- ParatgeNeoprof expérimenté
Un mot dont on use et on abuse dans l'enseignement.
Si on réfléchissait 5 minutes à ce que « innover » veut dire par Xavier de la Porte (Ce qui nous arrive sur la toile, France Culture).
« L’économiste Philippe Aghion, dans les solutions qu’il à la crise, en appelle constamment, et depuis longtemps, à l’innovation. Et il n’est pas le seul. C’est un trait d’époque que d’enjoindre toutes et tous à l’innover et d’y voir là les ferments d’un relèvement du monde. Mais qu’est-ce que c’est que l’innovation ? Ça veut dire quoi « innover » ? Pourquoi « innover » ?
Il y a quelques semaines, j’avais maladroitement fait part de mes réserves quant à cette injonction à l’innovation. Mais ça n’était pas très clair. Hier, par les miracles du web – qui mènent en quelques instants d’un mot à un article d’Internetactu, puis à une vidéo – je suis tombé sur une conférence passionnante que le philosophe français Pierre-Damien Huyghe (professeur à Paris I) a donné en octobre dernier à l’ENSCI (École Nationale Supérieure de Création Industrielle). Je me permets, et il me pardonnera j’espère, de faire une paraphrase de cette conférence, qui est limpide et nous permet de comprendre ce qui nous gênait de manière très intuitive dans cette notion d’innovation.
Pierre-Damien Huyghe commence par expliquer qu’il s’agit d’un mot récent, qui fait l’objet d’un tout petit article dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Et voici comment est définie l’innovation dans L’Encyclopédie : « Nouveauté ou changement important qu’on fait dans le gouvernement politique d’un État contre l’usage et les règles de sa constitution. Ces sortes d’innovation sont toujours des difformités dans l’ordre politique… » (La définition se prolonge un peu). Où l’on voit deux choses. D’abord que l’innovation est à l’origine un concept politique. Et ensuite que, bien que tenant place dans un ouvrage vantant le progrès, l’innovation est décrite de manière très critique, ce type de nouveauté rompant le bon enchaînement des choses. Quelque chose s’est passé, dit Pierre-Damien Huyghe, dans le cadre de la société industrielle qui nous sépare de l’Encyclopédie, quelque chose s’est passé pour que l’innovation change de champ et devienne une valeur positive.
Ce qui s’est passé ? L’innovation est devenue un « maître-mot », dit Pierre-Damien Huyghe en empruntant ce concept à Étienne Balibar, tel qu’il l’avait défini dans Lieux et noms de la vérité. L’innovation est devenue un « signifiant pratique », c’est-à-dire un mot bien pratique, qui vient boucher un trou dans la pensée, qui vient combler un vide. « Signifiant pratique » aussi au sens où il ordonne des comportements, où on va agir en fonction de ce mot. L’innovation est devenue un mot inquestionnable, sur lequel bute la pensée, un mot qui ordonne une croyance. L’innovation est devenue une injonction qu’on ne questionne pas, à laquelle on fait obédience, et qui engage des pratiques.
Mais alors se pose une nouvelle question : à quoi nous demande d’obéir l’innovation ? Qu’est-ce qu’elle nous demande ? Et qu’est-ce qu’elle ne nous demande pas ?
Innover, dit Pierre-Damien Huyghe, c’est « mettre du neuf dans quelque chose », mettre du nouveau dans la chaîne d’opérations elle-même. C’est là le cœur de la signification du mot : toucher à la chaîne d’opérations, mais pas forcément au résultat. L’innovation va être de trouver une manière de gonfler un pneu. Mais pas le gonflage du pneu. C’est là ce qui distingue l’innovation de l’invention. L’injonction à innover ne demande pas de s’interroger sur le résultat, sur la fin, elle ne demande à s’interroger que sur le mécanisme. Ce que nous demande l’innovation, c’est de changer les chaînes opératoires. Ce que nous demande l’innovation, c’est de faire autrement que ce que nous faisions, c’est de mettre de la nouveauté dans nos savoir-faire. Ce qui est touché par l’innovation, c’est la façon de « performer », abstraction faite de la nature de la performance, qui reste, elle, hors de questionnement. Le degré ou la nature de l’utilité du résultat, ou la qualité esthétique finale, ne sont pas pris en compte dans l’innovation.
À partir de ce constat, Pierre-Damien Huyghe pose 3 questions :
– L’innovation doit-elle rester secrète et brevetée ou se découvrir et devenir publique ? C’est le paradoxe du brevet, il faut à la fois que ce soit notoire et un peu caché. Une innovation découverte et publique est-elle encore une innovation ou l’innovation n’implique-t-elle pas essentiellement le secret et donc le brevet ?
– Y a-t-il vraiment un problème technique à l’origine de l’innovation ? Quand on modifie un processus opératoire au nom de l’innovation, est-ce parce qu’on a rencontré un problème technique ou s’agit-il d’un débordement systématique des savoir-faire qui pourtant apportaient satisfaction ? Est-ce qu’il n’y a pas dans l’innovation l’idée qu’il faudrait ne jamais être satisfait de nos savoir-faire, qu’il faudrait déborder systématiquement nos connaissances techniques, même si elles ne posent pas problème.
– Quelle sorte de nouveauté est validée au titre de l’innovation ? Qu’est-ce qu’une innovation, puisqu’elle ne s’intéresse pas au résultat, apporte de vraiment neuf au monde ? Qu’est-ce que ça nous fait à nous ? N’y a-t-il pas plus neuf que l’innovation ?
Voilà les questions que nous devrions nous poser, et que nous devrions poser à celles et ceux qui nous enjoignent sans cesse à innover. »
http://www.ensci.com/actualites/rencontres-des-ateliers/une-rencontre/article/18261/
http://www.internetactu.net/2014/03/25/innovation-innovation-innovation-innovation-innovation-innovation/
Pierre-Damien Huyghe : « Un maître-mot dont on n’interroge pas la teneur exacte… ça vient clore l’interrogation et ordonner à la fois à la fois une croyance et une pratique… Tout mot auquel se lie un rapport de foi ou de croyance est un mot qui permet d’organiser une obéissance. »
Au nom de ça on engage des pratiques. Dans quel domaine « innovation » engage-t-il une obéissance ?
Si on réfléchissait 5 minutes à ce que « innover » veut dire par Xavier de la Porte (Ce qui nous arrive sur la toile, France Culture).
« L’économiste Philippe Aghion, dans les solutions qu’il à la crise, en appelle constamment, et depuis longtemps, à l’innovation. Et il n’est pas le seul. C’est un trait d’époque que d’enjoindre toutes et tous à l’innover et d’y voir là les ferments d’un relèvement du monde. Mais qu’est-ce que c’est que l’innovation ? Ça veut dire quoi « innover » ? Pourquoi « innover » ?
Il y a quelques semaines, j’avais maladroitement fait part de mes réserves quant à cette injonction à l’innovation. Mais ça n’était pas très clair. Hier, par les miracles du web – qui mènent en quelques instants d’un mot à un article d’Internetactu, puis à une vidéo – je suis tombé sur une conférence passionnante que le philosophe français Pierre-Damien Huyghe (professeur à Paris I) a donné en octobre dernier à l’ENSCI (École Nationale Supérieure de Création Industrielle). Je me permets, et il me pardonnera j’espère, de faire une paraphrase de cette conférence, qui est limpide et nous permet de comprendre ce qui nous gênait de manière très intuitive dans cette notion d’innovation.
Pierre-Damien Huyghe commence par expliquer qu’il s’agit d’un mot récent, qui fait l’objet d’un tout petit article dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Et voici comment est définie l’innovation dans L’Encyclopédie : « Nouveauté ou changement important qu’on fait dans le gouvernement politique d’un État contre l’usage et les règles de sa constitution. Ces sortes d’innovation sont toujours des difformités dans l’ordre politique… » (La définition se prolonge un peu). Où l’on voit deux choses. D’abord que l’innovation est à l’origine un concept politique. Et ensuite que, bien que tenant place dans un ouvrage vantant le progrès, l’innovation est décrite de manière très critique, ce type de nouveauté rompant le bon enchaînement des choses. Quelque chose s’est passé, dit Pierre-Damien Huyghe, dans le cadre de la société industrielle qui nous sépare de l’Encyclopédie, quelque chose s’est passé pour que l’innovation change de champ et devienne une valeur positive.
Ce qui s’est passé ? L’innovation est devenue un « maître-mot », dit Pierre-Damien Huyghe en empruntant ce concept à Étienne Balibar, tel qu’il l’avait défini dans Lieux et noms de la vérité. L’innovation est devenue un « signifiant pratique », c’est-à-dire un mot bien pratique, qui vient boucher un trou dans la pensée, qui vient combler un vide. « Signifiant pratique » aussi au sens où il ordonne des comportements, où on va agir en fonction de ce mot. L’innovation est devenue un mot inquestionnable, sur lequel bute la pensée, un mot qui ordonne une croyance. L’innovation est devenue une injonction qu’on ne questionne pas, à laquelle on fait obédience, et qui engage des pratiques.
Mais alors se pose une nouvelle question : à quoi nous demande d’obéir l’innovation ? Qu’est-ce qu’elle nous demande ? Et qu’est-ce qu’elle ne nous demande pas ?
Innover, dit Pierre-Damien Huyghe, c’est « mettre du neuf dans quelque chose », mettre du nouveau dans la chaîne d’opérations elle-même. C’est là le cœur de la signification du mot : toucher à la chaîne d’opérations, mais pas forcément au résultat. L’innovation va être de trouver une manière de gonfler un pneu. Mais pas le gonflage du pneu. C’est là ce qui distingue l’innovation de l’invention. L’injonction à innover ne demande pas de s’interroger sur le résultat, sur la fin, elle ne demande à s’interroger que sur le mécanisme. Ce que nous demande l’innovation, c’est de changer les chaînes opératoires. Ce que nous demande l’innovation, c’est de faire autrement que ce que nous faisions, c’est de mettre de la nouveauté dans nos savoir-faire. Ce qui est touché par l’innovation, c’est la façon de « performer », abstraction faite de la nature de la performance, qui reste, elle, hors de questionnement. Le degré ou la nature de l’utilité du résultat, ou la qualité esthétique finale, ne sont pas pris en compte dans l’innovation.
À partir de ce constat, Pierre-Damien Huyghe pose 3 questions :
– L’innovation doit-elle rester secrète et brevetée ou se découvrir et devenir publique ? C’est le paradoxe du brevet, il faut à la fois que ce soit notoire et un peu caché. Une innovation découverte et publique est-elle encore une innovation ou l’innovation n’implique-t-elle pas essentiellement le secret et donc le brevet ?
– Y a-t-il vraiment un problème technique à l’origine de l’innovation ? Quand on modifie un processus opératoire au nom de l’innovation, est-ce parce qu’on a rencontré un problème technique ou s’agit-il d’un débordement systématique des savoir-faire qui pourtant apportaient satisfaction ? Est-ce qu’il n’y a pas dans l’innovation l’idée qu’il faudrait ne jamais être satisfait de nos savoir-faire, qu’il faudrait déborder systématiquement nos connaissances techniques, même si elles ne posent pas problème.
– Quelle sorte de nouveauté est validée au titre de l’innovation ? Qu’est-ce qu’une innovation, puisqu’elle ne s’intéresse pas au résultat, apporte de vraiment neuf au monde ? Qu’est-ce que ça nous fait à nous ? N’y a-t-il pas plus neuf que l’innovation ?
Voilà les questions que nous devrions nous poser, et que nous devrions poser à celles et ceux qui nous enjoignent sans cesse à innover. »
http://www.ensci.com/actualites/rencontres-des-ateliers/une-rencontre/article/18261/
http://www.internetactu.net/2014/03/25/innovation-innovation-innovation-innovation-innovation-innovation/
Pierre-Damien Huyghe : « Un maître-mot dont on n’interroge pas la teneur exacte… ça vient clore l’interrogation et ordonner à la fois à la fois une croyance et une pratique… Tout mot auquel se lie un rapport de foi ou de croyance est un mot qui permet d’organiser une obéissance. »
Au nom de ça on engage des pratiques. Dans quel domaine « innovation » engage-t-il une obéissance ?
- atriumNeoprof expérimenté
Merci, Paratge!
C'est vrai qu'on sent intuitivement qu'il y a un problème avec ce culte l'innovation mise à toutes les sauces, mais c'est tellement difficile d'exprimer des doutes sans se faire traiter de réac.
C'est vrai qu'on sent intuitivement qu'il y a un problème avec ce culte l'innovation mise à toutes les sauces, mais c'est tellement difficile d'exprimer des doutes sans se faire traiter de réac.
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It's okay to be a responsible member of society if only you know what you're going to be held responsible for.
John Brunner, The Jagged Orbit
- User5899Demi-dieu
C'est très bien, "réac".
Avec la réaction, on fait des avions
Avec la réaction, on fait des avions
- MUTISExpert
Conférence remarquablement intéressante dont j'avais entendu le compte-rendu sur France Culture...
Que l'innovation soit devenue un "maître mot", une injonction à l'obédience et à l'obéissance, on le voit particulièrement dans le domaine de la pédagogie avec les "compétences" à toutes les sauces.
Dans les années 90, il y avait le "décloisonnement", générateur de zapping généralisé et de travail superficiel, que les instances injonctives ont mis quinze ans à oublier (partiellement me dit-on !) Comme à la télé, il ne fallait pas ennuyer les élèves avec des cours ou des réflexions trop longues. Non, l'heure était au FAST FOOD pédagogique.
Il y a désormais le mot "compétence" qui est devenu la tarte à la crème de la pédagogie "branchée". C'est souvent un cache-misère pour profs sans pédagogie réelle qui trouvent là un refuge douillet pour leur docilité, un nouveau conformisme avec son langage obligé (savoir, savoir-faire et attitudes taches complexes etc...) Aucune réflexion sur les contenus, des gadgets pédagogiques pour se donner bonne conscience et se croire moderne pédagogue dans le vent. On fait des petites croix, on met des petites cases, on élabore des évaluations sans fin et on se croit grand pédagogue parce qu'on a suivi les ordres et répété les poncifs à la mode. On a innové, voilà le maître mot, et ce qu'explique Huyghe c'est qu'on a fait autrement, certes, mais que le résultat lui n'est jamais questionné.
Que l'innovation soit devenue un "maître mot", une injonction à l'obédience et à l'obéissance, on le voit particulièrement dans le domaine de la pédagogie avec les "compétences" à toutes les sauces.
Dans les années 90, il y avait le "décloisonnement", générateur de zapping généralisé et de travail superficiel, que les instances injonctives ont mis quinze ans à oublier (partiellement me dit-on !) Comme à la télé, il ne fallait pas ennuyer les élèves avec des cours ou des réflexions trop longues. Non, l'heure était au FAST FOOD pédagogique.
Il y a désormais le mot "compétence" qui est devenu la tarte à la crème de la pédagogie "branchée". C'est souvent un cache-misère pour profs sans pédagogie réelle qui trouvent là un refuge douillet pour leur docilité, un nouveau conformisme avec son langage obligé (savoir, savoir-faire et attitudes taches complexes etc...) Aucune réflexion sur les contenus, des gadgets pédagogiques pour se donner bonne conscience et se croire moderne pédagogue dans le vent. On fait des petites croix, on met des petites cases, on élabore des évaluations sans fin et on se croit grand pédagogue parce qu'on a suivi les ordres et répété les poncifs à la mode. On a innové, voilà le maître mot, et ce qu'explique Huyghe c'est qu'on a fait autrement, certes, mais que le résultat lui n'est jamais questionné.
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"Heureux soient les fêlés car ils laissent passer la lumière" (Audiard)
"Ce n'est pas l'excès d'autorité qui est dangereux, c'est l'excès d'obéissance" (Primo Levi)
"La littérature, quelque passion que nous mettions à le nier, permet de sauver de l'oubli tout ce sur quoi le regard contemporain, de plus en plus immoral, prétend glisser dans l'indifférence absolue" (Enrique Vila-Matas)
" Que les dissemblables soient réunis et de leurs différences jaillira la plus belle harmonie ; rien ne se fait sans lutte." (Héraclite)
"Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie, de n'être pas fou" (Pascal).
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