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http://www.lechatsurmonepaule.com/2014/10/kant-critique-du-jugement-commentaire-d-un-extrait.html
Kant, Critique de la faculté de jugement (commentaire du § 65)
(Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, traduction A. Philonenko, Librairie philosophique Vrin)
"La faculté de juger, qui dans l'ordre de nos facultés de connaître, constitue un terme intermédiaire entre l'entendement et la raison, possède-t-elle aussi, considérée en elle-même, des principes a priori ; ceux-ci sont-ils constitutifs ou simplement régulateurs (n'indiquant pas ainsi de domaine propre) ; donne-t-elle a priori une règle au sentiment de plaisir et de peine, en tant que moyen-terme entre la faculté de connaître et la faculté de désirer (tout de même que l'entendement prescrit a priori des lois à la première , mais la raison à la seconde) : telles sont les questions dont s'occupe la présente Critique de la faculté de juger."
La Critique de la faculté de juger ou Critique du jugement (allemand : Kritik der Urteilskraft) est un ouvrage philosophique d'Emmanuel Kant, publié en 1790 On considère en général cet ouvrage comme la troisième grande œuvre de Kant, après la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique, et comme une œuvre fondamentale de l'esthétique moderne.
Dans cet ouvrage, Kant tente de compléter son système philosophique et de créer un lien entre ses deux premières critiques. Il s'agit de jeter un pont par dessus l'abîme creusé entre l'usage théorique de la raison, qui est au fondement de la connaissance de la nature (Critique de la raison pure), et l'usage pratique de la raison, qui commande toute action morale (Critique de la raison pratique). La première partie est consacrée à une esthétique (analyse du jugement esthétique), la deuxième partie à une téléologie de la nature.
Emmanuel Kant est un philosophe allemand, fondateur de l’« idéalisme transcendantal ». Né le 22 avril 1724 à Königsberg, capitale de la Prusse-Orientale, il y est mort le 12 février 1804. Grand penseur de l'Aufklärung, Kant a exercé une influence considérable sur l'idéalisme allemand, la philosophie analytique, la phénoménologie et la philosophie postmoderne. Son œuvre, considérable et diverse dans ses intérêts, mais centrée autour des trois Critiques, à savoir la Critique de la raison pure la Critique de la raison pratique et la Critique de la faculté de juger, fait ainsi l'objet d'appropriations et d'interprétations successives et divergentes.
"On dit beaucoup trop peu de la nature et de son pouvoir dans les produits organisés quand on nomme ce pouvoir un analogon de l'art ; car, dans ce cas, on se représente l’artiste (un être raisonnable) comme extérieur à elle. Elle s’organise bien plutôt elle-même et dans chaque espèce de ses produits organisés, en suivant certes dans toute l’espèce un seul et même modèle, mais pourtant aussi avec des écarts appropriés qu’exige, en fonction des circonstances, la conservation de soi-même. On s’approche peut-être davantage de cette qualité insondable quand on la nomme un analogon de la vie ; mais, dans ce cas, il faut, ou bien doter la matière comme simple matière d’une propriété (hylozoïsme) qui entre en contradiction avec son essence, ou bien lui associer un principe étranger qui serait avec elle en communauté (une âme) : auquel cas, alors, si un tel produit doit être un produit de la nature, ou bien la matière organisée se trouve déjà présupposée comme instrument de cette âme, ce qui ne la rend pas plus compréhensible, ou bien il faut faire de l’âme l’artiste de cette construction et ainsi soustraire le produit à la nature (physique). La beauté de la nature, parce qu’elle n’est attribuée aux objets qu’en relation à la réflexion sur l’intuition externe de ceux-ci, donc uniquement à cause de la forme de leur surface, peut à juste titre être nommée un analogon de l’art. Mais une perfection naturelle interne, du type de celle que possèdent les choses qui ne sont possibles que comme fins de la nature et qui s’appellent, pour cette raison, des êtres organisés, ne se peut penser ni expliquer par aucune analogie avec un quelconque pouvoir physique, c’est à-dire naturel, qui soit connu de nous - et dans la mesure où nous appartenons nous-mêmes à la nature au sens large, elle ne peut même pas être pensée et expliquée par l’intermédiaire d’une analogie où la conformité avec l’art humain serait précise. "
(Emmanuel Kant, Critique de la faculté de Juger, § 65)
Questions sur le texte :
1. Quel est le thème de cet extrait ?
2. Quel problème l'auteur s'est-il posé ?
3. Quelle est la thèse de l'auteur ?
4. Quel est le plan du texte ?
5. Qu’est-ce qu’un « analogon » ?
6. En quoi le « pouvoir de la nature est-il un « analogon » de l’art ?
7. Quelle différence y a-t-il entre la nature d’une part et l’artiste d’autre part ?
8. « en suivant même dans toute espèce un seul et même modèle » : à quel caractère du vivant Kant fait-il ici allusion ? Quels autres caractères (toujours pertinents aujourd'hui) évoque-t-il ?
9. Expliquer : « On s’approche peut-être davantage de cette qualité insondable quand on la nomme un analogon de la vie ; mais, dans ce cas, il faut, ou bien doter la matière comme simple matière d’une propriété (hylozoïsme) qui entre en contradiction avec son essence, ou bien lui associer un principe étranger qui serait avec elle en communauté (une âme) : auquel cas, alors, si un tel produit doit être un produit de la nature, ou bien la matière organisée se trouve déjà présupposée comme instrument de cette âme, ce qui ne la rend pas plus compréhensible, ou bien il faut faire de l’âme l’artiste de cette construction et ainsi soustraire le produit à la nature (physique)
10. A quel philosophe (de l’antiquité) Kant fait-il allusion dans ce passage ? Qu’est-ce que « l’hylozoïsme » ? Pourquoi « l’hylozoïsme » entre-t-il en contradiction avec l’essence de la matière ?
