'ai jamais lu Del Castillo.
L'idée est de constituer un groupement de morceaux choisis, donc n'hésitez pas à publier les extraits ou leurs références précises, car c'est pour dans assez peu de temps et je n'aurai jamais le temps de tout lire, même si je compte bien le faire après.
Trompettemarine, là l'idée serait plutôt des extraits de (très) belle littérature qui seront mis en voix pour un enregistrement.
Merci, Pseudo.
Primo Levi était bien sûr dans mes tablettes pour les camps.
Je n'ai jamais lu Del Castillo.
L'idée est de constituer un groupement de morceaux choisis, donc n'hésitez pas à publier les extraits ou leurs références précises, car c'est pour dans assez peu de temps et je n'aurai jamais le temps de tout lire, même si je compte bien le faire après.
- trompettemarineMonarque
La petite fille de M. Linh de Philippe Claudel.
- MamaVénérable
L'auteur n'a pas été témoin, si ?
- NadejdaGrand sage
Il te faudrait ça pour quand ?
En revanche, parle de génocide rwandais, pas de guerre du Rwanda.
En revanche, parle de génocide rwandais, pas de guerre du Rwanda.
- IlianaGrand sage
Pour le cas précis du génocide tutsi, il y en a plusieurs, avec les témoignages recueillis par Jean Hatzfeld notamment, mais est-ce que ça te va, ou on considère que ce n'est pas directement l'auteur ?
S'il te faut un auteur précis, il y a au moins les récits de Scholastique Mukasonga (La Femme aux pieds nus, où elle rend hommage à sa mère massacrée pendant le génocide, c'est un très court folio) et d'Esther Mujawayo.
http://www.franceculture.fr/oeuvre-survivantes-de-esther-mujawayo
S'il te faut un auteur précis, il y a au moins les récits de Scholastique Mukasonga (La Femme aux pieds nus, où elle rend hommage à sa mère massacrée pendant le génocide, c'est un très court folio) et d'Esther Mujawayo.
http://www.franceculture.fr/oeuvre-survivantes-de-esther-mujawayo
_________________
Minuit passé déjà. Le feu s'est éteint et je sens le sommeil qui gagne du terrain.
Je vais m'endormir contre vous, respirer doucement, parce que je sais où nous allons désormais.
Fauve - Révérence
- NadejdaGrand sage
Oui, tutsi est encore plus précis. Mais absolument pas "guerre".
Sinon, pour varier les genres, le théâtre avec le Groupov.
Sinon, pour varier les genres, le théâtre avec le Groupov.
- ProustichouNiveau 5
Dans A l'Ouest rien de nouveau d'Erich Maria Remarque. Auteur allemand qui aborde l'horreur des tranchées. Le passage où il retourne chez ses parents lors d'une permission est assez significatif. Il ne peut parler de ce qui passe réellement et préfère le mensonge ou l’omission. Je l'ai fait avec mes élèves (2nde) et ça a assez bien marché.
Bon, le statut énonciatif de l'oeuvre est assez ambigu mais l'auteur a fait les tranchées.
Bon, le statut énonciatif de l'oeuvre est assez ambigu mais l'auteur a fait les tranchées.
- MehitabelVénérable
Sur la déportation, un extrait de Charlotte Delbo? Pour la recréation littéraire en particulier.
J'ai étudié ce texte avec mes 3ème, que j'ai complété avec "Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants", du même auteur.
J'ai étudié ce texte avec mes 3ème, que j'ai complété avec "Prière aux vivants pour leur pardonner d'être vivants", du même auteur.
- Spoiler:
- Charlotte Delbo est déportée à Auschwitz le 24 janvier 1943 pour faits de résistance. Son mari avait été exécuté pour les mêmes faits quelques mois auparavant. Femmes de lettres, assistante du grand metteur en scène de théâtre Louis Jouvet avant la guerre, elle décide pendant sa déportation de raconter à son retour ce qu’elle a vécu. Elle mettra vingt ans à parvenir à publier ses mémoires.
« La nuit »
Il faut rentrer, rentrer à la maison, rentrer pour toucher de nos mains la pierre à évier et nous luttons contre le vertige qui nous attire au fin du trou de la nuit ou de la mort, nous tendons une dernière fois notre énergie dans un effort désespéré, et nous nous retenons à la brique, la brique froide que nous portons contre notre cœur, la brique que nous avons arrachée à un tas de briques cimentées par la glace, en cassant la glace avec nos ongles, vite vite les bâtons et les lanières volent, vite plus vite les ongles saignent et cette brique froide contre notre cœur nous la portons à un autre tas, dans un cortège morne où chacune a une brique sur le cœur, car c’est ainsi qu’on transporte les briques ici, une brique après l’autre, du matin au soir, d’un tas de briques à un autre tas de briques, du matin au soir, et ce n’est pas assez de porter les briques tout le jour au chantier, nous les portons encore pendant la nuit, car la nuit tout nous poursuit à la fois, la boue du marais où on s’enlise, les briques froides qu’il faut porter contre son cœur, les kapos qui hurlent et les chiens qui eux marchent sur la boue comme sur la terre ferme et nous mordent à un signe des yeux flamboyants de l’ombre et nous avons le souffle chaud et humide du chien sur le visage et à nos tempes perle la peur. Et la nuit est plus épuisante que le jour, peuplée de toux et de râles avec celles qui agonisent solitaires, pressées contre les autres qui sont aux prises avec la boue, les chiens, les briques et les hurlements, celles que nous trouverons mortes à notre réveil, que nous transporterons dans la boue devant la porte, que nous laisserons là, roulées dans la couverture où elles ont rendu la vie. Et chaque morte est aussi légère et aussi lourde que les ombres de la nuit, légère tant elle est décharnée et lourde d’une somme de souffrances que personne ne partagera jamais.
Et quand le sifflet siffle le réveil, ce n’est pas que la nuit s’achève
car la nuit ne s’achève qu’avec les étoiles qui se décolorent et le ciel qui colore,
ce n’est pas que la nuit s’achève
car la nuit ne s’achève qu’avec le jour,
quand le sifflet siffle le réveil il y a tout un détroit d’éternité à traverser entre la nuit et le jour.
Quand le sifflet siffle le réveil c’est un cauchemar qui se fige, un autre cauchemar qui commence
il n’y a qu’un moment de lucidité entre les deux, celui où nous écoutons les battements de notre cœur en écoutant s’il a la force de battre longtemps encore
longtemps c’est-à-dire des jours parce que notre cœur ne peut compter en semaines ni en mois, nous comptons en jours et chaque jour compte mille agonies et mille éternités.
Le sifflet siffle dans le camp, une voix crie : « Zell Appell » et nous entendons : « C’est l’appel », et une autre voix : « Aufstehen », et ce n’est pas la fin de la nuit
ce n’est pas la fin de la nuit pour celles qui délirent dans les revirs
ce n’est pas la fin de la nuit pour les rats qui attaquent leurs lèvres encore vivantes
ce n’est pas la fin de la nuit pour les étoiles glacées au ciel glacé
ce n’est pas la fin de la nuit
c’est l’heure où des ombres rentrent dans les murs, où d’autres ombres sortent dans la nuit
ce n’est pas la fin de la nuit
c’est la fin de mille nuits et de mille cauchemars.
Aucun de nous ne reviendra : Auschwitz et après, Charlotte Delbo, 1965
- HermionyGuide spirituel
Pour la Shoah, tu as des extraits de l'autobiographie de Simone Veil.
Et sinon, en littérature pour la jeunesse, "La Petite Fille du Vel d'Hiv" d'Annette Muller (une autobiographie, là encore).
Et sinon, en littérature pour la jeunesse, "La Petite Fille du Vel d'Hiv" d'Annette Muller (une autobiographie, là encore).
_________________
"Soyons subversifs. Révoltons-nous contre l'ignorance, l'indifférence, la cruauté, qui d'ailleurs ne s'exerce si souvent contre l'homme que parce qu'elles se sont fait la main sur les animaux. Il y aurait moins d'enfants martyrs s'il y avait moins d'animaux torturés".
Marguerite Yourcenar
« La vraie bonté de l’homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu’à l’égard de ceux qui ne représentent aucune force. » «Le véritable test moral de l’humanité, ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. » Kundera, L’Insoutenable Légèreté de l’être
- trompettemarineMonarque
Et puis il y cela en HDA, Gorecky symphonie des chants plaintifs ( le texte est la prière d'une jeune fille enfermée dans les camps).
