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- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Bon, il paraît que c'est assez classique et que l'étudiant moyen peut s'en sortir sur ce sujet mais je dois être en-dessous de la moyenne car je ne vois vraiment pas quelles références classiques utiliser sur ce sujet tombé à l'agrégation en 2008.
Donc je crée un nouveau sujet pour qu'on m'aide à trouver des références sur ce sujet.
Quels problèmes soulève un tel sujet ?
-Celui de l'intersubjectivité.
-Du perspectivisme -et donc de la comparaison des points de vues.
-Du dialogue.
-De la définition de LA philosophie qui parvient à faire unité malgré sa division interne - et donc à penser une structure englobante malgré les disparités à l'intérieur.
...?
Ce sujet me paraît très conceptuel et très difficile, infiniment plus que "Les normes" ou "La méthode". De manière générale les sujets à une notion me semblent faciles.
Bref, merci d'avance pour votre aide.
Donc je crée un nouveau sujet pour qu'on m'aide à trouver des références sur ce sujet.
Quels problèmes soulève un tel sujet ?
-Celui de l'intersubjectivité.
-Du perspectivisme -et donc de la comparaison des points de vues.
-Du dialogue.
-De la définition de LA philosophie qui parvient à faire unité malgré sa division interne - et donc à penser une structure englobante malgré les disparités à l'intérieur.
...?
Ce sujet me paraît très conceptuel et très difficile, infiniment plus que "Les normes" ou "La méthode". De manière générale les sujets à une notion me semblent faciles.
Bref, merci d'avance pour votre aide.
- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Ok aucune réponse, j'adore les gens qui te balancent que c'est facile et qui après préfèrent polémiquer sur le topic Onfray plutôt que répondre...
J'ai pensé au constructivisme / au cercle de Vienne qui s'est tout de même construit par opposition à la métaphysique ou encore à l'oeuvre kantienne qui est une tentative de résister à Hume tout en soulignant l'importance de ce qu'il critique et la génialité de sa démarche (on pourrait aussi faire une partie sur "la critique en philosophie" d'ailleurs...mais je ne sais pas car ce n'est qu'une critique externe et le contenu ne parle pas explicitement de la nécessité d'un pluralisme.
Bref, je soliloque. Je crois que je m'en serais sorti avec un 5, j'aurais adopté un point de vue externe à défaut de pouvoir faire autrement et j'aurais parlé de la démarche consistant à "légiférer sa philosophie par la connaissance et la tentative de dépassement des autres tentatives de légifération".
J'ai pensé au constructivisme / au cercle de Vienne qui s'est tout de même construit par opposition à la métaphysique ou encore à l'oeuvre kantienne qui est une tentative de résister à Hume tout en soulignant l'importance de ce qu'il critique et la génialité de sa démarche (on pourrait aussi faire une partie sur "la critique en philosophie" d'ailleurs...mais je ne sais pas car ce n'est qu'une critique externe et le contenu ne parle pas explicitement de la nécessité d'un pluralisme.
Bref, je soliloque. Je crois que je m'en serais sorti avec un 5, j'aurais adopté un point de vue externe à défaut de pouvoir faire autrement et j'aurais parlé de la démarche consistant à "légiférer sa philosophie par la connaissance et la tentative de dépassement des autres tentatives de légifération".
- Bobby-CowenFidèle du forum
En même temps, c'est pas comme si tu avais posté ce message il y a une semaine ou plus... personnellement je viens juste de le remarquer.
Je n'ai pas de formation philosophique, d'instinct j'aurais répondu (peut-être de façon primaire) ; il y plusieurs écoles, donc cela impliquerait plusieurs façons de voir les choses, de les conceptualiser. De plus, sur le point étymologique, n'y a-t-il qu'une forme de sagesse à aimer ?
Je n'ai pas de formation philosophique, d'instinct j'aurais répondu (peut-être de façon primaire) ; il y plusieurs écoles, donc cela impliquerait plusieurs façons de voir les choses, de les conceptualiser. De plus, sur le point étymologique, n'y a-t-il qu'une forme de sagesse à aimer ?
- Paul DedalusNeoprof expérimenté
En fait j'aimerais bien qu'on me propose une démarche concrète pour ce sujet avec une esquisse de plan, une problématisation et trois axes avec trois auteurs.
L'an dernier, une des préparatrices a botté en touche quand une fille lui a proposé de traiter ce sujet en lui répondant que "c'était sans intérêt".
La vérité c'est que ce sujet est problématique et qu'on est bien emmerdé avec parce qu'il s'agit de jouer avec les perspectives et que méthodologiquement il sort clairement de ce qu'on a l'habitude de faire.
L'an dernier, une des préparatrices a botté en touche quand une fille lui a proposé de traiter ce sujet en lui répondant que "c'était sans intérêt".
La vérité c'est que ce sujet est problématique et qu'on est bien emmerdé avec parce qu'il s'agit de jouer avec les perspectives et que méthodologiquement il sort clairement de ce qu'on a l'habitude de faire.
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«Primus ego in patriam mecum, modo uita supersit. »
Virgile Georgiques.
« Ma science ne peut être qu’une science de pointillés. Je n’ai ni le temps ni les moyens de tracer une ligne continue. »
Marcel Jousse
- Bobby-CowenFidèle du forum
Zarathoustra-Educateur a écrit:En fait j'aimerais bien qu'on me propose une démarche concrète pour ce sujet avec une esquisse de plan, une problématisation et trois axes avec trois auteurs.
Ah oui, carrément...
Pardon d'avoir tenté une réponse, même à mon humble niveau, hein.
- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Oui mais pas toi spécifiquement qui "n'a pas de formation philosophique".
Quelqu'un qui en a une et qui a décrêté que c'était facile, par exemple. (Et qui - du moins je l'éspère - est agrégé en philosophie de surcroît).
Quelqu'un qui en a une et qui a décrêté que c'était facile, par exemple. (Et qui - du moins je l'éspère - est agrégé en philosophie de surcroît).
- JPhMMDemi-dieu
Me demandant si, par exemple, les écoles philosophiques astika sont considérées comme philosophies au sens accepté en Occident, j'en viens à me demander quel est ce sens, précisément. Et donc si les dites "philosophies orientales" entrent dans ce sens.Pourquoi y-a-t-il plusieurs philosophies ?
_________________
Labyrinthe où l'admiration des ignorants et des idiots qui prennent pour savoir profond tout ce qu'ils n'entendent pas, les a retenus, bon gré malgré qu'ils en eussent. — John Locke
Je crois que je ne crois en rien. Mais j'ai des doutes. — Jacques Goimard
- JPhMMDemi-dieu
Ce que je ne sous-entends nullement.Ænésidème a écrit:JPhMM a écrit:Me demandant si, par exemple, les écoles philosophiques astika sont considérées comme philosophies au sens accepté en Occident, j'en viens à me demander quel est ce sens, précisément. Et donc si les dites "philosophies orientales" entrent dans ce sens.Pourquoi y-a-t-il plusieurs philosophies ?
Pourquoi la pluralité des philosophies exclurait a priori celles qui ne relèvent pas directement de la tradition grecque ?
Je vais essayer d'être plus précis.
Relativement à la question posée, il m'intéresse de savoir si ce que l'on appelle "philosophie" en Occident inclut par définition toutes les philosophies orientales.
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Je crois que je ne crois en rien. Mais j'ai des doutes. — Jacques Goimard
- User17706Bon génie
Pourquoi ne pas commencer par lire le rapport de l'agreg externe 2008 ?
- LevincentNiveau 9
Premièrement, la problématisation ne me semble pas trop difficile: pourquoi la philosophie ne connaît pas le consensus comme les sciences ? Cela amène à questionner conjointement les notions de sciences et de philosophie, mais aussi à se demander quel est l'objet de la philosophie. La question des principes et de leur indémontrabilité me semble elle aussi assez incontournable. Même si la question porte plutôt sur la multiplicité des doctrines philosophiques que sur la pluralité des parties de la philosophie (métaphysique, politique, éthique, etc.), je crois que le sujet mérite d'être abordé. La question de la vérité est sûrement à creuser, et pourquoi pas celle des motivations profondes des philosophes (un argument à la Hume comme quoi les philosophes essaient surtout de démontrer une vérité qu'ils ont en fait décidée depuis le départ). Aristote est assez mobilisable, notamment sur l'approche de la science de l'être en tant qu'être et de la théologie. Ou on peut aussi tenter une réponse marxiste, qui soutiendrait que la philosophie est une production de la classe dominante destinée à légitimer sa domination, et que par conséquent la multiplicité des philosophies traduit la lutte des classes en constante mutation.
Bon, ce sont des idées en vrac, donc pas vraiment ce que tu demandais, mais ça donne des éléments de réponse.
Bon, ce sont des idées en vrac, donc pas vraiment ce que tu demandais, mais ça donne des éléments de réponse.
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« Un philosophe moderne qui n'a jamais éprouvé le sentiment d'être un charlatan fait preuve d'une telle légèreté intellectuelle que son oeuvre ne vaut guère la peine d'être lue. »
Leszek Kolakowski
- InvitéPPPNiveau 8
Zara-Edu, tu m'énerves. Quand tu critiques quelqu'un sur le forum, cites-le s'il te plaît afin d'éviter la fine allusion.
Je peux me permettre d'écrire trois mots concernant Onfray sur un autre fil, ici ce que j'aimerais faire devrait être solide et approfondi, autrement dit un traitement intégral et j'ai vraiment pas le temps d'écrire une dissertation entière, j'ai autre chose à faire.
Merci de respecter ma vie, éviter de spéculer sur mes diplômes, je dis ce que je crois juste et fondé de dire, jusqu'à ce qu'on me prouve le contraire, et merci enfin de ne pas prendre comme une injustice le fait qu'on ne te réponde pas nécessairement sur un forum : nl n'y est tenu, quoi qu'il ait pu écrire auparavant.
Sinon, pour le sujet, il n'est pas toujours nécessaire de chercher des références précises et spécifiques, je veux dire par là que pour un sujet comme celui-là tu peux à mon sens de te servir de la plupart de systèmes philosophiques pour raisonner, la construction du problème étant très autonome.
Amorce de bon sens et un peu en vrac : comment se fait-il qu'il y ait de fait plusieurs philosophies, alors que toutes ne cherchent qu'une seule et même vérité ? Est-ce à dire que la philosophie est vouée à l'échec dans cette recherche ? Se trompe-t-elle sur sa véritable raison d'être ? Faut-il qu'elle renonce à l'idée ou l'idéal de vérité et peut-on se demander dans quelle mesure ? Les problèmes philosophiques sont-ils de faux problèmes et n'y a-t-il au fond qu'une seule philosophie ? D'où vient alors la pluralité des philosophies ? Par ailleurs, la pensée est-elle nécessairement systématique ? De quoi la pluralité des philosophies est-elle le signe ? La philosophie a-t-elle nécessairement un caractère pluriel ?
Voilà ce qui me vient à l'esprit à la seconde [+ une petite édition].
Je retourne dans ma prépa de cours si tu veux bien. Merci, bon dimanche.
Je peux me permettre d'écrire trois mots concernant Onfray sur un autre fil, ici ce que j'aimerais faire devrait être solide et approfondi, autrement dit un traitement intégral et j'ai vraiment pas le temps d'écrire une dissertation entière, j'ai autre chose à faire.
Merci de respecter ma vie, éviter de spéculer sur mes diplômes, je dis ce que je crois juste et fondé de dire, jusqu'à ce qu'on me prouve le contraire, et merci enfin de ne pas prendre comme une injustice le fait qu'on ne te réponde pas nécessairement sur un forum : nl n'y est tenu, quoi qu'il ait pu écrire auparavant.
Sinon, pour le sujet, il n'est pas toujours nécessaire de chercher des références précises et spécifiques, je veux dire par là que pour un sujet comme celui-là tu peux à mon sens de te servir de la plupart de systèmes philosophiques pour raisonner, la construction du problème étant très autonome.
Amorce de bon sens et un peu en vrac : comment se fait-il qu'il y ait de fait plusieurs philosophies, alors que toutes ne cherchent qu'une seule et même vérité ? Est-ce à dire que la philosophie est vouée à l'échec dans cette recherche ? Se trompe-t-elle sur sa véritable raison d'être ? Faut-il qu'elle renonce à l'idée ou l'idéal de vérité et peut-on se demander dans quelle mesure ? Les problèmes philosophiques sont-ils de faux problèmes et n'y a-t-il au fond qu'une seule philosophie ? D'où vient alors la pluralité des philosophies ? Par ailleurs, la pensée est-elle nécessairement systématique ? De quoi la pluralité des philosophies est-elle le signe ? La philosophie a-t-elle nécessairement un caractère pluriel ?
Voilà ce qui me vient à l'esprit à la seconde [+ une petite édition].
Je retourne dans ma prépa de cours si tu veux bien. Merci, bon dimanche.
- OsmieSage
Je trouve bien aimables les intervenants qui répondent à ZE ; une telle muflerie n'incite pas à la réponse, encore moins à l'aide (la base étant la lecture du rapport).
- DesolationRowEmpereur
Zarathoustra-Educateur a écrit:Oui mais pas toi spécifiquement qui "n'a pas de formation philosophique".
Quelqu'un qui en a une et qui a décrêté que c'était facile, par exemple. (Et qui - du moins je l'éspère - est agrégé en philosophie de surcroît).
C'est mufle, ça, non ? Je suis peut-être un peu sensible du poil, mais enfin...
- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Oui, c'est mufle. C'est l'influence du monde, vous ne pouvez pas imaginer à quel point il peut être mufle.
C'est bon, ça arrive à tout le monde d'être agacé parfois. Je trouve facile de dire qu'un exercice est facile sans s'y confronter, c'est tout. Après j'aurais pu ne rien dire, c'est vrai. Surtout qu'au finale je ne suis pas plus avancé.
Pour le coup je laisse tomber, même avec la réponse de PPP je ne comprends vraiment pas comment traiter le sujet et les amorces de problématisation ne me satisfont pas en ceci qu'elles ne tiennent pas compte de l'affirmation du sujet : il y a plusieurs philosophies.
Dès lors se demander s'il y a une seule philosophie n'est pas pertinent à mon sens.
Par contre peut-être que c'est dans cet effort pour atteindre un impossible que se situe la raison de cette pluralité : tendre vers l'unité et le consensus sans pouvoir l'atteindre et finalement se frayer une voie à travers toutes ces voix pour parvenir à penser par soi-même et vraiment philosopher.
Le fait est que j'ai relu le rapport et même sentiment : ce sujet était un prétexte mais je vois difficilement comment vraiment répondre à la question.
De plus en plus cette impression avec les sujets de concours, c'est pourquoi je trouve que les sujets à une notion sont encore les moins casse-gueule finalement.
Bref, de toute façon ces concours sont un peu étranges, je retourne lire Duras, cela m'est plus profitable.
C'est bon, ça arrive à tout le monde d'être agacé parfois. Je trouve facile de dire qu'un exercice est facile sans s'y confronter, c'est tout. Après j'aurais pu ne rien dire, c'est vrai. Surtout qu'au finale je ne suis pas plus avancé.
Pour le coup je laisse tomber, même avec la réponse de PPP je ne comprends vraiment pas comment traiter le sujet et les amorces de problématisation ne me satisfont pas en ceci qu'elles ne tiennent pas compte de l'affirmation du sujet : il y a plusieurs philosophies.
Dès lors se demander s'il y a une seule philosophie n'est pas pertinent à mon sens.
Par contre peut-être que c'est dans cet effort pour atteindre un impossible que se situe la raison de cette pluralité : tendre vers l'unité et le consensus sans pouvoir l'atteindre et finalement se frayer une voie à travers toutes ces voix pour parvenir à penser par soi-même et vraiment philosopher.
Le fait est que j'ai relu le rapport et même sentiment : ce sujet était un prétexte mais je vois difficilement comment vraiment répondre à la question.
De plus en plus cette impression avec les sujets de concours, c'est pourquoi je trouve que les sujets à une notion sont encore les moins casse-gueule finalement.
Bref, de toute façon ces concours sont un peu étranges, je retourne lire Duras, cela m'est plus profitable.