11. Expliquer : « Précisément parlant, l’organisation de la nature n’a donc rien d’analogue avec une quelconque causalité dont nous avons connaissance. »
12. Sous quel aspect la nature est-elle un analogon de l’art ?
13. Sous quel aspect la nature n’est-elle pas un analogon de l’art ?
14. Expliquer : « … et dans la mesure où nous appartenons nous-mêmes à la nature au sens large, elle ne peut même pas être pensée et expliquée par l’intermédiaire d’une analogie où la conformité avec l’art humain serait précise. »
Éléments de réponse :
Kant s’interroge dans ce texte sur le rapport entre l’art et la nature. Il se demande si l’analogie que l’on établit habituellement entre ces deux réalités, quand on prétend, par exemple, que « l’art imite la nature » est pertinente. Sa thèse est que cette analogie est trop approximative : la nature ne peut pas être vraiment pensée par analogie avec l’art.
Plan du texte :
1) Depuis : « On dit beaucoup trop peu de la nature » jusqu’à « la conservation de soi-même. » : la nature n’est pas à proprement parler un « analogon » de l’art.
2) Depuis : « On s’approche peut-être davantage » jusqu’à « soustraire le produit à la nature (physique) » : Kant se demande si la capacité auto-organisatrice de la nature est un « analogon » de la vie et évoque les problèmes que soulève cette conception.
3) Depuis : « La beauté de la nature » jusqu’à « un analogon de l’art » : la « nature naturée » est un analogue de l’art
4) Depuis : « Mais une fois perfection naturelle interne » jusqu’à « qui soit connue de nous » : la « nature naturante » n’est pas un analogon de l’art
5) Depuis « et dans la mesure » jusqu’à « l’art humain serait précise » : l’entendement humain ne peut pas concevoir (comprendre) la « nature naturante ».
« analogon » appartient au même champ sémantique que le mot « analogie ». En philosophie, un « analogon » signifie « un autre lui-même ». « Les pâtes sont à vrai dire, les nourritures emblématiques italiennes, l’analogon de la péninsule. Les attaquer, c’est saper l’édifice même de la civilisation. » (Michel Onfray, Le ventre des philosophes, 1989)
"analogue" est le qualificatif d'un terme qui est par rapport à un autre dans la même relation qu'un troisième par rapport à un quatrième ; ce rapport pouvant être soit un rapport de grandeur mathématique (ce qui paraît le sens primitif du mot), soit un rapport de situation, de durée, de finalité, etc.
Un raisonnement « par analogie » établit un lien deux à deux entre quatre éléments : A est à B ce que C est à D. Ici : l’artiste est à son œuvre (l’œuvre d’art) ce que le principe organisateur est à la nature.
On conçoit souvent le pouvoir de la nature à l’image de l’art. La nature crée des formes, des êtres inanimés (les minéraux, les étoiles, les planètes), des êtres vivants (les végétaux, les animaux). Platon, dans le Timée, explique que le « démiurge » est comme un potier qui façonne les formes à partir de la matière, les yeux fixés sur les archétypes, à l’image de ces derniers.
Mais pour Kant, cette analogie est problématique, car l’artiste est extérieur à son œuvre, alors que la nature « s’organise elle-même ». Il faut distinguer, selon Spinoza, entre Dieu et la somme totale de tous les phénomènes individuels (modi) : les phénomènes forment la nature naturée (natura naturata) ; Dieu est la nature naturante (natura naturans). Mais il n'y a pas de séparation extérieure. Avoir une vue abstraite et superficielle de l'existence telle qu'elle se présente aux sens et à l'imagination dans l'apparition isolée des phénomènes, c'est pour Spinoza le contrepied de la conception qui la saisit comme substance et au moyen de l'entendement. Tout phénomène individuel n'est qu'une forme bornée de l'unique substance infinie et née d'une négation de la suppression de toutes les autres formes sous lesquelles la substance se présente. Toute détermination particulière est une négation ("omnis determinatio est négatio.")
La différence entre l’artiste et la « nature naturante » est que l’artiste est extérieur à son œuvre, alors que la « nature naturante » crée les formes pour ainsi dire « de l’intérieur ».
« en suivant même dans toute espèce un seul et même modèle : Kant fait ici allusion à l’une des trois propriétés fondamentales du vivant : l’invariance reproductive.
Selon Jacques Monod, l’une des propriétés remarquables d'un être vivant est que l'émetteur de l'information exprimée dans sa structure est toujours un objet identique au premier. Cette propriété se nomme reproduction invariante ou simplement invariance.
Kant évoque également deux autres caractères du vivant : la téléonomie et la morphogenèse autonome. Les êtres vivants se distinguent de toutes les autres structures de tous les systèmes présents dans l'univers par une propriété appelée "téléonomie".
La téléonomie est la propriété des objets doués d'un projet qu'ils représentent dans leur structure et accomplissent dans leurs performances.
La téléonomie est une condition nécessaire, mais non suffisante car elle ne propose pas de critères objectifs permettant de distinguer les êtres vivants eux-mêmes des artefacts, produits de leur activité.
La structure macroscopique d'un artefact (un rayon d'abeille, un barrage érigé par des castors, une hache paléolithique, un vaisseau spatial...) résulte de l'application aux matériaux qui le constituent de forces extérieures à l'objet lui-même.
La structure d'un être vivant résulte d'un processus totalement différent en ce qu'il ne doit presque rien à l'action des forces extérieures, mais tout à des interactions "morphogenétiques" internes à l'objet lui-même :
"L'organisme est une machine qui se construit elle-même. Sa structure macroscopique ne lui est pas imposée par l'intervention de forces extérieures. Elle se constitue de façon autonome, grâce à des interactions constructives internes. Toute performance ou structure téléonomique (orientée vers une fin) d'un être vivant, quel qu'il soit, peut en principe être analysée en termes d'interactions stéréospécifiques d'une, de plusieurs ou de très nombreuses protéines." (Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité)
"Par le caractère autonome et spontané des processus morphogenétiques qui constituent la structure macroscopique des êtres vivants, ceux-ci se distinguent absolument des artefacts, aussi bien d'ailleurs que de la plupart des objets naturels (à l'exception des cristaux) dont la morphologie macroscopique résulte en large part de l'action d'agents externes." (ibidem)
L'entendement cherche à comprendre "cette qualité insondable" qui consiste à créer des objets doués d'un projet qu'ils représentent dans leur structure et accomplissent dans leurs performances (téléonomie) qui ne doit presque rien à l'action des forces extérieures, mais tout à des interactions morphogenétiques internes à l'objet lui-même (morphogenèse autonome), l'émetteur de l'information exprimée dans sa structure étant toujours un objet identique au premier (invariance reproductive).
