- JohnMédiateur
C'est la langue qu'il faut enseigner : dans ses variations, ses mouvances...
Réponse à l'article de Télérama : "Peut-on sauver la grammaire ?"
L’article de Fanny Capel, « Peut-on sauver la grammaire ?», publié dans le Télérama n° 3198, et repris sur Telerama.fr sous le titre « Grammaire amère » nous laisse à son tour un gout bien amer sur l’image de l’enseignement du français qu’il véhicule. Et pourtant nous avons déjà vu nettement pire. Partant d’intentions louables, la journaliste tente de pointer des causes de dégradation, notamment la diminution vertigineuse des heures d’enseignement. Essentiel bien qu’insuffisant, ce constat pourrait très largement expliquer les lacunes qu’elle pointe. Mais justifie-t-il pour autant l’angle d’attaque qu’elle a choisi : la grammaire ? Alors que son article commence par des extraits de copies truffés d’erreurs, dont une analyse rapide fait apparaitre des problèmes d’orthographe lexicale et grammaticale, de syntaxe, de transposition écrite d’un code oral, elle balaie a priori la question de l’orthographe : « la guerre de l’orthographe est dépassée », pour faire glisser, une fois de plus, la question de la langue à celle de la grammaire : si nos élèves orthographient mal, s’ils ont du mal à construire des phrases correctes, c’est la faute à l’école qui n’enseigne plus la grammaire comme elle devrait, et il suffirait de lui redonner une place centrale pour que les problèmes de langue soient résolus !
C’est un peu rapide ! Pourquoi se focaliser sur la grammaire et en faire une discipline à part entière ? Certes, elle est indispensable, et son enseignement n’a jamais été abandonné par l’école, avec des mouvements de balancier que l’article souligne entre les différents programmes ; si décloisonnement et observation réfléchie de la langue ont peut-être mis en recul la mémorisation et la répétition, comme le souligne Danièle Manesse, peut-on décemment penser que la leçon de grammaire ré-instituée par les derniers programmes ultra-traditionnels suffise à résoudre les problèmes ? Un enseignant fait bien remarquer qu’il manque « du temps pour pratiquer les manipulations de phrases, l’échange oral, l’imprégnation par le texte littéraire. » La récitation de règles ne suffit pas à assurer leur application. Un apprentissage raisonné de la langue suppose un va-et-vient entre manipulations linguistiques et mémorisation, et ne peut pas faire l’impasse sur une construction progressive à partir d’observations, d’analyses et d’élaboration de régularités.
Eric Pellet souligne que « la pédagogie de la grammaire est à réinventer » ; ne pourrait-on pas parler plutôt d’une didactique de la langue qui, sans négliger ces différentes composantes que sont le lexique, l’orthographe, la sémantique, la syntaxe, la morphologie, permette d’élaborer une progression régulière et raisonnée au long des cycles de la scolarité ? Les travaux et recherches montrent que l’on pourrait partir des régularités de la langue, que les élèves pourraient intégrer peu à peu, plutôt que d’apprendre d’emblée les exceptions qui créent tant de confusion. Certaines irrégularités pourraient d’ailleurs être gommées : notre langue s’en porterait-elle plus mal si l’accord du participe passé était toiletté ? Pourquoi tant de résistances à installer des régularités comme celles que propose l’orthographe rectifiée dite de 1990 et qui a tant de mal à se faire accepter ?
Si nous faisons ce pari d’une didactique du français dans son ensemble, et pas seulement d’un enseignement de grammaire, c’est bien parce que nous pensons que si nous voulons permettre à tous les élèves de maitriser la langue française, cela suppose que notre pays fasse des efforts, en leur donnant le temps dont ils ont besoin pour apprendre, mais aussi en acceptant des évolutions qui permettront un enseignement plus efficace et plus rationnel. Nous souhaitons, comme la journaliste, que tous les élèves puissent lire les grands auteurs. Mais nous nous refusons à résumer la « guerre des classes » à une « guerre de la grammaire ». C’est plutôt la guerre de la langue qu’il faut mener, pour que tous y aient accès sans clivage social. Et cette guerre d’usure réussirait bien mieux si notre pays acceptait des évolutions régulières de son orthographe et de sa syntaxe, de la même manière qu’il intègre des mots nouveaux sans faire de révolution.