:
:
- trompettemarineMonarque
Bon après tout cela, il faut tenir moralement.
- Guillaume le GrandFidèle du forum
Je ne sais pas si cela rentre dans ton cadrage, mais je dirais bien Automne allemand de Stig Dagerman, qui raconte son voyage à travers l'Allemagne en ruines en 1945-1946. Il pose des questions très intéressantees. Malgré les crimes nazis, doit-on punir tout un peuple? Doit-on se venger?
Bref, un texte bouleversant pour moi
Bref, un texte bouleversant pour moi
_________________
''C'est drôle comme les gens qui se croient instruits éprouvent le besoin de faire chier le monde''. Boris Vian
''Nous n'acceptons pas de vérité promulguée : nous la faisons nôtre d'abord par l'étude et par la discussion et nous apprenons à rejeter l'erreur, fut-elle mille fois estampillée et patentée. Que de fois, en effet, le peuple ignorant a-t-il dû reconnaître que ses savants éducateurs n'avaient d'autre science à lui enseigner que celle de marcher paisiblement et joyeusement à l'abattoir, comme ce boeuf des fêtes que l'on couronne de guirlandes en papier doré." Elisée Reclus
- AdrenFidèle du forum
Un extrait de Jorje Semprun dans L'Ecriture où la vie où il raconte son retour des camps et le regard que les autres portent sur lui. Je peux remettre la main dessus (il est dans un manuel, l'ancien Fleurs d'encre, je crois)) si tu veux.
- trompettemarineMonarque
Pardon, je suis HS. j'ai lu trop vite le post initial.Mama a écrit:L'auteur n'a pas été témoin, si ?
- trompettemarineMonarque
Je te conseille aussi être sans destin d' Imre Kertesz (prix nobel) (Mais je ne sais pas si c'est accessible pour des élèves de troisième.)
C'est une écriture et un roman (il refuse le terme d'autobiographie, bien qu'il raconte les camps qu'il a vécus) parmi les plus grands que j'ai pu lire.
Voici quelques extraits :
Je te conseille pour ton thème le troisième extrait.
C'est une écriture et un roman (il refuse le terme d'autobiographie, bien qu'il raconte les camps qu'il a vécus) parmi les plus grands que j'ai pu lire.
Voici quelques extraits :
- Spoiler:
- Extraits de Etre sans Destin de Imre Kertesz.
EXTRAIT 1
Le narrateur, jeune Hongrois âgé de quinze ans, arrive au camp de Auschwitz-Birkenau. Les portes du train viennent de s’ouvrir.
D'abord, j'ai entendu leurs voix. Ils parlaient en allemand ou dans une langue qui y ressemblait beaucoup, qui sonnait pareil, tous en même temps. Pour autant que j'aie pu comprendre, ils souhaitaient qu’on descende. Mais au lieu de cela, il me semblait que c'étaient eux qui se pressaient au milieu de nous; pour l'instant, je ne voyais rien. Déjà le bruit courait qu'il fallait laisser sur place les valises et les paquets. Ensuite ― comme c'était expliqué, traduit et passé de bouche à oreille autour de moi ― tout le monde pourrait récupérer son bien, cela va de soi, mais d'abord les objets devaient passer à la désinfection, et nous, à la douche : effectivement, il était grand temps, c'était aussi mon avis. Ensuite, quand ils se sont affairés plus près de moi, j'ai enfin vu les gens d'ici. J'étais vraiment très surpris, car en fin de compte c'était la première fois de ma vie que je voyais ― du moins d'aussi près ― de véritables détenus, avec la tenue à rayures, la tête rasée et la casquette ronde des malfaiteurs. Sur le coup, j'ai eu un mouvement de recul, naturellement. Certains répondaient aux questions des gens, d'autres balayaient le wagon du regard, d'autres encore, avec l'efficacité de porteurs expérimentés, commençaient déjà à sortir les bagages, et tout cela avec une rapidité de renard. Sur leur poitrine, à côté du matricule habituel des détenus, je voyais encore un triangle jaune, mais bien que j'aie pu deviner sans peine la signification de cette couleur, elle m'a quand même sauté aux yeux, d'une certaine façon. (…) Dès qu'ils nous ont repérés, nous les garçons, il m'a semblé qu'ils ont été saisis d'une grande agitation. Aussitôt, ils se sont mis à chuchoter vite, avec une espèce de frénésie, et j'ai découvert alors avec stupeur que la langue des juifs n'était, semble-t-il, pas seulement l'hébreu, comme je le croyais jusqu'alors: « Reels di yiddish, reds di yiddish, reds di yiddish ? », j'avais fini par saisir leur question. Les gars et moi, on leur a dit: « Nein. » Je voyais qu'ils n'étaient pas très contents. Et alors soudain ― je l'ai compris aisément en partant de l'allemand ― ils ont été très curieux de savoir notre âge. Nous disions : « Vierzehn, fünf-zehn » , selon le cas. Ils se sont mis à faire non de la main, de la tête, de tout leur corps : « Zehtsaïn, chuchotaient-ils de toutes parts, zehtsaïn. » Etonné, j'ai demandé à l'un d'eux : « Warum? » « Willst di arbeiten ? » ― il me demandait si je voulais travailler, vrillant le regard comme vide de ses yeux cernés dans les miens. Je lui ai dit : « Natürlich », puisqu'en fin de compte, quand j'y pensais, j'étais venu pour ça. Sur quoi, il m'a saisi avec sa main jaune, sèche et dure, il m'a même fortement secoué le bras et donc : « Zehtsaïn...ferchtaïst di ?... Zehtsaïn !... » Je voyais qu'il était en colère, la chose avait l'air si importante pour lui, me semblait-il, et comme on en avait parlé rapidement avec les gars auparavant, j'ai accepté, avec toutefois un certain enjouement : va pour seize ans. Pour continuer, il ne devait pas y avoir parmi nous ― quoi qu'on dise et tout à fait indépendamment de la vérité effective ― de frères ou de sœurs, et surtout pas ― à mon grand étonnement ― de jumeaux; mais avant tout : « Yeder arbeiten, nicht ka midé, nicht ka krenk » ― c'est ce que j'ai appris de leur part durant les deux minutes, ou peut-être même moins, qu'il m'a fallu pour passer, dans la bousculade, de ma place à la porte, et là j'ai fait un grand bond dans la lumière du jour, à l'air libre.
Avant tout, je remarquai un immense terrain qui ressemblait à une prairie. Sur le coup, je fus aveuglé par cette étendue soudaine, la luminosité également blanche du ciel et de ce pré me faisait mal aux yeux. Mais je n'avais pas vraiment le temps de contempler les lieux: autour de moi, ce n'étaient que gémissements, grouillement, bribes de paroles et d'événements, la mise en rangs. J'entendis qu'il fallait se séparer des femmes pour un court instant, car après tout nous ne pouvions pas prendre la douche sous le même toit; un peu plus loin, des camions attendaient les plus âgés, les malades, les mères avec de petits enfants, ainsi que ceux qui étaient épuisés par la fatigue du voyage. D'autres détenus nous apprirent tout cela. Je remarquai que là, dehors, derrière eux, des soldats allemands en casquette verte, en col vert, le bras montrant le chemin d'un geste éloquent, avaient les yeux sur tout : j'étais un peu soulagé à leur vue, parce que, pimpants et bien soignés au milieu de ce tohu-bohu, eux seuls étaient solides et respiraient la sérénité. J'entendais beaucoup d'adultes parmi nous dire, et j'étais d'accord avec eux, qu'il fallait s'efforcer de se rendre utile, d'abréger les questions et les adieux, d'être raisonnable, pour ne pas donner aux Allemands l'image d'un troupeau désordonné. En ce qui concerne la suite, il me serait difficile de la raconter : une espèce de torrent bouillonnant, tourbillonnant m'emportait, me charriait, m'engluait. Derrière moi, une voix de femme hurlait sans cesse à propos d'un « sac à main » ― elle disait à quelqu'un qu'elle l'avait gardé. Devant moi trottinait une vieille femme échevelée et j'entendais les exhortations d'un jeune homme de petite taille: « Obéissez, maman, de toute manière nous nous reverrons bientôt. Nicht wahr, Herr Offizier ― il s'adressait avec un sourire confiant, d'une certaine façon complice, à la manière des adultes, à un soldat allemand qui se trouvait là ― wir werden uns bald wieder. » Mais déjà mon attention était attirée par les cris stridents d'un petit garçon crasseux, mais avec des mèches bouclées et habillé comme un mannequin dans une vitrine, qui essayait de se libérer par d'étranges secousses et convulsions de l'étreinte d'une femme blonde, à l'évidence sa mère. « Je veux aller avec papa ! Je veux aller avec papa » : il hurlait, sanglotait, criait en tapant avec ses chaussures blanches, en trépignant drôlement dans les cailloux blancs, dans la poussière blanche. Cependant, je m'efforçais avec les garçons de garder le pas, de suivre les appels, les signaux que Rozi lançait de temps en temps ― tandis qu'une grosse dame en robe d'été à fleurs sans manches écrasait tout le monde sur son passage, y compris moi, fonçant dans la direction où, d'après les indications, se trouvaient les camions. Ensuite, un petit vieillard à chapeau noir et cravate noire s'agita, tournoya, joua des coudes devant moi, regardant autour de lui d'un air scrutateur et s'écriant de temps à autre: "Ilonka ! Ma petite Ilonka !" Puis un homme grand au visage anguleux et une femme aux cheveux noirs se collèrent l'un contre l'autre avec leur visage, leur bouche, leur corps tout entier, suscitant une contrariété furtive chez tout le monde, jusqu'à ce que finalement la femme ― ou plutôt la fille ― soit arrachée à lui, emportée et engloutie par les assauts incessants du courant, mais je l'ai encore vue, alors qu'elle s'éloignait de plus en plus, essayer d'émerger et de faire de grands gestes d'adieu.