Il a recours au raisonnement par analogie, c'est-à-dire qu'il va du connu (l'art, la vie) à l'inconnu (le pouvoir organisateur de la nature) dans l'espoir que l'inconnu ressemble au connu : cette qualité insondable de la nature est soit un analogon de l'art : ses productions sont à la nature ce que les œuvres d'art sont à l'artiste, soit un analogon de "la vie" : "on s'approche peut-être davantage de cette qualité insondable quand on la nomme un analogon de la vie (...)"
Kant évoque à la notion stoïcienne d'hylozoïsme", d'après laquelle toute matière (ulé) est vivante (zôon), soit en elle-même, soit en tant qu'elle participe à l'action d'une âme du monde. Kant souligne les difficultés théoriques que pose cette conception : "l'hylozoïsme" entre en contradiction avec l'essence de la matière qui est d'être privée de forme.
Selon Aristote, la matière est la cause la plus évidente, mais la moins connaissable. La matière et la forme sont fondues dans le sunolon, la substance composée.
Et s'il est possible à l'intellect de l'homme de dégager la forme de la matière, ce qui rend la connaissance possible, il ne lui est pas possible d'envisager la matière seule, pure. Elle est le pondérable, le sensible, le corps d'un animal ou d'une œuvre.
La forme d'un objet, pour Aristote, c'est sa définition. Par exemple, ce qui définit l'homme, c'est la possession d'une âme ; ainsi, l'âme est la forme du corps. La forme d'une œuvre d'art, c'est l'idée qu'en a l'artiste.
Pour Aristote, parmi les causes qui rendent compte de l'existence d'un objet quelconque, il y avait la "cause matérielle" (la matière dont la chose est faite) et la "cause formelle" (la forme que l'artisan lui donne) ; si nous prenons l'exemple d'un bloc de marbre, la matière est le marbre brut, la forme peut être celle d'un dieu ou d'un homme. C'est le travail de l'artisan (la cause efficiente) qui donne effectivement au marbre brut telle ou telle forme, mais c'est la cause formelle (l'idée que l'artisan a dans l'esprit) qui en prédétermine la forme.
Les catégories d'Aristote, les aitias, les quatre formes de causalité, ce que Leibniz appelle "principe de raison suffisante" permettant de rendre compte du fait qu'une chose est ainsi et pas autrement, s'appliquent aux objets fabriqués par l'homme, mais pas à la Nature (Phusis).
Ce n'est pas en tant qu'être naturel qu'il peut faire l'analogie entre la nature et l'art, mais en tant qu'il est doté d'un entendement, d'une faculté de raisonner sur des intuitions sensibles, de mettre en œuvre des catégories à partir des formes a priori de l'aperception transcendantale : le temps et l'espace (notamment la catégorie de la causalité).
L'analogie nature/art est illégitime parce que le principe téléologique de la nature est une réalité transcendantale. (cf. Critique de la raison pure)
C'est parce que l'homme appartient à la nature = il est lui-même un "produit", à la manière des objets d'art, qu'il pense la nature en termes de fabrication.
L'analogie que l'homme établit entre la nature et l'art n'est pas totalement convaincante parce que l'entendement humain n'est pas infini. Seul un entendement infini pourrait pénétrer (comprendre) le "mystère de la création", en se comprenant en quelque sorte lui-même. L'homme, partie de la nature, créature finie doté d'un entendement fini (dont il a tendance à faire un usage illégitime en l'appliquant à des réalités transcendantes (le principe créateur de la Nature, Dieu, l'immortalité de l'âme, etc.) pour raisonner de manière "analogique", donc inappropriée, pense la création sous la seule forme dont il a l'expérience, c'est-à-dire de l'artisanat (la distinction art/artisanat ne commence à s'établir qu'à partir du XVIIIème siècle, cf. l'article de d'Alembert dans l'Encyclopédie et, chez Kant, dans La critique du Jugement).
Kant pense la "vie" dans ce que François Jacob appelle "structure d'ordre deux". Et la pensée d'Aristote reste déterminante dans le domaine du vivant (malgré le dualisme cartésien), alors que le modèle d'univers aristotélicien et la notion de "gravité" ont été totalement remis en question, d'abord avec Galilée au XVIème siècle, puis avec Newton au XVIIIème en Physique. Ce que nous appelons la "biologie" n'existe pas au XVIIIème siècle, alors qu'il y a déjà une "Physique". La critique kantienne est inséparable des travaux de Newton sur la gravitation universelle, mais il n'y a pas encore l'équivalent de Newton dans le domaine des "sciences de la vie".
Note : François Jacob met en évidence quatre étapes de l'évolution vers la biologie moderne (la pensée de la Renaissance et de l'âge baroque étant caratérisée par l'analogie universelle) :
1) au début du XVIIème siècle : la structure d'ordre un : l'agencement des surfaces visibles.
2) à la fin du XVIIIème siècle, la structure d'ordre deux : l'organisation qui sous-tend organes et fonctions et finit par se résoudre en cellules.
3) au début du XXème siècle, la structure d'ordre trois : les chromosomes et les gènes.
4) au milieu du XXème siècle, la structure d'ordre quatre : la molécule d'acide nucléique. sur quoi reposent aujourd'hui la conformation de tout organisme, ses propriétés, sa permanence à travers les générations.
La question de savoir "ce qu'il y a "derrière" la téléologie de la nature, n'est pas du domaine de la biologie, mais de la métaphysique et c'est en grande partie à Kant (Critique de la Raison Pure) que nous devons le "principe d'objectivité" qui écarte de la science la question des premiers principes et des causes finales.