Viviane Youx, présidente de l’AFEF
Pour rappel : Article original de Fanny Capel : http://www.telerama.fr/idees/grammaire-amere,68267.php
Analyse : Grammaire amère
Le 30 avril 2011 à 15h00
LE FIL IDéES - Moins de cours de français, désintérêt pour l'orthographe et la syntaxe... les règles du langage se perdent. Au risque d'appauvrir la pensée et de créer de nouveaux ghettos.
« Cette union n'auré pas lieu d'être, avec cette homme auquel elle ne représente rien pour lui [...] La mort a une marche inexorable et que malgré la vanitée des efforts humain, elle est imortelle [...] Derrière c'est lunette on pouvait apercevoir des yeux bleu. Elle était perturbait.[...] La carte est un outil rassemble des informations qu'il est impossible de voir sur le terrain il est donc avantageux de se limiter qu'à une surface bien délimitée [...] Les fenêtres de l'atmosphère c'est comme quand les rayons passe à travers sans qu'à travers on le voie. »
A la lecture de ces extraits authentiques de copies ordinaires de lycéens et d'étudiants, force est de reconnaître que la guerre de l'orthographe est dépassée. Phrases sans verbe ou bégayantes, conjugaisons farfelues, pronoms incohérents, accords inexistants : au-delà de la forme, le sens même est touché. A tel point qu'à la dernière rentrée dix-neuf universités lançaient un programme de remise à niveau en français pour leurs étudiants de première année. Plus grave : à lire les rapports de jury, les futurs instituteurs, à bac +4, seraient eux aussi fâchés avec une langue dont ils auront à inculquer les bases aux enfants. En 2009, à Toulouse, on constate « l'absence de connaissances grammaticales simples chez la plupart des candidats » ou des « erreurs d'orthographe grammaticale grossières et inacceptables ». Dans ces conditions, le phénomène paraît difficilement réversible.
Mais que fait l'école ? Une étude récente prouve que les cinquièmes de 2005 sont au niveau des CM2 de 1985 et met en évidence l'explosion des fautes grammaticales (1). Confondre le verbe « ont » et le pronom « on », ne pas accorder le verbe avec son sujet, autant d'indices que le fonctionnement basique de la langue échappe aux élèves. Selon Danièle Manesse, professeur en sciences du langage, qui travaille depuis trente ans avec les jeunes dans les quartiers populaires, « l'enseignement de la langue s'y trouve encore davantage en déshérence : ce sont les troisièmes qui ont le niveau CM2 » !
“En grammaire, il y a non seulement
des choses à comprendre,
mais aussi des choses à apprendre.”
Les causes ? Un seul chiffre, effrayant : entre 1976 et aujourd'hui, les horaires dévolus au français entre le CM2 et la troisième ont diminué de 800 heures, soit l'équivalent d'une année et demie de cours de français ! La leçon régulière de grammaire, enseignée comme une matière distincte de l'étude de texte, a disparu avec le « décloisonnement » au collège, en 1995, et avec l'« observation réfléchie de la langue » à l'école primaire, en 2002. Danièle Manesse dénonce l'impasse de ces méthodes : « On a négligé la mémorisation et la répétition. En grammaire, il y a non seulement des choses à comprendre, mais aussi des choses à apprendre. » Eric Pellet, enseignant en grammaire, linguistique et auteur de manuels (2), constate que la réforme des programmes des années 1990 a introduit « des notions savantes mal stabilisées, déformées, très mal adaptées au niveau des élèves ». De fait, les sixièmes s'échinaient à comprendre la « progression thématique » ou l'« énonciation » d'un texte avant de savoir analyser une phrase.
Les nouveaux programmes Darcos de 2008, inspirés par les chantres de la grammaire traditionnelle, le linguiste Alain Bentolila et l'écrivain Erik Orsenna, entendent corriger le tir. Toutefois, Eric Pellet dénonce le retour de notions grammaticales périmées (le complément d'attribution) et met en garde contre l'illusion d'une « grammaire immuable, celle de grand-papa ». Quant à Philippe Desperier, instituteur seine-et-marnais fort de trente ans d'expérience, il y voit une collection d'« outils froids ». Lui réclame surtout du temps pour pratiquer les manipulations de phrases, l'échange oral, l'imprégnation par les textes littéraires, indispensables pour que les enfants n'aient pas l'impression que « la grammaire descend du ciel ». Or, avec l'introduction de l'anglais, de l'informatique et la récente suppression des cours du samedi matin, l'instituteur se sent dans une « situation d'urgence permanente », où il risque de « sacrifier l'essentiel ». Bref, la pédagogie de la grammaire est à réinventer pour peu, comme Eric Pellet le souhaite, qu'on cesse de la considérer « d'un côté comme un machin poussiéreux, de l'autre comme une vérité révélée une fois pour toutes ». Et à condition qu'on assure une formation continue massive des enseignants en la matière.