Toutes ces images, ces voix, ces événements me troublaient, j'avais même un peu le vertige dans ce tourbillon où tout se mêlait en une unique impression étrange, bariolée, je dirais même folle; c'est pourquoi je suivais d'autres événements, peut-être plus importants, avec une attention moindre. Ainsi par exemple, j'aurais de la peine à dire si c'était grâce à notre effort, à celui des soldats, à celui des prisonniers ou bien grâce à un effort commun qu'une longue colonne avait fini par se former autour de moi, avec rien que des hommes, placés régulièrement en rangs par cinq qui marchaient, lentement, certes, mais droit, pas à pas, vers l'avant. Là-bas devant ― nous assurait-on de nouveau ―, il y avait la douche, mais avant cela j'appris que nous allions tous passer à la visite médicale. Ils précisèrent, mais naturellement ce n'était pas difficile à comprendre, qu'il s'agissait d'une espèce de révision, un examen de routine, du point de vue du travail, bien évidemment.
En attendant, je pouvais souffler un peu. Avec les gars, à côté, devant, derrière, on s'appelait, on se faisait des signes : on était tous là. Il faisait chaud. Je pouvais regarder autour de moi, essayer de deviner un peu où on était. La gare était proprette. Sous nos pieds, il y avait du gravier, comme dans tous les endroits de ce genre, un peu plus loin, une bande de gazon avec des fleurs jaunes, et une route d'un blanc immaculé s'allongeant à l'infini. J'ai encore remarqué que cette route était séparée de l'espace infini qui commençait derrière par une rangée de poteaux identiques, recour¬bés et reliés par du fil de fer barbelé qui luisait d'un éclat métallique. J'ai facilement deviné que les prisonniers devaient habiter par là. Ce n'est que maintenant qu'ils commençaient à m'intéresser, peut-être parce que, pour la première fois, j'avais du temps, et j'étais curieux de connaître leurs crimes.
J'ai regardé autour de moi et les proportions, l'étendue de cette prairie m'ont de nouveau étonné. Et pourtant - au milieu de tous ces hommes et aussi à cause la lumière éblouissante - je ne pouvais pas m'en faire une idée vraiment précise : je pouvais tout juste distinguer au loin des bâtiments tapis sur le sol, çà et là quelques constructions en forme de poste d'affût, des encoignures, des tours, des cheminées. Les garçons et les adultes qui étaient autour de moi montraient quelque chose en haut ― un objet oblong, immobile, à l'éclat dur, suspendu dans les vapeurs blanchâtres d'un ciel pourtant délavé et sans nuage. C'était un dirigeable, effectivement. Autour de moi, les explications s'accordaient dans l'ensemble pour parler de défense aérienne : alors, je me suis de nouveau rappelé les sirènes de l'aube. En revanche, je ne voyais nulle marque de trouble ou de peur sur les soldats allemands qui nous escortaient. Je me rappelai la panique qu'il y avait dans ces cas-là chez nous, et ce calme dédaigneux, cette impassibilité me firent comprendre plus précisément pour la première fois pourquoi chez nous on parlait des Allemands avec une sorte de respect. Ce n'est qu'à cet instant que je remarquai les deux traits en forme d'éclair sur leur col. Je pus établir de la sorte qu'ils devaient appartenir à la fameuse formation des SS, à propos de laquelle j'avais entendu dire beaucoup de choses chez nous. Je peux affirmer que je ne les ai trouvés nullement menaçants : ils marchaient tranquillement de long en large, patrouillaient tout le long du grillage, répondaient aux questions, hochaient la tête, donnaient à certains d'entre nous des tapes amicales dans le dos ou sur l'épaule.
J'ai remarqué encore autre chose, durant ces instants d'attente inactive. Chez nous, j'avais déjà souvent vu des soldats allemands, bien naturellement. Mais ils étaient toujours pressés, ils avaient le visage fermé et préoccupé, leurs uniformes étaient impeccables. Mais maintenant, ils se mouvaient d'une façon différente, plus décontractée ― comme j'ai pu l'observer ―, plus familière, en quelque sorte. J'ai même constaté quelques menues infractions, des képis, des bottes, des uniformes plus ou moins relâchés ou rigides, bien astiqués ou au contraire comme les habits qu'on met seulement pour le travail. Chacun portait une arme, ce qui est quand même naturel : après tout, c'étaient des soldats. Mais nombre d'entre eux tenaient dans la main une canne, une simple canne de promenade recourbée en crochet, ce qui me surprit un peu car ils marchaient tous correctement, et c'étaient des hommes en parfaite santé. Par la suite, j'ai pu observer cet objet de plus près. Mon attention fut attirée par le fait que l'un d'eux, qui me tournait le dos à demi, le plaça soudain horizontalement derrière ses hanches et, le tenant par les deux extrémités, se mit à le plier d'un geste qui semblait blasé. Mon rang s'approchait de lui. Et alors je vis que ce n'était pas du bois mais du cuir, et que ce n'était pas une canne mais une cravache. Ça m'a fait une drôle d'impression ― mais je n'avais pas vu qu'ils y aient eu recours, et il y avait certes beaucoup de détenus autour de nous, finalement.
Pendant ce temps, j'entendais, mais je remarquais à peine ces annonces, que par exemple ― je m'en souviens ― on demandait aux professionnels de l'ajustage de se manifester, d'autres fois, ils cherchaient des jumeaux, des infirmes, et même, à l'hilarité générale, les nains qui se trouvaient éventuellement parmi nous, puis les enfants aussi car, à ce qu'il paraissait, ces derniers avaient droit à un traitement particulier, l'école au lieu du travail, et toutes sortes d'autres avantages. Dans les rangs, quelques adultes nous encourageaient à ne pas laisser passer l'occasion. Mais j'avais encore à l'esprit les conseils des prisonniers dans le train, et puis j'avais plutôt envie de travailler que de vivre comme un enfant, naturellement.
Pendant ce temps, nous avions fait un bon bout de chemin. J'ai remarqué qu'il y avait plus de soldats et de détenus autour de nous. A un moment, de rang par cinq, on s'est mis à la queue leu leu. Au même moment, on nous a dit d'ôter veste et chemise pour passer torse nu devant le médecin. Je sentais que le rythme s'accélérait. Soudain, j'ai vu deux groupes séparés, là-bas devant. Le plus important, à droite, se composait de personnes diverses, et à gauche, le plus petit et en quelque sorte le plus plaisant comprenait entre autres des garçons de notre groupe. A première vue, ces derniers ― du moins à mes yeux ― avaient été déclarés aptes. Cependant, j'allais de plus en plus vite vers l'endroit où je distinguais, au milieu de la foule, des silhouettes qui allaient et venaient, un point fixe, un uniforme impeccable, le képi haut, en arc, des officiers allemands ; j'ai été étonné que mon tour arrive si vite.