La principale difficulté du texte de Kant réside dans le renversement (apparent) de sa position de thèse : thèse : on ne peut pas (vraiment) penser l'art par analogie avec la nature // antithèse : la nature, en tant que "dunamis", puissance créatrice, se manifeste dans les (certaines) œuvres d'art.
Il faut sans doute comprendre ce paradoxe à la lumière de la définition de la beauté : "le Beau est ce qui plaît universellement sans concept".
Contrairement à Aristote, Kant opère une distinction qui est propre au siècle des Lumières entre l'artiste et l'artisan. Pour Kant, on peut "expliquer" comment procède l'artisan, mais on ne peut pas expliquer comment procède l'artiste. Si on peut l'expliquer, alors son œuvre n'est pas une véritable œuvre d'art.
Pour Kant, le raisonnement par analogie n'est pas satisfaisant car il y a de l'inconnaissable : "J'ai limité le savoir pour laisser une place à la Foi." : la Nature comme dunamis, puissance productrice, le génie de l'artiste qui n'est pas la simple habileté ou le talent, ainsi que l’œuvre d'art.
Note sur les deux types de jugement chez Kant : jugement réfléchissant et jugement déterminant :
Kant distingue deux types de facultés de juger :
- réfléchissante quand seul le particulier est donné : placé devant un objet singulier, le sujet ne dispose que de sa propre réflexion pour généraliser. La faculté de juger doit alors se donner à elle-même un principe, une idée d'universalisation : Kant l'appelle finalité naturelle, non parce qu'on la trouve dans la nature (ce qui serait le cas d'une finalité pratique), mais parce que son unité est présupposée a priori de manière transcendantale par le sujet. C'est le cas du jugement esthétique relatif à la beauté. Le jugement esthétique relatif au sublime fonctionne selon le même principe, mais hors de toute finalité.
- déterminante quand le particulier est donné, et qu'en outre l'universel comme règle, principe ou loi est lui aussi donné empiriquement : placé devant un objet singulier, le sujet dispose d'une règle empirique dont il peut se servir, ce qui donne un moyen de "subsumer" le particulier sous l'universel. C'est le cas du jugement pratique.
Ce principe est subjectif et transcendantal. Il est intérieur à la faculté de juger, et s'applique seulement à sa forme réfléchissante.
"Un jugement est une liaison, par la médiation de la copule, entre un sujet particulier et un attribut universel : Socrate est un homme. Le jugement est déterminant quand il réussit à « subsumer » (= comprendre sous un genre) le particulier sous l’universel. C’est ainsi que le jugement spéculatif est déterminant, par la médiation de la matière de la sensation, quand il soumet l’expérience sensible, nécessairement singulière, à la généralité des lois de l’entendement ; et le jugement pratique est déterminant, par l’immédiateté du l’impératif, quand il soumet ma volonté, engagée dans une situation singulière, à l’universalité de la loi de la liberté. Cependant, l’abîme qui sépare maintenant Nature et Liberté rend bien problématique, et même improbable, l’opération du jugement déterminant. Pour franchir cet abîme, Kant est donc conduit à poser la possibilité d’une autre forme du jugement, qu’il nomme alors « jugement réfléchissant ». Dans le jugement déterminant, c’est l’universel qui impose sa loi au particulier ; dans le jugement réfléchissant, c’est inversement le particulier qui, éveillant la curiosité de l’esprit, lui fournit l’occasion d’enfanter des idées nouvelles. Dans le jugement déterminant, c’est l’universel qui impose sa loi au particulier, dans le jugement réfléchissant, c’est inversement le singulier, c'est-à-dire le phénomène sensible, qui suggère à l’entendement un grand nombre d’idées générales, et lui donne ainsi beaucoup à penser.
La sollicitation sensible qui est à l’origine du jugement réfléchissant opère alors selon deux modes. En premier lieu, si nous envisageons le côté du sujet, ce peut être le sentiment de plaisir provoqué par la rencontre sensible qui féconde l’esprit et l’incline à la rêverie, éveillant la sagacité de l’entendement et suscitant la fantasmagorie de l’imagination. Le jugement réfléchissant est alors esthétique, association d’idées dont la liaison est plus ou moins maîtrisée selon la vigueur de l’entendement et l’intensité de l’impact de la rencontre sensible (aisthêsis = sensation). En second lieu, si nous envisageons le côté de l’objet, il se peut que, par un hasard heureux, le motif de la rencontre épouse de lui-même, par un accord énigmatique, la forme de l’universel. Tout se passe alors comme si l’objet niait sa différence et se faisait miroir de l’entendement, miroir en lequel l’esprit voit se réfléchir la forme de sa propre logique, c'est-à-dire les catégories et les principes fondamentaux de l’intelligibilité. C’est ainsi que certains coquillages reproduisent exactement la courbe de la spirale logarithmique : en ce cas, l’entendement n’a pas à dicter sa loi au phénomène, mais c’est inversement le phénomène qui, de lui-même, semble épouser la forme de l’entendement. Le jugement réfléchissant est alors téléologique (c’est à Christian Wolff qu’on doit l’invention du mot « téléologie »), et semble légitimer l’idée d’une finalité de la nature elle-même, qui apparaît alors non comme le fruit du hasard ou de la causalité aveugle, mais au contraire comme l’œuvre d’un architecte intelligent.
Toutefois, que le jugement réfléchissant soit esthétique ou téléologique, il trouve toujours sa condition de possibilité dans une singularité de l’expérience sensible, singularité qui consiste en l’accord contingent et nécessairement éphémère d’un phénomène matériel et d’un besoin de l’esprit, réconciliant ainsi de façon aléatoire le monde sensible et le monde intelligible, le règne de l’esprit avec celui de la liberté. C’est ainsi que Kant peut écrire que l’accord qui fournit l’occasion du jugement réfléchissant est comme une faveur (Gunst) que nous fait la nature (§ 5 et 67). On comprend alors que cette « faveur » apaise la contradiction et l’opposition qui font s’affronter Liberté à Nature, et qu’en les réconciliant, elle permet de concevoir un passage de l’un à l’autre, c'est-à-dire un pont par-dessus l’abîme.