Mais qui voudra ouvrir ce chantier, à l'heure où un hiérarque de l'Education nationale prophétise la mort de la grammaire, destinée à être supplantée par la communication ? Troublante coïncidence entre ces propos, prononcés en off, et les thèses d'un Giovanni Gentile, ministre de l'Education de Mussolini, qui prônait l'éradication de la grammaire pour « laisser apprendre la langue dans son langage vivant ». Le XXIe siècle risque de jeter aux oubliettes une discipline antique qui n'a cessé, depuis les recherches des jansénistes de Port-Royal et des Lumières, de nourrir la psychologie, la logique, la philosophie...
Adieu grammaire, soupirait Serge Koster en 2001 (3) : la grammaire codifiant le « bon usage » de la langue, elle devient obsolète dès lors que la frontière s'efface entre les différentes normes de communication : privée et publique, écrite et orale, littéraire et médiatique. De fait, les fautes de français pullulent sans désormais être perçues comme des fautes : dans les publicités, l'affichage, les journaux... et même dans les discours du président de la République, publiés « dans leur jus » sur le site de l'Elysée (4). Pour transmettre efficacement un message, faut-il accepter de sacrifier la forme, comme sur les chats ? Un discours grammaticalement correct est-il forcément « amphigourique », comme l'affirme Luc Chatel, qui défend la syntaxe familière de Nicolas Sarkozy ? C'est oublier qu'en l'absence d'une langue complexe et articulée seuls subsistent les slogans et les clichés – bref, le degré zéro de la pensée... – et que prospèrent les ghettos linguistiques : « Je me comprends », répliquent les jeunes gens pris en flagrant délit de charabia, sans songer que l'enjeu de l'intégration sociale comme de l'échange intellectuel est justement de se faire comprendre.
“Se distancier de sa langue, c'est se distancier de soi-même.”
Un peuple entier réduit à user d'une langue indigente : George Orwell l'avait imaginé, avec des conséquences incommensurables. Eric Pellet rappelle, par exemple, que la grammaire est la « discipline scolaire qui donne le plus tôt accès à l'abstraction ». La simple liste des conjonctions de coordination (mais, ou, et, donc, or, ni, car) ouvre l'esprit à l'infini des relations logiques. Faute de maîtriser ces termes, les élèves ont désormais de plus en plus de mal à comprendre un raisonnement mathématique ou philosophique. De son côté, Danièle Manesse signale que, dans les familles populaires où la langue n'est qu'un outil pour donner des informations basiques ou des ordres, seule la grammaire en fera un objet de jeu ou de réflexion. Or, « se distancier de sa langue, c'est se distancier de soi-même », c'est aussi naître à d'autres cultures que la sienne. Lorsque le prof d'Entre les murs n'ose plus expliquer l'imparfait du subjonctif à une élève de ZEP qui renâcle à l'apprendre au prétexte que « [sa] mère ne parle pas comme ça », il la condamne à ne jamais pouvoir lire Proust... ou La Princesse de Clèves. Rassurons-nous : ce qui ne s'apprend plus (ou mal) à l'école continue de s'apprendre ailleurs, du moins pour une minorité capable de s'offrir les services d'officines privées florissantes, comme le Projet Voltaire, organisme qui propose la première certification payante en langue française. La guerre de la grammaire a commencé. Une guerre de classes…
Fanny Capel, Télérama n° 3198
(1) “Orthographe, à qui la faute ?”, de Danièle Manesse et Danièle Cogis, ESF, 2007.
(2) “Les Notions grammaticales au collège et au lycée”, d'Eric Pellet et Dominique Maingueneau, Belin, 2005.
(3) “Adieu grammaire !”, de Serge Koster, PUF, 2001.
(4) Fautes relevées et commentées par la philologue Barbara Cassin dans une tribune parue dans “Le Monde”, le 28 février 2009.