- DuplayExpert
Pourquoi y a-t-il plusieurs philosophies ?
A cause des critères de convergence et du sacro-saint principe de la concurrence libre et non faussée ? Non ?
:dehors2:
A cause des critères de convergence et du sacro-saint principe de la concurrence libre et non faussée ? Non ?
:dehors2:
- User17706Bon génie
Incidemment, il y a quelqu'un qui a développé la thèse suivant laquelle il y a une nécessaire pluralité de philosophies, qui est dans une certaine mesure explicable ; c'est Vuillemin, dans Nécessité ou contingence.
- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Ah! Une référence (que je connais mais dont le livre m'a semblé à la fois extraordinairement brillant et complexe, j'avoue m'y être noyé - une bonne occasion de l'ouvrir à nouveau), merci!
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« Ma science ne peut être qu’une science de pointillés. Je n’ai ni le temps ni les moyens de tracer une ligne continue. »
Marcel Jousse
- User17706Bon génie
Les cours de Bouveresse au collège de France intitulés Qu'est-ce qu'un système philosophique ? contiennent une présentation et une discussion de la thèse de Vuillemin à ce sujet ; je pense qu'on doit encore pouvoir en trouver les vidéos sur le site de la noble institution.
Cela dit, je souscris aux remarques données par les collègues et par le rapport : potentiellement, absolument n'importe quelles références sont utilisables pour traiter ce sujet.
Cela dit, je souscris aux remarques données par les collègues et par le rapport : potentiellement, absolument n'importe quelles références sont utilisables pour traiter ce sujet.
- LevincentNiveau 9
Comme devoir de vacances, je me propose de répondre à cette question, "pourquoi y a-t-il plusieurs philosophies ?". Un tel sujet est une bonne occasion de garder la main pendant cette période de détente et de récupération. L'intérêt du sujet consiste dans le fait qu'il concerne non pas un domaine particulier de la philosophie, mais la philosophie elle-même. Il y a donc de quoi “challenger” (j’ai horreur de cet anglicisme que j’entends tout le temps à mon boulot, mais je l’utilise quand même. Ô esprit de contradiction !), il y a de quoi challenger, dis-je, plus d’un aspirant à l’enseignement de la philosophie, afin de tester sa compréhension de la discipline qu’il prétend transmettre. Car ce futur professeur apprendra bientôt à ses élèves que dans la philosophie on distingue de nombreux courants, qui traversent des périodes entières de l’histoire de la philosophie. Le platonisme, le stoïcisme, l’épicurisme, le rationalisme, l’empirisme, l’idéalisme, les Lumières, le positivisme, l’existentialisme, et j’en passe sont des exemples de tels courants. Le problème est que chacun de ces courants revendique le titre de philosophie à part entière. Ce sont chacun des philosophies, et le sens de “philosophie” peut s’entendre d’au moins deux manières différentes :
-soit comme façon d’être, de se comporter, de cultiver une disposition face aux événements de l’existence, de manière à vivre bien et à atteindre la sagesse,
-soit comme tentative de dire le fin mot sur un sujet, de le décrire adéquatement ou, pour le dire carrément, de chercher la vérité sur ce sujet.
Il faut noter que ces deux façons de définir la philosophie ne sont pas exclusives l’une de l’autre. On peut même raisonnablement dire que proposer un modèle de vie bonne ou de sagesse revient à dire la vérité sur ce qu’est la vie bonne ou la sagesse, si bien que dans les deux cas la philosophie se présente comme une recherche de la vérité. Voilà en tout cas comment un professeur de philosophie pourrait présenter de façon sommaire la matière qu’il s’apprête à enseigner. C’est alors qu’un élève attentif et quelque peu paresseux pourrait légitimement lever la main pour demander d’entrée de jeu quelle est la bonne philosophie, afin de gagner du temps et de se dispenser d’étudier les autres. En effet, si chaque philosophie prétend dire la vérité, l’existence de plusieurs philosophies, la plupart du temps en désaccord entre elles, peut laisser penser qu’elles se trompent toutes, sauf peut-être une. La pluralité des philosophies signifierait ainsi l’échec des philosophes à établir un consensus à propos de la vérité sur les différents sujets dont la philosophie s’occupe. La philosophie se différencie donc des sciences de la nature, au sein de laquelle il existe bien différentes théories, mais où l’existence de ces théories n’entraîne pas des désaccords de fond quant à la pratique de la science. Doit-on dire que la philosophie a échoué là où la science a réussi ? Et dans ce cas, est-il encore utile d’étudier la philosophie, au sein de laquelle on trouvera autant de conceptions contradictoires ? Comment espérer trouver la vérité dans ce cas-là ? Et dans ces conditions, que reste-t-il de la prétention de la philosophie à chercher la vérité ? Voilà en tout cas de quoi bien embêter notre jeune professeur (oui, je le suppose jeune, mais il pourrait aussi être proche de la retraite). L’existence de plusieurs philosophies au sein de la philosophie remet celle-ci en cause en tant que discipline. Mais justement, parler comme je viens de le faire de la philosophie en tant que discipline laisse entendre que celle-ci est tout de même unifiée, même si j'ai auparavant identifié plusieurs philosophies. La philosophie serait par rapport aux différents courants qui traversent son histoire comme le tout par rapport aux parties. Il est donc pertinent de se demander si la pluralité des philosophies ne cacherait pas en réalité une unité plus large, celle de la philosophie en tant que discipline. De cette manière, une distinction s’impose. On entendra en effet le terme « philosophie » de deux manières différentes :
1- Comme d’une discipline générale de réflexion
2- Comme d’un courant au sein de cette discipline qui propose sa propre approche et ses propres conceptions dans l’étude de certains problèmes.
Cette distinction a le mérite de proposer une façon cohérente d’articuler l’unité de la philosophie avec la pluralité des philosophies : les philosophies différentes qui existent seraient en quelque sorte des parties de la philosophie, et la contradiction tiendrait simplement à une certaine ambiguïté du terme « philosophie ». Mais un autre problème survient : j’ai défini plus haut la philosophie au sens 2 comme une recherche de la vérité. Si c’est bien le cas, alors en quoi consiste alors la philosophie au sens 1 ? On ne peut pas répondre qu’il s’agit également d’une recherche de la vérité, auquel cas la distinction que j’ai opérée entre les sens 1 et 2 disparaît aussitôt. Il serait de plus fort étrange de prétendre que des courants séparés qui cherchent la vérité de manière contradictoire et ne parviennent pas à se mettre d'accord pourraient former un tout qui permette de chercher la vérité de manière efficace. On voit donc assez mal en quoi pourrait consister la philosophie en tant que discipline dans ces conditions.
Autant dire qu’à ce stade, le professeur de philosophie tenu d’expliquer l’intérêt de sa discipline commence à suer à grosses gouttes. Car voilà sa raison d’être mise en péril : la pluralité des philosophies n’est-elle pas le signe de leur échec à établir une vérité valable universellement ? Et l’unité même de ce qu’on appelle académiquement « la philosophie » en tant que discipline ne nous apparaît-elle pas à présent totalement artificielle ? Il lui faut donc justifier l'existence de plusieurs philosophies tout en préservant l'unité de la philosophie en tant que discipline et en la protégeant du soupçon d'être une impasse.
Ce que je propose, c'est de commencer par étudier l'option naïve, mais peu charitable, consistant à expliquer la pluralité des philosophies par le fait qu'elles se trompent et sont incapables de fonder un savoir. Cela va me pousser à chercher la raison de cette erreur, et par conséquent le remède à la pluralité des philosophies. En remarquant qu'en suivant cette voie on échoue à trouver un tel remède, je tenterai d'examiner comment il est possible de concevoir que plusieurs philosophies existent sans toutefois les supposer fausses. J'achèverai la réflexion en recherchant une unité de la philosophie qui se trouverait au-delà de la pluralité des philosophies et en montrant comment cette pluralité peut former une unité.
-soit comme façon d’être, de se comporter, de cultiver une disposition face aux événements de l’existence, de manière à vivre bien et à atteindre la sagesse,
-soit comme tentative de dire le fin mot sur un sujet, de le décrire adéquatement ou, pour le dire carrément, de chercher la vérité sur ce sujet.
Il faut noter que ces deux façons de définir la philosophie ne sont pas exclusives l’une de l’autre. On peut même raisonnablement dire que proposer un modèle de vie bonne ou de sagesse revient à dire la vérité sur ce qu’est la vie bonne ou la sagesse, si bien que dans les deux cas la philosophie se présente comme une recherche de la vérité. Voilà en tout cas comment un professeur de philosophie pourrait présenter de façon sommaire la matière qu’il s’apprête à enseigner. C’est alors qu’un élève attentif et quelque peu paresseux pourrait légitimement lever la main pour demander d’entrée de jeu quelle est la bonne philosophie, afin de gagner du temps et de se dispenser d’étudier les autres. En effet, si chaque philosophie prétend dire la vérité, l’existence de plusieurs philosophies, la plupart du temps en désaccord entre elles, peut laisser penser qu’elles se trompent toutes, sauf peut-être une. La pluralité des philosophies signifierait ainsi l’échec des philosophes à établir un consensus à propos de la vérité sur les différents sujets dont la philosophie s’occupe. La philosophie se différencie donc des sciences de la nature, au sein de laquelle il existe bien différentes théories, mais où l’existence de ces théories n’entraîne pas des désaccords de fond quant à la pratique de la science. Doit-on dire que la philosophie a échoué là où la science a réussi ? Et dans ce cas, est-il encore utile d’étudier la philosophie, au sein de laquelle on trouvera autant de conceptions contradictoires ? Comment espérer trouver la vérité dans ce cas-là ? Et dans ces conditions, que reste-t-il de la prétention de la philosophie à chercher la vérité ? Voilà en tout cas de quoi bien embêter notre jeune professeur (oui, je le suppose jeune, mais il pourrait aussi être proche de la retraite). L’existence de plusieurs philosophies au sein de la philosophie remet celle-ci en cause en tant que discipline. Mais justement, parler comme je viens de le faire de la philosophie en tant que discipline laisse entendre que celle-ci est tout de même unifiée, même si j'ai auparavant identifié plusieurs philosophies. La philosophie serait par rapport aux différents courants qui traversent son histoire comme le tout par rapport aux parties. Il est donc pertinent de se demander si la pluralité des philosophies ne cacherait pas en réalité une unité plus large, celle de la philosophie en tant que discipline. De cette manière, une distinction s’impose. On entendra en effet le terme « philosophie » de deux manières différentes :
1- Comme d’une discipline générale de réflexion
2- Comme d’un courant au sein de cette discipline qui propose sa propre approche et ses propres conceptions dans l’étude de certains problèmes.
Cette distinction a le mérite de proposer une façon cohérente d’articuler l’unité de la philosophie avec la pluralité des philosophies : les philosophies différentes qui existent seraient en quelque sorte des parties de la philosophie, et la contradiction tiendrait simplement à une certaine ambiguïté du terme « philosophie ». Mais un autre problème survient : j’ai défini plus haut la philosophie au sens 2 comme une recherche de la vérité. Si c’est bien le cas, alors en quoi consiste alors la philosophie au sens 1 ? On ne peut pas répondre qu’il s’agit également d’une recherche de la vérité, auquel cas la distinction que j’ai opérée entre les sens 1 et 2 disparaît aussitôt. Il serait de plus fort étrange de prétendre que des courants séparés qui cherchent la vérité de manière contradictoire et ne parviennent pas à se mettre d'accord pourraient former un tout qui permette de chercher la vérité de manière efficace. On voit donc assez mal en quoi pourrait consister la philosophie en tant que discipline dans ces conditions.
Autant dire qu’à ce stade, le professeur de philosophie tenu d’expliquer l’intérêt de sa discipline commence à suer à grosses gouttes. Car voilà sa raison d’être mise en péril : la pluralité des philosophies n’est-elle pas le signe de leur échec à établir une vérité valable universellement ? Et l’unité même de ce qu’on appelle académiquement « la philosophie » en tant que discipline ne nous apparaît-elle pas à présent totalement artificielle ? Il lui faut donc justifier l'existence de plusieurs philosophies tout en préservant l'unité de la philosophie en tant que discipline et en la protégeant du soupçon d'être une impasse.
Ce que je propose, c'est de commencer par étudier l'option naïve, mais peu charitable, consistant à expliquer la pluralité des philosophies par le fait qu'elles se trompent et sont incapables de fonder un savoir. Cela va me pousser à chercher la raison de cette erreur, et par conséquent le remède à la pluralité des philosophies. En remarquant qu'en suivant cette voie on échoue à trouver un tel remède, je tenterai d'examiner comment il est possible de concevoir que plusieurs philosophies existent sans toutefois les supposer fausses. J'achèverai la réflexion en recherchant une unité de la philosophie qui se trouverait au-delà de la pluralité des philosophies et en montrant comment cette pluralité peut former une unité.
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Leszek Kolakowski
- LevincentNiveau 9
1) Il y a plusieurs philosophies parce qu'elles se trompent toutes
L'erreur universelle
Lorsque plusieurs personnes affirment des choses différentes et contradictoires, il est évident qu'elles ne peuvent pas avoir raison toutes en même temps. Si je demande "de quelle couleur était la cravate de François au cocktail de mercredi dernier ?", et que trois personnes me répondent chacune "grise", "verte" et "orange", je dois en déduire qu'au moins deux personnes se trompent, sinon trois. Je tiens ici pour évident que, si la cravate de François était orange ET verte (à carreaux par exemple), cela signifie que d'une part, François fait preuve d'un mauvais goût atroce dans le choix de ses cravates, et que d'autre part les réponses "verte" et "orange" sont fausses toutes les deux. Aucune de ces réponses en effet ne permet de me faire une idée vraie de la couleur de la cravate que portait François (j'aurai l'occasion de revenir plus tard sur le cas des cravates multicolores). Le problème avec les différentes philosophies est à peu près similaire. On peut en effet définir une philosophie par une série de propositions que ses adeptes tiennent pour vraies. C'est l'adhésion à ces propositions qui définit le philosophe comme appartenant à une philosophie ou à une autre. Les platoniciens tiennent pour vrai, par exemple, qu'il existe des formes intelligibles qui sont les types des objets sensibles, et que ceux-ci sont comme la copie de ceux-là. Si vous ne tenez pas pour vrai cette proposition, alors vous n'êtes pas strictement platonicien. Vous pouvez peut-être soutenir toutes les autres propositions que les platoniciens en général tiennent pour vrai, sauf celle-là, cela fera de vous un platonicien hétérodoxe, ce qui est encore une façon de signifier que vous n'êtes pas strictement platonicien. La question n'est cependant pas ici de déterminer quelles sont les propositions qui constituent une doctrine philosophiques, ni même si leur nombre peut être précisément énoncé. L'important est de remarquer que toute philosophie tient pour vraies certaines choses, pour fausses d'autres choses, et que c'est l'adhésion ou la non-adhésion à certaines propositions qui range le philosophe dans une philosophie ou une autre. Un empiriste tiendra pour vrai que c'est l'expérience sensible qui est à l'origine de toutes nos idées, un rationaliste sera en désaccord, et affirmera qu'il existe des idées qui précèdent l'expérience ; un épicurien verra dans le plaisir le fondement de la vie heureuse, un stoïcien le verra dans la vertu ; un dogmatique dira qu'il existe des vérités indépendantes de nous, un pragmatiste dira que le seul critère qui doit nous servir pour déterminer une vérité se trouve dans les applications pratiques qu'elle permet. Je pourrais étendre aussi longtemps que je le voudrais cette liste d'oppositions, ce qui nous montre qu'un balayage général de l'histoire de la philosophie nous permet au moins d'affirmer une chose : les différentes philosophies se contredisent toutes entre elles, et ce sur différentes questions. Il faudrait donc en déduire, comme dans l'exemple de la cravate, qu'une bonne partie d'entre elles se trompent sur un certain nombre de sujets. À ce stade, rien ne nous empêche de pousser le pessimisme jusqu'à soupçonner carrément qu'elles se trompent toutes. Répondre à la question "pourquoi y a-t-il plusieurs philosophies ?" reviendrait alors à la question : "pourquoi les philosophies se trompent-elles toutes (ou presque)?".