(Jacques Dariulat, Introduction à la philosophie esthétique)
Kant, Critique de la faculté de jugement (commentaire du § 65)
(Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, traduction A. Philonenko, Librairie philosophique Vrin)
"La faculté de juger, qui dans l'ordre de nos facultés de connaître, constitue un terme intermédiaire entre l'entendement et la raison, possède-t-elle aussi, considérée en elle-même, des principes a priori ; ceux-ci sont-ils constitutifs ou simplement régulateurs (n'indiquant pas ainsi de domaine propre) ; donne-t-elle a priori une règle au sentiment de plaisir et de peine, en tant que moyen-terme entre la faculté de connaître et la faculté de désirer (tout de même que l'entendement prescrit a priori des lois à la première , mais la raison à la seconde) : telles sont les questions dont s'occupe la présente Critique de la faculté de juger."
La Critique de la faculté de juger ou Critique du jugement (allemand : Kritik der Urteilskraft) est un ouvrage philosophique d'Emmanuel Kant, publié en 1790 On considère en général cet ouvrage comme la troisième grande œuvre de Kant, après la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique, et comme une œuvre fondamentale de l'esthétique moderne.
Dans cet ouvrage, Kant tente de compléter son système philosophique et de créer un lien entre ses deux premières critiques. Il s'agit de jeter un pont par dessus l'abîme creusé entre l'usage théorique de la raison, qui est au fondement de la connaissance de la nature (Critique de la raison pure), et l'usage pratique de la raison, qui commande toute action morale (Critique de la raison pratique). La première partie est consacrée à une esthétique (analyse du jugement esthétique), la deuxième partie à une téléologie de la nature.
Emmanuel Kant est un philosophe allemand, fondateur de l’« idéalisme transcendantal ». Né le 22 avril 1724 à Königsberg, capitale de la Prusse-Orientale, il y est mort le 12 février 1804. Grand penseur de l'Aufklärung, Kant a exercé une influence considérable sur l'idéalisme allemand, la philosophie analytique, la phénoménologie et la philosophie postmoderne. Son œuvre, considérable et diverse dans ses intérêts, mais centrée autour des trois Critiques, à savoir la Critique de la raison pure la Critique de la raison pratique et la Critique de la faculté de juger, fait ainsi l'objet d'appropriations et d'interprétations successives et divergentes.
"On dit beaucoup trop peu de la nature et de son pouvoir dans les produits organisés quand on nomme ce pouvoir un analogon de l'art ; car, dans ce cas, on se représente l’artiste (un être raisonnable) comme extérieur à elle. Elle s’organise bien plutôt elle-même et dans chaque espèce de ses produits organisés, en suivant certes dans toute l’espèce un seul et même modèle, mais pourtant aussi avec des écarts appropriés qu’exige, en fonction des circonstances, la conservation de soi-même. On s’approche peut-être davantage de cette qualité insondable quand on la nomme un analogon de la vie ; mais, dans ce cas, il faut, ou bien doter la matière comme simple matière d’une propriété (hylozoïsme) qui entre en contradiction avec son essence, ou bien lui associer un principe étranger qui serait avec elle en communauté (une âme) : auquel cas, alors, si un tel produit doit être un produit de la nature, ou bien la matière organisée se trouve déjà présupposée comme instrument de cette âme, ce qui ne la rend pas plus compréhensible, ou bien il faut faire de l’âme l’artiste de cette construction et ainsi soustraire le produit à la nature (physique). La beauté de la nature, parce qu’elle n’est attribuée aux objets qu’en relation à la réflexion sur l’intuition externe de ceux-ci, donc uniquement à cause de la forme de leur surface, peut à juste titre être nommée un analogon de l’art. Mais une perfection naturelle interne, du type de celle que possèdent les choses qui ne sont possibles que comme fins de la nature et qui s’appellent, pour cette raison, des êtres organisés, ne se peut penser ni expliquer par aucune analogie avec un quelconque pouvoir physique, c’est à-dire naturel, qui soit connu de nous - et dans la mesure où nous appartenons nous-mêmes à la nature au sens large, elle ne peut même pas être pensée et expliquée par l’intermédiaire d’une analogie où la conformité avec l’art humain serait précise. "
(Emmanuel Kant, Critique de la faculté de Juger, § 65)
Questions sur le texte :
1. Quel est le thème de cet extrait ?
2. Quel problème l'auteur s'est-il posé ?
3. Quelle est la thèse de l'auteur ?
4. Quel est le plan du texte ?
5. Qu’est-ce qu’un « analogon » ?
6. En quoi le « pouvoir de la nature est-il un « analogon » de l’art ?
7. Quelle différence y a-t-il entre la nature d’une part et l’artiste d’autre part ?
8. « en suivant même dans toute espèce un seul et même modèle » : à quel caractère du vivant Kant fait-il ici allusion ? Quels autres caractères (toujours pertinents aujourd'hui) évoque-t-il ?
9. Expliquer : « On s’approche peut-être davantage de cette qualité insondable quand on la nomme un analogon de la vie ; mais, dans ce cas, il faut, ou bien doter la matière comme simple matière d’une propriété (hylozoïsme) qui entre en contradiction avec son essence, ou bien lui associer un principe étranger qui serait avec elle en communauté (une âme) : auquel cas, alors, si un tel produit doit être un produit de la nature, ou bien la matière organisée se trouve déjà présupposée comme instrument de cette âme, ce qui ne la rend pas plus compréhensible, ou bien il faut faire de l’âme l’artiste de cette construction et ainsi soustraire le produit à la nature (physique)
10. A quel philosophe (de l’antiquité) Kant fait-il allusion dans ce passage ? Qu’est-ce que « l’hylozoïsme » ? Pourquoi « l’hylozoïsme » entre-t-il en contradiction avec l’essence de la matière ?
