"Vous ne ferez pas juste prof"

Ce soir, au lieu de donner mon cours sur "L'ironie dans Madame Bovary" à mes TL, j'ai dû les accompagner à une présentation Powerpoint de l'université locale, assurée par un escadron d'étudiants fatigués d'avoir parlé Crous et bourse toute la journée. Splendides et glorieux spécimens d'étudiants chargés d'éclairer la filière L de tous les possibles: le philosophe qui a bifurqué en "sciences de l'éducation", l"étudiante en arts plastiques qui a raté sa MANAA, l'archéologue de service qui n'archéologuera jamais...
Bon, je trouve que leur discours est pour le moins naïf, mais je les laisse le dérouler,  et me tasse dans un coin pour corriger des commentaires ineptes de "L"albatros". 

Arrive poussivement le moment où il s'agit de présenter les sections "Lettres, Art et Sciences humaines" de l'université. Et l'étudiant en "sciences de l'éducation" de déclarer: 

"Attention, quand même, il faut savoir une chose: si vous venez à l'université, vous ne ferez pas juste prof plus tard. Il y a quand même des tas de possibilités intéressantes dans ces filières."

Mes élèves ont tous eu le réflexe de regarder dans ma direction, pour guetter ma réaction. Nous les accueillons pour qu'ils fassent leur petite réclame chez nous, dans notre lycée, et voici ce qu'on y entend! 

Là je viens de rentrer et je me sens très lasse. 

J'en ai assez, mais plus qu'assez d'entendre dénigrer mon métier. De voir les gens se demander ce que j'ai bien pu rater dans mon parcours pour "finir" "prof", ce métier dont le nom même n'est plus qu'un diminutif unanimement accepté. D'essuyer cette petite moue de déception ou de supériorité quand j'annonce en soirée que ce que je fais dans la vie, c'est "professeur". De ne plus intéresser quiconque dans ma famille, pour qui j'ai manqué à toutes les promesses. 

Entendre il y a deux heures ce  cher Matthieu, étudiant en sciences de l'éducation de l'Université de Triffouilly-les-Oies, qualifier devant les élèves mon métier avec cette bêtise confite dans le discours ambiant, cela m'a attristé. Et même penser à l'avenir de ce garçon ne me console pas.

Reste l'ironie dans Madame Bovary, je suppose...

Courage !

Et lui, il fera "juste" quoi s''il ne devient pas "juste prof" ou que finalement, ça ne l'intéresse pas ?

Et puis, ça peut quand même intéresser des gens, l'enseignement, non ?

Le temps où l'ambition des bons élèves  littéraires était de réussir l'agrégation de LC  (ou d'histoire, ou de philo...) est bien loin.

Le culot de ces étudiants, qui osent parler ainsi devant un professeur

Je comprends tes doléances Orlanda !
Pour te rassurer un peu, tu sais il y a des gens pour qui "prof" est un noble métier. Dans ma famille d'immigrés, devenir prof est valorisant car mes parents et mes oncles/tantes ont quitté l'école à l'âge de 10 ans pour faire des métiers épuisants physiquement. Ils n'ont pas eu la chance d'étudier.

Et les petits jeunes que je croise régulièrement qui font des écoles d'art ou des cursus en lettres ou sciences humaines et qui trouvent que prof ce n'est pas assez bien à leurs yeux, j'attends de voir ce qu'ils feront dans 5 ans ! Sûrement pas grand chose...

D'ailleurs, à ce propos, j'ai été snobée par une fille de 6 ans de moins que moi qui m'a regardée avec du mépris car je passais le capes et qu'elle, elle voulait être scénographe ! Je suis allée voir son cv sur linked in. C'est le vide intersidéral. Quasi aucune expérience professionnelle à 27 ans !! Elle continue d’empocher sa rente versée par un papa avocat qui la fait vivre confortablement à la capitale !

Je comprends et partage ton dépit...

Ceux-là, en tout cas, ils seront (et sont déjà) juste :censure:

"Juste prof"
Que dire sinon ... ?

Comme je te comprend Orlanda.

Il y a quelques semaines, en soirée, je discute avec une fille passablement saoule, qui me dit :

" Mon ex m'a dit qu'il m'avait largué parce-que je n'étais pas assez cultivée. Je lui ai répondu : "Ça va je ne suis pas bête! J'ai du talent, je ne suis pas prof (sic). J'ai été chef de projet pour de gros budget". "  
Pour info, elle se rêve graphiste et n'est qu'en licence. Elle parlait donc de son stage.

Comprenant que l'étalage indécent de compétence soit son mode de communication, je me suis entendue lui répondre, avec mon sourire le plus hypocrite :
" Oh tu sais, on peut avoir été exposée à Milan, Beijing, Maison et objet, publiée dans de nombreux magazines et ouvrages spécialisés et être professeur d'arts appliqués. Ça arrive à tout le monde..."

