- RobinFidèle du forum
"L'homme n'est qu'un noeud de relations ; les relations comptent seules pour l'homme." (Antoine de Saint-Exupéry)
Le mot "autrui" n'appartient pas au vocabulaire courant mais au registre soutenu. Il s'agit d'un mot savant, relevant du vocabulaire de la psychologie, du Droit, de la morale ("Ne fais pas à autrui...") ou de la Philosophie, formé sur le datif du mot latin "alter" (autre).
Le problème de l'existence d'autrui et de la communication avec autrui, en un mot la question d'autrui n'a pas toujours été un problème philosophique majeur.
Dans les Méditations métaphysiques, la question d'autrui n'est ni centrale, ni première. Descartes cherche une certitude originelle, une vérité dont il n'est pas possible de douter et découvre le cogito : je suis certain de l'existence de ma propre pensée (res cogitans), puis de mon existence en tant que corps (res extensa) ; autrui est perçu comme un étant, un objet du monde, jamais comme une conscience semblable à la mienne et encore moins comme une structure constitutive de la conscience : je vois passer sous ma fenêtre des êtres portant des vêtements et des chapeaux et j'en déduis que ce sont des hommes. L'existence d'autrui est une vérité qui passe par l'existence de Dieu, elle-même déduite du cogito à travers la "preuve ontologique". Elle n'est pas une évidence et elle n'est pas première.
Robinson Crusoé, le héros du célèbre roman de Daniel Defoe (XVIIIème siècle) est confronté à de nombreux problèmes matériels, mais jamais à la question d'autrui. Vendredi n'est défini ni comme un autre lui-même, un "autre moi" (Il en fait un esclave et le traite avec condescendance), ni comme une "structure" (Defoe ne songe pas que Robinson pourrait avoir besoin de Vendredi pour exister en tant que conscience et rester un être humain)
Ce n'est qu'à partir de Hegel (XIX ème siècle) qu'autrui devient un objet d'interrogation philosophique et littéraire (par exemple dans Huis Clos de J.-P. Sartre, plus récemment dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier) et auparavant avec "la dialectique du maître et de l'esclave" de Hegel dans La Phénoménologie de l'Esprit :
Avec Hegel, "autrui" devient une structure constitutive de la conscience de soi à travers le conflit des consciences et la lutte pour la reconnaissance : deux personnes (« deux consciences » dit Hegel) s’affrontent dans une lutte de pur prestige. Chacun cherche la reconnaissance, c’est-à-dire veut que l’autre s’incline devant lui, admette sa valeur, renonce à la contester.
Le combattant qui a été jusqu’au bout de son désir, sans faiblir devant la peur de la mort, devient le « maître » de celui qui n’a pas su faire la même preuve de sa liberté. Mais du coup, le maître est doublement lié à son esclave ; par le désir de se faire durablement reconnaître comme libre, et par la nécessité d’interposer, entre lui et le monde, son serviteur dont le travail lui assure les moyens de se maintenir au dessus des contingences de la vie :
" Le maître est la conscience qui est pour soi, et non plus seulement le concept de cette conscience. Mais c’est une conscience étant pour soi, qui est maintenant en relation avec soi-même par la médiation d’une autre conscience, d’une conscience à l’essence de laquelle il appartient d’être synthétisée avec l’être indépendant ou la choséité en général.
Le maître se rapporte à ces deux moments, à une chose comme telle, l’objet du désir, et à une conscience à laquelle la choséité est l’essentiel. Le maître est : 1) comme concept de la conscience de soi, rapport immédiat de l’être-pour-soi, mais en même temps il est : 2) comme médiation ou comme être-pour-soi, qui est pour soi seulement par l’intermédiaire d’un Autre et qui, ainsi, se rapporte : a) immédiatement aux deux moments, b) médiatement à l’esclave par l’intermédiaire de l’être indépendant ; car c’est là ce qui lie l’esclave, c’est là sa chaîne dont celui-ci ne peut s’abstraire dans le combat ; et c’est pourquoi il se montra dépendant, ayant son indépendance dans la choséité.
Mais le maître est la puissance qui domine cet être, car il montra dans le combat que cet être valait seulement pour lui comme une chose négative ; le maître étant cette puissance qui domine cet être. Pareillement, le maître se rapporte médiatement à la chose par l’intermédiaire de l’esclave ; l’esclave comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l’anéantir ; l’esclave la transforme donc par son travail.