Réponse à l'article de Télérama : "Peut-on sauver la grammaire ?"
L’article de Fanny Capel, « Peut-on sauver la grammaire ?», publié dans le Télérama n° 3198, et repris sur Telerama.fr sous le titre « Grammaire amère » nous laisse à son tour un gout bien amer sur l’image de l’enseignement du français qu’il véhicule. Et pourtant nous avons déjà vu nettement pire. Partant d’intentions louables, la journaliste tente de pointer des causes de dégradation, notamment la diminution vertigineuse des heures d’enseignement. Essentiel bien qu’insuffisant, ce constat pourrait très largement expliquer les lacunes qu’elle pointe. Mais justifie-t-il pour autant l’angle d’attaque qu’elle a choisi : la grammaire ? Alors que son article commence par des extraits de copies truffés d’erreurs, dont une analyse rapide fait apparaitre des problèmes d’orthographe lexicale et grammaticale, de syntaxe, de transposition écrite d’un code oral, elle balaie a priori la question de l’orthographe : « la guerre de l’orthographe est dépassée », pour faire glisser, une fois de plus, la question de la langue à celle de la grammaire : si nos élèves orthographient mal, s’ils ont du mal à construire des phrases correctes, c’est la faute à l’école qui n’enseigne plus la grammaire comme elle devrait, et il suffirait de lui redonner une place centrale pour que les problèmes de langue soient résolus !
C’est un peu rapide ! Pourquoi se focaliser sur la grammaire et en faire une discipline à part entière ? Certes, elle est indispensable, et son enseignement n’a jamais été abandonné par l’école, avec des mouvements de balancier que l’article souligne entre les différents programmes ; si décloisonnement et observation réfléchie de la langue ont peut-être mis en recul la mémorisation et la répétition, comme le souligne Danièle Manesse, peut-on décemment penser que la leçon de grammaire ré-instituée par les derniers programmes ultra-traditionnels suffise à résoudre les problèmes ? Un enseignant fait bien remarquer qu’il manque « du temps pour pratiquer les manipulations de phrases, l’échange oral, l’imprégnation par le texte littéraire. » La récitation de règles ne suffit pas à assurer leur application. Un apprentissage raisonné de la langue suppose un va-et-vient entre manipulations linguistiques et mémorisation, et ne peut pas faire l’impasse sur une construction progressive à partir d’observations, d’analyses et d’élaboration de régularités.
Eric Pellet souligne que « la pédagogie de la grammaire est à réinventer » ; ne pourrait-on pas parler plutôt d’une didactique de la langue qui, sans négliger ces différentes composantes que sont le lexique, l’orthographe, la sémantique, la syntaxe, la morphologie, permette d’élaborer une progression régulière et raisonnée au long des cycles de la scolarité ? Les travaux et recherches montrent que l’on pourrait partir des régularités de la langue, que les élèves pourraient intégrer peu à peu, plutôt que d’apprendre d’emblée les exceptions qui créent tant de confusion. Certaines irrégularités pourraient d’ailleurs être gommées : notre langue s’en porterait-elle plus mal si l’accord du participe passé était toiletté ? Pourquoi tant de résistances à installer des régularités comme celles que propose l’orthographe rectifiée dite de 1990 et qui a tant de mal à se faire accepter ?
Si nous faisons ce pari d’une didactique du français dans son ensemble, et pas seulement d’un enseignement de grammaire, c’est bien parce que nous pensons que si nous voulons permettre à tous les élèves de maitriser la langue française, cela suppose que notre pays fasse des efforts, en leur donnant le temps dont ils ont besoin pour apprendre, mais aussi en acceptant des évolutions qui permettront un enseignement plus efficace et plus rationnel. Nous souhaitons, comme la journaliste, que tous les élèves puissent lire les grands auteurs. Mais nous nous refusons à résumer la « guerre des classes » à une « guerre de la grammaire ». C’est plutôt la guerre de la langue qu’il faut mener, pour que tous y aient accès sans clivage social. Et cette guerre d’usure réussirait bien mieux si notre pays acceptait des évolutions régulières de son orthographe et de sa syntaxe, de la même manière qu’il intègre des mots nouveaux sans faire de révolution.