Une question de principes
J'ai défini une philosophie comme un courant comportant une série de propositions qu'un philosophe se doit de tenir pour vraies s'il veut légitimement être tenu pour un représentant de ce courant. Un philosophe est donc quelqu'un qui défend des opinions précises. Si un philosophe se trompe, ce doit donc être au moment où il fait le choix d'une opinion plutôt qu'une autre. On obtiendra donc sûrement une réponse valable à la question si l'on peut établir pourquoi certains font le choix d'une opinion plutôt qu'une autre. Pourquoi une opinion apparaît-elle vraie à un philosophe et pas à un autre ? À mon avis, la réponse se trouve dans la question : c'est précisément parce que ce ne sont que des opinions qu'il existe des divergences. Ce fait n'est pas propre aux philosophes : chacun sait d'expérience à quel point les gens ordinaires sont eux aussi sujets à des divergences d'opinion sur des sujets divers. Le propre de l'opinion est qu'elle n'est pas un savoir. Un savoir s'appuie sur un fait avéré, tandis que l'opinion s'appuie sur une croyance. C'est un fait que le World Trade Center a été attaqué le 11 septembre 2001, c'est une croyance (délirante) de penser que c'est le gouvernement américain qui a commandité cette attaque. Une croyance ne s'appuie sur aucun fait, mais seulement sur des suppositions, sur une évaluation (parfois arbitraire) de probabilité. Voilà pourquoi un fait avéré met tout le monde d'accord, mais qu'en matière d'opinion, chacun se permet d'avoir la sienne propre. Si les philosophies se résument bien, comme je l'ai supposé, à une série d'opinions, cela permet d'expliquer pourquoi on en trouve autant de différentes. Ce faisant, il ne faut pas croire que je suis en train de réduire la philosophie à l'expression d'opinions. Si c'était le cas, les cafés du commerce seraient peuplés de philosophes. Une philosophie se caractérise par le fait que les opinions avancées sont justifiées, et c'est dans ce travail de justification que consiste précisément le travail du philosophe. Mais cela ne change pas le fait que la justification employée est elle aussi une opinion. Les philosophies ne sont donc pas des savoirs, elles ne s'appuient pas fondamentalement sur des faits, elles n'émettent que des propositions probables. Or une proposition probable, une simple supposition, en vaut bien une autre, de sorte qu'une opinion et son contraire peuvent bien coexister sans que l'une prenne le dessus sur l'autre. Descartes a été conscient de cette situation, au point d'en avoir été gêné et d'avoir conçu une certaine méfiance envers la philosophie :
Descartes a écrit:
Voyant qu’elle [la philosophie] a été cultivée par les plus excellents esprits qui aient vécu depuis plusieurs siècles, et que néanmoins il ne s’y trouve encore aucune chose dont on ne dispute, et par conséquent qui ne soit douteuse, je n’avois point assez de présomption pour espérer d’y rencontrer mieux que les autres ; et que, considérant combien il peut y avoir de diverses opinions touchant une même matière, qui soient soutenues par des gens doctes, sans qu’il y en puisse avoir jamais plus d’une seule qui soit vraie, je réputois presque pour faux tout ce qui n’étoit que vraisemblable.
Dans cet extrait du Discours de la Méthode, Descartes partage donc le pessimisme outré que j'ai choisi d'explorer. La philosophie de l'époque de Descartes est incapable de produire de la certitude. En cela, Descartes l'oppose aux mathématiques. Quelle est donc la différence entre les mathématiques et la philosophie ? C'est que les mathématiques s'appuient sur des principes et une méthode sûrs, ce qui n’est pas le cas de la philosophie. Il faut donc supposer que c'est l'absence de principes sûrs et de méthode rigoureuse qui explique l'existence de plusieurs philosophies comme autant de doctrines fondées sur des opinions mal assurées. Établir ces principes et cette méthode, c'est l'une des tâches que s'est donnée Descartes tout au long de son œuvre. Il espérait ainsi unifier non seulement la philosophie, mais les sciences toutes ensemble :
Descartes a écrit:
les sciences toutes ensemble ne sont rien autre chose que l’intelligence humaine, qui reste une et toujours la même quelle que soit la variété des objets auxquels elle s’applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changements que la diversité des objets n’en apporte à la nature du soleil qui les éclaire, il n’est pas besoin de circonscrire l’esprit humain dans aucune limite ; en effet, il n’en est pas de la connaissance d’une vérité comme de la pratique d’un art ; une vérité découverte nous aide à en découvrir une autre, bien loin de nous faire obstacle. Et certes il me semble étonnant que la plupart des hommes étudient avec soin les plantes et leurs vertus, le cours des astres, les transformations des métaux, et mille objets semblables, et qu’à peine un petit nombre s’occupe de l’intelligence ou de cette science universelle dont nous parlons ; et cependant si les autres études ont quelque chose d’estimable, c’est moins pour elles-mêmes que pour les secours qu’elles apportent à celle-ci. Aussi n’est-ce pas sans motif que nous posons cette règle à la tête de toutes les autres ; car rien ne nous détourne davantage de la recherche de la vérité que de diriger nos efforts vers des buts particuliers, au lieu de les tourner vers cette fin unique et générale.Règles pour la direction de l'esprit, règle 1
Dans l'esprit de Descartes, le choix des bons principes et la mise en œuvre d'une méthode rigoureuse aboutira donc à une science unifiée, qui sera la somme des sciences particulières, constituant toutes ensemble le savoir total de l'humanité. Lorsque Descartes emploie la formule "l'intelligence humaine" pour désigner tout ce que l'activité intellectuelle peut toucher, on peut comprendre que même la distinction commune entre science et philosophie serait gommée au bout du compte, si bien que toute diversité serait absorbée dans l'unité de cette science universelle. Autant dire que dans une telle science, il n'y aurait plus de place pour plusieurs philosophies. La pluralité des philosophies s'expliquerait donc par une absence de méthode et de principes sûrs en philosophie, mais cet état de chose est remédiable. Mais le diagnostic de Descartes est-il le bon ? Nous vivons presque quatre siècles après Descartes, et pourtant les philosophies sont toujours aussi diverses. Les sciences de la nature ont fait de remarquables progrès, et se sont bel et bien organisées selon une certaine unité, mais il semble que la situation de la philosophie soit inchangée. La vision idéale d'une mathesis universalis ne s'est pas encore réalisée. Peut-être finira-t-elle par l'être, mais en attendant il est toujours permis de supposer que Descartes s'est trompé. Mais s'est-il trompé en proposant des principes qui n'étaient pas les bons, ou bien s'est-il trompé en croyant possible d'ériger la philosophie sur des principes aussi assurés que ceux des mathématiques ? Si Descartes proposait ses propres principes sur lesquels ériger une philosophie digne du nom de science (il s'agit de l'idée claire et distincte, dont le type est le cogito), d'autres philosophes ont pu lui disputer d'autres principes (un empiriste tel que Hume voit par exemple dans la perception sensible l'origine de toute connaissance). La pluralité des philosophies continue donc de poser problème au moment de choisir des principes valables, car des philosophies différentes privilégieront des principes différents. Il y a donc un arbitrage à effectuer entre ces différentes philosophies. Mais sur quelles bases ? Réfléchir aux principes les plus à même de fonder une réelle connaissance philosophique, rechercher les principes premiers de notre connaissance, c'est ce qu'on désigne la plupart du temps par le terme de métaphysique. Or, la métaphysique fait partie de la philosophie, si bien que la réflexion sur les premiers principes est déjà une réflexion philosophique. Mais dans ce cas, sur quels principes se fonde cette réflexion philosophique ? Nous voilà pris dans un cercle vicieux. Il semble donc que la pluralité des philosophies soit irréductible, en raison de la régression sans fin à laquelle nous amène la recherche des principes. Mais il est remarquable que cette régression indéfinie ne s’observe pas dans les mathématiques, où nous trouvons comme principes une série d'axiomes que chacun parvient aisément à comprendre et qui font l'unanimité. Manifestement, nous avons beaucoup plus de mal à trouver des axiomes de cette sorte en philosophie, qui soient de nature à paraître évidents pour chacun. Une hypothèse qui expliquerait correctement ce fait pourrait être que l'esprit humain est adapté aux mathématiques, mais pas à la métaphysique. Il peut donc valoir le coup de se demander si ce n'est pas dans nos facultés elles-mêmes qu'il y aurait comme un vice nous empêchant de trouver les principes métaphysiques qui nous permettraient de fonder solidement la philosophie et de l’élever au rang de science universelle. S'il s'avère que c'est le cas, nous tiendrions une bonne explication à la pluralité des philosophies.
Faut-il se convertir au bouddhisme ?
Les recherches incessantes qui ont lieu depuis plusieurs siècles en philosophie, le bouillonnement ininterrompu des plus fameuses cervelles, les impressionnantes constructions conceptuelles bâties par toute une tradition ininterrompue, tout cela semble facile à réduire à néant par la simple question : "à quelle connaissance véritable et indiscutée cela nous a-t-il amené ?". Pourquoi, en effet, les mêmes problèmes reviennent sans cesse dans l'histoire de la philosophie sans jamais sembler trouver de réponse définitive ? Et si nous faisions fausse route dès le départ en pensant que c'est par la réflexion que nous pourrons venir à bout des questionnements philosophiques ? Peut-être est-ce une illusion de penser que l'intellect constitue une véritable clé. Chaque solution qu'on apporte à un problème n'apporte-t-elle pas de nouveaux problèmes qui, en se résolvant à leur tour engendreront d'autres problèmes selon un cycle sans fin ? Est-ce que la cause de cela ne résiderait pas dans l’intellect lui-même, seulement apte à fournir des réponses insatisfaisantes ? D'ailleurs, ces problèmes n'existent-ils pas uniquement parce que nous avons commencé à questionner le monde de manière intellectuelle ? Il se pourrait que ce soit le point de départ même du questionnement philosophique, qui consiste à faire confiance en l’intellect pour venir à bout des questionnements philosophiques, qui est erroné et qui génère la multiplicité qui pose problème ici. Si c'était bien le cas, alors quelle autre alternative aurions-nous ? Pour Daisetsu Teitaro Suzuki, le diagnostic que je viens de formuler est tout à fait légitime. Les problèmes soulevés par le questionnement intellectuel montrent en quoi c'est une autre approche qui doit être envisagé. Pour Suzuki, c'est le bouddhisme Zen qui constituerait une alternative valable :
Suzuki a écrit:]Comment le Zen résout-il le problème des problèmes ? En premier lieu, il propose sa solution en faisant directement appel à des faits d'expérience personnelle et non pas à la connaissance livresque. Il faut qu'une faculté plus haute que l'intellect saisisse la nature de cet être intérieur où manifestement le combat se déroule, acharné, entre le fini et l'infini. Le Zen déclare en effet que c'est l'intellect qui, le premier, nous a incités à poser la question à laquelle il ne pouvait répondre par lui-même, et que par conséquent, on doit le laisser de côté pour recourir à quelque chose de plus haut et de plus lumineux. Car l'intellect porte en lui une qualité particulièrement inquiétante : bien qu'il soulève assez de questions pour troubler la sérénité du mental, il est trop fréquemment incapable de trouver des réponses satisfaisantes. Il bouleverse la bienheureuse paix de l'ignorance, et cependant il ne rétablit pas l'état antérieur en offrant autre chose. Du fait qu'il révèle l'ignorance, on le considère souvent comme revêtu de puissance illuminatrice, alors qu'en réalité il crée le trouble sans projeter toujours nécessairement la lumière sur son chemin. Il ne donne pas un verdict ; il attend d'un facteur plus élevé que lui-même la solution des questions qu'il posera sans se préoccuper des conséquences. S'il était capable d'introduire un ordre nouveau dans ce bouleversement et de régler définitivement la question, il n'y aurait plus besoin de philosophie, une fois un système élaboré par un grand penseur, un Aristote ou un Hegel.Essais sur le bouddhisme zen, "Limitations de l'Intellect"
Suzuki considère donc ici comme un indice très révélateur le fait que la philosophie ne puisse s'ériger en "ordre nouveau", et se disperse inévitablement dans la multiplicité. Ce qui est en cause, c'est ce qui est au cœur même de la philosophie, à savoir la tentative de trouver une réponse intellectuelle aux problèmes de la vie. Nous avons besoin d'une "faculté plus haute". Quel est le "problème des problèmes" dont Suzuki nous parle ici ? Il s'agit du problème de la souffrance, qui est estimé prioritaire dans le bouddhisme. La philosophie serait incapable de venir à bout de ce problème car elle met en jeu une faculté, l'intellect, qui est facteur de trouble, malgré certaines apparences du contraire. Pour le bouddhisme Zen, c'est dans l'Illumination (le satori) que se trouve la solution à ce problème, ce qui implique une démarche de résolution mettant l'intellect de côté. Le Zen se trouverait donc au-delà de la philosophie, il serait un parce que, contrairement aux multiples philosophies, il proposerait la solution véritable au problème de la souffrance. Mais ce point de vue est-il légitime ? Est-ce parce que le Zen prétend se situer au-delà de la philosophie que c'est bien le cas ? A bien des égards, on pourrait qualifier le Zen de philosophie. C'est certes une religion, puisqu'on y trouve des rites, une tradition, un clergé, des récits de type mythologiques, mais en faisant abstraction de ces éléments on se retrouve bien avec une philosophie, c'est-à-dire des préceptes de vie bonne, justifiés par une métaphysique. Il n'est pas question de discuter ici la valeur du Zen en tant que philosophie, mais il me semble important de remarquer ceci : il serait contradictoire de prétendre résoudre le problème de la pluralité des philosophies avec une philosophie particulière, qui ne ferait rien d'autre que s'ajouter à la liste déjà longue des philosophies existantes. Si effectivement le Zen est la bonne philosophie qui donne la vérité (je n'exclue pas a priori que ce soit le cas), encore doit-il être possible de le déterminer en questionnant philosophiquement le Zen et en le comparant aux autres philosophies. Par exemple, le bouddhisme zen part du principe que le problème fondamental est celui de la souffrance, mais d'autres philosophies peuvent être en désaccord sur ce point. Il semble donc difficile de se débarrasser de la pluralité des philosophies en prétendant avoir trouvé quelle philosophie est la meilleure. En faisant ainsi, on ne fait en définitive que raviver le débat, et donc faire sentir encore davantage combien la pluralité des philosophies pose un problème. Je ne vais donc pas affirmer ici que c'est le Zen qui peut apporter une solution au problème de la pluralité des philosophies, mais du moins il faut reconnaître que, dans le passage de Suzuki que j'ai cité, se trouve un élément qui, s'il s'avère juste, pourrait très bien répondre à la question. Si, en effet, ce sont nos facultés intellectuelles qui sont insuffisantes pour répondre efficacement aux problèmes philosophiques, il faut examiner ce point et soumettre nos facultés à une critique.