Inversement, par cette médiation le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance ; ce qui n’est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître ; en finir avec la chose ; mais le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l’indépendance de la chose à l’esclave, qui l’élabore.
G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit (1806-1807), t.1, trad. J. Hyppolite, éd. Aubier Montaigne, 1941, pp. 161-162.
Pour Maurice Merleau-Ponty, la figure d'autrui commande la conscience de soi. La conscience est "médiatisée" par la structure d'autrui : "autrui est le médiateur indispensable entre moi-même et moi-même." "Pour apprendre quelque chose sur moi-même, je dois passer par autrui", affirme de son côté Jean-Paul Sartre.
La relation à autrui (l'intersubjectivité) n'est pas dérivée de la relation à moi-même, elle lui préexiste et la conditionne. L'intersubjectivité, que Martin Heidegger appelle le "Mitsein" (être avec) est la condition d'accès du Dasein (le "là" de l'Etre, la conscience humaine) à un monde commun.
Dans la préface du roman de Michel Tournier, dont il a été question plus haut, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gilles Deleuze montre que le problème fondamental de Robinson est de survivre à la disparition de la figure d'autrui. En l'absence de cette figure structurante, c'est la conscience même de Robinson, son existence en tant qu'être pensant et parlant qui menace à tout instant de s'effondrer.
Le thème du roman de Michel Tournier n'est pas, comme celui de Daniel Defoe, la combat de Robinson pour sa survie matérielle, mais pour sa survie psychologique ; Robinson ne sait plus sourire, perd la conscience du temps, ne parvient plus à organiser sa pensée, côtoie la folie...
Mélanie Klein, élève de Freud, a montré le rôle fondamental de la figure de la mère dans la maturation de la psyché humaine.
"Autrui est un médiateur indispensable entre moi-même et moi-même" : c'est par et dans la relation à autrui que l'homme apprend à parler (et donc à penser), à s'orienter dans le monde... Il faut des regards extérieurs, des paroles extérieures pour que se forme petit à petit ce que nous appelons "le monde intérieur".
René Girard a montré, de son côté, le rôle de l'imitation d'autrui dans la constitution du désir humain ; l'homme ne désire pas spontanément les objets, ce sont les autres, en désirant les mêmes objets que nous qui nous les désignent comme "désirables" ; le désir n'est pas une relation "spontanée" entre soi-même et un objet, mais entre soi-même et autrui. Le désir, explique René Girard, est "médiatisé" par autrui ; il se porte d'abord sur un objet désiré par autrui (mimesis d'appropriation), puis se retourne contre celui qui désire le même objet que nous (mimesis de rivalité).
Selon René Girard, c'est le rôle essentiel que joue l'imitation dans la constitution de la psyché humaine et l'absence de régulation instinctive de la violence qui expliquent les rituels religieux, notamment le sacrifice, l'instauration du Droit qui proscrit la vengeance et transfère à l'Etat le monopole de la violence, ainsi que les institutions politiques et les normes morales.
La relation à autrui est constamment minée par la lutte pour la reconnaissance (Hegel) et le conflit des consciences (Jean-Paul Sartre). Emmanuel Lévinas propose de remettre l'éthique et la question d'autrui au centre de la pensée philosophique, en privilégiant le "Tu ne tueras pas !"
Par son aspect vulnérable, sa nudité désarmée, le visage humain est une invitation à la violence. Il est le lieu où s'inscrit le commandement "venu d'ailleurs" de décliner cette invitation, la trace de l'infini dans le fini, ce par quoi "Dieu vient à l'idée".
Michel Tournier et la question d'autrui
"Autrui, disait Maurice Merleau-Ponty, est le médiateur indispensable entre moi-même et moi-même." Autrui (littéralement "alter ego", autre moi, ou encore du datif de "alter" : "alteri", qui a donné le mot "altérité" et qui implique donc l'idée de relation) n'est pas seulement un objet de perception dont je pourrais éventuellement mettre en doute l'existence, comme le fait Descartes dans les "Méditations métaphysiques", mais, pour Husserl, dans ses "Méditations cartésiennes", une réalité essentielle, coextensive à "l'ego transcendental" dont le rapport au monde implique "l'intersubjectivité".