Viviane Youx, présidente de l’AFEF
Pour rappel : Article original de Fanny Capel : http://www.telerama.fr/idees/grammaire-amere,68267.php
Analyse : Grammaire amère
Le 30 avril 2011 à 15h00
LE FIL IDéES - Moins de cours de français, désintérêt pour l'orthographe et la syntaxe... les règles du langage se perdent. Au risque d'appauvrir la pensée et de créer de nouveaux ghettos.
« Cette union n'auré pas lieu d'être, avec cette homme auquel elle ne représente rien pour lui [...] La mort a une marche inexorable et que malgré la vanitée des efforts humain, elle est imortelle [...] Derrière c'est lunette on pouvait apercevoir des yeux bleu. Elle était perturbait.[...] La carte est un outil rassemble des informations qu'il est impossible de voir sur le terrain il est donc avantageux de se limiter qu'à une surface bien délimitée [...] Les fenêtres de l'atmosphère c'est comme quand les rayons passe à travers sans qu'à travers on le voie. »
A la lecture de ces extraits authentiques de copies ordinaires de lycéens et d'étudiants, force est de reconnaître que la guerre de l'orthographe est dépassée. Phrases sans verbe ou bégayantes, conjugaisons farfelues, pronoms incohérents, accords inexistants : au-delà de la forme, le sens même est touché. A tel point qu'à la dernière rentrée dix-neuf universités lançaient un programme de remise à niveau en français pour leurs étudiants de première année. Plus grave : à lire les rapports de jury, les futurs instituteurs, à bac +4, seraient eux aussi fâchés avec une langue dont ils auront à inculquer les bases aux enfants. En 2009, à Toulouse, on constate « l'absence de connaissances grammaticales simples chez la plupart des candidats » ou des « erreurs d'orthographe grammaticale grossières et inacceptables ». Dans ces conditions, le phénomène paraît difficilement réversible.
Mais que fait l'école ? Une étude récente prouve que les cinquièmes de 2005 sont au niveau des CM2 de 1985 et met en évidence l'explosion des fautes grammaticales (1). Confondre le verbe « ont » et le pronom « on », ne pas accorder le verbe avec son sujet, autant d'indices que le fonctionnement basique de la langue échappe aux élèves. Selon Danièle Manesse, professeur en sciences du langage, qui travaille depuis trente ans avec les jeunes dans les quartiers populaires, « l'enseignement de la langue s'y trouve encore davantage en déshérence : ce sont les troisièmes qui ont le niveau CM2 » !
“En grammaire, il y a non seulement
des choses à comprendre,
mais aussi des choses à apprendre.”
Les causes ? Un seul chiffre, effrayant : entre 1976 et aujourd'hui, les horaires dévolus au français entre le CM2 et la troisième ont diminué de 800 heures, soit l'équivalent d'une année et demie de cours de français ! La leçon régulière de grammaire, enseignée comme une matière distincte de l'étude de texte, a disparu avec le « décloisonnement » au collège, en 1995, et avec l'« observation réfléchie de la langue » à l'école primaire, en 2002. Danièle Manesse dénonce l'impasse de ces méthodes : « On a négligé la mémorisation et la répétition. En grammaire, il y a non seulement des choses à comprendre, mais aussi des choses à apprendre. » Eric Pellet, enseignant en grammaire, linguistique et auteur de manuels (2), constate que la réforme des programmes des années 1990 a introduit « des notions savantes mal stabilisées, déformées, très mal adaptées au niveau des élèves ». De fait, les sixièmes s'échinaient à comprendre la « progression thématique » ou l'« énonciation » d'un texte avant de savoir analyser une phrase.
Les nouveaux programmes Darcos de 2008, inspirés par les chantres de la grammaire traditionnelle, le linguiste Alain Bentolila et l'écrivain Erik Orsenna, entendent corriger le tir. Toutefois, Eric Pellet dénonce le retour de notions grammaticales périmées (le complément d'attribution) et met en garde contre l'illusion d'une « grammaire immuable, celle de grand-papa ». Quant à Philippe Desperier, instituteur seine-et-marnais fort de trente ans d'expérience, il y voit une collection d'« outils froids ». Lui réclame surtout du temps pour pratiquer les manipulations de phrases, l'échange oral, l'imprégnation par les textes littéraires, indispensables pour que les enfants n'aient pas l'impression que « la grammaire descend du ciel ». Or, avec l'introduction de l'anglais, de l'informatique et la récente suppression des cours du samedi matin, l'instituteur se sent dans une « situation d'urgence permanente », où il risque de « sacrifier l'essentiel ». Bref, la pédagogie de la grammaire est à réinventer pour peu, comme Eric Pellet le souhaite, qu'on cesse de la considérer « d'un côté comme un machin poussiéreux, de l'autre comme une vérité révélée une fois pour toutes ». Et à condition qu'on assure une formation continue massive des enseignants en la matière.
Mais qui voudra ouvrir ce chantier, à l'heure où un hiérarque de l'Education nationale prophétise la mort de la grammaire, destinée à être supplantée par la communication ? Troublante coïncidence entre ces propos, prononcés en off, et les thèses d'un Giovanni Gentile, ministre de l'Education de Mussolini, qui prônait l'éradication de la grammaire pour « laisser apprendre la langue dans son langage vivant ». Le XXIe siècle risque de jeter aux oubliettes une discipline antique qui n'a cessé, depuis les recherches des jansénistes de Port-Royal et des Lumières, de nourrir la psychologie, la logique, la philosophie...
Adieu grammaire, soupirait Serge Koster en 2001 (3) : la grammaire codifiant le « bon usage » de la langue, elle devient obsolète dès lors que la frontière s'efface entre les différentes normes de communication : privée et publique, écrite et orale, littéraire et médiatique. De fait, les fautes de français pullulent sans désormais être perçues comme des fautes : dans les publicités, l'affichage, les journaux... et même dans les discours du président de la République, publiés « dans leur jus » sur le site de l'Elysée (4). Pour transmettre efficacement un message, faut-il accepter de sacrifier la forme, comme sur les chats ? Un discours grammaticalement correct est-il forcément « amphigourique », comme l'affirme Luc Chatel, qui défend la syntaxe familière de Nicolas Sarkozy ? C'est oublier qu'en l'absence d'une langue complexe et articulée seuls subsistent les slogans et les clichés – bref, le degré zéro de la pensée... – et que prospèrent les ghettos linguistiques : « Je me comprends », répliquent les jeunes gens pris en flagrant délit de charabia, sans songer que l'enjeu de l'intégration sociale comme de l'échange intellectuel est justement de se faire comprendre.
“Se distancier de sa langue, c'est se distancier de soi-même.”
Un peuple entier réduit à user d'une langue indigente : George Orwell l'avait imaginé, avec des conséquences incommensurables. Eric Pellet rappelle, par exemple, que la grammaire est la « discipline scolaire qui donne le plus tôt accès à l'abstraction ». La simple liste des conjonctions de coordination (mais, ou, et, donc, or, ni, car) ouvre l'esprit à l'infini des relations logiques. Faute de maîtriser ces termes, les élèves ont désormais de plus en plus de mal à comprendre un raisonnement mathématique ou philosophique. De son côté, Danièle Manesse signale que, dans les familles populaires où la langue n'est qu'un outil pour donner des informations basiques ou des ordres, seule la grammaire en fera un objet de jeu ou de réflexion. Or, « se distancier de sa langue, c'est se distancier de soi-même », c'est aussi naître à d'autres cultures que la sienne. Lorsque le prof d'Entre les murs n'ose plus expliquer l'imparfait du subjonctif à une élève de ZEP qui renâcle à l'apprendre au prétexte que « [sa] mère ne parle pas comme ça », il la condamne à ne jamais pouvoir lire Proust... ou La Princesse de Clèves. Rassurons-nous : ce qui ne s'apprend plus (ou mal) à l'école continue de s'apprendre ailleurs, du moins pour une minorité capable de s'offrir les services d'officines privées florissantes, comme le Projet Voltaire, organisme qui propose la première certification payante en langue française. La guerre de la grammaire a commencé. Une guerre de classes…
Fanny Capel, Télérama n° 3198
(1) “Orthographe, à qui la faute ?”, de Danièle Manesse et Danièle Cogis, ESF, 2007.
(2) “Les Notions grammaticales au collège et au lycée”, d'Eric Pellet et Dominique Maingueneau, Belin, 2005.
(3) “Adieu grammaire !”, de Serge Koster, PUF, 2001.
(4) Fautes relevées et commentées par la philologue Barbara Cassin dans une tribune parue dans “Le Monde”, le 28 février 2009.
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