Où Kant critique la philosophie
Kant peut nous intéresser ici car il a tenté d'examiner dans quelle mesure nos facultés intellectuelles nous permettent de fonder une connaissance, et dans quelle mesure elles peuvent au contraire nous égarer. Kant a, tout comme Descartes, constaté la diversité des systèmes philosophiques existant, notamment en ce qui concerne les questions métaphysiques. C'est en effet sur ces questions que les philosophes se disputent le plus, si bien que Kant qualifie la métaphysique de "champ de bataille" de l'histoire de la philosophie. L'explication envisagée par Kant tient en ceci que les philosophes précédents n'ont pas pris soin d'examiner les facultés de leur esprit avant de se lancer dans des recherches métaphysiques, et que ceci les a conduit à se lancer dans des hypothèses aventureuses qui vont bien au-delà de ce que la raison peut légitimement connaître. On appelle "critique" cette approche qui se soucie moins de prendre parti pour un camp ou pour un autre dans les débats métaphysiques, que d'établir au préalable les conditions dans lesquelles la raison peut accéder à une connaissance digne de ce nom. L'un des soucis constants de Kant est en effet de proposer une philosophie qui ne se réduise pas à une nouvelle doctrine faite de propositions à tenir pour vraies, mais qui soit un outil permettant d'arbitrer les discussions d'ordre métaphysique, en rabaissant les prétentions des philosophes à se lancer dans des spéculations dans des domaines où la raison cesse d'être un outil légitime. Il établit notamment que nous ne pouvons pas fonder de connaissance valable dès lors que nous cherchons à dépasser le cadre de l'expérience possible. Plus important encore, Kant s'attache à montrer que la raison entre systématiquement en conflit avec elle-même lorsqu'elle s'attaque à certains problèmes. Ces problèmes sont les quatre antinomies de la raison pure mises en évidence dans le chapitre du même nom de la Critique de la raison pure. Chacun de ces problèmes est relatif à une idée formée par la raison elle-même (l'idée d'un commencement dans le temps de l'univers, l'idée de l'infinité spatiale de l'univers, l'idée de l'existence d'un être nécessaire, l'idée d'une causalité libre à l'œuvre dans l'univers) et admet à la fois une thèse et une antithèse, qui nie ou affirme l'idée en question. Par exemple, la thèse de la troisième antinomie est qu'il existe un être nécessaire, l'antithèse est qu'il n'en existe pas. Le geste de Kant consiste non pas à démontrer une thèse au profit de l'antithèse, ou l'inverse, mais de montrer que thèse et antithèse sont sur un pied d'égalité. Il n'y a pas à décider que la thèse est vraie et l'antithèse fausse, ou inversement, mais il faut remarquer que thèse et antithèse proviennent de la raison elle-même et du fait qu'elle se trouve en-dehors des limites de l'expérience possible. Le problème que Kant met en évidence est décisif pour notre question, et il est double : non seulement notre faculté rationnelle n'est pas suffisante pour parvenir à établir une métaphysique qui soit une science (c'est-à-dire une connaissance vraie, où concept et intuition coïncident), mais en plus elle nous joue des tours en se contredisant elle-même sur certains problèmes. Si ce que dit Kant est vrai, alors la pluralité des philosophies apparaît sous un jour nouveau. Nous pouvons en effet voir dans ces disputes incessantes une image du conflit de la raison avec elle-même, chaque courant philosophique prenant fait et cause pour des thèses ou des antithèses des antinomies, faute d'avoir observé un moment critique avant de se lancer dans la réflexion. Ainsi, la cause de l'existence de plusieurs philosophies se trouverait dans une absence de philosophie critique qui évaluerait nos facultés de connaissance, et qui serait susceptible de jouer un rôle d'arbitre au sein de la philosophie. Cependant, je réitérerai la même réserve que j'ai formulée plus haut au sujet de Descartes : nous voici deux siècles après la parution de la Critique de la raison pure, et pourtant nous nous trouvons toujours avec plusieurs philosophies. La philosophie critique n'a pas eu le rôle escompté par Kant. Il ne s'agit aujourd'hui que d'une philosophie parmi d'autres. Pourtant, on ne peut pas mettre cet échec relatif sur le compte d'une méconnaissance de l'œuvre de Kant. Au contraire, les thèses de Kant sont extrêmement célèbres, et même incontournables pour quiconque s'intéresse de près à la philosophie. On serait donc tenté, ici encore, de soupçonner que Kant s'est trompé en espérant pouvoir mettre un terme aux conflits internes à la philosophie. Ici encore il ne s'agit pas dévaluer la philosophie de Kant, mais de remarquer qu'elle ne nous apporte finalement pas de solution satisfaisante au problème que nous étudions. A la décharge de Kant et du criticisme, je préciserai toutefois que ce résultat était peut-être anticipé par Kant lui-même. Celui-ci nous met en effet en garde contre l'illusion qui est à la base de la formation des antinomies. Il s'agit d'une illusion naturelle de la raison que d'avoir tendance à vouloir connaître de pures idées telles que Dieu, le monde ou l'âme qui ne correspondent à aucune intuition sensible possible. Mais cette illusion transcendentale, que Kant nomme "dialectique naturelle de la raison", ne se dissipe pas, même quand on en a dénoncé le caractère illusoire, si bien que le criticisme réclame un effort constant pour résister à l'illusion. Au moins pouvons-nous donc laisser à Kant le bénéfice du doute : il se peut bien qu'il ne se soit pas trompé, mais que les autres philosophes après lui ont malgré tout succombé à l'illusion contre laquelle il les avait pourtant mis en garde.
Partir de l'idée que les philosophies sont plusieurs parce qu'elles sont fausses m'a donc amené à rechercher les causes possibles de leurs erreurs. Descartes et Kant apportent chacun une réponse prétendant remettre la philosophie sur le droit chemin, mais comme nous l'avons vu il existe de bonnes raisons de douter qu'ils y soient parvenu. Faut-il donc attendre qu'un autre philosophe apporte le bon remède à la philosophie pour que celle-ci s'écarte de l'erreur et soit capable de créer un consensus universel ? Il y a fort à parier qu'un tel philosophe se retrouve un jour, comme Descartes et Kant, dans le rang des philosophes illustres qui ont initié une nouvelle philosophie, une parmi d'autres, une de plus...Il n'est donc pas évident que ce soit l'erreur qui soit la cause de la multiplicité des philosophies. D'ailleurs, l'erreur ne divise pas forcément. Le cas du géocentrisme, qui a été l'hypothèse cosmologique majoritairement admise pendant des siècles, nous indique que l'erreur peut aussi faire consensus. Je suis sans doute parti sur une fausse piste en expliquant la pluralité des philosophies par une sorte d'erreur universelle. De plus, une telle hypothèse ne colle pas avec la réalité, car si l'explication était bien celle-là, elle apparaîtrait comme évidente aux esprits les plus avisés. Or, il y a de bonnes raisons de penser que les philosophes font partie des esprits avisés. Comment accorderaient-ils autant d'intérêt à quelque chose sur lequel pèse un soupçon tellement évident ? Les philosophes, au contraire, s'enthousiasment pour la philosophie, les tiennent pour capables de nous faire découvrir le vrai, et leur pratique les confirme dans l'idée que leur activité les rapproche de la vérité. Peut-on attribuer ce sentiment à une simple illusion ? Il me semble que c'est une explication peu satisfaisante des choses. Je considérerai donc dorénavant que les philosophies sont a priori vraies, ou du moins je ne poserai pas par principe qu'elles sont fausses. La question sera de déterminer comment il est possible de concevoir que plusieurs philosophies différentes puissent être vraies en même temps.
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« Un philosophe moderne qui n'a jamais éprouvé le sentiment d'être un charlatan fait preuve d'une telle légèreté intellectuelle que son oeuvre ne vaut guère la peine d'être lue. »
Leszek Kolakowski
- LevincentNiveau 9
2) Il y a plusieurs philosophies car elles se rapprochent plus ou moins de la vérité
Le retour de François
Supposons qu'il soit d'une importance cruciale de savoir quelle était la couleur de la cravate de François au cocktail mercredi dernier. Tout le monde avait un peu bu ce soir-là, et personne ne se souvient très bien. Cependant, les convives ont pris des photos de la soirée avec leurs smartphones. Malheureusement, comme tout le monde avait bu, les photos sont de travers, mal cadrées, et sur aucune photo on ne voit la cravate de François en entier. Sur celle-ci on voit un bout de vert, sur celle-là une parcelle violette, sur une autre du orange (j'ai déjà mentionné le goût très discutable de François en matière de cravates). En rassemblant toutes les photos que vous pourrez, vous parviendrez sans doute à reconstituer le motif entier de la cravate de François. Vous établirez alors qu'elle est verte à un endroit, orange à un autre, etc. Les clichés, bien qu'ils ne permettent pas, pris individuellement, de connaître dans son ensemble la disposition des couleurs sur la cravate, donnent chacun une information importante, qui s'avère très utile pour connaître la vérité. Chaque photo est donc en partie vraie, mais aucune photo n'est entièrement vraie. La vérité s'atteint grâce à un recoupement de plusieurs photos qui ne laisserait aucune partie de la cravate inconnue.
Il se pourrait bien que les philosophies soient par rapport à la vérité dans un rapport analogue : aucune n'est fausse, mais chacune est vraie d'un certain point de vue. La vérité se trouverait dans une hypothétique synthèse des philosophies existantes, qui resterait encore à faire. La vérité philosophique serait pour l'instant hors d'atteinte, si bien que les philosophes l'étudieraient de manière fragmentaire.
La philosophie et les sciences
Cependant, il ne s'agit pas là d'un trait propre à la philosophie. Dans les sciences naturelles, la réalité observable est elle aussi découpée en plusieurs domaines d'études bien distincts. Prenons la planète Terre. Pour le géologue, elle est une superposition de couches sédimentaires, pour l'astronome, elle est un élément du système solaire, pour le climatologue elle est le lieu d'évènements atmosphériques. Pourtant, il est absurde de se demander qui, du géologue, de l'astronome ou du climatologue a raison. Chacun a raison : la Terre est à la fois une superposition de couches rocheuses, un élément du système solaire, et le lieu d'évènements atmosphériques. Cela dit, cet exemple montre une vraie différence entre la philosophie et la science : jamais vous ne verrez débattre un géologue et un astronome pour savoir lequel de la géologie ou de l'astronomie a raison. Deux philosophes représentants de deux philosophies différentes pensent au contraire que leur philosophie est la plus raisonnable, et seront prêts à entamer un débat contradictoire. Le découpage de la réalité observable en plusieurs objets d'étude distincts ne pose pas de problème en science, alors que, si l'on admet que chaque philosophie représente un point de vue sur la vérité, il est remarquable que le découpage de l'étude de cette vérité en plusieurs points de vue ne met pas fin aux querelles qui peuvent exister entre philosophes.
On soutiendra peut-être que le découpage opéré dans la philosophie est, comme en sciences, une distinction de domaines différents. Il existe en effet diverses parties dans la philosophie, qui concernent des objets d'études différents. Ainsi, l'éthique concerne l'étude du comportement humain et de ses normes, la métaphysique l'étude des premiers principes, l'esthétique l'étude de la perception sensible, l'épistémologie l'étude de la connaissance, la philosophie de l'esprit l'étude des problèmes liés à la nature de la pensée et des évènements mentaux, etc. Mais lorsqu'on parle de l'existence de plusieurs philosophies, est-ce bien à l'existence de ces différentes branches de la philosophie qu'on fait allusion ? Il ne me semble pas que ce soit là l'interprétation correcte de la question. Les domaines que j'ai cités sont en général identifiés pour ce qu'ils sont, à savoir des domaines. Le spécialiste de la philosophie de l'esprit ne se considère pas comme un adversaire d'un spécialiste de l'éthique. Comme le géologue et l'astronome, ces deux philosophes se reconnaissent comme des confrères étudiant des domaines différents, et ne considèrent pas leur spécialisation respective comme un facteur de division ou de désaccord. Ce qui constitue la pluralité des philosophies ne tient donc aucunement à la pluralité des domaines de la philosophie, mais à la pluralité des thèses qu'on peut soutenir dans chacun de ces domaines. Peut-être soutiendra-t-on qu'il se produit la même chose en sciences, où dans certains domaines peuvent coexister plusieurs théories. La théorie de la relativité générale, par exemple, contredit la mécanique newtonienne et la physique quantique. Mais là encore la ressemblance avec la philosophie me semble assez ténu. Les théories newtoniennes, quantiques et de la relativité se contredisent certes, mais les scientifiques qui utilisent ces théories ne se contredisent pas. Il ne viendrait jamais à l'idée d'un chercheur en physique des particules de reprocher à un astrophysicien d'utiliser les équations d'Einstein plutôt que celles de Schrödinger. C'est que les deux chercheurs ont bien conscience que le choix de la théorie dont ils usent leur est imposée par l'objet de leur étude : chacun sait pertinemment que les équations de la physique quantique ne s'appliquent pas aux corps astraux, et que la relativité générale est impropre pour décrire la trajectoire d'un électron. Dans les sciences, les domaines de validité des théories sont bien définis. Pourquoi n'observe-t-on pas la même chose en philosophie ? Pourquoi n'entendrons-nous jamais un utilitariste dire : "je laisse mon confrère pragmatiste se charger de ce problème, car ma philosophie n'est pas compétente pour ce genre de choses" ? Il y a de toute évidence dans la philosophie quelque chose qui implique qu'il puisse exister une pluralité de points de vue, mais le problème est que ces points de vue ne sont pas superposables comme le sont les photos dans l'exemple de la cravate. La différence entre la philosophie et les sciences de la nature réside principalement dans leur objet, c'est pourquoi il peut valoir le coup de se demander si ce n'est pas l'objet de la philosophie en lui-même qui induit cet effet de pluralité.
Philosophie et tir à l'arc
J'ai défini en introduction la philosophie comme une recherche de la vérité. De quelle vérité s'agit-il donc ? Un philosophe recherche-t-il la vérité sur une affaire criminelle, sur une équation mathématique, sur des malversations financières ou sur la meilleure manière de bricoler son moteur de voiture ? Assurément, ces vérités ne sont pas du genre de celles que nous tenons pour philosophiques. La philosophie s'intéresse à des vérités d'ordre plus général, voire même les questions les plus générales possibles : avons-nous une âme indépendante du corps ? Sommes-nous des êtres libres ? Qu'est-ce que la justice ? Existe-t-il une vérité indépendante de nous ? Pour beaucoup de monde, ces questions sont déconnectées de la réalité et des exigences pratiques de la vie quotidienne. Cependant, notre vie quotidienne est conditionnée par des façons particulières de répondre à ces questions. Ainsi, notre système de justice part du principe que nous sommes libres de nos actes, et il est considéré comme juste de ne punir que le coupable et non pas l'ensemble de sa famille, comme cela était le cas dans la Chine ancienne ou dans le monde tribal. Si nous ne tenions pas pour vrai que nous sommes libres, et que la justice est une affaire individuelle, nos structures sociales et nos mentalités seraient bien différentes. Je tiens personnellement pour un bien que la justice soit conçue selon ces principes, et cet état de fait est profondément lié au fait que des penseurs ont pendant des siècles mené des réflexions sur des vérités générales du genre de celles que nous avons listé. Je ferme ici la parenthèse pour dire que la recherche de la vérité qui a cours en philosophie n'est pas un jeu gratuit de l'esprit, et qu'elle a un enjeu important.
Le problème vient certainement du fait qu'il s'agit là de questions de fond. Comme je viens de le faire remarquer, elles conditionnent bon nombre de normes et de structures mentales et sociales, mais elles-mêmes ne semblent pas conditionnées par d'autres choses connues. À mesure que nous remontons vers les principes, nos conceptions deviennent plus floues, comme lorsque nous rapprochons notre œil très près d'un objet. De plus, il arrive parfois que des questions en cachent d'autres plus fondamentales qui deviennent encore plus difficiles à décider. Le philosophe se doit de saisir une vérité qui se fait de plus en plus insaisissable quand il s'en rapproche. Pour Aristote, la recherche de la vérité est chose difficile, en raison de cette incapacité qui est la nôtre de voir distinctement les principes premiers, et qu’il compare à la vision des chauves-souris incapables de voir en plein jour (en réalité les chauves-souris voient très bien en plein jour, mais Aristote l'ignorait). Mais en même temps, la recherche de la vérité est aussi chose facile, car chacun parvient à dire quelque chose de vrai, même si ce n’est pas toute la vérité. Lorsqu’il fait cette remarque dans le livre α de la Métaphysique, Aristote la résume à un proverbe : « qui manquerait la porte ? », et fait implicitement référence à une épreuve de tir à l’arc. Si vous posez une cible sur une porte, seuls les meilleurs archers parviendront à envoyer la flèche au centre. La vérité en philosophie est comme le centre de la cible, qui ne peut être atteint exactement que grâce à une grande dextérité. En revanche, n'importe quel archer, même mauvais, mettra au moins la flèche dans la porte. Il en va ainsi de la philosophie comme de l'épreuve du tir à l'arc : n'importe qui dira en effet quelque chose de vrai (il ne manquera pas la porte), et en cela elle est facile, mais très peu de gens parviendront à dire exactement la vérité (ceux qui mettent la flèche pile au centre), et en cela elle est difficile. On peut sans doute en inférer que les philosophies disent toutes quelque chose de vrai, mais qu'aucune n'est totalement vraie. On tiendrait là une bonne explication du fait qu'il existe plusieurs philosophies. Ainsi, personne n'aurait jamais réussi à atteindre précisément le cœur de cible, mais il y aurait eu quelques tirs particulièrement réussis, et ce sont ceux-ci qui ont marqué l'histoire de la philosophie.