Mais si Husserl évite l'écueil du solipsisme il ne parle pas pour autant, comme Maurice Merleau-Ponty d'une "médiation constitutive" du sujet humain. Disons, pour être plus précis, qu'il laisse cette problématique aux "psychologues" ; le sujet qui intéresse Husserl n'est pas le sujet empirique, mais le sujet pur, "l'ego transcendantal", hérité de Descartes et de Kant, qui résiste au doute méthodique établit des raisonnements, construit des protocoles expérimentaux, découvre les lois de la gravitation universelle, imagine la théorie de la relativité, bref le sujet de la science...
Ce qui constitue l'originalité de l'approche de Michel Tournier dans "Vendredi ou les limbes du Pacifique", ce n'est pas la "mise entre parenthèses" (épochè) de la relation "naïve" au monde, mais la suspension provisoire de la structure d'autrui : "Que se passerait-il si..."
Cette problématique est absente du roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé (Robinson n'a besoin de personne pour rester un être humain), comme elle l'est de la philosophie des XVII et XVIIIème siècles, ainsi que de la pensée romantique pour laquelle le sujet humain ne se tient que de lui-même.
En réintroduisant l'instance de la structure d'autrui (éventuellement en tant que "modèle") la vérité romanesque déconstruit le mythe du sujet isolé.
L'apport de Claude Levi-Strauss, l'universalité des structures de la pensée (ce qui n'exclut nullement leur "diversité") et l'égale dignité des cultures humaines est évidemment décisif, ainsi que le thème du colonialisme, de l'ethnocentrisme et de la "stupéfaction face à la différence" qui hante la civilisation occidentale depuis la découverte du "nouveau monde" : les "sauvages" sont-ils des êtres humains "comme nous" ? (voir Michel de Montaigne et Barthélémy de Las Cases).
J'allais oublier l'apport de la psychanalyse, de Freud et surtout de Mélanie Klein, qui a particulièrement étudié la relation à la mère, "l'autrui" primordial, en particulier au début du roman, lorsque Robinson descend au fond de la grotte et s'immerge dans la "soue", tentative (et tentation) compulsive de régression fusionnelle infantile, pour ne plus faire qu'un avec l'île, à laquelle il finira par renoncer.
Le problème fondamental du "héros solitaire" n'étant pas la survie matérielle, comme dans le roman de Daniel Defoe, mais la lutte contre l'effondrement psychique provoqué par l'absence de la "médiation d'autrui" et la recherche désespérée de "substituts".
On a un peu l'impression que Michel Tournier s'est "amusé" à passer en revue et à mettre en scène chacune de ces approches dans ce roman expérimental qu'est Vendredi ou les limbes du Pacifique.
Mais ce n'est ni Mélanie Klein, ni Claude Lévi-Strauss, ni Descartes, ni Hegel (la dialectique du maître et de l'esclave), ni Heidegger ("le Mitsein" comme élément constitutif du "Dasein") , ni Jean-Paul Sartre avec la thématique de la "réification" du moi sous le regard d'autrui, du conflit et du malentendu ("l'enfer, c'est les autres"), ni même Husserl ou Merleau-Ponty (bien que la question du langage soit très présente), mais Emmanuel Levinas et la dimension spécifiquement ethique, avant d'être affective, épistémologique ou politique, que ce dernier confère à la notion d'autrui que rejoint en dernière instance Michel Tournier.
C'est la responsabilité infinie que j'éprouve devant le visage de l'autre (à vrai dire ni Dieu, ni les esprits angéliques, ni les animaux, ni les plantes, ni les pierres, ne revêtent la dimension "d'autrui"), qui constitue, pour Emmanuel Levinas, la véritable émergence du "sujet" humain.
"Visage" en hébreu ("panim") est un mot (pluriel) qui vient du verbe "tourner vers".
"Autrui" (Vendredi pour Robinson) n'est pas seulement un médiateur entre lui-même et lui-même, lui-même et le monde, ni un "esclave" (il l'est, mais provisoirement), mais en fin de compte un visage fraternel, et vulnérable, un autre lui-même, différent de lui-même, qui lui révèle la part enfouie de lui-même en l'ouvrant à la dimension d'une responsabilité infinie, une énigme et un mystère.