D'ailleurs, l'examen n'a pas demandé plus de deux ou trois secondes (envi¬ron). Juste devant moi, il y avait Moskovics ― lui, le docteur lui a immédiatement montré d'un geste du doigt l'autre direction. Je l'ai encore entendu essayer d'expliquer : « Arbeiten... Sechzehn... »- mais une main qui a surgi de quelque part l'a saisi, et déjà je prenais sa place. Quant à moi, je le voyais bien, le médecin me regarda plus soigneusement, me pesant d'un regard grave et attentif. Je bombai le torse pour lui montrer ma cage thoracique et ― je m'en souviens ― j'ai même souri un peu, là, comparé à Moskovics. J'ai tout de suite éprouvé un sentiment de confiance pour le médecin, car son visage avait une très belle apparence, sympathique, un peu allongé, rasé, avec des lèvres plutôt fines, des yeux bleus ou gris, en tout cas clairs, au regard bienveillant. J'eus tout loisir de l'observer pendant qu'il appuyait ses deux mains gantées de chaque côté de mon visage et tirait légèrement vers le bas des deux côtés la peau sous mes yeux ― de ce geste de médecin que je connaissais déjà. Au même moment, d'une voix basse et néanmoins claire, trahis¬sant un homme cultivé, il me demanda : « Wie aIt bist du ? » ― mais en quelque sorte tout à fait incidemment. Je lui ai dit : « Sechzehn. » Il hocha légèrement la tête, mais plutôt parce que c'était la bonne réponse et non parce que c'était la vérité ― c'est du moins le sentiment qui m'avait soudain effleuré. Je remarquai également, mais c'était plutôt une impression passagère et peut-être erronée, qu'il semblait satisfait, il avait l'air presque soulagé, en quelque sorte ; je sentais que je lui plaisais bien. Ensuite, une main encore posée sur mon visage, et montrant de l'autre le côté opposé de la route, il m'a envoyé parmi les aptes. Les gars m'ont fait un triomphe, ils riaient de joie. Et à la vue de ces visages rayonnants, j'ai compris la différence qui séparait en fait notre groupe de ceux d'en face : la réussite, si je ne m'abusais.
EXTRAIT 2
Un autre changement me sauta aux yeux, et étrangement, cela concernait surtout des gens de l'extérieur, comme les ouvriers de l'usine, nos gardes et tout au plus l'un ou l'autre dignitaire de notre camp : je remarquai qu'ils s'étaient transformés. Dans un premier temps, je ne savais pas très bien comment expliquer la chose: d'une certaine manière, ils étaient tous très beaux, du moins à mes yeux. Je ne compris que plus tard, à partir d'un autre signe, que c'était nous qui avions dû changer, naturellement, sauf que j'avais eu plus de mal à en prendre conscience. Quand, par exemple, je regardais Bandi Citrom, je ne lui voyais rien de particulier. Mais quand j'essayais de me rappeler et de le comparer avec sa première apparition, autrefois, à ma droite dans le rang, ou bien de revoir, comme lorsque nous étions pour la première fois au travail, ses muscles et ses tendons apparents, telle une carte géographique, avec ses reliefs et ses dépressions, qui se pliaient avec souplesse, durcissaient en se tendant, bougeaient inlassablement, alors, en effet, je commençais à avoir quelques doutes. A ce moment-là seulement, je compris que le temps pouvait parfois tromper nos yeux, manifestement. C'est ainsi que ce processus m'échappa complètement ― malgré ses résultats parfaitement mesurables ― en ce qui concernait une famille entière, la famille Kollmann. Au camp, tout le monde les connaît. Ils sont originaires d'une bourgade du nom de Kisvarda, comme beaucoup d'autres ici, et la façon dont on leur parle ou dont on parle d'eux m'a permis de déduire qu'ils avaient certainement dû être chez eux des gens respectables. Ils sont trois: un père chauve et de petite taille, un fils aîné et un cadet, ils sont différents de leur père mais entre eux ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau ― et donc, je pense qu'ils ont vraisemblablement les traits de leur mère ―, mêmes visage, même brosse blonde, mêmes yeux bleus. Ils marchent toujours ensemble, tous les trois, et dès qu'ils en ont la possibilité, la main dans la main. Après un certain temps, j'ai remarqué que le père restait en arrière et que ses fils devaient l'aider, le traîner derrière eux en le tenant par la main. Plus tard, le père n'était plus parmi eux. Bientôt, l'aîné dut tirer le cadet de la même façon. Puis, ce dernier disparut et l'aîné dut se traîner lui-même, et à présent, je ne le voyais nulle part lui non plus. Tout cela, dis-je, je le voyais, mais pas comme ça, comme je l'ai fait par la suite ― après y avoir réfléchi, quand j'ai pu le résumer, le faire défiler en quelque sorte ―, mais petit à petit, en m'adaptant à chaque nouvelle étape, et ainsi, en fait, je ne voyais rien. Pourtant, je devais changer moi-même, puisque le Maroquinier que je vis un jour sortir de la tente des cuisines comme un habitué du lieu ― j'appris qu'il avait réussi à se faire affecter parmi les dignitaires enviables qu'étaient les éplucheurs de patates - ne voulut à aucun prix me reconnaître, dans un premier temps. Je lui assurai que c'était moi, de la Shell, et lui demandai si, par hasard, il n'y aurait pas à la cuisine quelque chose à se mettre sous la dent, peut-être des restes, un fond de marmite, éventuellement. Il me répondit qu'il regarderait et que pour lui-même il ne désirait rien, mais il me demanda si je n'avais pas par hasard une cigarette, vu que le Vorarbeiter de la cuisine était « fou des cigarettes », comme il disait. Je lui avouai ne pas en avoir, alors il s'en alla. Je constatai bientôt qu'il était inutile de continuer à l'attendre, et que l'amitié n'était qu'une chose passagère, visiblement, à laquelle la loi de la vie trace des limites ― tout naturellement, d'ailleurs, cela va sans dire. Une autre fois, c'est moi qui ne reconnus pas une étrange créature qui se traînait justement par là, sans doute vers les latrines. La casquette lui tombait sur les oreilles, son visage n'était que bosses, arêtes et angles, son nez était jaune avec une goutte pendant au bout. « Joli-Cœur ! » lui dis-je : il ne leva même pas les yeux. Il continua de traîner les pieds, retenant d'une main son pantalon, et je me dis: Ça alors, je ne l'aurais jamais cru. Une autre fois encore, en plus jaune et plus maigre, je crois bien avoir aperçu, un peu plus grand et les yeux encore plus fiévreux, le Fumeur. A peu près à cette époque apparut dans le rapport du Blockältester, pendant l'Abend- et le Morgenappell, une expression qui allait devenir régulière, les chiffres étant sujets à variation : "Zwei im Revier", ou bien: "Fünf im Revier", "Dreizehn im Revier", et ainsi de suite ; puis apparut aussi une nouvelle notion, l'absence, la perte, la défection, à savoir: "Abgang." Dans certaines circonstances, la bonne volonté ne suffit pas, non. A la maison, j'avais lu qu'avec le temps, et aussi au prix de l'effort nécessaire, on pouvait s'habituer à la vie de détenu. Et ce doit être possible, je n'en doute pas, au pays, disons, dans une prison honorable, civile ou comment dire. Sauf qu'un camp de concentration, selon ma propre expérience, n'en offre pas vraiment les moyens. Et je peux affirmer sans hésiter que ― du moins en ce qui me concerne ― ce n'était jamais par manque d'effort ou de bonne volonté : le problème, c'est qu'on ne nous donne pas assez de temps, tout simplement.
EXTRAIT 3
Le narrateur est sorti des camps. Il est dans un tramway. Un journaliste l’a abordé.