Quel plaisir de la voir essayer de se rattraper aux branches.

Eh bien pourquoi n'es-tu pas allé lui parler à ce grand dadais ?

Il faut continuer sur cette voie. Il n'y aura à terme plus de candidats aux concours et il faudra chouchouter ceux qui veulent bien continuer pour ne pas qu'ils partent!

J'ai déjà entendu ce genre de réflexion chez mes élèves de CPGE et de fac.
En général, je leur répond que le BAC+5 nécessaire est bien loin et qu'ils auront le temps de se poser la question plus tard s'ils arrivent jusque là.

nitescence a écrit:Eh bien pourquoi n'es-tu pas allé lui parler à ce grand dadais ?

Oh, je l'ai fait. "Prof" jusqu'au bout, je lui ai glissé à part qu'il était pour le moins maladroit de dénigrer le métier d'enseignant devant un professeur, dans un lycée, et devant des élèves qui pour certains envisagent cette carrière. Il a été assez piteux. C'est un dadais, très juste. 

Ce que je déplore, c'est le caractère d'évidence que comportait sa remarque, sa spontanéité même. "Juste prof", c'est sorti tout seul. Et cela me navre.

Et merci à tous! 

VicomteDeValmont a écrit:Il faut continuer sur cette voie. Il n'y aura à terme plus de candidats aux concours et il faudra chouchouter ceux qui veulent bien continuer pour ne pas qu'ils partent!

Tout ce qui est rare est cher...Si seulement! 
Mais non, on recrutera Matthieu pour assurer la relève, et c'est tout.

Bah oui, en plus, "Matthieu-des-sciences-de-l'éducation", ce sera un expert.

Punaise... je suis "ingénieur civil des mines", de formation, mais prof par vocation, parce que ça me plaisait beaucoup plus qu'ingénieur et tant pis si c'était moins payé... et pas "juste prof" !
(bon, vu l'évolution actuelle du métier, j'en viendrais presque à regretter...)

Mais c'est vrai qu'un jour, je ne sais pas pourquoi je suis passée chercher je-ne-sais-quoi à mon ancienne école d'ingé, j'osais à peine avouer que j'avais "fini prof" (avec leur discours sur l'"élite de la société"... moi j'ai refusé de suivre la voie tracée), mais heureusement pour moi, le concierge trouvait que c'était un métier formidable et m'a félicitée...

Orlanda a écrit:

VicomteDeValmont a écrit:Il faut continuer sur cette voie. Il n'y aura à terme plus de candidats aux concours et il faudra chouchouter ceux qui veulent bien continuer pour ne pas qu'ils partent!

Tout ce qui est rare est cher...Si seulement! 
Mais non, on recrutera Matthieu pour assurer la relève, et c'est tout.

Mais il va enseigner quoi Mathieu?.. et où d'ailleurs?

Orlanda a écrit:Arrive poussivement le moment où il s'agit de présenter les sections "Lettres, Art et Sciences humaines" de l'université. Et l'étudiant en "sciences de l'éducation" de déclarer: 

"Attention, quand même, il faut savoir une chose: si vous venez à l'université, vous ne ferez pas juste prof plus tard. Il y a quand même des tas de possibilités intéressantes dans ces filières."

Je crois que vous avez déniché là un talent très prometteur ; dans quelques années, il sera mûr pour la palme d'or du constat d'échec.

evatencoléUne a écrit:Comme je te comprend Orlanda.

Il y a quelques semaines, en soirée, je discute avec une fille passablement saoule, qui me dit :

" Mon ex m'a dit qu'il m'avait largué parce-que je n'étais pas assez cultivée. Je lui ai répondu : "Ça va je ne suis pas bête! J'ai du talent, je ne suis pas prof (sic). J'ai été chef de projet pour de gros budget". "  
Pour info, elle se rêve graphiste et n'est qu'en licence. Elle parlait donc de son stage.

Comprenant que l'étalage indécent de compétence soit son mode de communication, je me suis entendue lui répondre, avec mon sourire le plus hypocrite :
" Oh tu sais, on peut avoir été exposée à Milan, Beijing, Maison et objet, publiée dans de nombreux magazines et ouvrages spécialisés et être professeur d'arts appliqués. Ça arrive à tout le monde..."

Quel plaisir de la voir essayer de se rattraper aux branches.

Non vraiment ? Et elle a gobé ça ? Quelle cruche...  :diable:

Moonchild a écrit:

Orlanda a écrit:Arrive poussivement le moment où il s'agit de présenter les sections "Lettres, Art et Sciences humaines" de l'université. Et l'étudiant en "sciences de l'éducation" de déclarer: 

"Attention, quand même, il faut savoir une chose: si vous venez à l'université, vous ne ferez pas juste prof plus tard. Il y a quand même des tas de possibilités intéressantes dans ces filières."

Je crois que vous avez déniché là un talent très prometteur ; dans quelques années, il sera mûr pour la palme d'or du constat d'échec.

evatencoléUne a écrit:Comme je te comprend Orlanda.

Il y a quelques semaines, en soirée, je discute avec une fille passablement saoule, qui me dit :

" Mon ex m'a dit qu'il m'avait largué parce-que je n'étais pas assez cultivée. Je lui ai répondu : "Ça va je ne suis pas bête! J'ai du talent, je ne suis pas prof (sic). J'ai été chef de projet pour de gros budget". "  
Pour info, elle se rêve graphiste et n'est qu'en licence. Elle parlait donc de son stage.

Comprenant que l'étalage indécent de compétence soit son mode de communication, je me suis entendue lui répondre, avec mon sourire le plus hypocrite :
" Oh tu sais, on peut avoir été exposée à Milan, Beijing, Maison et objet, publiée dans de nombreux magazines et ouvrages spécialisés et être professeur d'arts appliqués. Ça arrive à tout le monde..."

Quel plaisir de la voir essayer de se rattraper aux branches.

Non vraiment ? Et elle a gobé ça ? Quelle cruche...  :diable:

Il sera peut-être "juste" chômeur ?

Aujourd'hui:
-Madame, vous nous demandez d'étudier par nous-mêmes les personnages de Madame Bovary en relisant le roman ; vous nous conseillez des ouvrages, mais à moi, vous ne me l'avez pas dit. Il faudrait vous remettre en question.
Je n'ai jamais lancé un regard aussi noir et parlé d'une voix aussi froide :
-Tu oses remettre ma légitimité en cause. Ne recommence jamais !
Silence de mort.
Puis, j'ai repris sur l'impersonnalité dans Madame Bovary (je vais bientôt en venir à l'ironie.)

Et vous ne pensez pas qu'il s'agit d'une maladresse de formulation ? Il voulait peut-être dire simplement que, contrairement à quelques idées reçues, on peut aussi faire autre chose ? Ce n'est pas "juste prof", mais "uniquement prof" ?
Je ne connais pas le gars, hein, ce n'est qu'une proposition d'explication, mais c'est comme ça que j'ai compris en première lecture, en me demandant après quoi vous râliez.

Les meilleurs, aujourd'hui, essaient à tout prix d'éviter d'être profs. On le voit bien à l'ENS, c'est devenu le sport local, alors même que c'est la raison d'être des ENS.
Sinon, quand je fais une présentation de "ma" licence d'histoire face à des élèves de première, terminale (ou de CPGE qui viendront en L3), le sujet sur les débouchés aboutit presque systématiquement à LA question: "on peut faire quoi après à part prof?"

Il faudrait peut-être qu'on arrête aussi de dénigrer nous-mêmes le métier de prof si l'on veut que les autres arrêtent de le dénigrer : être prof, c'est un beau métier et la nation nous doit la reconnaissance car nous préparons l'avenir de la France. Alors oui, les salaires sont insuffisants pour les certifiés, oui les conditions de travail se dégradent, mais ce n'est pas non plus la misère. C'est chouette d'être prof et ceux qui disent le contraire n'ont qu'à faire autre chose.

nitescence a écrit:Il faudrait peut-être qu'on arrête aussi de dénigrer nous-mêmes le métier de prof si l'on veut que les autres arrêtent de le dénigrer : être prof, c'est un beau métier et la nation nous doit la reconnaissance car nous préparons l'avenir de la France. Alors oui, les salaires sont insuffisants pour les certifiés, oui les conditions de travail se dégradent, mais ce n'est pas non plus la misère. C'est chouette d'être prof et ceux qui disent le contraire n'ont qu'à faire autre chose.

Les étudiants n'ont pas besoin de nous pour dénigrer le métier. Ils ne le respectent plus et n'ont logiquement pas envie d'exercer un métier qu'on ne respecte plus.
Dans ma région, il y a quand même un petit attrait, surtout là où j'exerçais comme prof en lycée: il faut dire que c'était à quelques kilomètres du Luxembourg, où il est possible de gagner autour de 5.000€ dans le secondaire.

nitescence a écrit:Il faudrait peut-être qu'on arrête aussi de dénigrer nous-mêmes le métier de prof si l'on veut que les autres arrêtent de le dénigrer : être prof, c'est un beau métier et la nation nous doit la reconnaissance car nous préparons l'avenir de la France. Alors oui, les salaires sont insuffisants pour les certifiés, oui les conditions de travail se dégradent, mais ce n'est pas non plus la misère. C'est chouette d'être prof et ceux qui disent le contraire n'ont qu'à faire autre chose.

Elle nous la doit, c'est pas pour autant qu'elle nous la donne. Et les parents encore moins, alors qu'ils ne feraient pas l'IEF ou même notre métier simplement.