11. Expliquer : « Précisément parlant, l’organisation de la nature n’a donc rien d’analogue avec une quelconque causalité dont nous avons connaissance. »
12. Sous quel aspect la nature est-elle un analogon de l’art ?
13. Sous quel aspect la nature n’est-elle pas un analogon de l’art ?
14. Expliquer : « … et dans la mesure où nous appartenons nous-mêmes à la nature au sens large, elle ne peut même pas être pensée et expliquée par l’intermédiaire d’une analogie où la conformité avec l’art humain serait précise. »
Éléments de réponse :
Kant s’interroge dans ce texte sur le rapport entre l’art et la nature. Il se demande si l’analogie que l’on établit habituellement entre ces deux réalités, quand on prétend, par exemple, que « l’art imite la nature » est pertinente. Sa thèse est que cette analogie est trop approximative : la nature ne peut pas être vraiment pensée par analogie avec l’art.
Plan du texte :
1) Depuis : « On dit beaucoup trop peu de la nature » jusqu’à « la conservation de soi-même. » : la nature n’est pas à proprement parler un « analogon » de l’art.
2) Depuis : « On s’approche peut-être davantage » jusqu’à « soustraire le produit à la nature (physique) » : Kant se demande si la capacité auto-organisatrice de la nature est un « analogon » de la vie et évoque les problèmes que soulève cette conception.
3) Depuis : « La beauté de la nature » jusqu’à « un analogon de l’art » : la « nature naturée » est un analogue de l’art
4) Depuis : « Mais une fois perfection naturelle interne » jusqu’à « qui soit connue de nous » : la « nature naturante » n’est pas un analogon de l’art
5) Depuis « et dans la mesure » jusqu’à « l’art humain serait précise » : l’entendement humain ne peut pas concevoir (comprendre) la « nature naturante ».
« analogon » appartient au même champ sémantique que le mot « analogie ». En philosophie, un « analogon » signifie « un autre lui-même ». « Les pâtes sont à vrai dire, les nourritures emblématiques italiennes, l’analogon de la péninsule. Les attaquer, c’est saper l’édifice même de la civilisation. » (Michel Onfray, Le ventre des philosophes, 1989)
"analogue" est le qualificatif d'un terme qui est par rapport à un autre dans la même relation qu'un troisième par rapport à un quatrième ; ce rapport pouvant être soit un rapport de grandeur mathématique (ce qui paraît le sens primitif du mot), soit un rapport de situation, de durée, de finalité, etc.
Un raisonnement « par analogie » établit un lien deux à deux entre quatre éléments : A est à B ce que C est à D. Ici : l’artiste est à son œuvre (l’œuvre d’art) ce que le principe organisateur est à la nature.
On conçoit souvent le pouvoir de la nature à l’image de l’art. La nature crée des formes, des êtres inanimés (les minéraux, les étoiles, les planètes), des êtres vivants (les végétaux, les animaux). Platon, dans le Timée, explique que le « démiurge » est comme un potier qui façonne les formes à partir de la matière, les yeux fixés sur les archétypes, à l’image de ces derniers.
Mais pour Kant, cette analogie est problématique, car l’artiste est extérieur à son œuvre, alors que la nature « s’organise elle-même ». Il faut distinguer, selon Spinoza, entre Dieu et la somme totale de tous les phénomènes individuels (modi) : les phénomènes forment la nature naturée (natura naturata) ; Dieu est la nature naturante (natura naturans). Mais il n'y a pas de séparation extérieure. Avoir une vue abstraite et superficielle de l'existence telle qu'elle se présente aux sens et à l'imagination dans l'apparition isolée des phénomènes, c'est pour Spinoza le contrepied de la conception qui la saisit comme substance et au moyen de l'entendement. Tout phénomène individuel n'est qu'une forme bornée de l'unique substance infinie et née d'une négation de la suppression de toutes les autres formes sous lesquelles la substance se présente. Toute détermination particulière est une négation ("omnis determinatio est négatio.")
La différence entre l’artiste et la « nature naturante » est que l’artiste est extérieur à son œuvre, alors que la « nature naturante » crée les formes pour ainsi dire « de l’intérieur ».
« en suivant même dans toute espèce un seul et même modèle : Kant fait ici allusion à l’une des trois propriétés fondamentales du vivant : l’invariance reproductive.
Selon Jacques Monod, l’une des propriétés remarquables d'un être vivant est que l'émetteur de l'information exprimée dans sa structure est toujours un objet identique au premier. Cette propriété se nomme reproduction invariante ou simplement invariance.
Kant évoque également deux autres caractères du vivant : la téléonomie et la morphogenèse autonome. Les êtres vivants se distinguent de toutes les autres structures de tous les systèmes présents dans l'univers par une propriété appelée "téléonomie".
La téléonomie est la propriété des objets doués d'un projet qu'ils représentent dans leur structure et accomplissent dans leurs performances.
La téléonomie est une condition nécessaire, mais non suffisante car elle ne propose pas de critères objectifs permettant de distinguer les êtres vivants eux-mêmes des artefacts, produits de leur activité.
La structure macroscopique d'un artefact (un rayon d'abeille, un barrage érigé par des castors, une hache paléolithique, un vaisseau spatial...) résulte de l'application aux matériaux qui le constituent de forces extérieures à l'objet lui-même.
La structure d'un être vivant résulte d'un processus totalement différent en ce qu'il ne doit presque rien à l'action des forces extérieures, mais tout à des interactions "morphogenétiques" internes à l'objet lui-même :
"L'organisme est une machine qui se construit elle-même. Sa structure macroscopique ne lui est pas imposée par l'intervention de forces extérieures. Elle se constitue de façon autonome, grâce à des interactions constructives internes. Toute performance ou structure téléonomique (orientée vers une fin) d'un être vivant, quel qu'il soit, peut en principe être analysée en termes d'interactions stéréospécifiques d'une, de plusieurs ou de très nombreuses protéines." (Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité)
"Par le caractère autonome et spontané des processus morphogenétiques qui constituent la structure macroscopique des êtres vivants, ceux-ci se distinguent absolument des artefacts, aussi bien d'ailleurs que de la plupart des objets naturels (à l'exception des cristaux) dont la morphologie macroscopique résulte en large part de l'action d'agents externes." (ibidem)
L'entendement cherche à comprendre "cette qualité insondable" qui consiste à créer des objets doués d'un projet qu'ils représentent dans leur structure et accomplissent dans leurs performances (téléonomie) qui ne doit presque rien à l'action des forces extérieures, mais tout à des interactions morphogenétiques internes à l'objet lui-même (morphogenèse autonome), l'émetteur de l'information exprimée dans sa structure étant toujours un objet identique au premier (invariance reproductive).
Il a recours au raisonnement par analogie, c'est-à-dire qu'il va du connu (l'art, la vie) à l'inconnu (le pouvoir organisateur de la nature) dans l'espoir que l'inconnu ressemble au connu : cette qualité insondable de la nature est soit un analogon de l'art : ses productions sont à la nature ce que les œuvres d'art sont à l'artiste, soit un analogon de "la vie" : "on s'approche peut-être davantage de cette qualité insondable quand on la nomme un analogon de la vie (...)"
Kant évoque à la notion stoïcienne d'hylozoïsme", d'après laquelle toute matière (ulé) est vivante (zôon), soit en elle-même, soit en tant qu'elle participe à l'action d'une âme du monde. Kant souligne les difficultés théoriques que pose cette conception : "l'hylozoïsme" entre en contradiction avec l'essence de la matière qui est d'être privée de forme.
Selon Aristote, la matière est la cause la plus évidente, mais la moins connaissable. La matière et la forme sont fondues dans le sunolon, la substance composée.
Et s'il est possible à l'intellect de l'homme de dégager la forme de la matière, ce qui rend la connaissance possible, il ne lui est pas possible d'envisager la matière seule, pure. Elle est le pondérable, le sensible, le corps d'un animal ou d'une œuvre.
La forme d'un objet, pour Aristote, c'est sa définition. Par exemple, ce qui définit l'homme, c'est la possession d'une âme ; ainsi, l'âme est la forme du corps. La forme d'une œuvre d'art, c'est l'idée qu'en a l'artiste.
Pour Aristote, parmi les causes qui rendent compte de l'existence d'un objet quelconque, il y avait la "cause matérielle" (la matière dont la chose est faite) et la "cause formelle" (la forme que l'artisan lui donne) ; si nous prenons l'exemple d'un bloc de marbre, la matière est le marbre brut, la forme peut être celle d'un dieu ou d'un homme. C'est le travail de l'artisan (la cause efficiente) qui donne effectivement au marbre brut telle ou telle forme, mais c'est la cause formelle (l'idée que l'artisan a dans l'esprit) qui en prédétermine la forme.
Les catégories d'Aristote, les aitias, les quatre formes de causalité, ce que Leibniz appelle "principe de raison suffisante" permettant de rendre compte du fait qu'une chose est ainsi et pas autrement, s'appliquent aux objets fabriqués par l'homme, mais pas à la Nature (Phusis).
Ce n'est pas en tant qu'être naturel qu'il peut faire l'analogie entre la nature et l'art, mais en tant qu'il est doté d'un entendement, d'une faculté de raisonner sur des intuitions sensibles, de mettre en œuvre des catégories à partir des formes a priori de l'aperception transcendantale : le temps et l'espace (notamment la catégorie de la causalité).
L'analogie nature/art est illégitime parce que le principe téléologique de la nature est une réalité transcendantale. (cf. Critique de la raison pure)
C'est parce que l'homme appartient à la nature = il est lui-même un "produit", à la manière des objets d'art, qu'il pense la nature en termes de fabrication.
L'analogie que l'homme établit entre la nature et l'art n'est pas totalement convaincante parce que l'entendement humain n'est pas infini. Seul un entendement infini pourrait pénétrer (comprendre) le "mystère de la création", en se comprenant en quelque sorte lui-même. L'homme, partie de la nature, créature finie doté d'un entendement fini (dont il a tendance à faire un usage illégitime en l'appliquant à des réalités transcendantes (le principe créateur de la Nature, Dieu, l'immortalité de l'âme, etc.) pour raisonner de manière "analogique", donc inappropriée, pense la création sous la seule forme dont il a l'expérience, c'est-à-dire de l'artisanat (la distinction art/artisanat ne commence à s'établir qu'à partir du XVIIIème siècle, cf. l'article de d'Alembert dans l'Encyclopédie et, chez Kant, dans La critique du Jugement).
Kant pense la "vie" dans ce que François Jacob appelle "structure d'ordre deux". Et la pensée d'Aristote reste déterminante dans le domaine du vivant (malgré le dualisme cartésien), alors que le modèle d'univers aristotélicien et la notion de "gravité" ont été totalement remis en question, d'abord avec Galilée au XVIème siècle, puis avec Newton au XVIIIème en Physique. Ce que nous appelons la "biologie" n'existe pas au XVIIIème siècle, alors qu'il y a déjà une "Physique". La critique kantienne est inséparable des travaux de Newton sur la gravitation universelle, mais il n'y a pas encore l'équivalent de Newton dans le domaine des "sciences de la vie".
Note : François Jacob met en évidence quatre étapes de l'évolution vers la biologie moderne (la pensée de la Renaissance et de l'âge baroque étant caratérisée par l'analogie universelle) :
1) au début du XVIIème siècle : la structure d'ordre un : l'agencement des surfaces visibles.
2) à la fin du XVIIIème siècle, la structure d'ordre deux : l'organisation qui sous-tend organes et fonctions et finit par se résoudre en cellules.
3) au début du XXème siècle, la structure d'ordre trois : les chromosomes et les gènes.
4) au milieu du XXème siècle, la structure d'ordre quatre : la molécule d'acide nucléique. sur quoi reposent aujourd'hui la conformation de tout organisme, ses propriétés, sa permanence à travers les générations.
La question de savoir "ce qu'il y a "derrière" la téléologie de la nature, n'est pas du domaine de la biologie, mais de la métaphysique et c'est en grande partie à Kant (Critique de la Raison Pure) que nous devons le "principe d'objectivité" qui écarte de la science la question des premiers principes et des causes finales.
La principale difficulté du texte de Kant réside dans le renversement (apparent) de sa position de thèse : thèse : on ne peut pas (vraiment) penser l'art par analogie avec la nature // antithèse : la nature, en tant que "dunamis", puissance créatrice, se manifeste dans les (certaines) œuvres d'art.
Il faut sans doute comprendre ce paradoxe à la lumière de la définition de la beauté : "le Beau est ce qui plaît universellement sans concept".
Contrairement à Aristote, Kant opère une distinction qui est propre au siècle des Lumières entre l'artiste et l'artisan. Pour Kant, on peut "expliquer" comment procède l'artisan, mais on ne peut pas expliquer comment procède l'artiste. Si on peut l'expliquer, alors son œuvre n'est pas une véritable œuvre d'art.
Pour Kant, le raisonnement par analogie n'est pas satisfaisant car il y a de l'inconnaissable : "J'ai limité le savoir pour laisser une place à la Foi." : la Nature comme dunamis, puissance productrice, le génie de l'artiste qui n'est pas la simple habileté ou le talent, ainsi que l’œuvre d'art.
Note sur les deux types de jugement chez Kant : jugement réfléchissant et jugement déterminant :
Kant distingue deux types de facultés de juger :
- réfléchissante quand seul le particulier est donné : placé devant un objet singulier, le sujet ne dispose que de sa propre réflexion pour généraliser. La faculté de juger doit alors se donner à elle-même un principe, une idée d'universalisation : Kant l'appelle finalité naturelle, non parce qu'on la trouve dans la nature (ce qui serait le cas d'une finalité pratique), mais parce que son unité est présupposée a priori de manière transcendantale par le sujet. C'est le cas du jugement esthétique relatif à la beauté. Le jugement esthétique relatif au sublime fonctionne selon le même principe, mais hors de toute finalité.
- déterminante quand le particulier est donné, et qu'en outre l'universel comme règle, principe ou loi est lui aussi donné empiriquement : placé devant un objet singulier, le sujet dispose d'une règle empirique dont il peut se servir, ce qui donne un moyen de "subsumer" le particulier sous l'universel. C'est le cas du jugement pratique.
Ce principe est subjectif et transcendantal. Il est intérieur à la faculté de juger, et s'applique seulement à sa forme réfléchissante.
"Un jugement est une liaison, par la médiation de la copule, entre un sujet particulier et un attribut universel : Socrate est un homme. Le jugement est déterminant quand il réussit à « subsumer » (= comprendre sous un genre) le particulier sous l’universel. C’est ainsi que le jugement spéculatif est déterminant, par la médiation de la matière de la sensation, quand il soumet l’expérience sensible, nécessairement singulière, à la généralité des lois de l’entendement ; et le jugement pratique est déterminant, par l’immédiateté du l’impératif, quand il soumet ma volonté, engagée dans une situation singulière, à l’universalité de la loi de la liberté. Cependant, l’abîme qui sépare maintenant Nature et Liberté rend bien problématique, et même improbable, l’opération du jugement déterminant. Pour franchir cet abîme, Kant est donc conduit à poser la possibilité d’une autre forme du jugement, qu’il nomme alors « jugement réfléchissant ». Dans le jugement déterminant, c’est l’universel qui impose sa loi au particulier ; dans le jugement réfléchissant, c’est inversement le particulier qui, éveillant la curiosité de l’esprit, lui fournit l’occasion d’enfanter des idées nouvelles. Dans le jugement déterminant, c’est l’universel qui impose sa loi au particulier, dans le jugement réfléchissant, c’est inversement le singulier, c'est-à-dire le phénomène sensible, qui suggère à l’entendement un grand nombre d’idées générales, et lui donne ainsi beaucoup à penser.
La sollicitation sensible qui est à l’origine du jugement réfléchissant opère alors selon deux modes. En premier lieu, si nous envisageons le côté du sujet, ce peut être le sentiment de plaisir provoqué par la rencontre sensible qui féconde l’esprit et l’incline à la rêverie, éveillant la sagacité de l’entendement et suscitant la fantasmagorie de l’imagination. Le jugement réfléchissant est alors esthétique, association d’idées dont la liaison est plus ou moins maîtrisée selon la vigueur de l’entendement et l’intensité de l’impact de la rencontre sensible (aisthêsis = sensation). En second lieu, si nous envisageons le côté de l’objet, il se peut que, par un hasard heureux, le motif de la rencontre épouse de lui-même, par un accord énigmatique, la forme de l’universel. Tout se passe alors comme si l’objet niait sa différence et se faisait miroir de l’entendement, miroir en lequel l’esprit voit se réfléchir la forme de sa propre logique, c'est-à-dire les catégories et les principes fondamentaux de l’intelligibilité. C’est ainsi que certains coquillages reproduisent exactement la courbe de la spirale logarithmique : en ce cas, l’entendement n’a pas à dicter sa loi au phénomène, mais c’est inversement le phénomène qui, de lui-même, semble épouser la forme de l’entendement. Le jugement réfléchissant est alors téléologique (c’est à Christian Wolff qu’on doit l’invention du mot « téléologie »), et semble légitimer l’idée d’une finalité de la nature elle-même, qui apparaît alors non comme le fruit du hasard ou de la causalité aveugle, mais au contraire comme l’œuvre d’un architecte intelligent.
Toutefois, que le jugement réfléchissant soit esthétique ou téléologique, il trouve toujours sa condition de possibilité dans une singularité de l’expérience sensible, singularité qui consiste en l’accord contingent et nécessairement éphémère d’un phénomène matériel et d’un besoin de l’esprit, réconciliant ainsi de façon aléatoire le monde sensible et le monde intelligible, le règne de l’esprit avec celui de la liberté. C’est ainsi que Kant peut écrire que l’accord qui fournit l’occasion du jugement réfléchissant est comme une faveur (Gunst) que nous fait la nature (§ 5 et 67). On comprend alors que cette « faveur » apaise la contradiction et l’opposition qui font s’affronter Liberté à Nature, et qu’en les réconciliant, elle permet de concevoir un passage de l’un à l’autre, c'est-à-dire un pont par-dessus l’abîme.
(Jacques Dariulat, Introduction à la philosophie esthétique)
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