« Tu reviens d'Allemagne, jeune homme ? » « Oui. » « 'un camp de concentration ? » « Naturellement. » « Duquel ? » « Buchenwald. » Oui, il en avait entendu parler, il savait que c'était « l'un des cercles de l'enfer nazi ». « D'où as-tu été déporté ? » « De Budapest. » « Combien de temps as-tu été là-bas ? » « Un an en tout. » « Tu as dû en voir, jeune homme, des horreurs », a-t-il dit alors, mais je n'ai rien répondu. « Mais bon, a-t-il poursuivi, le principal, c'est que ce soit fini, passé », et, tandis que son visage s'illuminait, il m'a montré les maisons parmi lesquelles nous cahotions et m'a demandé ce que je ressentais, de retour chez moi, à la vue de la ville que j'avais quittée. Je lui dis : « De la haine. » Il se tait mais remarque bientôt qu'il doit bien, hélas, comprendre ce sentiment. D'ailleurs, à son avis, « dans une situation donnée », la haine aussi a sa place, son rôle, « et même son utilité », et il supposait, a-t-il ajouté, que nous étions d'accord, il savait bien qui je haïssais. Je lui ai dit : « Tout le monde. » Il se tait à nouveau, cette fois plus longtemps, puis il reprend : « Tu as dû traverser beaucoup d'horreurs ? » et je lui réponds que cela dépend de ce qu'il entend par horreur. J'avais dû, dit-il alors avec une expression qui semblait assez gênée, beaucoup souffrir de privations, de la faim, et j'avais vraisemblablement été battu, sans doute, et je lui dis : « Naturellement » « Pourquoi, mon garçon, s'est-il alors écrié , mais je voyais qu'il commençait à perdre patience, dis-tu à tout bout de champ « naturellement » à propos de choses qui ne le sont pas du tout ?! » Je lui dis: « Dans un camp de concentration, c'est naturel. » « Oui, oui, fait-il, là-bas, oui, mais... et là, il s'interrompt, hésite un peu, mais... comment dire, le camp de concentration lui-même n'est pas naturel ! » dit-il, semblant finalement trouver le mot juste, et je ne réponds rien, car je commence tout doucement à voir qu'il y a une ou deux choses dont on ne peut visiblement jamais discuter avec des étrangers, des ignorants, dans un certain sens des enfants, pour ainsi dire. Et d'ailleurs, je me rends compte à la vue de cette place qui est toujours là, sauf qu'elle est un peu plus nue et négligée, qu'il est temps de descendre, et je le lui dis. Mais il me suit et me montrant un banc sans dossier, à l'ombre, à l'écart, il propose de s'y asseoir un instant
Dans un premier temps, il a semblé hésiter. Effectivement, a-t-il dit, ce n'était que maintenant que commençaient à « apparaître vraiment les atrocités » et il a ajouté que « le monde est pour l'instant perplexe devant cette question : comment, de quelle façon tout cela a-t-il pu se produire ? » Je ne dis rien et alors, se tournant vers moi, il dit soudain : « Ne voudrais-tu pas, mon garçon, raconter ce que tu as vécu ? » J'étais un peu étonné et j'ai répondu que je n'aurais pas grand-chose d'intéressant à lui dire. Alors il a souri un peu et a dit : « Pas à moi: au monde entier. » Sur quoi, encore plus étonné, je lui demande : « Mais raconter quoi ? » « L'enfer des camps », répond-il, sur quoi je dis que je ne pourrais absolument rien en dire, puisque je ne connais pas l'enfer et serais même incapable de me l'imaginer. Il a déclaré que ce n'était qu'une comparaison : « Ne faut-il pas, a-t-il demandé, nous imaginer un camp de concentration comme un enfer ? » et j'ai répondu, en traçant du talon quelques ronds dans la poussière, que chacun pouvait se le représenter selon son humeur et sa manière, et qu'en revanche pour ma part je pouvais en tout cas m'imaginer un camp de concentration, puisque j'en avais une certaine connaissance, mais l'enfer, non. Il insistait : « Et si tu essayais quand même ? », et après quelques nouveaux ronds, j'ai répondu : « Alors je me l'imaginerais comme un endroit où on ne peut pas s'ennuyer » ; cependant, ai-je ajouté, on pouvait s'ennuyer dans un camp de concentration, même à Auschwitz, sous certaines conditions, bien sûr. Il s'est tu un moment, puis il a demandé, mais déjà presque à contrecœur, me semblait-il : « Et comment expliques-tu cela ? », et après une brève réflexion, j'ai trouvé la réponse : « Le temps. » « Comment ça, le temps ? » « Je veux dire que le temps, ça aide. » « Ça aide... ? A quoi ? » « A tout », et j'ai essayé de lui expliquer à quel point c'était différent d'arriver, par exemple, dans une gare pas nécessairement luxueuse mais tout à fait acceptable, jolie, proprette, où on découvre tout petit à petit, chaque chose en son temps, étape par étape. Le temps de passer une étape, de l'avoir derrière soi, et déjà arrive la suivante. Ensuite, le temps de tout apprendre, on a déjà tout compris. Et pendant qu'on comprend tout, on ne reste pas inactif : on effectue déjà sa nouvelle tâche, on agit, on bouge, on réalise les nouvelles exigences de chaque nouvelle étape. Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait immédiatement dessus, sur place, il est possible qu'alors ni notre tête ni notre cœur ne pourraient le supporter ― essayais-je d'une certaine manière de lui expliquer, sur quoi il m'a tendu une cigarette d'un paquet déchiré qu'il avait extirpé de sa poche, mais j'ai refusé, puis, après deux grosses bouffées, les coudes appuyés sur les genoux, le tronc penché en avant et sans me regarder, il a dit d'une voix blanche et sourde : « Je comprends. » D'autre part, ai-je poursuivi, le problème, le désavantage, dirais-je, était qu'il fallait meubler le temps. J'avais vu par exemple, lui dis-je, des détenus qui vivaient depuis quatre, six ou même douze ans déjà ― plus précisément: survivaient ― en camp de concentration. Et donc ces quatre, six ou douze années, à savoir dans ce dernier cas douze fois trois cent soixante-cinq jours, c'est-à-dire douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre heures, et donc douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre fois... et tout cela, à rebours, minute par minute, heure par heure, jour par jour: c'est-à-dire qu'ils ont dû meubler tout ce temps d'une certaine manière. Mais d'autre part, ai-je ajouté, c'est justement ce qui les aidait, parce que si ces douze fois, trois cent soixante-cinq fois, vingt-quatre fois, soixante fois, et encore soixante fois leur étaient tombées dessus d'un seul coup, alors ils n'auraient sûrement pas pu les supporter comme ils avaient pu le faire - ni avec leur corps, ni avec leur cerveau. Et comme il se taisait, j'ai ajouté encore : « C'est à peu près comme ça qu'il faut se l'imaginer. » Et alors lui, exactement comme quelques instants auparavant, mais sans la cigarette qu'il avait jetée, et donc tenant son visage à deux mains, ce pourquoi sa voix était encore plus sourde, plus étouffée, il a dit: "Non, c'est inimaginable", et pour ma part j'en convenais. Et je me suis dis que c'était apparemment pour cette raison qu'on préférait dire enfer, sans aucun doute.
Extrait de Etre sans Destin de Imre Kertesz.
Le narrateur est sorti des camps. Il est dans un tramway. Un journaliste l’a abordé.