Le mot "autrui" n'appartient pas au vocabulaire courant mais au registre soutenu. Il s'agit d'un mot savant, relevant du vocabulaire de la psychologie, du Droit, de la morale ("Ne fais pas à autrui...") ou de la Philosophie, formé sur le datif du mot latin "alter" (autre).
Le problème de l'existence d'autrui et de la communication avec autrui, en un mot la question d'autrui n'a pas toujours été un problème philosophique majeur.
Dans les Méditations métaphysiques, la question d'autrui n'est ni centrale, ni première. Descartes cherche une certitude originelle, une vérité dont il n'est pas possible de douter et découvre le cogito : je suis certain de l'existence de ma propre pensée (res cogitans), puis de mon existence en tant que corps (res extensa) ; autrui est perçu comme un étant, un objet du monde, jamais comme une conscience semblable à la mienne et encore moins comme une structure constitutive de la conscience : je vois passer sous ma fenêtre des êtres portant des vêtements et des chapeaux et j'en déduis que ce sont des hommes. L'existence d'autrui est une vérité qui passe par l'existence de Dieu, elle-même déduite du cogito à travers la "preuve ontologique". Elle n'est pas une évidence et elle n'est pas première.
Robinson Crusoé, le héros du célèbre roman de Daniel Defoe (XVIIIème siècle) est confronté à de nombreux problèmes matériels, mais jamais à la question d'autrui. Vendredi n'est défini ni comme un autre lui-même, un "autre moi" (Il en fait un esclave et le traite avec condescendance), ni comme une "structure" (Defoe ne songe pas que Robinson pourrait avoir besoin de Vendredi pour exister en tant que conscience et rester un être humain)
Ce n'est qu'à partir de Hegel (XIX ème siècle) qu'autrui devient un objet d'interrogation philosophique et littéraire (par exemple dans Huis Clos de J.-P. Sartre, plus récemment dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier) et auparavant avec "la dialectique du maître et de l'esclave" de Hegel dans La Phénoménologie de l'Esprit :
Avec Hegel, "autrui" devient une structure constitutive de la conscience de soi à travers le conflit des consciences et la lutte pour la reconnaissance : deux personnes (« deux consciences » dit Hegel) s’affrontent dans une lutte de pur prestige. Chacun cherche la reconnaissance, c’est-à-dire veut que l’autre s’incline devant lui, admette sa valeur, renonce à la contester.
Le combattant qui a été jusqu’au bout de son désir, sans faiblir devant la peur de la mort, devient le « maître » de celui qui n’a pas su faire la même preuve de sa liberté. Mais du coup, le maître est doublement lié à son esclave ; par le désir de se faire durablement reconnaître comme libre, et par la nécessité d’interposer, entre lui et le monde, son serviteur dont le travail lui assure les moyens de se maintenir au dessus des contingences de la vie :
" Le maître est la conscience qui est pour soi, et non plus seulement le concept de cette conscience. Mais c’est une conscience étant pour soi, qui est maintenant en relation avec soi-même par la médiation d’une autre conscience, d’une conscience à l’essence de laquelle il appartient d’être synthétisée avec l’être indépendant ou la choséité en général.
Le maître se rapporte à ces deux moments, à une chose comme telle, l’objet du désir, et à une conscience à laquelle la choséité est l’essentiel. Le maître est : 1) comme concept de la conscience de soi, rapport immédiat de l’être-pour-soi, mais en même temps il est : 2) comme médiation ou comme être-pour-soi, qui est pour soi seulement par l’intermédiaire d’un Autre et qui, ainsi, se rapporte : a) immédiatement aux deux moments, b) médiatement à l’esclave par l’intermédiaire de l’être indépendant ; car c’est là ce qui lie l’esclave, c’est là sa chaîne dont celui-ci ne peut s’abstraire dans le combat ; et c’est pourquoi il se montra dépendant, ayant son indépendance dans la choséité.
Mais le maître est la puissance qui domine cet être, car il montra dans le combat que cet être valait seulement pour lui comme une chose négative ; le maître étant cette puissance qui domine cet être. Pareillement, le maître se rapporte médiatement à la chose par l’intermédiaire de l’esclave ; l’esclave comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l’anéantir ; l’esclave la transforme donc par son travail.