Philosophie et alpinisme
Nous aboutissons donc à une conception de la diversité des philosophies qui intégrerait l'idée du plus et du moins : certaines philosophies seraient plus ou moins vraies, plus ou moins proches de la vérité. La vérité est une chose très difficile à atteindre directement, et c'est la raison pour laquelle on ne peut que se contenter de l'approcher plus ou moins. Cependant, si c'était bien le cas, alors on pourrait penser qu'il suffirait de ne garder que la philosophie la plus proche de la vérité. On ne voit pas pourquoi il y aurait plusieurs philosophies dans ce cas-là. Une explication réside sans doute dans le fait que nous ne pouvons pas estimer précisément la distance par rapport à la vérité. Une telle estimation suppose en effet que la vérité est déjà connue. L'analogie entre la recherche philosophique et le tir à l'arc est donc limitée : il existe une procédure d'arbitrage dans le tir à l'arc qui est absente en philosophie. C'est pourquoi je propose ici une autre analogie, qui rendra mieux compte des problèmes rencontrés par la recherche philosophique. Imaginons une montagne très haute dont la cime se perd dans les nuages, et que des alpinistes ont entrepris d'escalader. Les différents alpinistes tentent de mener leur ascension en attaquant chacun par un versant différent, car d'après leurs observations au sol, chacun pense qu'il trouvera ainsi le meilleur moyen pour parvenir au sommet. Ainsi, chaque cordée d'alpiniste progresse de son côté, mais est incapable de savoir quels sont les progrès effectués par les autres cordées. La philosophie serait analogue à cette montagne, et le sommet serait le but que tout philosophe, c'est-à-dire tout alpiniste, rêve d'atteindre, à savoir la vérité, ou la sagesse. Le sommet s'efface dans les nuages, ce qui signifie que personne n'a une vision claire de ce à quoi ressemble le but, ni parmi les philosophes, ni parmi les alpinistes. Enfin, aucun alpiniste ne sait vraiment quelle cordée a le plus de chances de parvenir au sommet, de même qu'aucun philosophe n'a une absolue certitude que le courant auquel il appartient permettra un jour d'établir une vérité définitive (même s'il peut en avoir la conviction). Cette analogie me paraît plus adéquate, car elle permet de redéfinir la philosophie non pas, comme c'était le cas dans ma première partie, comme une position figée et dogmatique par rapport à la vérité, mais comme un mouvement, un élan vers la vérité. Définir, comme je l'ai fait au premier abord, une philosophie comme une série de propositions à tenir pour vraies, est une conception statique des choses. En réalité, une philosophie est une manière particulière de rechercher la vérité, avec une méthode, un point de départ déterminé. De la même manière qu'une cordée progresse, surmonte des obstacles, une philosophie avance dans la recherche et tente de résoudre des problèmes qu'elle rencontre sur sa route. Les problèmes rencontrés ne sont pas forcément les mêmes pour toutes les philosophies, étant donné que ces problèmes dépendent étroitement des présupposés sur lesquels elles se basent, et sur la méthode qu'elles adoptent. Mais il me semble que tout philosophe estime que la résolution d'un problème constituera une avancée, même s'il doit avoir conscience qu'il y aura d'autres problèmes à affronter par la suite. Selon cette façon de voir les choses, il y a plusieurs philosophies car la vérité est d'un accès difficile, et qu'il semble a priori exister plusieurs façons de s'en approcher. Ainsi, chaque philosophie tend vers la vérité selon une méthode qui lui est propre, mais sans l'atteindre tout à fait. De cette manière, il peut coexister plusieurs philosophies différentes, car si l'on restitue la dynamique propre à la philosophie, ces différentes philosophies ne sont pas réellement des doctrines antagonistes qui s'affrontent, mais des efforts différents vers un but commun.
L'analogie de la montagne me permet donc de proposer une conception générale de la philosophie qui rende compte de la pluralité des courants philosophiques sans que cette pluralité pose de problème en jetant le doute sur l'efficacité de la philosophie. Si cette analogie est utile, je voudrais quand même en indiquer les limites. Si une compétition d'alpinisme avait lieu dans les conditions que j'ai décrites, il semble peu probable que les progrès d'une cordée ait une influence sur ceux d'une autre. En philosophie, en revanche, la controverse et la polémique favorisent les progrès. Le développement d'une philosophie va encourager les développements d'une philosophie rivale, qui tâchera de répondre aux objections soulevées par l'autre camp. Cependant, cette observation ne remet pas en question la réponse que j'ai tenté de développer dans cette partie. Mais il y a tout de même au moins un gros présupposé contenu dans mon analogie de la montagne. J'ai en effet supposé qu'il n'y avait qu'une seule montagne, et que tous les alpinistes tentaient de gravir la même montagne. Autrement dit, j'ai supposé qu'il y avait une unité de la philosophie derrière la pluralité des philosophies. Or, on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas reprendre mon analogie, mais avec cette fois-ci plusieurs montagnes, et autant de sommets différents. Selon une telle analogie, la pluralité des philosophies serait bien prise en compte, mais il resterait encore à l'expliquer : que signifierait le fait qu'il y ait plusieurs montagnes et plusieurs sommets ? J'ai implicitement supposé qu'il existe une seule vérité, ou du moins que c'est bien vers une vérité commune que se dirigent tous les efforts des philosophes. Mais est-on bien sûr que ce soit le cas ? Il se pourrait très bien qu'en réalité, la pluralité des philosophies s'expliquent par le fait qu'elles poursuivent des buts totalement différents. Le caractère explicatif de l'analogie de la montagne présupposait en réalité l'unité de l'activité philosophique, au moins dans son but. Il me semble donc que cette présupposition doit être examinée. Ma prochaine partie va donc consister à expliciter comment l'unité de la philosophie peut se concevoir et se justifier derrière la pluralité des philosophies.
Le retour de François
Supposons qu'il soit d'une importance cruciale de savoir quelle était la couleur de la cravate de François au cocktail mercredi dernier. Tout le monde avait un peu bu ce soir-là, et personne ne se souvient très bien. Cependant, les convives ont pris des photos de la soirée avec leurs smartphones. Malheureusement, comme tout le monde avait bu, les photos sont de travers, mal cadrées, et sur aucune photo on ne voit la cravate de François en entier. Sur celle-ci on voit un bout de vert, sur celle-là une parcelle violette, sur une autre du orange (j'ai déjà mentionné le goût très discutable de François en matière de cravates). En rassemblant toutes les photos que vous pourrez, vous parviendrez sans doute à reconstituer le motif entier de la cravate de François. Vous établirez alors qu'elle est verte à un endroit, orange à un autre, etc. Les clichés, bien qu'ils ne permettent pas, pris individuellement, de connaître dans son ensemble la disposition des couleurs sur la cravate, donnent chacun une information importante, qui s'avère très utile pour connaître la vérité. Chaque photo est donc en partie vraie, mais aucune photo n'est entièrement vraie. La vérité s'atteint grâce à un recoupement de plusieurs photos qui ne laisserait aucune partie de la cravate inconnue.
Il se pourrait bien que les philosophies soient par rapport à la vérité dans un rapport analogue : aucune n'est fausse, mais chacune est vraie d'un certain point de vue. La vérité se trouverait dans une hypothétique synthèse des philosophies existantes, qui resterait encore à faire. La vérité philosophique serait pour l'instant hors d'atteinte, si bien que les philosophes l'étudieraient de manière fragmentaire.
La philosophie et les sciences
Cependant, il ne s'agit pas là d'un trait propre à la philosophie. Dans les sciences naturelles, la réalité observable est elle aussi découpée en plusieurs domaines d'études bien distincts. Prenons la planète Terre. Pour le géologue, elle est une superposition de couches sédimentaires, pour l'astronome, elle est un élément du système solaire, pour le climatologue elle est le lieu d'évènements atmosphériques. Pourtant, il est absurde de se demander qui, du géologue, de l'astronome ou du climatologue a raison. Chacun a raison : la Terre est à la fois une superposition de couches rocheuses, un élément du système solaire, et le lieu d'évènements atmosphériques. Cela dit, cet exemple montre une vraie différence entre la philosophie et la science : jamais vous ne verrez débattre un géologue et un astronome pour savoir lequel de la géologie ou de l'astronomie a raison. Deux philosophes représentants de deux philosophies différentes pensent au contraire que leur philosophie est la plus raisonnable, et seront prêts à entamer un débat contradictoire. Le découpage de la réalité observable en plusieurs objets d'étude distincts ne pose pas de problème en science, alors que, si l'on admet que chaque philosophie représente un point de vue sur la vérité, il est remarquable que le découpage de l'étude de cette vérité en plusieurs points de vue ne met pas fin aux querelles qui peuvent exister entre philosophes.
On soutiendra peut-être que le découpage opéré dans la philosophie est, comme en sciences, une distinction de domaines différents. Il existe en effet diverses parties dans la philosophie, qui concernent des objets d'études différents. Ainsi, l'éthique concerne l'étude du comportement humain et de ses normes, la métaphysique l'étude des premiers principes, l'esthétique l'étude de la perception sensible, l'épistémologie l'étude de la connaissance, la philosophie de l'esprit l'étude des problèmes liés à la nature de la pensée et des évènements mentaux, etc. Mais lorsqu'on parle de l'existence de plusieurs philosophies, est-ce bien à l'existence de ces différentes branches de la philosophie qu'on fait allusion ? Il ne me semble pas que ce soit là l'interprétation correcte de la question. Les domaines que j'ai cités sont en général identifiés pour ce qu'ils sont, à savoir des domaines. Le spécialiste de la philosophie de l'esprit ne se considère pas comme un adversaire d'un spécialiste de l'éthique. Comme le géologue et l'astronome, ces deux philosophes se reconnaissent comme des confrères étudiant des domaines différents, et ne considèrent pas leur spécialisation respective comme un facteur de division ou de désaccord. Ce qui constitue la pluralité des philosophies ne tient donc aucunement à la pluralité des domaines de la philosophie, mais à la pluralité des thèses qu'on peut soutenir dans chacun de ces domaines. Peut-être soutiendra-t-on qu'il se produit la même chose en sciences, où dans certains domaines peuvent coexister plusieurs théories. La théorie de la relativité générale, par exemple, contredit la mécanique newtonienne et la physique quantique. Mais là encore la ressemblance avec la philosophie me semble assez ténu. Les théories newtoniennes, quantiques et de la relativité se contredisent certes, mais les scientifiques qui utilisent ces théories ne se contredisent pas. Il ne viendrait jamais à l'idée d'un chercheur en physique des particules de reprocher à un astrophysicien d'utiliser les équations d'Einstein plutôt que celles de Schrödinger. C'est que les deux chercheurs ont bien conscience que le choix de la théorie dont ils usent leur est imposée par l'objet de leur étude : chacun sait pertinemment que les équations de la physique quantique ne s'appliquent pas aux corps astraux, et que la relativité générale est impropre pour décrire la trajectoire d'un électron. Dans les sciences, les domaines de validité des théories sont bien définis. Pourquoi n'observe-t-on pas la même chose en philosophie ? Pourquoi n'entendrons-nous jamais un utilitariste dire : "je laisse mon confrère pragmatiste se charger de ce problème, car ma philosophie n'est pas compétente pour ce genre de choses" ? Il y a de toute évidence dans la philosophie quelque chose qui implique qu'il puisse exister une pluralité de points de vue, mais le problème est que ces points de vue ne sont pas superposables comme le sont les photos dans l'exemple de la cravate. La différence entre la philosophie et les sciences de la nature réside principalement dans leur objet, c'est pourquoi il peut valoir le coup de se demander si ce n'est pas l'objet de la philosophie en lui-même qui induit cet effet de pluralité.
Philosophie et tir à l'arc
J'ai défini en introduction la philosophie comme une recherche de la vérité. De quelle vérité s'agit-il donc ? Un philosophe recherche-t-il la vérité sur une affaire criminelle, sur une équation mathématique, sur des malversations financières ou sur la meilleure manière de bricoler son moteur de voiture ? Assurément, ces vérités ne sont pas du genre de celles que nous tenons pour philosophiques. La philosophie s'intéresse à des vérités d'ordre plus général, voire même les questions les plus générales possibles : avons-nous une âme indépendante du corps ? Sommes-nous des êtres libres ? Qu'est-ce que la justice ? Existe-t-il une vérité indépendante de nous ? Pour beaucoup de monde, ces questions sont déconnectées de la réalité et des exigences pratiques de la vie quotidienne. Cependant, notre vie quotidienne est conditionnée par des façons particulières de répondre à ces questions. Ainsi, notre système de justice part du principe que nous sommes libres de nos actes, et il est considéré comme juste de ne punir que le coupable et non pas l'ensemble de sa famille, comme cela était le cas dans la Chine ancienne ou dans le monde tribal. Si nous ne tenions pas pour vrai que nous sommes libres, et que la justice est une affaire individuelle, nos structures sociales et nos mentalités seraient bien différentes. Je tiens personnellement pour un bien que la justice soit conçue selon ces principes, et cet état de fait est profondément lié au fait que des penseurs ont pendant des siècles mené des réflexions sur des vérités générales du genre de celles que nous avons listé. Je ferme ici la parenthèse pour dire que la recherche de la vérité qui a cours en philosophie n'est pas un jeu gratuit de l'esprit, et qu'elle a un enjeu important.
Le problème vient certainement du fait qu'il s'agit là de questions de fond. Comme je viens de le faire remarquer, elles conditionnent bon nombre de normes et de structures mentales et sociales, mais elles-mêmes ne semblent pas conditionnées par d'autres choses connues. À mesure que nous remontons vers les principes, nos conceptions deviennent plus floues, comme lorsque nous rapprochons notre œil très près d'un objet. De plus, il arrive parfois que des questions en cachent d'autres plus fondamentales qui deviennent encore plus difficiles à décider. Le philosophe se doit de saisir une vérité qui se fait de plus en plus insaisissable quand il s'en rapproche. Pour Aristote, la recherche de la vérité est chose difficile, en raison de cette incapacité qui est la nôtre de voir distinctement les principes premiers, et qu’il compare à la vision des chauves-souris incapables de voir en plein jour (en réalité les chauves-souris voient très bien en plein jour, mais Aristote l'ignorait). Mais en même temps, la recherche de la vérité est aussi chose facile, car chacun parvient à dire quelque chose de vrai, même si ce n’est pas toute la vérité. Lorsqu’il fait cette remarque dans le livre α de la Métaphysique, Aristote la résume à un proverbe : « qui manquerait la porte ? », et fait implicitement référence à une épreuve de tir à l’arc. Si vous posez une cible sur une porte, seuls les meilleurs archers parviendront à envoyer la flèche au centre. La vérité en philosophie est comme le centre de la cible, qui ne peut être atteint exactement que grâce à une grande dextérité. En revanche, n'importe quel archer, même mauvais, mettra au moins la flèche dans la porte. Il en va ainsi de la philosophie comme de l'épreuve du tir à l'arc : n'importe qui dira en effet quelque chose de vrai (il ne manquera pas la porte), et en cela elle est facile, mais très peu de gens parviendront à dire exactement la vérité (ceux qui mettent la flèche pile au centre), et en cela elle est difficile. On peut sans doute en inférer que les philosophies disent toutes quelque chose de vrai, mais qu'aucune n'est totalement vraie. On tiendrait là une bonne explication du fait qu'il existe plusieurs philosophies. Ainsi, personne n'aurait jamais réussi à atteindre précisément le cœur de cible, mais il y aurait eu quelques tirs particulièrement réussis, et ce sont ceux-ci qui ont marqué l'histoire de la philosophie.