« Tu reviens d'Allemagne, jeune homme ? » « Oui. » « 'un camp de concentration ? » « Naturellement. » « Duquel ? » « Buchenwald. » Oui, il en avait entendu parler, il savait que c'était « l'un des cercles de l'enfer nazi ». « D'où as-tu été déporté ? » « De Budapest. » « Combien de temps as-tu été là-bas ? » « Un an en tout. » « Tu as dû en voir, jeune homme, des horreurs », a-t-il dit alors, mais je n'ai rien répondu. « Mais bon, a-t-il poursuivi, le principal, c'est que ce soit fini, passé », et, tandis que son visage s'illuminait, il m'a montré les maisons parmi lesquelles nous cahotions et m'a demandé ce que je ressentais, de retour chez moi, à la vue de la ville que j'avais quittée. Je lui dis : « De la haine. » Il se tait mais remarque bientôt qu'il doit bien, hélas, comprendre ce sentiment. D'ailleurs, à son avis, « dans une situation donnée », la haine aussi a sa place, son rôle, « et même son utilité », et il supposait, a-t-il ajouté, que nous étions d'accord, il savait bien qui je haïssais. Je lui ai dit : « Tout le monde. » Il se tait à nouveau, cette fois plus longtemps, puis il reprend : « Tu as dû traverser beaucoup d'horreurs ? » et je lui réponds que cela dépend de ce qu'il entend par horreur. J'avais dû, dit-il alors avec une expression qui semblait assez gênée, beaucoup souffrir de privations, de la faim, et j'avais vraisemblablement été battu, sans doute, et je lui dis : « Naturellement » « Pourquoi, mon garçon, s'est-il alors écrié , mais je voyais qu'il commençait à perdre patience, dis-tu à tout bout de champ « naturellement » à propos de choses qui ne le sont pas du tout ?! » Je lui dis: « Dans un camp de concentration, c'est naturel. » « Oui, oui, fait-il, là-bas, oui, mais... et là, il s'interrompt, hésite un peu, mais... comment dire, le camp de concentration lui-même n'est pas naturel ! » dit-il, semblant finalement trouver le mot juste, et je ne réponds rien, car je commence tout doucement à voir qu'il y a une ou deux choses dont on ne peut visiblement jamais discuter avec des étrangers, des ignorants, dans un certain sens des enfants, pour ainsi dire. Et d'ailleurs, je me rends compte à la vue de cette place qui est toujours là, sauf qu'elle est un peu plus nue et négligée, qu'il est temps de descendre, et je le lui dis. Mais il me suit et me montrant un banc sans dossier, à l'ombre, à l'écart, il propose de s'y asseoir un instant
Dans un premier temps, il a semblé hésiter. Effectivement, a-t-il dit, ce n'était que maintenant que commençaient à « apparaître vraiment les atrocités » et il a ajouté que « le monde est pour l'instant perplexe devant cette question : comment, de quelle façon tout cela a-t-il pu se produire ? » Je ne dis rien et alors, se tournant vers moi, il dit soudain : « Ne voudrais-tu pas, mon garçon, raconter ce que tu as vécu ? » J'étais un peu étonné et j'ai répondu que je n'aurais pas grand-chose d'intéressant à lui dire. Alors il a souri un peu et a dit : « Pas à moi: au monde entier. » Sur quoi, encore plus étonné, je lui demande : « Mais raconter quoi ? » « L'enfer des camps », répond-il, sur quoi je dis que je ne pourrais absolument rien en dire, puisque je ne connais pas l'enfer et serais même incapable de me l'imaginer. Il a déclaré que ce n'était qu'une comparaison : « Ne faut-il pas, a-t-il demandé, nous imaginer un camp de concentration comme un enfer ? » et j'ai répondu, en traçant du talon quelques ronds dans la poussière, que chacun pouvait se le représenter selon son humeur et sa manière, et qu'en revanche pour ma part je pouvais en tout cas m'imaginer un camp de concentration, puisque j'en avais une certaine connaissance, mais l'enfer, non. Il insistait : « Et si tu essayais quand même ? », et après quelques nouveaux ronds, j'ai répondu : « Alors je me l'imaginerais comme un endroit où on ne peut pas s'ennuyer » ; cependant, ai-je ajouté, on pouvait s'ennuyer dans un camp de concentration, même à Auschwitz, sous certaines conditions, bien sûr. Il s'est tu un moment, puis il a demandé, mais déjà presque à contrecœur, me semblait-il : « Et comment expliques-tu cela ? », et après une brève réflexion, j'ai trouvé la réponse : « Le temps. » « Comment ça, le temps ? » « Je veux dire que le temps, ça aide. » « Ça aide... ? A quoi ? » « A tout », et j'ai essayé de lui expliquer à quel point c'était différent d'arriver, par exemple, dans une gare pas nécessairement luxueuse mais tout à fait acceptable, jolie, proprette, où on découvre tout petit à petit, chaque chose en son temps, étape par étape. Le temps de passer une étape, de l'avoir derrière soi, et déjà arrive la suivante. Ensuite, le temps de tout apprendre, on a déjà tout compris. Et pendant qu'on comprend tout, on ne reste pas inactif : on effectue déjà sa nouvelle tâche, on agit, on bouge, on réalise les nouvelles exigences de chaque nouvelle étape. Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait immédiatement dessus, sur place, il est possible qu'alors ni notre tête ni notre cœur ne pourraient le supporter ― essayais-je d'une certaine manière de lui expliquer, sur quoi il m'a tendu une cigarette d'un paquet déchiré qu'il avait extirpé de sa poche, mais j'ai refusé, puis, après deux grosses bouffées, les coudes appuyés sur les genoux, le tronc penché en avant et sans me regarder, il a dit d'une voix blanche et sourde : « Je comprends. » D'autre part, ai-je poursuivi, le problème, le désavantage, dirais-je, était qu'il fallait meubler le temps. J'avais vu par exemple, lui dis-je, des détenus qui vivaient depuis quatre, six ou même douze ans déjà ― plus précisément: survivaient ― en camp de concentration. Et donc ces quatre, six ou douze années, à savoir dans ce dernier cas douze fois trois cent soixante-cinq jours, c'est-à-dire douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre heures, et donc douze fois trois cent soixante-cinq fois vingt-quatre fois... et tout cela, à rebours, minute par minute, heure par heure, jour par jour: c'est-à-dire qu'ils ont dû meubler tout ce temps d'une certaine manière. Mais d'autre part, ai-je ajouté, c'est justement ce qui les aidait, parce que si ces douze fois, trois cent soixante-cinq fois, vingt-quatre fois, soixante fois, et encore soixante fois leur étaient tombées dessus d'un seul coup, alors ils n'auraient sûrement pas pu les supporter comme ils avaient pu le faire - ni avec leur corps, ni avec leur cerveau. Et comme il se taisait, j'ai ajouté encore : « C'est à peu près comme ça qu'il faut se l'imaginer. » Et alors lui, exactement comme quelques instants auparavant, mais sans la cigarette qu'il avait jetée, et donc tenant son visage à deux mains, ce pourquoi sa voix était encore plus sourde, plus étouffée, il a dit: "Non, c'est inimaginable", et pour ma part j'en convenais. Et je me suis dis que c'était apparemment pour cette raison qu'on préférait dire enfer, sans aucun doute.
Je te conseille pour ton thème le troisième extrait.
- NadejdaGrand sage
trompettemarine a écrit:Je te conseille aussi être sans destin d' Imre Kertesz (prix nobel) (Mais je ne sais pas si c'est accessible pour des élèves de troisième.)
C'est une écriture et un roman (il refuse le terme d'autobiographie, bien qu'il raconte les camps qu'il a vécus) parmi les plus grands que j'ai pu lire.
Mon chouchou
- thrasybuleDevin
Rithy Panh, surtout dans l'Elimination. Le passage qui m'avait marqué où il parle d'un mot en khmer intraduisible qui serait le vocable le plus proche de l’innommable qui signifie, périphériquement et périphrastiquement, "réduire en poussière".
- trompettemarineMonarque
Et pour compléter, voici une interview où Imre KERTÉSZ explique qu'il ne peut écrire une autobiographie mais un roman sur ce qu'il a vécu (où il s'oppose à la position d'Adorno) :
- Spoiler:
- extrait d’entretien avec Imre KERTÉSZ paru dans la magazine Lire en 2005
Alors que l'on commémore, partout dans le monde, le soixantième anniversaire de la libération des camps de concentration, il apparaît de plus en plus nécessaire de lire le beau et puissant témoignage du Hongrois Imre Kertész, Prix Nobel de littérature 2002. Son œuvre - seulement six romans traduits en français - dérange par l'optimiste tragique qu'elle dégage. Malgré l'horreur, malgré l'impuissance des mots pour dire l'indicible, Imre Kertész poursuit son travail de mémoire. (…) Kertész est un immense romancier, dont le chef-d'œuvre, Etre sans destin, vient d'être adapté au cinéma par Lajos Koltai (l'ancien assistant du grand cinéaste István Szabó). Ce film, dont Kertész a lui-même signé l'adaptation, permettra peut-être de mieux faire comprendre les phrases et les idées qui choquèrent lors de la parution du livre: «Les camps, ce n'était pas l'enfer», «S'il y a un destin, alors la liberté est impossible».
« Après Auschwitz, on ne peut écrire que de la fiction »
(…)
La Hongrie réagit-elle mieux à votre œuvre aujourd'hui qu'il y a trente ans, lorsque, à sa parution, Etre sans destin vous mit au ban de la société littéraire pour avoir osé parler ainsi des camps de concentration?
