- ParménideNeoprof expérimenté
Bonsoir
J'ai commenté ce texte :
"Chez le peintre et le sujet parlant, le tableau et la parole ne sont pas l’illustration d’une pensée déjà faite, mais l'appropriation de cette pensée même. C’est pourquoi nous avons été amenés à distinguer une parole secondaire qui traduit une pensée déjà acquise et une parole originaire qui la fait exister d’abord pour nous-mêmes comme pour autrui. Or tous les mots qui sont devenus les simples indices d'une pensée univoque n’ont pu le faire que parce qu'ils ont d’abord fonctionné comme paroles originaires et nous pouvons encore nous souvenir de l’aspect précieux qu'ils avaient, comme un paysage inconnu, quand nous étions en train de les "acquérir" et quand ils exerçaient encore la fonction primordiale de l’expression. Ainsi la possession de soi, la coïncidence avec soi n’est pas la définition de la pensée : elle est au contraire un résultat de l’expression et elle est toujours une illusion, dans la mesure ou la clarté de l’acquis repose sur l’opération foncièrement obscure par laquelle nous avons éternisé en nous un moment de vie fuyante. Nous sommes invités à retrouver sous la pensée qui jouit de ses acquisitions et n’est qu’une halte dans le processus indéfini de l’expression, une pensée qui cherche à s’établir et qui n’y parvient qu’en ployant à un usage médit les ressources du langage constitué. Cette opération doit être considérée comme un fait dernier, puisque toute explication qu'on voudrait en donner, - soit l'explication empiriste qui ramène les significations nouvelles aux significations données, soit l'explication idéaliste qui pose un savoir absolu immanent aux premières formes du savoir, - consisterait en somme à la nier. Le langage nous dépasse, non seulement parce que l'usage de la parole suppose toujours un grand nombre de pensées qui ne sont pas actuelles et que chaque mot résume, mais encore pour une autre raison, plus profonde : à savoir que ces pensées dans leur actualité, n'ont jamais été, elle non plus, de "pures" pensées, qu'en elles déjà il y avait excès du signifié sur le signifiant et le même effort de la pensée pensée pour égaler la pensée pensante, la même provisoire jonction de l'une et de l'autre qui fait tout le mystère de l'expression".
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.
J'ai fini mais je me suis heurté à la toute fin du texte...
Notamment à la dernière ligne : pourquoi est-il question d'une jonction "provisoire" dans la mesure où tout le texte nous explique qu'au fond, pensée et langage sont indissociables ?
Cela fait quatre heures que je cherche...
J'ai commenté ce texte :
"Chez le peintre et le sujet parlant, le tableau et la parole ne sont pas l’illustration d’une pensée déjà faite, mais l'appropriation de cette pensée même. C’est pourquoi nous avons été amenés à distinguer une parole secondaire qui traduit une pensée déjà acquise et une parole originaire qui la fait exister d’abord pour nous-mêmes comme pour autrui. Or tous les mots qui sont devenus les simples indices d'une pensée univoque n’ont pu le faire que parce qu'ils ont d’abord fonctionné comme paroles originaires et nous pouvons encore nous souvenir de l’aspect précieux qu'ils avaient, comme un paysage inconnu, quand nous étions en train de les "acquérir" et quand ils exerçaient encore la fonction primordiale de l’expression. Ainsi la possession de soi, la coïncidence avec soi n’est pas la définition de la pensée : elle est au contraire un résultat de l’expression et elle est toujours une illusion, dans la mesure ou la clarté de l’acquis repose sur l’opération foncièrement obscure par laquelle nous avons éternisé en nous un moment de vie fuyante. Nous sommes invités à retrouver sous la pensée qui jouit de ses acquisitions et n’est qu’une halte dans le processus indéfini de l’expression, une pensée qui cherche à s’établir et qui n’y parvient qu’en ployant à un usage médit les ressources du langage constitué. Cette opération doit être considérée comme un fait dernier, puisque toute explication qu'on voudrait en donner, - soit l'explication empiriste qui ramène les significations nouvelles aux significations données, soit l'explication idéaliste qui pose un savoir absolu immanent aux premières formes du savoir, - consisterait en somme à la nier. Le langage nous dépasse, non seulement parce que l'usage de la parole suppose toujours un grand nombre de pensées qui ne sont pas actuelles et que chaque mot résume, mais encore pour une autre raison, plus profonde : à savoir que ces pensées dans leur actualité, n'ont jamais été, elle non plus, de "pures" pensées, qu'en elles déjà il y avait excès du signifié sur le signifiant et le même effort de la pensée pensée pour égaler la pensée pensante, la même provisoire jonction de l'une et de l'autre qui fait tout le mystère de l'expression".
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.
J'ai fini mais je me suis heurté à la toute fin du texte...
Notamment à la dernière ligne : pourquoi est-il question d'une jonction "provisoire" dans la mesure où tout le texte nous explique qu'au fond, pensée et langage sont indissociables ?
Cela fait quatre heures que je cherche...
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"Les paroles essentielles sont des actions qui se produisent en ces instants décisifs où l'éclair d'une illumination splendide traverse la totalité d'un monde", Martin Heidegger, "Schelling", (semestre d'été 1936)
"Et d'une brûlure d'ail naitra peut-être un soir l'étincelle du génie", Saint-John Perse, "Sécheresse" (1974)
"Il avait dit cela d'un air fatigué et royal", Franz-Olivier Giesbert, "Le vieil homme et la mort" (1996)
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- 79 airlinesNiveau 9
Merci de ne pas compter sur moi^^
M-P fait partie de ces auteurs dont toute l'oeuvre semble écrite pour qu'on n'y comprenne rien.
Spinoza pas mal aussi dans son genre...
Pour les avoir subis en Terminale A... quel ennui ^^^^
Le prof avait beau multiplier les efforts, c'était peine perdue.
M-P fait partie de ces auteurs dont toute l'oeuvre semble écrite pour qu'on n'y comprenne rien.
Spinoza pas mal aussi dans son genre...
Pour les avoir subis en Terminale A... quel ennui ^^^^
Le prof avait beau multiplier les efforts, c'était peine perdue.
- PanturleNiveau 8
79 airlines a écrit:
M-P fait partie de ces auteurs dont toute l'oeuvre semble écrite pour qu'on n'y comprenne rien.
Spinoza pas mal aussi dans son genre...
Pour les avoir subis en Terminale A... quel ennui ^^^^
Merci
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Multaque res subita et paupertas horrida suasit.
- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Perso je ne trouve pas Merleau-Ponty hermétique, au contraire il parvient à faire comprendre l'approche phénoménologique par son style (assez littéraire par ailleurs ). Il y a beaucoup de "jeux" de perspectives dans sa pensée avec un attrait marqué pour l'art.
Pour ma part j'adore Husserl mais généralement les gens lui préfère Merleau justement parce qu'il est réputé être plus clair et fluide à lire.
Pour ma part j'adore Husserl mais généralement les gens lui préfère Merleau justement parce qu'il est réputé être plus clair et fluide à lire.
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«Primus ego in patriam mecum, modo uita supersit. »
Virgile Georgiques.
« Ma science ne peut être qu’une science de pointillés. Je n’ai ni le temps ni les moyens de tracer une ligne continue. »
Marcel Jousse
- ParménideNeoprof expérimenté
J'ai compris tout le texte (du moins j'en ai l'impression). Et pourtant, la dernière phrase me semble tout remettre en question avec l'idée d'une jonction provisoire du langage et de la pensée...
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"Les paroles essentielles sont des actions qui se produisent en ces instants décisifs où l'éclair d'une illumination splendide traverse la totalité d'un monde", Martin Heidegger, "Schelling", (semestre d'été 1936)
"Et d'une brûlure d'ail naitra peut-être un soir l'étincelle du génie", Saint-John Perse, "Sécheresse" (1974)
"Il avait dit cela d'un air fatigué et royal", Franz-Olivier Giesbert, "Le vieil homme et la mort" (1996)
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- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Il dit que la genèse du langage et de la pensée est une et que c'est ce qui rend l'expression mystérieuse.
Impossible de décider d'un ordre entre les deux. Et cette absence d'origine, et donc d'explication, conduit à établir un lien entre pensée et langage qui est toujours susceptible d'être modifié dans la pratique, dans l'expérience vécue.
Impossible de décider d'un ordre entre les deux. Et cette absence d'origine, et donc d'explication, conduit à établir un lien entre pensée et langage qui est toujours susceptible d'être modifié dans la pratique, dans l'expérience vécue.
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Virgile Georgiques.
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- ParménideNeoprof expérimenté
Paul Dedalus a écrit:Et cette absence d'origine, et donc d'explication, conduit à établir un lien entre pensée et langage qui est toujours susceptible d'être modifié dans la pratique, dans l'expérience vécue.
Ça je ne l'ai pas perçu. Cela veut il dire que la dichotomie entre pensée et langage n'a de sens que d'un point de vue théorique, une fois que l'on a fait acte d'expression ?
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"Les paroles essentielles sont des actions qui se produisent en ces instants décisifs où l'éclair d'une illumination splendide traverse la totalité d'un monde", Martin Heidegger, "Schelling", (semestre d'été 1936)
"Et d'une brûlure d'ail naitra peut-être un soir l'étincelle du génie", Saint-John Perse, "Sécheresse" (1974)
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- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Oui, ça me paraît juste (et même en dehors du point de vue de Merleau).
Surtout qu'il y a un chapitre qui s'appelle "Le corps comme expression et la parole". Pour lui, l'expression ne se limite pas au langage parlé.
Surtout qu'il y a un chapitre qui s'appelle "Le corps comme expression et la parole". Pour lui, l'expression ne se limite pas au langage parlé.
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- invite_dNiveau 5
Parménide a écrit:Cela veut il dire que la dichotomie entre pensée et langage n'a de sens que d'un point de vue théorique, une fois que l'on a fait acte d'expression ?
La phrase de Merleau dont tu parles ne mobilise pas la distinction du théorique et du pratique, mais beaucoup plus simplement celles de l'instable et du stable, puis du mélangé et du sans mélange. Pour forcer le trait, on pourrait dire que ce que je veux dire porte et en même temps bouscule toujours ce que je dis quand je le veux dire. La jonction entre ce qui est visé et ce qui est dit est donc dynamique, donc instable, donc provisoire. Merleau utilise cette propriété de l'expression, pour remarquer son redoublement en abyme : on dit habituellement que ce qui est signifié, et donc pensé, déborde ce qui est dit, mais ce qui est pensé se trouve en réalité déjà débordé par "la pensée pensante", du fait que "la pensée pensée" est déjà prise dans un procès d'expression.
Or...
... si le rapport de l'expression à ce qui est à exprimer était réglé définitivement (et non pas pris dans une jonction provisoire), on pourrait séparer les deux comme deux essences pures. Il n'y a donc pas du tout contradiction entre ce caractère "provisoire" de l'articulation et l'idée d'indissociabilité irrémédiable. Bien au contraire.Parménide a écrit:pourquoi est-il question d'une jonction "provisoire" dans la mesure où tout le texte nous explique qu'au fond, pensée et langage sont indissociables ?
- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Justement c'est intéressant que tu évoques les mélanges , hier Natalie Depraz nous disait au passage que la pensée de Merleau est une pensée des mixtes.
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Marcel Jousse
- ParménideNeoprof expérimenté
Comment se fait-il que je n'aie pas compris le texte comme j'aurais dû le comprendre?
Chaque fois, quand je lis un texte, quelque chose cloche, un élément qui m'échappe, une idée qui me semble anormale... J'en ai tellement marre de vivre ce phénomène... Comme si les textes de philosophie ne voulaient pas de ma lecture...
Chaque fois, quand je lis un texte, quelque chose cloche, un élément qui m'échappe, une idée qui me semble anormale... J'en ai tellement marre de vivre ce phénomène... Comme si les textes de philosophie ne voulaient pas de ma lecture...
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- LevincentNiveau 9
Je livre ici l'explication que j'ai produite sur ce texte :
- Introduction:
- Dans ce texte de Merleau-Ponty issu de la Phénoménologie de la perception, que nous nous proposons d’expliquer, il est traité du problème de l’expression. Celle-ci, loin d’être une simple transposition d’une pensée donnée, est difficilement compréhensible si l’on considère que la pensée et la parole vont de pair, et se trouvent prises ensemble dans un processus de génération réciproque. Car ainsi, l’expression ne pourrait se résumer à la conception commune, statique, celle de la traduction d’une pensée par le moyen de la parole, ces deux éléments faisant partie d’une même dynamique. Mais alors, qu’est-ce qui est exprimé lorsque nous nous exprimons, si ce ne sont nos pensées ? Pour résoudre ce problème, l’auteur commence par mettre en évidence une ambigüité au sein de la pensée et de la parole, permettant de faire droit à sa conception de la pensée et de la parole sans pour autant fermer la possibilité de la conception statique de l’expression. Cependant, cette concession provisoire est ensuite remise en question par la considération du caractère illusoire de l’expression. Enfin, reconnaissant que, malgré cette illusion, une certaine utilisation du langage permet l’expression de la pensée, l’auteur examine en profondeur le rapport entre pensée et langage, ce qui lui permet de remonter à la source de l’expression.
- Partie I:
Le texte commence par l’évocation de deux exemples : le peintre et le sujet parlant. Le point qui leur est commun est que leur activité sa rapporte à une pensée : le peintre représente picturalement des formes présentes dans son imagination, et le sujet parlant essaie de transmettre un contenu provenant de son activité mentale. Or, l’auteur refuse de faire de cette activité une « illustration d’une pensée déjà faite ». En premier lieu, une illustration est une image, censée résumer et accompagner une idée, une situation, une définition. L’illustration est séparée de ce qu’elle illustre, ce qui n’est pas le cas dans l’acte de peindre ou de parler, puisque cet acte est lui-même un mouvement pour s’approprier une pensée. Nous notons donc en second lieu que, au lieu de concevoir l’activité du peintre ou du sujet parlant comme le résultat d’une transposition d’un objet bien défini qui serait la pensée, l’auteur conçoit la pensée comme une chose dynamique, qu’il ne suffit pas d’observer et de transformer pour la traduire, mais qui nécessite une appropriation. Or, cette appropriation est le tout de l’acte de parler ou de peindre : elle n’est pas suivie par un acte de traduction ou d’illustration qui se manifesterait dans la parole ou la peinture, mais ces choses sont l’acte lui-même d’appropriation de la pensée.
Mais on pourrait faire remarquer que la pensée n’a pas toujours ce caractère dynamique, et que l’usage ordinaire du langage ne nous paraît pas demander une telle appropriation. Les mots de la vie courante existent pour un usage bien délimité, et les pensées qui nous les inspirent semblent elles aussi « déjà faites », prêtes à l’emploi. C’est pourquoi l’auteur distingue deux types de parole : une « parole secondaire », qui traduit ce genre de pensées, et une « parole originaire », qui fait exister la pensée. A cette distinction est donc associée une autre, celle de la « pensée déjà acquise », « déjà faite », et un autre mode de pensée, qui revêt ce caractère dynamique que nous avons évoqué. On peut penser ici à la distinction bergsonienne entre les « idées toutes faites » et les idées se faisant. Les idées « toutes faites » sont celles que nous avons reçues par d’autres, mais que nous avons fait nôtres, par opposition aux idées que nous nous sommes forgées nous-mêmes, et que nous continuons d’entretenir. La parole originaire a donc un rapport avec une pensée en train de se constituer, en cours d’acquisition, qui n’est pas définitive. Bien mieux, la parole originaire est ce qui fait exister cette pensée, à la fois « pour nous-mêmes et pour autrui ». La pensée ne préexiste donc pas à la parole originaire, mais surgit avec elle, en même temps qu’elle : nous comprenons mieux pourquoi l’exemple du peintre et du sujet parlant ne pouvait être considéré comme une illustration d’une pensée déjà faite, car dans l’activité dont il est question, la pensée n’existe pas avant que le peintre ne pose son pinceau sur la toile ou que le sujet parlant bouge les lèvres, mais elle existe par cette activité elle-même, qui la fait exister et qui tente de l’acquérir simultanément. Cela explique la difficulté qu’il y a à parler de certaines choses ou à peindre de beaux tableaux. L’exercice est double, et requiert deux mouvements distincts, mais simultanés. Ce faisant, ce n’est pas seulement pour soi-même que la pensée est ainsi créée, mais aussi pour autrui, puisque ce qui a été mis sur la toile ou en parole est une pensée devenue communicable, intelligible pour les autres.
Nous avons fait remarquer que le langage usuel naît d’une pensée déjà acquise, et que par conséquent l’effort que nous venons de décrire ne concerne pas les conversations ordinaires. Cette pensé est relativement univoque, dans la mesure où elle vise clairement et distinctement certains objets bien définis, et qu’elle est la même pour tous. Le langage qui traduit cette pensée est comme un simple indice, puisqu’il ne fait qu’indiquer cette pensée, comme on montre du doigt un objet. Cependant, l’auteur remarque que même cette pensée statique n’a pu devenir telle, et servir de référence à une parole secondaire, que parce que nous l’avons un jour acquise, et qu’à ce moment-là elle existait grâce à une parole originaire. Les indices de la parole originaire qui nous semblent banals à présent étaient alors, pendant que nous étions en train de les acquérir, précieux, revêtus d’un certain charme, d’un mystère semblables à ceux d’un « paysage inconnu ». Nous pouvons d’ailleurs avoir le souvenir d’une telle expérience, lorsque nous pensons, par exemple, à notre petite enfance, ou encore lorsque nous avons appris, en débutant une nouvelle discipline intellectuelle, un vocabulaire conceptuel nouveau. Mais cette étape d’acquisition semble n’être jamais véritablement terminée, si l’on en croit l’auteur qui prend soin de mettre des guillemets à « acquérir » lorsqu’il parle de cette première approche de la parole. Cependant, c’est à ce moment-là quand l’effort d’acquisition était le plus intense, que les mots traduisaient le mieux ce processus d’acquisition en lui-même, que la pensée était le mieux saisie dans son aspect dynamique, naissant. Or, cela, cette adéquation de la parole, en tant que parole originaire, avec son but, cet usage des mots conforme à la dynamique de la pensée remplit une fonction qui est l’expression.
- Partie II:
La nature dynamique des rapports entre la parole et la pensée que l’auteur a établi interdit de poser celle-ci comme la possession de soi ou la coïncidence avec soi. En effet, la coïncidence et la possession sont des états de fait. On se possède soi-même ou on ne se possède pas, on coïncide avec soi-même ou on ne coïncide pas, ou alors à des degrés divers. Mais même si la possession ou la coïncidence est une affaire de degrés, en faire la définition de la pensée revient à faire de celle-ci un simple curseur, ce que les considérations précédentes ont démenti. La pensée est au contraire le résultat de l’expression, c’est-à-dire du processus, que nous avons décrit précédemment, par lequel la pensée vient à exister grâce à la parole originaire qui se l’approprie aussitôt. Ce faisant, elle est une illusion, car ce processus n’a pas lieu en toute clarté. Il est en effet une opération « par laquelle nous avons éternisé en nous un moment de vie fuyante ». Cela signifie que l’appropriation de la pensée est une fixation d’un instant vécu, qui a annulé de ce fait le caractère mouvant de la vie intérieure. Les impressions changeantes et diverses, les variations continues de nos sentiments ont été comme rassemblés dans une pensée, qui en naissant a gagné le caractère permanent, et donc éternel, qui manquait aux choses. Cependant, un tel changement qualitatif entre le fuyant et l’éternel est difficilement concevable, hors de toute proportion intelligible, et est donc « foncièrement obscur ». Nous pouvons même supposer qu’un saut de cette espèce est trop brutal pour avoir réellement lieu, et par conséquent la pensée acquise a une base trop douteuse pour être reconnue telle. Par conséquent, l’expression, qui suppose l’acquisition d’une pensée, est toujours illusoire car cette acquisition n’a pas lieu totalement.
Il ne faudrait tout de même pas renoncer à s’exprimer avec une parole originaire sous prétexte que cette expression est illusoire. Certes, la pensée acquise offre un certain confort, permet des constructions intellectuelles plaisantes, et nous pourrions être tentés de s’en tenir à elle pour « jouir de ses acquisitions », mais ce n’est pas à cette tentation que l’auteur succombe. Celui-ci cherche en effet à retrouver sous cette pensée une pensée encore vivante, dynamique. Ce n’est pas parce que l’expression est une illusion qu’il faut y renoncer. L’auteur prend simplement note qu’il s’agit d’un « processus indéfini », sans que cela soit un prétexte pour ne pas la rechercher. Le processus d’expression est indéfini car il existe une pensée qui est en cours d’établissement, mais qui ne parvient jamais véritablement au terme de son effort. Par comparaison, la pensée acquise est plus reposante, l’effort effectué pour l’acquérir a été fait une fois pour toute, et elle ne demande plus cette tension qui est continuelle dans la pensée en train de s’établir. C’est pourquoi l’auteur lui reconnaît une certaine valeur en tant que « halte ». La pensée acquise, qui récapitule le processus passé de la pensée qui s’établit, peut servir de base provisoire pour une expression qui n’est cependant pas à la hauteur de ce qu’elle voudrait être si elle voulait coïncider parfaitement avec le mouvement de la pensée. C’est ainsi que la pensée qui est en cours d’élaboration emprunte un langage déjà constitué, au lieu d’être le lieu d’expression d’un langage plus originaire. Le langage constitué fournit en effet des ressources qui lui permettent, si elles sont bien exploitées, de coller de près à la pensée. La richesse lexicale et sémantique de certaines tournures de phrases, de certaines associations inédites de mots, peut en effet exprimer davantage qu’une utilisation plate et basique du langage. Faute de créer de toutes pièces un nouveau langage qui permettrait d’exprimer au mieux la pensée en train de se constituer, le langage déjà fait offre des possibilités d’innovation et de contournement qui permettent une expression plus pleine.
Or, cette plasticité du langage qui permet d’exprimer plus que ce pour quoi il a été établi est inexplicable. En effet, les deux explications possibles que nous pourrions en donner, soit empiriste, soit idéaliste, reviendraient à nier l’opération par laquelle la pensée parvient à s’établir en modifiant l’usage du langage constitué. L’explication empiriste consisterait à considérer que toute pensée a pour origine les sens, et que par conséquent toute pensée apportant avec elle de nouvelles significations provient d’une sensation donnée. Par conséquent, pour les empiristes, il n’y a pas une pensée en train de se constituer « sous » une pensée acquise, mais une seule pensée qui s’actualise en fonction de ce qui est donné à la sensation. En cela, l’empirisme nie le fait qui vient d’être établi. L’explication idéaliste, quant à elle, tendrait à ramener les nouvelles acquisitions de la pensée au dévoilement progressif d’un savoir absolu, qui serait accessible par un retour à un état originel. Partant, l’idéalisme réduit la dynamique de la pensée à une réminiscence, et ni la dynamique qui sous-tend les rapports entre le langage et la pensée. Faute d’une voie intermédiaire entre idéalisme et empirisme qui permettrait d’expliquer l’opération d’établissement de la pensée tout en faisant droit à ce que cette opération a de spécifique, l’auteur la considère comme un fait dernier, c’est-à-dire sans explication possible.
- Partie III:
Nous venons de voir en quoi le langage est le moyen d’un fait qui dépasse toute explication possible, toute intelligibilité. Le langage, en tant que fonction constituée, définie, délimitée par des règles et contenue par des définitions précises, est maglré tout un vecteur d’expression de la pensée originaire, par nature mouvante, dynamique, quasi-insaisissable. Il s’agit donc d’une fonction mystérieuse. Pour l’auteur, il nous dépasse, et cela pour deux raisons. La première en est que parler fait appel à « un grand nombre de pensées qui ne sont pas actuelles et que chaque mot résume ». Cela signifie que l’usage d’un mot amène avec lui une définition, une connotation, un sens qui sont tout entiers en lui, mais qui ne sont pas intelligés un à un, ni par celui qui parle, ni par celui qui écoute, mais qui pourtant sont émis et reçus entièrement en même temps que le mot. Ces pensées contenues dans le mot ne sont donc pas actuelles, elles demeurent simplement en puissance, en germe dans le mot lui-même, dont l’usage n’exige nullement de les rendre actuelles, de les formuler au moment de l’expression. Nous comprenons mal comment il est possible de recevoir ces pensées de manière entière sans qu’elles passent en acte, et pourtant le langage accomplit cet exploit, et par conséquent il nous dépasse.
Mais la deuxième raison, encore plus importante, tient à la chose suivante. Même si nous parvenions à faire advenir en acte ces pensées contenues dans ces mots, nous ne serions pas en présence de « pures » pensée, bien que celles-ci soient actuelles. Ces pensées-là ne manifesteraient en effet pas une exacte coïncidence entre le signifié, la chose à propos de laquelle on parle, et le signifiant, le moyen par lequel on parle. Le signifié demeurerait toujours excédentaire par rapport au signifiant ; les mots, et, bien plus encore, les pensées qui sous-tendent l’usage des mots, sont des contenants éternellement inadaptés à ce qu’ils sont censés contenir. L’auteur résume cela en formulant la stricte inégalité entre deux pensées : de même que Spinoza distingue la nature naturée de la nature naturante, Merleau-Ponty distingue la pensée pensée de la pensée pensante. L’expression « pensée pensée » évoque un retour sur soi, une réflexion de la pensée qui, en s’identifiant comme pensée, prend conscience qu’elle est pensée ; la pensée pensante semble davantage se résumer à la fonction de la pensée, qui est de penser, mais sans que la conscience d’elle-même intervienne de quelconque manière. La pensée pensante est donc le surgissement premier de la pensée, l’acte de penser dans toute sa plénitude, dont le caractère plein et indéterminé a été perdu par la pensée pensée, qui effectue un effort constant pour se rapprocher de cet état qui est son état originel. Ces tentatives aboutissent parfois ; toujours provisoirement en raison d’une certaine entropie qui tend à éloigner la pensée pensée de la pensante ; toujours incomplètement à cause de l’inégalité de nature qui existe entre les deux types de pensée ; et c’est cette coïncidence, cette superposition fugace, cette jonction furtive et incompréhensible, qui produit l’expression. C’est en cela que l’expression, dont le processus interne nous est si obscur et incompréhensible, a quelque chose de mystérieux.
- Conclusion:
En mettant en évidence la relation dynamique qui existe entre la pensée et des activités telles que la parole ou la peinture, Merleau-Ponty a été amené à indiquer la dualité de la parole. Parole secondaire, se rapportant à une pensée fixée une fois pour toute, et parole originaire, exerçant sur la pensée une fonction productive. Cependant, cette distinction ne permet pas de rendre compte précisément des rapports entre le langage et la pensée, qui sont tout entiers contenus dans le problème de l’expression. L’expression produit la pensée, mais par un mécanisme qui nous paraît trouble, car la série des pensées que nous croyons claires a pour premier terme une pensée qui est hors de proportion avec le flux des choses vécues. La pensée est toujours en cours d’établissement, et cependant elle peut parvenir à ce but par un travail sur le langage. Le langage, qui fait intervenir des pensée non formulées et loin d’être pures. Car en effet la pensée est rarement à la hauteur de ce qu’elle veut penser, mais ses tentatives pour combler le fossé qui la sépare d’elle-même sont ce par quoi l’expression est possible.
- LevincentNiveau 9
Parménide a écrit:J'ai compris tout le texte (du moins j'en ai l'impression). Et pourtant, la dernière phrase me semble tout remettre en question avec l'idée d'une jonction provisoire du langage et de la pensée...
Si tu relis bien la fin du texte, tu verras qu'il ne s'agit pas d'une jonction provisoire du langage et de la pensée, mais de la "pensée pensée" et de la "pensée pensante". Peut-être as-tu identifié l'un au langage et l'autre à la pensée, mais alors c'est ne pas voir qu'il parle de deux pensées.
- ParménideNeoprof expérimenté
Levincent a écrit:Parménide a écrit:J'ai compris tout le texte (du moins j'en ai l'impression). Et pourtant, la dernière phrase me semble tout remettre en question avec l'idée d'une jonction provisoire du langage et de la pensée...
Si tu relis bien la fin du texte, tu verras qu'il ne s'agit pas d'une jonction provisoire du langage et de la pensée, mais de la "pensée pensée" et de la "pensée pensante". Peut-être as-tu identifié l'un au langage et l'autre à la pensée, mais alors c'est ne pas voir qu'il parle de deux pensées.
Mon professeur a relu ma copie devant moi l'autre jour.
J'ai fait des contresens énormes. Cela valait 8, au mieux...
Oui j'ai effectivement considéré que la "pensée pensée" était le langage. Mais je ne me souviens pas s'il m'a dit que j'étais dans l'erreur sur ce point...
Bon sang, comment faire avec ces textes de philo, truffés d'ambiguïtés?
(Il m'a dit que Merleau-Ponty était souvent comme ça, un auteur faussement simple...)
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"Il avait dit cela d'un air fatigué et royal", Franz-Olivier Giesbert, "Le vieil homme et la mort" (1996)
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- LevincentNiveau 9
[quote="Parménide"][quote="Levincent"]
Je n'ai jamais lu Merleau-Ponty, mais d'après l'extrait qui fait l'objet de ce fil, je ne le qualifierais pas de "faussement simple". Le texte donné en sujet est assez compliqué et m'a demandé plusieurs lectures avant d'avoir l'impression de saisir quelque chose.
Pour le reste, je dirais qu'un point de départ évident serait de ne pas associer arbitrairement une notion à un terme qui ne désigne pas explicitement cette notion (ici, la "pensée pensée", prise hors de tout contexte, ne désigne pas le langage). Le bon sens devrait nous souffler à l'oreille que si l'auteur avait voulu dire "langage" à cet endroit du texte il aurait écrit "langage", et que le fait qu'il ait écrit autre chose montre qu'il voulait signifier quelque chose de différent. De toutes façons, l'usage étrange de cette notion d'une "pensée pensée" et d'une "pensée pensante" réclame forcément une explication, et même si tu fais l'hypothèse que la "pensée pensée" désigne bien le langage, il faut au moins indiquer la nuance introduite par le choix d'un nouveau terme.
Parménide a écrit:
Oui j'ai effectivement considéré que la "pensée pensée" était le langage. Mais je ne me souviens pas s'il m'a dit que j'étais dans l'erreur sur ce point...
Bon sang, comment faire avec ces textes de philo, truffés d'ambiguïtés?
(Il m'a dit que Merleau-Ponty était souvent comme ça, un auteur faussement simple...)
Je n'ai jamais lu Merleau-Ponty, mais d'après l'extrait qui fait l'objet de ce fil, je ne le qualifierais pas de "faussement simple". Le texte donné en sujet est assez compliqué et m'a demandé plusieurs lectures avant d'avoir l'impression de saisir quelque chose.
Pour le reste, je dirais qu'un point de départ évident serait de ne pas associer arbitrairement une notion à un terme qui ne désigne pas explicitement cette notion (ici, la "pensée pensée", prise hors de tout contexte, ne désigne pas le langage). Le bon sens devrait nous souffler à l'oreille que si l'auteur avait voulu dire "langage" à cet endroit du texte il aurait écrit "langage", et que le fait qu'il ait écrit autre chose montre qu'il voulait signifier quelque chose de différent. De toutes façons, l'usage étrange de cette notion d'une "pensée pensée" et d'une "pensée pensante" réclame forcément une explication, et même si tu fais l'hypothèse que la "pensée pensée" désigne bien le langage, il faut au moins indiquer la nuance introduite par le choix d'un nouveau terme.
- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Petit détail mais personnellement je n'aime pas du tout les explications qui commencent par "le texte que nous allons commenter est..." , je trouve ça artificiel et je préfère commencer par annoncer le propos général et les problèmes soulevés dans l'histoire de la philosophie par cette thématique puis spécifier par rapport au texte.
Après je ne sais pas si c'est rédhibitoire pour le jury.
Après je ne sais pas si c'est rédhibitoire pour le jury.
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«Primus ego in patriam mecum, modo uita supersit. »
Virgile Georgiques.
« Ma science ne peut être qu’une science de pointillés. Je n’ai ni le temps ni les moyens de tracer une ligne continue. »
Marcel Jousse
- PanturleNiveau 8
Paul Dedalus a écrit:les problèmes soulevés dans l'histoire de la philosophie par cette thématique
Peut-être que je ne te saisis pas bien, mais cela me semble dépasser amplement ce qui est attendu dans une introduction d'explication de texte, si ce n'est dans une explication de texte tout court.
(Pour ce qui est de ton explication, Levincent, tu m'excuseras, mais je ne peux pas prendre le risque de raconter n'importe quoi : la phénoménologie me laisse gobie.)
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Multaque res subita et paupertas horrida suasit.
- User17706Bon génie
C'est bizarre de trouver "peu naturelle" une entrée en matière qui part sobrement de la situation réelle, sans apprêt: il y a un texte, nous allons l'expliquer.
Mais c'est vrai que ça déroge d'une certaine façon à la règle qui veut qu'on masque au maximum le cadre "didactique" ou "scolaire" de l'exercice comme on le fait par exemple en dissertation. Je ne me hâterais pas de me prononcer pour dire qu'une attitude est plus naturelle que l'autre. Personnellement je conseille ce genre d'entrée en matière dans l'explication de texte, qui, en tout cas, ne handicape pas les candidats aux concours (suivre ce conseil n'en a pas empêché plusieurs de décrocher aux écrits des 18/20). Mais on peut faire autrement.
Mais c'est vrai que ça déroge d'une certaine façon à la règle qui veut qu'on masque au maximum le cadre "didactique" ou "scolaire" de l'exercice comme on le fait par exemple en dissertation. Je ne me hâterais pas de me prononcer pour dire qu'une attitude est plus naturelle que l'autre. Personnellement je conseille ce genre d'entrée en matière dans l'explication de texte, qui, en tout cas, ne handicape pas les candidats aux concours (suivre ce conseil n'en a pas empêché plusieurs de décrocher aux écrits des 18/20). Mais on peut faire autrement.
- Plouc75Je viens de m'inscrire !
D'autant plus que le correcteur ne s'arrête pas là-dessus. Aussitôt lu, aussitôt oublié pour entrer dans le vif du sujet.
Il y a comme de la politesse à commencer par dire de quoi il s'agit (même si tout le monde le sait). Partir illico sur les enjeux philosophiques, à moins de le faire très bien, est un risque, me semble-t-il.
Il y a comme de la politesse à commencer par dire de quoi il s'agit (même si tout le monde le sait). Partir illico sur les enjeux philosophiques, à moins de le faire très bien, est un risque, me semble-t-il.
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