Philosophie et alpinisme
Nous aboutissons donc à une conception de la diversité des philosophies qui intégrerait l'idée du plus et du moins : certaines philosophies seraient plus ou moins vraies, plus ou moins proches de la vérité. La vérité est une chose très difficile à atteindre directement, et c'est la raison pour laquelle on ne peut que se contenter de l'approcher plus ou moins. Cependant, si c'était bien le cas, alors on pourrait penser qu'il suffirait de ne garder que la philosophie la plus proche de la vérité. On ne voit pas pourquoi il y aurait plusieurs philosophies dans ce cas-là. Une explication réside sans doute dans le fait que nous ne pouvons pas estimer précisément la distance par rapport à la vérité. Une telle estimation suppose en effet que la vérité est déjà connue. L'analogie entre la recherche philosophique et le tir à l'arc est donc limitée : il existe une procédure d'arbitrage dans le tir à l'arc qui est absente en philosophie. C'est pourquoi je propose ici une autre analogie, qui rendra mieux compte des problèmes rencontrés par la recherche philosophique. Imaginons une montagne très haute dont la cime se perd dans les nuages, et que des alpinistes ont entrepris d'escalader. Les différents alpinistes tentent de mener leur ascension en attaquant chacun par un versant différent, car d'après leurs observations au sol, chacun pense qu'il trouvera ainsi le meilleur moyen pour parvenir au sommet. Ainsi, chaque cordée d'alpiniste progresse de son côté, mais est incapable de savoir quels sont les progrès effectués par les autres cordées. La philosophie serait analogue à cette montagne, et le sommet serait le but que tout philosophe, c'est-à-dire tout alpiniste, rêve d'atteindre, à savoir la vérité, ou la sagesse. Le sommet s'efface dans les nuages, ce qui signifie que personne n'a une vision claire de ce à quoi ressemble le but, ni parmi les philosophes, ni parmi les alpinistes. Enfin, aucun alpiniste ne sait vraiment quelle cordée a le plus de chances de parvenir au sommet, de même qu'aucun philosophe n'a une absolue certitude que le courant auquel il appartient permettra un jour d'établir une vérité définitive (même s'il peut en avoir la conviction). Cette analogie me paraît plus adéquate, car elle permet de redéfinir la philosophie non pas, comme c'était le cas dans ma première partie, comme une position figée et dogmatique par rapport à la vérité, mais comme un mouvement, un élan vers la vérité. Définir, comme je l'ai fait au premier abord, une philosophie comme une série de propositions à tenir pour vraies, est une conception statique des choses. En réalité, une philosophie est une manière particulière de rechercher la vérité, avec une méthode, un point de départ déterminé. De la même manière qu'une cordée progresse, surmonte des obstacles, une philosophie avance dans la recherche et tente de résoudre des problèmes qu'elle rencontre sur sa route. Les problèmes rencontrés ne sont pas forcément les mêmes pour toutes les philosophies, étant donné que ces problèmes dépendent étroitement des présupposés sur lesquels elles se basent, et sur la méthode qu'elles adoptent. Mais il me semble que tout philosophe estime que la résolution d'un problème constituera une avancée, même s'il doit avoir conscience qu'il y aura d'autres problèmes à affronter par la suite. Selon cette façon de voir les choses, il y a plusieurs philosophies car la vérité est d'un accès difficile, et qu'il semble a priori exister plusieurs façons de s'en approcher. Ainsi, chaque philosophie tend vers la vérité selon une méthode qui lui est propre, mais sans l'atteindre tout à fait. De cette manière, il peut coexister plusieurs philosophies différentes, car si l'on restitue la dynamique propre à la philosophie, ces différentes philosophies ne sont pas réellement des doctrines antagonistes qui s'affrontent, mais des efforts différents vers un but commun.
L'analogie de la montagne me permet donc de proposer une conception générale de la philosophie qui rende compte de la pluralité des courants philosophiques sans que cette pluralité pose de problème en jetant le doute sur l'efficacité de la philosophie. Si cette analogie est utile, je voudrais quand même en indiquer les limites. Si une compétition d'alpinisme avait lieu dans les conditions que j'ai décrites, il semble peu probable que les progrès d'une cordée ait une influence sur ceux d'une autre. En philosophie, en revanche, la controverse et la polémique favorisent les progrès. Le développement d'une philosophie va encourager les développements d'une philosophie rivale, qui tâchera de répondre aux objections soulevées par l'autre camp. Cependant, cette observation ne remet pas en question la réponse que j'ai tenté de développer dans cette partie. Mais il y a tout de même au moins un gros présupposé contenu dans mon analogie de la montagne. J'ai en effet supposé qu'il n'y avait qu'une seule montagne, et que tous les alpinistes tentaient de gravir la même montagne. Autrement dit, j'ai supposé qu'il y avait une unité de la philosophie derrière la pluralité des philosophies. Or, on ne voit pas pourquoi on ne pourrait pas reprendre mon analogie, mais avec cette fois-ci plusieurs montagnes, et autant de sommets différents. Selon une telle analogie, la pluralité des philosophies serait bien prise en compte, mais il resterait encore à l'expliquer : que signifierait le fait qu'il y ait plusieurs montagnes et plusieurs sommets ? J'ai implicitement supposé qu'il existe une seule vérité, ou du moins que c'est bien vers une vérité commune que se dirigent tous les efforts des philosophes. Mais est-on bien sûr que ce soit le cas ? Il se pourrait très bien qu'en réalité, la pluralité des philosophies s'expliquent par le fait qu'elles poursuivent des buts totalement différents. Le caractère explicatif de l'analogie de la montagne présupposait en réalité l'unité de l'activité philosophique, au moins dans son but. Il me semble donc que cette présupposition doit être examinée. Ma prochaine partie va donc consister à expliciter comment l'unité de la philosophie peut se concevoir et se justifier derrière la pluralité des philosophies.
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« Un philosophe moderne qui n'a jamais éprouvé le sentiment d'être un charlatan fait preuve d'une telle légèreté intellectuelle que son oeuvre ne vaut guère la peine d'être lue. »
Leszek Kolakowski
- LevincentNiveau 9
3) La pluralité des philosophies cache l'unité de la philosophie
Unité de la philosophie/unité des sciences
Dans la partie précédente, j'ai évoqué plusieurs différences qui distinguent la philosophie des sciences de la nature. Je pense avoir mis en évidence pourquoi l'unité des sciences de la nature est beaucoup moins problématique que celle de la philosophie. La diversité des sciences n'implique en effet pas de désaccord entre ces sciences, de même que la diversité des théories qu'on y trouve. Par conséquent, l'unité des sciences est assez facile à établir, il suffit pour cela de montrer comment les différentes disciplines qu'on y trouve correspondent à différents objets d'étude, et de mettre en évidence le point commun que ces disciplines partagent. En l'occurrence, on peut dire que c'est la démarche expérimentale, couplée à une structure théorique fondée sur les mathématiques, qui caractérise les sciences naturelles. Il y a donc une unité de méthode au sein des sciences, ainsi qu'un consensus sur ce qui constitue un critère du vrai. Ce critère est celui de la vérifiabilité expérimentale couplé à la cohérence mathématique. Est considéré comme vrai en sciences ce qui est théoriquement intelligible sans contradiction, et qui n'a pas encore été démontré faux expérimentalement (mais qui peut l'être). Il est important d'attirer l'attention sur la nuance : "est considéré comme vrai". Les sciences ne prétendent en effet pas dire la vérité, mais proposer un modèle explicatif du monde observable qui soit compatible avec l'expérience. Est-ce que la philosophie se différencie des sciences du fait qu'elle prétend chercher la vérité ? Ce n'est pas certain : certains philosophes se limiteront à dire que la philosophie est non pas une recherche de la vérité, mais la tentative de donner une réponse rationnelle à certains problèmes. Ce qui différencie la science de la philosophie n'est donc pas forcément dans l'ambition de dire ou non la vérité, mais bien plutôt dans l'existence ou non de critères de vérités qui fassent consensus. Or, pourquoi les critères de vérité en sciences de la nature font-ils consensus ? La réponse qui me paraît évidente est que chacun peut vérifier que les prédictions de la science fonctionnent. Les sciences fournissent des résultats satisfaisants en matière de prédiction, c'est assez pour qu'il existe un consensus universel et que les sciences soient autonomes par rapport à la philosophie. Faisons remarquer que les sciences de la nature, il y a encore quelques siècles, faisaient partie de la philosophie. Ce qui a permis à cette partie de s'émanciper par rapport au reste de la philosophie, c'est d'avoir trouvé des critères méthodologiques permettant de donner des résultats satisfaisants dans un certain ordre de choses. De la même manière, des disciplines qui étaient auparavant des domaines de la philosophie (économie, psychologie, science politique) sont considérées aujourd'hui comme des disciplines autonomes. Je laisse ouverte la question de savoir si ces disciplines ont réussi à se détacher de la philosophie au même titre que les sciences de la nature, mais le fait important me semble être le suivant : tant qu'il n'existe pas de méthode et de critère permettant d'obtenir des réponses satisfaisantes au-dessus d'un certain seuil, nous avons affaire à des questions philosophiques ; lorsque cette méthode et ces critères ont été trouvés, nous avons une science. Par conséquent, si ce qui fait l'unité d'une science réside dans sa méthode et ses critères de vérifiabilité, l'unité de la philosophie, elle, est due à une sorte d'état d'indétermination. L'unité de la philosophie ne serait par conséquent que négative : la philosophie est une parce qu'elle se caractérise par l'absence de méthode et de critères qui fassent consensus, et c'est pour cette raison qu'elle accepte en son sein une grande pluralité.
J'ai donc caractérisé ici une unité de la philosophie au sens faible. La philosophie est une, malgré sa pluralité, mais il s'agit d'une unité par défaut. Cependant, je ne crois pas que l'existence de méthodes et de critères unanimement reconnus soit le seul facteur d'unité d'une science. Une science évolue au cours du temps, elle contient des énoncés faux, qui sont corrigés par la suite, elle modifie ses structures théoriques pour les rendre plus adéquates avec les résultats expérimentaux, elle change souvent de paradigme. En un mot, les sciences progressent, de façon à donner des résultats de plus en plus précis. Il y a donc aussi une unité des sciences qui apparaît lorsqu'on les observe dans leur développement temporel. La question qui se pose est de savoir si la philosophie, elle aussi, progresse. Si c'est le cas, on tiendrait là à la fois une justification de l'unité de la philosophie dans un sens plus fort, et on aurait aussi sans doute une bonne explication à l'existence de plusieurs philosophies.
La philosophie progresse-t-elle ?
La pluralité des philosophies nous semble problématique si nous nous plaçons du point de vue d'une époque donnée où plusieurs conceptions s'affrontent, mais peut-être verrons-nous les choses différemment si nous prenons de la distance et considérons ces affrontements d'un point de vue historique. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, la controverse philosophique fait avancer la philosophie, car les philosophes se voient obligés de défendre leur point de vue en répondant aux arguments de leurs adversaires, qui doivent faire la même chose à leur tour. Il y a donc un mouvement de va-et-vient entre les philosophies qui les pousse à consolider leurs fondements, tout en essayant de saper ceux du camp d'en face. On l'a vu, ce genre de situations peut s'enliser, si bien que des penseurs tels que Descartes ou Kant peuvent proposer une nouvelle philosophie dans le but de mettre fin aux désaccords. Il y a donc un mouvement contradictoire entre deux partis, qui aboutit à la naissance de quelque chose qui résout les oppositions. C'est ce que Hegel appelle le mouvement dialectique par lequel l'Esprit prend conscience de lui-même. Les philosophies qui s'affrontent constituent une thèse et une antithèse, l'antithèse niant la thèse tout en la conservant en elle. La synthèse est ce qui vient résoudre cette opposition en dépassant les contradictions de la thèse et de l'antithèse. Ce mouvement est le mouvement même de l'Histoire, qui n'est rien de moins, pour Hegel, que le développement de la rationalité à l'œuvre. Pour Hegel, la philosophie, surtout à l'âge moderne, est la conscience que l'Esprit a de lui-même, et par conséquent, le développement historique est corrélatif du développement de la philosophie. Bien plus, il est impulsé par lui. La pluralité des philosophies est donc nécessaire au développement historique de la conscience de soi de l'Esprit. Les différentes philosophies sont donc, si ce que dit Hegel est juste, des moments dialectiques nécessaires qui marquent la dynamique de ce développement. Par conséquent, la pluralité des philosophies ne pose de problème que si l'on isole une période historique sans considérer le mouvement global des choses. Du point de vue de la totalité, les philosophies formeraient en fait une unité.
Hegel semblait considérer que la philosophie était, à son époque, parvenue au rang le plus élevé. Ce n'était plus ni la religion, ni l'art, qui représentaient l'accomplissement de la conscience de soi de l'Esprit, mais bien la philosophie. Le mouvement dialectique de développement du réel n'étant par définition jamais achevé, il n'est pas forcément contradictoire qu'il existe encore, aujourd'hui, des philosophies diverses : on peut les voir comme autant de thèses et d'antithèses appelées à être plus tard dépassées par une synthèse. En revanche, ce que je trouve être une vraie objection au système de Hegel, c'est que, si ce qu'il avance est vrai, alors les philosophies anciennes ne devraient plus avoir d'intérêt pour nous, autre qu'historique. Or, il est toujours possible, même maintenant, de trouver dans les philosophies anciennes des réponses pertinentes aux questions que nous nous posons. Il n'est pas anachronique qu'un individu du XXIème siècle trouve dans le stoïcisme, par exemple, des préceptes satisfaisants pour la conduite de sa vie. Cela veut-il dire qu'il n'y a pas de progrès en philosophie ? Certes, d'aucuns pourront juger que les philosophies antiques peuvent encore les satisfaire, et pourquoi pas même mieux que des philosophies plus récente. En cela, on peut dire qu'il n'y a pas de progrès. Mais il n'échappera en revanche à personne que les conceptions employées par les philosophes du passé sont différentes des nôtres, et que nous ne pouvons réellement les comprendre que si nous faisons un effort de traduction de ces conceptions, et de mise en perspective de la façon globale de penser qui régnait à l'époque. L'existence de ces différentes conceptions et de ces divers paysages mentaux qui servent d'arrière-plan aux différentes philosophies sont donc le signe, si ce n'est qu'il y a un progrès, au moins que les philosophies sont inscrites dans une histoire. La pluralité des philosophies serait donc au moins une conséquence directe de ce fait. Si l'on veut maintenir que la pluralité des philosophies cache une unité de la philosophie, il faut donc se demander si l'histoire peut être comprise comme une unité.
La philosophie comme vision du monde
Une façon de concevoir l'unité de l'histoire peut être de lui assigner un but unique. Nous avons vu que pour Hegel, la finalité de l'histoire se situe dans le développement de la raison, ce qui fait dire à Hegel que c'est la pensée qui impulse les changements historiques. Mais j'ai formulé une objection qui selon moi remet en cause la conception hegelienne de l'histoire. Pour Hegel, c'est l'unité de la pensée prise dans son développement dynamique qui fait l'unité de l'histoire. Ce que j'ai suggéré reviendrait à supposer que ce serait plutôt l'unité de l'histoire qui serait de nature à conférer une unité à la philosophie, ce qui résoudrait par conséquent le problème de la pluralité des philosophies. Il serait donc peut-être plus juste de supposer que ce sont les développements historiques qui produisent la pensée et non l'inverse. Une telle thèse est du moins soutenue par Karl Marx. Karl Marx reprend les thèses de Hegel sur la nature dialectique des développements historiques, sauf qu'il donne la primeur aux conditions matérielles par rapport à la pensée, contrairement à Hegel. La pensée, pour Marx, n'est en somme que le résultat des conditions matérielles d'une époque et d'une classe sociale données. Le vrai moteur de l'histoire, c'est le développement des forces productives, qui passe par la lutte des classes. Une époque et déterminée par des conditions matérielles précises, qui consistent en des rapports de production : qui produit, et pour qui. Une philosophie n'est alors qu'une vision du monde relative à une position dans les rapports de production. C'est de plus, le plus souvent, la production d'une certaine classe sociale, celle qui a du temps pour la réflexion car elle n'est pas assujettie à un travail fatigant. Du point de vue de Marx, la philosophie est donc souvent une production de la classe bourgeoise formée afin de justifier sa domination sur le prolétariat. Il existe plusieurs philosophies parce que les différentes philosophies se rapportent à des rapports de production toujours changeants et qui définissent des séquences historiques bien précises (esclavage, féodalité, ère industrielle). Le gros coup que réussit Marx en proposant cette analyse, c'est de démystifier le rôle que tient la raison dans l'élaboration de la philosophie. Contrairement à ce que la plupart des philosophes ont avancé pendant des siècles, Marx semble montrer que la rationalité n'est pas une ancre inamovible qu'il suffirait de suivre pour atteindre à une sorte d'absolu. Ce que les philosophes croient suivre en pensant suivre la raison, ce n'est rien de plus que leurs intérêts de classe qui font partie de la structure mentale dont ils héritent de par leur appartenance de classe. En excluant ainsi de l'histoire l'idée d'une raison qui serait un outil pur pour trouver une vérité immuable, nous tenons donc une explication cohérente de l'existence de plusieurs philosophies : il existe plusieurs philosophie car la vérité n'est finalement pour rien dans la genèse de ces philosophies. Voilà pour la pluralité. Et ces différentes philosophies ne font rien de plus que traduire les luttes des classes qui persistent à travers les âges, et qui parviendront (peut-être) à une résolution dans un futur état du monde socialiste. Voilà pour l'unité de la philosophie. Bien entendu, il y a quelque chose de révoltant pour tout philosophe recherchant activement la vérité de voir son activité réduite à une simple vision du monde imposée par les conditions matérielles de son époque. Tout le travail du philosophe consiste justement à interroger et à remettre en question les présupposés et les évidences non questionnées susceptibles de fausser son jugement. Un philosophe devrait donc, par sa prudence intellectuelle, être en mesure d'échapper au déterminisme de classe que j'ai tenté de décrire ici. De plus, l'existence de plusieurs philosophies dans une même classe sociale (dans le milieu universitaire, par exemple) doit permettre de penser que la pensée n'est pas entièrement déterminée de cette manière. Le déterminisme de classe absolu n'est peut-être pas la véritable pensée de Marx. Un marxiste comme Lucien Goldmann préférera parler d'un "maximum de conscience possible" pour exprimer le fait, non pas que la pensée est entièrement déterminée par les conditions matérielles d'une époque, mais que celles-ci limitent forcément celle-là en-deçà d'une certaine limite : il était impossible que Blaise Pascal, au XVIIème siècle, développe la même pensée que Jean-Paul Sartre, car ces conditions d'existence, dont dépendaient les schémas mentaux qui étaient les siens, ne le permettaient pas. Quoi qu'il en soit, même si nous préférons laisser à la pensée une certaine autonomie malgré ses déterminismes socio-culturels, il me semble que ce qui doit être retenu ici, c'est que l'idée d'une raison qui garantirait l'accès à la vérité et qui parlerait d'une seule voix doit être sérieusement remise en doute.
Intelligence et intuition
Une présupposition importante qu'on peut déceler dans l'idée que c'est la raison qui peut nous aider à énoncer la vérité est que la vérité peut s'énoncer grâce aux concepts que nous formons par la raison. Il y aurait homothétie entre le but du philosophe (la vérité) et sa méthode (la recherche rationnelle). Or, cette homothétie paraît douteuse lorsque nous tentons de décrire nos états intérieurs. Rendre fidèlement compte, par des descriptions verbales, de nos états émotionnels est un exercice des plus difficiles, car il semble toujours qu'il existe une insuffisance du langage à épuiser le contenu de ce qu'il y a à exprimer. Or, une approche rationnelle est une méthode qui consiste à employer des notions, des concepts, qui se ramènent en fin de compte à des signes verbaux. Mais s'il y a une différence de nature entre un certain ordre de choses, duquel participent les impressions intérieures, et le langage et l'intelligence, alors l'approche rationnelle se trouvera toujours en défaut pour produire une description complète des choses de cet ordre. Bergson affirme qu'il existe bien une telle différence d'ordre. D'une part, il y aurait l'ordre intuitif, ressenti, intérieur, qui se caractérise essentiellement par la durée ; d'autre part, il y aurait l'ordre extérieur, perceptible, conceptualisable, qui se caractérise par l'espace. Or, nous commettons une erreur fondamentale dans bien des réflexions en tentant de décrire ce qui appartient à la durée par des notions spatiales, en attribuant à des données intensives des caractéristiques extensives. Il y a une réalité mouvante pour Bergson, que nous dénaturons en tentant de la figer par le langage et les concepts de l'intelligence. Il est évident que l'intelligence ne doit pas être dépréciée, car elle a de grandes vertus pratiques, mais elle ne doit pas être privilégiée au détriment de l'intuition, on ne doit pas favoriser l'espace au détriment de la durée. C'est pourtant l'erreur que commet la philosophie lorsqu'elle s'érige en système, qu'elle commence à ressembler à une vaste construction intellectuelle, mais que ce faisant elle se coupe de sa source intuitive. Car c'est bien dans l'intuition que Bergson conçoit la source de l'activité philosophique. Dans un chapitre de La Pensée et le mouvant intitulé "L'intuition philosophique", Bergson développe en effet l'idée que la pensée d'un philosophe ne doit pas seulement se concevoir comme un système, mais aussi comme une intuition :
C'est donc dans un "point unique", et non dans un système, qu'il faut chercher l'essence de la pensée d'un philosophe. En présentant dans ce chapitre une étude sur la philosophie de Berkeley, Bergson tente de montrer que ce que poursuit le philosophe, c'est l'expression d'une intuition. Plus loin, il affirme qu' "un philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose", à savoir cette intuition en laquelle réside l'essence de sa philosophie. Bien sûr, Bergson n'ignore pas que le philosophe est soumis, comme n'importe qui, aux déterminismes de son milieu et de son époque, mais se contenter de cette observation, c'est ne voir que la surface des choses.
Le philosophe, en définitive, ne fait qu'exprimer quelque chose qui lui est intimement propre et qui n'appartient qu'à lui seul. La diversité des systèmes et des idéologies qui rangent les penseurs dans un courant ou un autre ne sont en définitive que des critères superficiels de classement, qui ne prennent pas en compte le fait que tout penseur digne de ce nom ne fait qu'exprimer comme il le peut une intuition unique, qui ne saurait en aucune manière se réduire à l'effet des déterminismes extérieurs. La philosophie, dès lors, est une affaire individuelle, qui met le penseur face à son intuition profonde, qui est unique. La philosophie est donc unique car elle se trouve toute entière dans cet effort d'expression, jamais achevé. Pourquoi, alors, y a-t-il plusieurs philosophies lorsqu'on considère la philosophie de l'extérieur ? Parce qu'il y a plusieurs philosophes, et que chacun suit une intuition qui lui est propre.
Conclusion
A la question "pourquoi y a-t-il plusieurs philosophies ?", j'ai finalement proposé un grand nombre de réponses possibles. Certaines me semblent satisfaisantes, d'autres moins. Il ne me semble pas, par exemple, que la cause de la pluralité des philosophies se trouve dans une sorte d'erreur généralisée. La pluralité des philosophies ne doit pas être comprise comme le signe d'un défaut au sein de la philosophie auquel il faudrait remédier. La tentative de rechercher un tel remède, s'il est méritoire et parfois fécond pour la philosophie elle-même, ne permet pas de résoudre le problème de la pluralité. Il faut donc assumer qu'une discipline prétendant apporter des solutions rationnelles à certains problèmes telle que la philosophie ne soit pas univoque. Encore faut-il qu'elle ne prétende pas apporter la vérité, mais qu'elle reconnaisse n'être qu'un essai de dire un peu de vérité. En cela, elle reconnaît que ses réponses sont partielles, précaires, et problématiques. La pluralité des philosophies est donc directement liée au fait que la recherche philosophique est essentiellement indéfinie. La pluralité des philosophies est donc non pas un défaut de la philosophie, mais une de ses richesses. Le fantasme d'une philosophie unifiée comme l'est la science est un non-sens qui nie la spécificité de la philosophie, discipline aventureuse, ambitieuse, mais incertaine comme une expédition vers un sommet enneigé. Il y a certes une unité de la philosophie, mais cette unité comprend en elle la multiplicité. L'unité de la philosophie s'avère insaisissable, et irréductible finalement à un processus historique ou à une interprétation déterministe de l'histoire, même si ce genre de mécanisme n'est pas sans influence sur la pensée des philosophes. Mais reconnaître l'existence de tels déterminismes à l’œuvre ne doit pas nous inciter à penser que la philosophie est finalement une activité déterminée de l'extérieur, sans autonomie. C'est au contraire de l'intérieur que vient l'élan philosophique. La philosophie trouve son identité à la jonction de l'unité d'une intuition fondamentale et de son expression, qui ne peut que revêtir la forme de la multiplicité.
Unité de la philosophie/unité des sciences
Dans la partie précédente, j'ai évoqué plusieurs différences qui distinguent la philosophie des sciences de la nature. Je pense avoir mis en évidence pourquoi l'unité des sciences de la nature est beaucoup moins problématique que celle de la philosophie. La diversité des sciences n'implique en effet pas de désaccord entre ces sciences, de même que la diversité des théories qu'on y trouve. Par conséquent, l'unité des sciences est assez facile à établir, il suffit pour cela de montrer comment les différentes disciplines qu'on y trouve correspondent à différents objets d'étude, et de mettre en évidence le point commun que ces disciplines partagent. En l'occurrence, on peut dire que c'est la démarche expérimentale, couplée à une structure théorique fondée sur les mathématiques, qui caractérise les sciences naturelles. Il y a donc une unité de méthode au sein des sciences, ainsi qu'un consensus sur ce qui constitue un critère du vrai. Ce critère est celui de la vérifiabilité expérimentale couplé à la cohérence mathématique. Est considéré comme vrai en sciences ce qui est théoriquement intelligible sans contradiction, et qui n'a pas encore été démontré faux expérimentalement (mais qui peut l'être). Il est important d'attirer l'attention sur la nuance : "est considéré comme vrai". Les sciences ne prétendent en effet pas dire la vérité, mais proposer un modèle explicatif du monde observable qui soit compatible avec l'expérience. Est-ce que la philosophie se différencie des sciences du fait qu'elle prétend chercher la vérité ? Ce n'est pas certain : certains philosophes se limiteront à dire que la philosophie est non pas une recherche de la vérité, mais la tentative de donner une réponse rationnelle à certains problèmes. Ce qui différencie la science de la philosophie n'est donc pas forcément dans l'ambition de dire ou non la vérité, mais bien plutôt dans l'existence ou non de critères de vérités qui fassent consensus. Or, pourquoi les critères de vérité en sciences de la nature font-ils consensus ? La réponse qui me paraît évidente est que chacun peut vérifier que les prédictions de la science fonctionnent. Les sciences fournissent des résultats satisfaisants en matière de prédiction, c'est assez pour qu'il existe un consensus universel et que les sciences soient autonomes par rapport à la philosophie. Faisons remarquer que les sciences de la nature, il y a encore quelques siècles, faisaient partie de la philosophie. Ce qui a permis à cette partie de s'émanciper par rapport au reste de la philosophie, c'est d'avoir trouvé des critères méthodologiques permettant de donner des résultats satisfaisants dans un certain ordre de choses. De la même manière, des disciplines qui étaient auparavant des domaines de la philosophie (économie, psychologie, science politique) sont considérées aujourd'hui comme des disciplines autonomes. Je laisse ouverte la question de savoir si ces disciplines ont réussi à se détacher de la philosophie au même titre que les sciences de la nature, mais le fait important me semble être le suivant : tant qu'il n'existe pas de méthode et de critère permettant d'obtenir des réponses satisfaisantes au-dessus d'un certain seuil, nous avons affaire à des questions philosophiques ; lorsque cette méthode et ces critères ont été trouvés, nous avons une science. Par conséquent, si ce qui fait l'unité d'une science réside dans sa méthode et ses critères de vérifiabilité, l'unité de la philosophie, elle, est due à une sorte d'état d'indétermination. L'unité de la philosophie ne serait par conséquent que négative : la philosophie est une parce qu'elle se caractérise par l'absence de méthode et de critères qui fassent consensus, et c'est pour cette raison qu'elle accepte en son sein une grande pluralité.
J'ai donc caractérisé ici une unité de la philosophie au sens faible. La philosophie est une, malgré sa pluralité, mais il s'agit d'une unité par défaut. Cependant, je ne crois pas que l'existence de méthodes et de critères unanimement reconnus soit le seul facteur d'unité d'une science. Une science évolue au cours du temps, elle contient des énoncés faux, qui sont corrigés par la suite, elle modifie ses structures théoriques pour les rendre plus adéquates avec les résultats expérimentaux, elle change souvent de paradigme. En un mot, les sciences progressent, de façon à donner des résultats de plus en plus précis. Il y a donc aussi une unité des sciences qui apparaît lorsqu'on les observe dans leur développement temporel. La question qui se pose est de savoir si la philosophie, elle aussi, progresse. Si c'est le cas, on tiendrait là à la fois une justification de l'unité de la philosophie dans un sens plus fort, et on aurait aussi sans doute une bonne explication à l'existence de plusieurs philosophies.
La philosophie progresse-t-elle ?
La pluralité des philosophies nous semble problématique si nous nous plaçons du point de vue d'une époque donnée où plusieurs conceptions s'affrontent, mais peut-être verrons-nous les choses différemment si nous prenons de la distance et considérons ces affrontements d'un point de vue historique. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, la controverse philosophique fait avancer la philosophie, car les philosophes se voient obligés de défendre leur point de vue en répondant aux arguments de leurs adversaires, qui doivent faire la même chose à leur tour. Il y a donc un mouvement de va-et-vient entre les philosophies qui les pousse à consolider leurs fondements, tout en essayant de saper ceux du camp d'en face. On l'a vu, ce genre de situations peut s'enliser, si bien que des penseurs tels que Descartes ou Kant peuvent proposer une nouvelle philosophie dans le but de mettre fin aux désaccords. Il y a donc un mouvement contradictoire entre deux partis, qui aboutit à la naissance de quelque chose qui résout les oppositions. C'est ce que Hegel appelle le mouvement dialectique par lequel l'Esprit prend conscience de lui-même. Les philosophies qui s'affrontent constituent une thèse et une antithèse, l'antithèse niant la thèse tout en la conservant en elle. La synthèse est ce qui vient résoudre cette opposition en dépassant les contradictions de la thèse et de l'antithèse. Ce mouvement est le mouvement même de l'Histoire, qui n'est rien de moins, pour Hegel, que le développement de la rationalité à l'œuvre. Pour Hegel, la philosophie, surtout à l'âge moderne, est la conscience que l'Esprit a de lui-même, et par conséquent, le développement historique est corrélatif du développement de la philosophie. Bien plus, il est impulsé par lui. La pluralité des philosophies est donc nécessaire au développement historique de la conscience de soi de l'Esprit. Les différentes philosophies sont donc, si ce que dit Hegel est juste, des moments dialectiques nécessaires qui marquent la dynamique de ce développement. Par conséquent, la pluralité des philosophies ne pose de problème que si l'on isole une période historique sans considérer le mouvement global des choses. Du point de vue de la totalité, les philosophies formeraient en fait une unité.
Hegel semblait considérer que la philosophie était, à son époque, parvenue au rang le plus élevé. Ce n'était plus ni la religion, ni l'art, qui représentaient l'accomplissement de la conscience de soi de l'Esprit, mais bien la philosophie. Le mouvement dialectique de développement du réel n'étant par définition jamais achevé, il n'est pas forcément contradictoire qu'il existe encore, aujourd'hui, des philosophies diverses : on peut les voir comme autant de thèses et d'antithèses appelées à être plus tard dépassées par une synthèse. En revanche, ce que je trouve être une vraie objection au système de Hegel, c'est que, si ce qu'il avance est vrai, alors les philosophies anciennes ne devraient plus avoir d'intérêt pour nous, autre qu'historique. Or, il est toujours possible, même maintenant, de trouver dans les philosophies anciennes des réponses pertinentes aux questions que nous nous posons. Il n'est pas anachronique qu'un individu du XXIème siècle trouve dans le stoïcisme, par exemple, des préceptes satisfaisants pour la conduite de sa vie. Cela veut-il dire qu'il n'y a pas de progrès en philosophie ? Certes, d'aucuns pourront juger que les philosophies antiques peuvent encore les satisfaire, et pourquoi pas même mieux que des philosophies plus récente. En cela, on peut dire qu'il n'y a pas de progrès. Mais il n'échappera en revanche à personne que les conceptions employées par les philosophes du passé sont différentes des nôtres, et que nous ne pouvons réellement les comprendre que si nous faisons un effort de traduction de ces conceptions, et de mise en perspective de la façon globale de penser qui régnait à l'époque. L'existence de ces différentes conceptions et de ces divers paysages mentaux qui servent d'arrière-plan aux différentes philosophies sont donc le signe, si ce n'est qu'il y a un progrès, au moins que les philosophies sont inscrites dans une histoire. La pluralité des philosophies serait donc au moins une conséquence directe de ce fait. Si l'on veut maintenir que la pluralité des philosophies cache une unité de la philosophie, il faut donc se demander si l'histoire peut être comprise comme une unité.
La philosophie comme vision du monde
Une façon de concevoir l'unité de l'histoire peut être de lui assigner un but unique. Nous avons vu que pour Hegel, la finalité de l'histoire se situe dans le développement de la raison, ce qui fait dire à Hegel que c'est la pensée qui impulse les changements historiques. Mais j'ai formulé une objection qui selon moi remet en cause la conception hegelienne de l'histoire. Pour Hegel, c'est l'unité de la pensée prise dans son développement dynamique qui fait l'unité de l'histoire. Ce que j'ai suggéré reviendrait à supposer que ce serait plutôt l'unité de l'histoire qui serait de nature à conférer une unité à la philosophie, ce qui résoudrait par conséquent le problème de la pluralité des philosophies. Il serait donc peut-être plus juste de supposer que ce sont les développements historiques qui produisent la pensée et non l'inverse. Une telle thèse est du moins soutenue par Karl Marx. Karl Marx reprend les thèses de Hegel sur la nature dialectique des développements historiques, sauf qu'il donne la primeur aux conditions matérielles par rapport à la pensée, contrairement à Hegel. La pensée, pour Marx, n'est en somme que le résultat des conditions matérielles d'une époque et d'une classe sociale données. Le vrai moteur de l'histoire, c'est le développement des forces productives, qui passe par la lutte des classes. Une époque et déterminée par des conditions matérielles précises, qui consistent en des rapports de production : qui produit, et pour qui. Une philosophie n'est alors qu'une vision du monde relative à une position dans les rapports de production. C'est de plus, le plus souvent, la production d'une certaine classe sociale, celle qui a du temps pour la réflexion car elle n'est pas assujettie à un travail fatigant. Du point de vue de Marx, la philosophie est donc souvent une production de la classe bourgeoise formée afin de justifier sa domination sur le prolétariat. Il existe plusieurs philosophies parce que les différentes philosophies se rapportent à des rapports de production toujours changeants et qui définissent des séquences historiques bien précises (esclavage, féodalité, ère industrielle). Le gros coup que réussit Marx en proposant cette analyse, c'est de démystifier le rôle que tient la raison dans l'élaboration de la philosophie. Contrairement à ce que la plupart des philosophes ont avancé pendant des siècles, Marx semble montrer que la rationalité n'est pas une ancre inamovible qu'il suffirait de suivre pour atteindre à une sorte d'absolu. Ce que les philosophes croient suivre en pensant suivre la raison, ce n'est rien de plus que leurs intérêts de classe qui font partie de la structure mentale dont ils héritent de par leur appartenance de classe. En excluant ainsi de l'histoire l'idée d'une raison qui serait un outil pur pour trouver une vérité immuable, nous tenons donc une explication cohérente de l'existence de plusieurs philosophies : il existe plusieurs philosophie car la vérité n'est finalement pour rien dans la genèse de ces philosophies. Voilà pour la pluralité. Et ces différentes philosophies ne font rien de plus que traduire les luttes des classes qui persistent à travers les âges, et qui parviendront (peut-être) à une résolution dans un futur état du monde socialiste. Voilà pour l'unité de la philosophie. Bien entendu, il y a quelque chose de révoltant pour tout philosophe recherchant activement la vérité de voir son activité réduite à une simple vision du monde imposée par les conditions matérielles de son époque. Tout le travail du philosophe consiste justement à interroger et à remettre en question les présupposés et les évidences non questionnées susceptibles de fausser son jugement. Un philosophe devrait donc, par sa prudence intellectuelle, être en mesure d'échapper au déterminisme de classe que j'ai tenté de décrire ici. De plus, l'existence de plusieurs philosophies dans une même classe sociale (dans le milieu universitaire, par exemple) doit permettre de penser que la pensée n'est pas entièrement déterminée de cette manière. Le déterminisme de classe absolu n'est peut-être pas la véritable pensée de Marx. Un marxiste comme Lucien Goldmann préférera parler d'un "maximum de conscience possible" pour exprimer le fait, non pas que la pensée est entièrement déterminée par les conditions matérielles d'une époque, mais que celles-ci limitent forcément celle-là en-deçà d'une certaine limite : il était impossible que Blaise Pascal, au XVIIème siècle, développe la même pensée que Jean-Paul Sartre, car ces conditions d'existence, dont dépendaient les schémas mentaux qui étaient les siens, ne le permettaient pas. Quoi qu'il en soit, même si nous préférons laisser à la pensée une certaine autonomie malgré ses déterminismes socio-culturels, il me semble que ce qui doit être retenu ici, c'est que l'idée d'une raison qui garantirait l'accès à la vérité et qui parlerait d'une seule voix doit être sérieusement remise en doute.
Intelligence et intuition
Une présupposition importante qu'on peut déceler dans l'idée que c'est la raison qui peut nous aider à énoncer la vérité est que la vérité peut s'énoncer grâce aux concepts que nous formons par la raison. Il y aurait homothétie entre le but du philosophe (la vérité) et sa méthode (la recherche rationnelle). Or, cette homothétie paraît douteuse lorsque nous tentons de décrire nos états intérieurs. Rendre fidèlement compte, par des descriptions verbales, de nos états émotionnels est un exercice des plus difficiles, car il semble toujours qu'il existe une insuffisance du langage à épuiser le contenu de ce qu'il y a à exprimer. Or, une approche rationnelle est une méthode qui consiste à employer des notions, des concepts, qui se ramènent en fin de compte à des signes verbaux. Mais s'il y a une différence de nature entre un certain ordre de choses, duquel participent les impressions intérieures, et le langage et l'intelligence, alors l'approche rationnelle se trouvera toujours en défaut pour produire une description complète des choses de cet ordre. Bergson affirme qu'il existe bien une telle différence d'ordre. D'une part, il y aurait l'ordre intuitif, ressenti, intérieur, qui se caractérise essentiellement par la durée ; d'autre part, il y aurait l'ordre extérieur, perceptible, conceptualisable, qui se caractérise par l'espace. Or, nous commettons une erreur fondamentale dans bien des réflexions en tentant de décrire ce qui appartient à la durée par des notions spatiales, en attribuant à des données intensives des caractéristiques extensives. Il y a une réalité mouvante pour Bergson, que nous dénaturons en tentant de la figer par le langage et les concepts de l'intelligence. Il est évident que l'intelligence ne doit pas être dépréciée, car elle a de grandes vertus pratiques, mais elle ne doit pas être privilégiée au détriment de l'intuition, on ne doit pas favoriser l'espace au détriment de la durée. C'est pourtant l'erreur que commet la philosophie lorsqu'elle s'érige en système, qu'elle commence à ressembler à une vaste construction intellectuelle, mais que ce faisant elle se coupe de sa source intuitive. Car c'est bien dans l'intuition que Bergson conçoit la source de l'activité philosophique. Dans un chapitre de La Pensée et le mouvant intitulé "L'intuition philosophique", Bergson développe en effet l'idée que la pensée d'un philosophe ne doit pas seulement se concevoir comme un système, mais aussi comme une intuition :
Bergson a écrit:
Il y a une remarque qu’ont pu faire tous ceux d’entre nous qui enseignent l’histoire de la philosophie, tous ceux qui ont occasion de revenir souvent à l’étude des mêmes doctrines et d’en pousser ainsi de plus en plus loin l’approfondissement. Un système philosophique semble d’abord se dresser comme un édifice complet, d’une architecture savante, où les dispositions ont été prises pour qu’on y pût loger commodément tous les problèmes. Nous éprouvons, à le contempler sous cette forme, une joie esthétique renforcée d’une satisfaction professionnelle. Non seulement, en effet, nous trouvons ici l’ordre dans la complication (un ordre que nous nous amusons quelquefois à compléter en le décrivant), mais nous avons aussi le contentement de nous dire que nous savons d’où viennent les matériaux et comment la construction a été faite. Dans les problèmes que le philosophe a posés nous reconnaissons les questions qui s’agitaient autour de lui. Dans les solutions qu’il en donne nous croyons retrouver, arrangés ou dérangés, mais à peine modifiés, les éléments des philosophies antérieures ou contemporaines. Telle vue a dû lui être fournie par celui-ci, telle autre lui fut suggérée par celui-là. Avec ce qu’il a lu, entendu, appris, nous pourrions sans doute recomposer la plus grande partie de ce qu’il a fait. Nous nous mettons donc à l’œuvre, nous remontons aux sources, nous pesons les influences, nous extrayons les similitudes, et nous finissons par voir distinctement dans la doctrine ce que nous y cherchions : une synthèse plus ou moins originale des idées au milieu desquelles le philosophe a vécu.
Mais un contact souvent renouvelé avec la pensée du maître peut nous amener, par une imprégnation graduelle, à un sentiment tout différent. Je ne dis pas que le travail de comparaison auquel nous nous étions livrés d’abord ait été du temps perdu : sans cet effort préalable pour recomposer une philosophie avec ce qui n’est pas elle et pour la relier à ce qui fut autour d’elle, nous n’atteindrions peut-être jamais ce qui est véritablement elle ; car l’esprit humain est ainsi fait, il ne commence à comprendre le nouveau que lorsqu’il a tout tenté pour le ramener à l’ancien. Mais, à mesure que nous cherchons davantage à nous installer dans la pensée du philosophe au lieu d’en faire le tour, nous voyons sa doctrine se transfigurer. D’abord la complication diminue. Puis les parties entrent les unes dans les autres. Enfin tout se ramasse en un point unique, dont nous sentons qu’on pourrait se rapprocher de plus en plus quoiqu’il faille désespérer d’y atteindre.
C'est donc dans un "point unique", et non dans un système, qu'il faut chercher l'essence de la pensée d'un philosophe. En présentant dans ce chapitre une étude sur la philosophie de Berkeley, Bergson tente de montrer que ce que poursuit le philosophe, c'est l'expression d'une intuition. Plus loin, il affirme qu' "un philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose", à savoir cette intuition en laquelle réside l'essence de sa philosophie. Bien sûr, Bergson n'ignore pas que le philosophe est soumis, comme n'importe qui, aux déterminismes de son milieu et de son époque, mais se contenter de cette observation, c'est ne voir que la surface des choses.
Bergson a écrit:
"Le philosophe eût pu venir plusieurs siècles plus tôt ; il aurait eu affaire à une autre philosophie et à une autre science ; il se fût posé d’autres problèmes ; il se serait exprimé par d’autres formules ; pas un chapitre, peut-être, des livres qu’il a écrits n’eût été ce qu’il est ; et pourtant il eût dit la même chose.
Le philosophe, en définitive, ne fait qu'exprimer quelque chose qui lui est intimement propre et qui n'appartient qu'à lui seul. La diversité des systèmes et des idéologies qui rangent les penseurs dans un courant ou un autre ne sont en définitive que des critères superficiels de classement, qui ne prennent pas en compte le fait que tout penseur digne de ce nom ne fait qu'exprimer comme il le peut une intuition unique, qui ne saurait en aucune manière se réduire à l'effet des déterminismes extérieurs. La philosophie, dès lors, est une affaire individuelle, qui met le penseur face à son intuition profonde, qui est unique. La philosophie est donc unique car elle se trouve toute entière dans cet effort d'expression, jamais achevé. Pourquoi, alors, y a-t-il plusieurs philosophies lorsqu'on considère la philosophie de l'extérieur ? Parce qu'il y a plusieurs philosophes, et que chacun suit une intuition qui lui est propre.
Conclusion
A la question "pourquoi y a-t-il plusieurs philosophies ?", j'ai finalement proposé un grand nombre de réponses possibles. Certaines me semblent satisfaisantes, d'autres moins. Il ne me semble pas, par exemple, que la cause de la pluralité des philosophies se trouve dans une sorte d'erreur généralisée. La pluralité des philosophies ne doit pas être comprise comme le signe d'un défaut au sein de la philosophie auquel il faudrait remédier. La tentative de rechercher un tel remède, s'il est méritoire et parfois fécond pour la philosophie elle-même, ne permet pas de résoudre le problème de la pluralité. Il faut donc assumer qu'une discipline prétendant apporter des solutions rationnelles à certains problèmes telle que la philosophie ne soit pas univoque. Encore faut-il qu'elle ne prétende pas apporter la vérité, mais qu'elle reconnaisse n'être qu'un essai de dire un peu de vérité. En cela, elle reconnaît que ses réponses sont partielles, précaires, et problématiques. La pluralité des philosophies est donc directement liée au fait que la recherche philosophique est essentiellement indéfinie. La pluralité des philosophies est donc non pas un défaut de la philosophie, mais une de ses richesses. Le fantasme d'une philosophie unifiée comme l'est la science est un non-sens qui nie la spécificité de la philosophie, discipline aventureuse, ambitieuse, mais incertaine comme une expédition vers un sommet enneigé. Il y a certes une unité de la philosophie, mais cette unité comprend en elle la multiplicité. L'unité de la philosophie s'avère insaisissable, et irréductible finalement à un processus historique ou à une interprétation déterministe de l'histoire, même si ce genre de mécanisme n'est pas sans influence sur la pensée des philosophes. Mais reconnaître l'existence de tels déterminismes à l’œuvre ne doit pas nous inciter à penser que la philosophie est finalement une activité déterminée de l'extérieur, sans autonomie. C'est au contraire de l'intérieur que vient l'élan philosophique. La philosophie trouve son identité à la jonction de l'unité d'une intuition fondamentale et de son expression, qui ne peut que revêtir la forme de la multiplicité.
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« Un philosophe moderne qui n'a jamais éprouvé le sentiment d'être un charlatan fait preuve d'une telle légèreté intellectuelle que son oeuvre ne vaut guère la peine d'être lue. »
Leszek Kolakowski
- Paul DedalusNeoprof expérimenté
Wahouh !!
Tu es motivé Levincent ! 👏 👏
Je vais prendre le temps de lire tout cela.
Merci beaucoup pour le partage.
Edit : lorsque tu dissertes (je veux dire "en vrai" ; lors des épreuves) , tu parles à la première personne ou c'est juste dans le cadre du devoir d'été?
C'est sans doute un détail mais ça me choque un peu. Je préfère les formulations un peu impersonnelles par prudence.
Tu es motivé Levincent ! 👏 👏
Je vais prendre le temps de lire tout cela.
Merci beaucoup pour le partage.
Edit : lorsque tu dissertes (je veux dire "en vrai" ; lors des épreuves) , tu parles à la première personne ou c'est juste dans le cadre du devoir d'été?
C'est sans doute un détail mais ça me choque un peu. Je préfère les formulations un peu impersonnelles par prudence.
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«Primus ego in patriam mecum, modo uita supersit. »
Virgile Georgiques.
« Ma science ne peut être qu’une science de pointillés. Je n’ai ni le temps ni les moyens de tracer une ligne continue. »
Marcel Jousse
- LevincentNiveau 9
Non, d'habitude je respecte toujours le formalisme, avec le "nous" de majesté. Mais dans ce devoir je me suis un peu détendu exprès.
Je n'ai pas non plus respecté de contrainte de temps.
Je n'ai pas non plus respecté de contrainte de temps.
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« Un philosophe moderne qui n'a jamais éprouvé le sentiment d'être un charlatan fait preuve d'une telle légèreté intellectuelle que son oeuvre ne vaut guère la peine d'être lue. »
Leszek Kolakowski
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