Quand j'ai publié Etre sans destin, en 1975, l'accueil fut terrible, en effet. (…) A l'époque, la question des camps de concentration restait un sujet tabou. Lorsque j'ai commencé à écrire Etre sans destin, en 1961, j'ai effectué des recherches sur l'Holocauste car je ne voulais pas me limiter à ma seule expérience des camps : je n'ai rien trouvé. Songez que le procès, à Jérusalem en 1961, d'Adolf Eichmann, qui commanda le camp d'Auschwitz où j'ai été déporté, ne fit l'objet que d'un petit entrefilet dans la presse hongroise ! Et j'ai découvert, par un entrefilet également, l'existence d'un livre écrit par une femme sur ce procès. Il s'agissait d'Hannah Arendt. Mais lorsque j'ai cherché à me procurer le livre, ce fut impossible : il n'était pas traduit et introuvable dans une autre langue. J'ai dû attendre la chute du mur de Berlin pour lire Eichmann à Jérusalem... En 1975, les mentalités n'avaient guère évolué sur ce sujet. Mais je ne peux répondre à votre question de façon évidente, claire et nette...
(…)
Pourquoi avez-vous souhaité adapter vous-même, trente ans après, Etre sans destin?
Je n'ai pas voulu, au début, que l'on tire un film de mon roman. Longtemps, je me suis opposé à toute forme d'adaptation. Puis des événements se sont produits auxquels je n'ai pu résister. Assez rapidement, j'ai compris que mon livre ne m'appartenait plus, que je ne pouvais plus m'opposer à ce qu'il soit acheté par des producteurs de cinéma et porté à l'écran. Un scénariste s'est alors attelé à écrire un synopsis que l'on m'a soumis. Ce n'était pas du tout ce que j'imaginais. Il n'avait rien compris à l'esprit de mon projet littéraire, c'est-à-dire à la question du temps, qui est fondamentale dans l'itinéraire de mon héros, un jeune garçon qui est arrêté, déporté et vivra dans les camps de concentration. Sous sa plume, mon roman était devenu l'histoire d'un violoniste new-yorkais, très riche, qui débarque un beau jour à Budapest et se souvient, par flash-back, de tout ce qu'il a vécu cinquante ans auparavant. Ce scénario était inacceptable car tout mon livre repose sur une linéarité du propos. Petit à petit je suis devenu ami avec le metteur en scène, qui est un ancien collaborateur de István Szabó. C'est lui qui a fini par me proposer d'adapter moi-même le roman. Mais il avait compris, lui, que la question fondamentale que pose Etre sans destin est la suivante : à qui appartient le temps ? Dans cette histoire, le temps n'appartient pas au personnage mais aux bourreaux. D'un autre côté, il m'a fallu accepter qu'un film soit un projet tout à fait différent d'un roman. La force du livre est, me semble-t-il, sa langue. J'ai mis quinze ans à écrire Etre sans destin, mais moins parce que les faits racontés dans ce livre peuvent correspondre, d'une certaine façon, à ce que j'avais moi-même vécu dans les camps de concentration que parce qu'il me fallait trouver un temps narratif bien particulier. Ce fut un travail très long. La langue créait une distance vis-à-vis des événements, et c'est ce qui me semblait indispensable pour raconter cette histoire. Au cinéma, au contraire, tout est incarné : chaque plan, chaque couleur, est incarné par l'image et la musique, ce qui risque de dénaturer un roman tel que celui que j'avais écrit. C'est pour cela que j'ai accepté pour essayer de faire autre chose, certes, mais qui n'abolisse pas le travail accompli sur le temps grâce à la langue. Faire avec mon texte ce que l'on pouvait faire avec un film, mais c'est forcément autre chose. Et j'avais envie de travailler sur le sujet de la perte de la personnalité : le film montre comment un enfant de quatorze ans perd peu à peu sa personnalité naissante dans les camps. En me mettant à écrire le scénario de ce film, je me suis davantage souvenu du roman que des événements que j'ai vécus.
Comment cela ?
L'écrivain a un autre rapport à la réalité que celui qui n'écrit pas. La réalité est comme dans un processus de digestion : je l'accueille comme un matériau et je la transforme en autre chose, en l'occurrence ce roman, Etre sans destin. Après avoir publié mon roman, je ne pensais déjà plus autant qu'avant à mon expérience dans les camps : elle était devenue celle de mon personnage. Eh bien, il en va de même pour l'adaptation: en écrivant ce scénario, trente ans après le roman, je me suis moi-même transformé à nouveau et dorénavant la réalité me semble être celle du roman, qui représente à mes yeux la seule trace de ce que j'ai vécu. Mais écrire ce scénario ne m'a pas touché de la même façon qu'écrire le roman. Ce fut beaucoup moins difficile. J'ai accompli ce travail de façon professionnelle, sans état d'âme: j'ai essayé de transformer le questionnement fondamental et le sens profond d'un roman en un film. Mais je me suis heurté à un autre problème, celui d'écrire un film après Shoah, de Claude Lanzmann.
En quoi est-ce un problème?
Shoah nous confronte à la question de l'authentique. C'est un immense monument cinématographique, dans le genre documentaire. Dans ce film, qui est un chef-d'œuvre, il y avait comme un accord implicite qui était de ne montrer aucun camp. Jamais. La grande question, depuis Shoah, est : faut-il ou non montrer des scènes de camp ? Nous ne voulions pas faire un film sur l'Holocauste. Il y a en a, et des mauvais. Non, ce film est très fidèle au livre dans la mesure où il s'agit de l'itinéraire d'une âme qui traverse, à un moment donné, un camp de concentration. Il y a eu d'autres exemples, précédemment : La liste de Schindler, de Steven Spielberg, qui me semble très mauvais car c'est un film démonstratif sur l'Holocauste ; ou, au contraire, La vie est belle, de Roberto Benigni, que j'estime beaucoup. Mais Benigni appartient à une autre génération, qui n'a pas connu les camps. Moi, j'appartiens à la dernière génération des survivants, celle de ceux qui avaient quatorze-quinze ans lorsqu'ils furent déportés, et j'ai pris la décision de raconter ce qui se passait vraiment dans un camp de concentration.
Mais le film de Benigni, La vie est belle, avait déclenché une sacrée polémique lors de sa sortie : beaucoup ont été choqués et ont dénoncé l'hédonisme un peu naïf du film, qui semblait très éloigné de la réalité - supposée? - des camps. Or, il est vrai que la vision de Benigni n'est guère éloignée de la vôtre, à cela près que vous, vous avez été déporté et que vous connaissez la réalité des camps...
Oui, cette polémique s'est également étendue à l'Allemagne et à la Hongrie. Il s'agit d'un très mauvais procès. J'ai écrit, à l'époque, un long article à propos de ce film que j'ai intitulé : « A qui appartient Auschwitz ? » La question posée par les détracteurs du film était : a-t-on le droit d'aimer un tel film ? Mais oui, bien sûr ! D'autres ont demandé si l'on avait le droit de faire de l'humour et d'utiliser la forme du conte pour parler de l'Holocauste. Encore une fois : mais oui, bien sûr ! La notion de jeu était capitale dans le quotidien des camps. Et lorsque Benigni utilise, dans une scène finale, le mot « victoire », on sent qu'il s'agit en réalité d'une défaite. Ce qui est absurde, c'est de poser la survie comme une victoire, ce que fait Spielberg dans La liste de Schindler.
En quoi survivre aux camps ne constitue-t-il pas une victoire?
On ne survit jamais aux camps. Ils sont là pour toujours. Pour survivre aux camps, il fallait traverser l'enfer. Et en enfer, on se salit ! Les véritables innocents sont ceux qui sont morts. C'est pourquoi je dis que Spielberg a une vision simpliste de l'histoire lorsqu'il présente ceux qui ne sont pas morts pendant leur captivité comme des victorieux. C'est absurde. Il n'y a aucune victoire possible dans le système concentrationnaire. Chez Benigni, le mot « victoire » est prononcé par un adulte qui sait qu'il a perdu.
Comment vous situez-vous par rapport aux récits d'Elie Wiesel ou de Primo Levi ?
J'ai lu La nuit, d'Elie Wiesel, il y a très peu de temps seulement, puisque le livre, écrit en 1960, était introuvable en Hongrie. En le lisant, j'ai eu un choc : j'ai découvert que nous étions ensemble à Buchenwald. Wiesel m'impressionne beaucoup. Pour Primo Levi, c'est différent. Il n'est pas assez radical. Je veux dire qu'il ne se départ jamais d'une vision humaniste des choses qui m'est totalement étrangère. Mais le grand écrivain des camps est, pour moi, un Français : Jean Améry1. C'est lui qui est allé le plus loin, surtout dans Par-delà le crime et le châtiment. Il faut absolument lire sa correspondance avec Primo Levi : Améry dit l'essentiel. Personne n'a été aussi loin dans la façon de penser le système concentrationnaire.