Inversement, par cette médiation le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance ; ce qui n’est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître ; en finir avec la chose ; mais le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l’indépendance de la chose à l’esclave, qui l’élabore.
G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit (1806-1807), t.1, trad. J. Hyppolite, éd. Aubier Montaigne, 1941, pp. 161-162.
Pour Maurice Merleau-Ponty, la figure d'autrui commande la conscience de soi. La conscience est "médiatisée" par la structure d'autrui : "autrui est le médiateur indispensable entre moi-même et moi-même." "Pour apprendre quelque chose sur moi-même, je dois passer par autrui", affirme de son côté Jean-Paul Sartre.
La relation à autrui (l'intersubjectivité) n'est pas dérivée de la relation à moi-même, elle lui préexiste et la conditionne. L'intersubjectivité, que Martin Heidegger appelle le "Mitsein" (être avec) est la condition d'accès du Dasein (le "là" de l'Etre, la conscience humaine) à un monde commun.
Dans la préface du roman de Michel Tournier, dont il a été question plus haut, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gilles Deleuze montre que le problème fondamental de Robinson est de survivre à la disparition de la figure d'autrui. En l'absence de cette figure structurante, c'est la conscience même de Robinson, son existence en tant qu'être pensant et parlant qui menace à tout instant de s'effondrer.
Le thème du roman de Michel Tournier n'est pas, comme celui de Daniel Defoe, la combat de Robinson pour sa survie matérielle, mais pour sa survie psychologique ; Robinson ne sait plus sourire, perd la conscience du temps, ne parvient plus à organiser sa pensée, côtoie la folie...
Mélanie Klein, élève de Freud, a montré le rôle fondamental de la figure de la mère dans la maturation de la psyché humaine.
"Autrui est un médiateur indispensable entre moi-même et moi-même" : c'est par et dans la relation à autrui que l'homme apprend à parler (et donc à penser), à s'orienter dans le monde... Il faut des regards extérieurs, des paroles extérieures pour que se forme petit à petit ce que nous appelons "le monde intérieur".
René Girard a montré, de son côté, le rôle de l'imitation d'autrui dans la constitution du désir humain ; l'homme ne désire pas spontanément les objets, ce sont les autres, en désirant les mêmes objets que nous qui nous les désignent comme "désirables" ; le désir n'est pas une relation "spontanée" entre soi-même et un objet, mais entre soi-même et autrui. Le désir, explique René Girard, est "médiatisé" par autrui ; il se porte d'abord sur un objet désiré par autrui (mimesis d'appropriation), puis se retourne contre celui qui désire le même objet que nous (mimesis de rivalité).
Selon René Girard, c'est le rôle essentiel que joue l'imitation dans la constitution de la psyché humaine et l'absence de régulation instinctive de la violence qui expliquent les rituels religieux, notamment le sacrifice, l'instauration du Droit qui proscrit la vengeance et transfère à l'Etat le monopole de la violence, ainsi que les institutions politiques et les normes morales.
La relation à autrui est constamment minée par la lutte pour la reconnaissance (Hegel) et le conflit des consciences (Jean-Paul Sartre). Emmanuel Lévinas propose de remettre l'éthique et la question d'autrui au centre de la pensée philosophique, en privilégiant le "Tu ne tueras pas !"
Par son aspect vulnérable, sa nudité désarmée, le visage humain est une invitation à la violence. Il est le lieu où s'inscrit le commandement "venu d'ailleurs" de décliner cette invitation, la trace de l'infini dans le fini, ce par quoi "Dieu vient à l'idée".
Michel Tournier et la question d'autrui
"Autrui, disait Maurice Merleau-Ponty, est le médiateur indispensable entre moi-même et moi-même." Autrui (littéralement "alter ego", autre moi, ou encore du datif de "alter" : "alteri", qui a donné le mot "altérité" et qui implique donc l'idée de relation) n'est pas seulement un objet de perception dont je pourrais éventuellement mettre en doute l'existence, comme le fait Descartes dans les "Méditations métaphysiques", mais, pour Husserl, dans ses "Méditations cartésiennes", une réalité essentielle, coextensive à "l'ego transcendental" dont le rapport au monde implique "l'intersubjectivité".
Mais si Husserl évite l'écueil du solipsisme il ne parle pas pour autant, comme Maurice Merleau-Ponty d'une "médiation constitutive" du sujet humain. Disons, pour être plus précis, qu'il laisse cette problématique aux "psychologues" ; le sujet qui intéresse Husserl n'est pas le sujet empirique, mais le sujet pur, "l'ego transcendantal", hérité de Descartes et de Kant, qui résiste au doute méthodique établit des raisonnements, construit des protocoles expérimentaux, découvre les lois de la gravitation universelle, imagine la théorie de la relativité, bref le sujet de la science...
Ce qui constitue l'originalité de l'approche de Michel Tournier dans "Vendredi ou les limbes du Pacifique", ce n'est pas la "mise entre parenthèses" (épochè) de la relation "naïve" au monde, mais la suspension provisoire de la structure d'autrui : "Que se passerait-il si..."
Cette problématique est absente du roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé (Robinson n'a besoin de personne pour rester un être humain), comme elle l'est de la philosophie des XVII et XVIIIème siècles, ainsi que de la pensée romantique pour laquelle le sujet humain ne se tient que de lui-même.
En réintroduisant l'instance de la structure d'autrui (éventuellement en tant que "modèle") la vérité romanesque déconstruit le mythe du sujet isolé.
L'apport de Claude Levi-Strauss, l'universalité des structures de la pensée (ce qui n'exclut nullement leur "diversité") et l'égale dignité des cultures humaines est évidemment décisif, ainsi que le thème du colonialisme, de l'ethnocentrisme et de la "stupéfaction face à la différence" qui hante la civilisation occidentale depuis la découverte du "nouveau monde" : les "sauvages" sont-ils des êtres humains "comme nous" ? (voir Michel de Montaigne et Barthélémy de Las Cases).
J'allais oublier l'apport de la psychanalyse, de Freud et surtout de Mélanie Klein, qui a particulièrement étudié la relation à la mère, "l'autrui" primordial, en particulier au début du roman, lorsque Robinson descend au fond de la grotte et s'immerge dans la "soue", tentative (et tentation) compulsive de régression fusionnelle infantile, pour ne plus faire qu'un avec l'île, à laquelle il finira par renoncer.
Le problème fondamental du "héros solitaire" n'étant pas la survie matérielle, comme dans le roman de Daniel Defoe, mais la lutte contre l'effondrement psychique provoqué par l'absence de la "médiation d'autrui" et la recherche désespérée de "substituts".
On a un peu l'impression que Michel Tournier s'est "amusé" à passer en revue et à mettre en scène chacune de ces approches dans ce roman expérimental qu'est Vendredi ou les limbes du Pacifique.
Mais ce n'est ni Mélanie Klein, ni Claude Lévi-Strauss, ni Descartes, ni Hegel (la dialectique du maître et de l'esclave), ni Heidegger ("le Mitsein" comme élément constitutif du "Dasein") , ni Jean-Paul Sartre avec la thématique de la "réification" du moi sous le regard d'autrui, du conflit et du malentendu ("l'enfer, c'est les autres"), ni même Husserl ou Merleau-Ponty (bien que la question du langage soit très présente), mais Emmanuel Levinas et la dimension spécifiquement ethique, avant d'être affective, épistémologique ou politique, que ce dernier confère à la notion d'autrui que rejoint en dernière instance Michel Tournier.
C'est la responsabilité infinie que j'éprouve devant le visage de l'autre (à vrai dire ni Dieu, ni les esprits angéliques, ni les animaux, ni les plantes, ni les pierres, ne revêtent la dimension "d'autrui"), qui constitue, pour Emmanuel Levinas, la véritable émergence du "sujet" humain.
"Visage" en hébreu ("panim") est un mot (pluriel) qui vient du verbe "tourner vers".
"Autrui" (Vendredi pour Robinson) n'est pas seulement un médiateur entre lui-même et lui-même, lui-même et le monde, ni un "esclave" (il l'est, mais provisoirement), mais en fin de compte un visage fraternel, et vulnérable, un autre lui-même, différent de lui-même, qui lui révèle la part enfouie de lui-même en l'ouvrant à la dimension d'une responsabilité infinie, une énigme et un mystère.
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