Justement, votre façon à vous de penser le système concentrationnaire est parfois déconcertante. Que voulez-vous dire lorsque vous écrivez «les camps, ce n'était pas l'enfer», ou bien qu'il existait une certaine forme de bonheur dans les camps ?
Le paradoxe fait partie du mythe de l'Holocauste. Quand le narrateur parle du bonheur, le lecteur ne peut penser une seule seconde qu'il puisse s'agir du bonheur que lui, lecteur, peut connaître. Mais une certaine forme de bonheur existait, dans les camps, oui : quand nous ressentions la chaleur d'un rayon de soleil, lorsqu'une aube magnifique se levait sur le camp... C'était un bonheur végétatif : obtenir la permission de rester allongé, ne pas être battu, avoir la permission de manger, ne pas se sentir affamé, être saisi par le souvenir d'une belle journée à la maison... A chaque fois que ce système, fondé sur la destruction de l'individu, marquait une pause, je ressentais du « bonheur ». Et j'en ressentais également lorsque je faisais cette expérience très intense de me sentir plus proche de la mort que de la vie : dans ces moments-là, vous oubliez tout ce qui vous entoure, y compris les SS, il n'y a plus que vous et la mort, face à face. Voilà de quoi il était question. C'était à la fois terrible et heureux. Mais ce bonheur-là est pire que tous les malheurs, et c'est ce que j'ai voulu montrer à travers les scènes de mon roman. Il est peut-être pire de dire que l'on a ressenti du bonheur que de montrer en détail les horreurs qui se sont déroulées dans un camp. Ce mot, « bonheur », fait l'objet d'une question récurrente lorsque l'on s'interroge sur les camps. Le cinéma peut rendre compte de ce «bonheur» mieux qu'un documentaire: lorsque l'on regarde un documentaire, on peut toujours s'arrêter parce que les images sont trop dures et trop cruelles. Dans un film, on s'identifie à un héros et, ainsi, on se laisse plus facilement emporter. Lajos Koltai n'a pas cherché à truquer: il a fait reconstruire en Hongrie le camp de Buchenwald et a laissé une grande place à la beauté de la nature qui entourait le camp sans jamais rien cacher de la brutalité propre à la vie quotidienne dans le camp. Cela fait donc ressortir l'absurdité de ce sentiment de « bonheur ». J'ajoute que ce sentiment de « bonheur », transporté à l'écran, permet également de ne pas tomber dans le sentimentalisme kitsch de La liste de Schindler, de Spielberg, par exemple. Mais il faut aussi se rappeler que les mots, dans un roman, ne disent pas vraiment la même chose que dans la vie habituelle.
Que voulez-vous dire par là?
Prenons l'exemple du mot « bonheur » dans Etre sans destin: ce mot arrive dans le roman comme une espèce de révolte. Dès le début, son apparition est programmée, et petit à petit il éclate comme un scandale. Par rapport à la survie, il est vrai qu'à la fin du film de Spielberg on voit l'image des survivants qui marchent en pleine lumière vers ce qui est présenté comme leur avenir. Ça peut être beau quand on réinvente les camps. Mais pas quand on connaît le prix à payer pour qui est sorti des camps et a survécu.
Ce garçon, Koves, est-ce Kertész? Pour le dire autrement, Etre sans destin est-il un roman autobiographique?
En hongrois, Koves signifie « celui qui ressemble, dans son caractère, à des pierres ». Oui, bien sûr que c'est moi. Mais dans quel sens ? Moi aussi, je suis un Koves... une pierre. Mais je ne suis pas le garçon du roman, ni celui que j'ai mis en scène.
Mais vous disiez que le film ne ressemble pas au roman, lui-même différent de ce que vous avez vécu à Auschwitz. La réalité de ce que vous avez vécu à Auschwitz, qui la connaîtra un jour si tout ce que vous créez en est différent.
Personne.
Pourquoi ?
La langue est limitée, par sa propre nature. Et cette limite est infranchissable. Celui qui veut vraiment dire ce qui s'est passé à Auschwitz, on ne le comprendra pas. Et il risque, de plus, de tronquer l'histoire. Dans le film de Lanzmann, Shoah, apparaît un personnage qui travailla dans les Sonderkommandos. Grâce au talent de l'intervieweur, il raconte un peu, mais il se mure dans son silence, et c'est dans ce silence que l'on sent l'abîme de ce que vous appelez la réalité. Mais écrire un roman réaliste sur Auschwitz me semble impossible et je souhaite que cela ne devienne jamais un genre littéraire.
Pourtant, on a le sentiment, à vous lire, que vous êtes l'anti-Adorno par excellence : au lieu de clamer qu'après Auschwitz on ne peut plus écrire de poésie, vous semblez dire l'inverse...
En effet, je suis résolument contre la phrase d'Adorno. Après Auschwitz, on ne peut écrire que de la fiction. Mais pas de la fiction réaliste. Adorno n'a pas été très loin dans sa réflexion : comment peut-on imaginer que l'art puisse faire abstraction d'un tel événement historique, d'une telle tragédie ? D'un autre côté, il serait absurde d'imaginer qu'un poète qui ressent le besoin d'écrire sur Auschwitz ne répondrait pas aussi à une exigence esthétique. Il y a une esthétique d'Auschwitz.
Quelle est-elle?
Il faut écrire un roman qui blesse le lecteur. Ecrire un témoignage brut est impossible, car toujours faux. Ecrire un roman qui ne blesserait pas le lecteur serait honteux. Moi, ma technique tend vers cela. Je lui épargne les pires atrocités, mais je veux le blesser quand même.
Cela signifie-t-il qu'un écrivain doit prendre en charge les tragédies du monde, écrire sur les événements de son temps?
Je ne veux pas généraliser. C'est une question que chaque écrivain doit se poser et régler en son âme et conscience. En ce qui me concerne, je n'ai pas l'impression d'être proche d'une quelconque littérature engagée. L'écriture est une affaire privée. Je n'écris pas pour prendre parti pour quelqu'un, qu'il soit ouvrier ou roi. Ce genre-là ne m'intéresse pas et me semble toujours faux. J'écris pour assouvir le besoin de moi-même et non pour me faire le porte-parole des uns ou des autres.
(…)
Vous n'avez rien publié depuis le Nobel, en 2002 (…): à quoi travaillez-vous?
A une autobiographie. Une véritable autobiographie ! Je peux même vous annoncer qu'il y aura deux livres différents. Mais j'écris très lentement. Et j'aime préserver les silences.
Propos recueillis par François Busnel, traduits de l'allemand par Martina Wachendorff.
Lire, avril 2005
Notes :
La tétralogie de Etre sans destin comprend: Etre sans destin (1975), Le refus (1988), Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas (1990) et Un autre. Chronique d'une métamorphose (1997) Actes Sud.
1. Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l'insurmontable, Actes Sud, 1995.
- NadejdaGrand sage
thrasybule a écrit:Rithy Panh, surtout dans l'Elimination. Le passage qui m'avait marqué où il parle d'un mot en khmer intraduisible qui serait le vocable le plus proche de l’innommable qui signifie, périphériquement et périphrastiquement, "réduire en poussière".
Le mot "kamtech".
- Thalia de GMédiateur
Merci trompette pour cette référence. C'est bouleversant.
_________________
Le printemps a le parfum poignant de la nostalgie, et l'été un goût de cendres.
Soleil noir de mes mélancolies.
- thrasybuleDevin
Ah oui.... Merci.Nadejda a écrit:thrasybule a écrit:Rithy Panh, surtout dans l'Elimination. Le passage qui m'avait marqué où il parle d'un mot en khmer intraduisible qui serait le vocable le plus proche de l’innommable qui signifie, périphériquement et périphrastiquement, "réduire en poussière".
Le mot "kamtech".
Page 1 sur 2 • 1, 2
- Témoignages de prof en centre de formation ayant la charge des matières littéraires + PSE
- Lettres : Comment apprendre aux élèves à écrire avec plus de précision
- mutation guyane
- Questions d'agrégatifs 2015 : Comment travaillez-vous les oeuvres littéraires ?
- Comment bien écrire même si on est adulte avec un niveau collège ?
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum