- InvitéInvité
Hier, en rangeant des papiers (car OUI, ça m’arrive), je suis tombée sur un bulletin de mon mari en Seconde, à l’époque où il était élève dans l’établissement où j’enseigne aujourd’hui (eh oui, le monde est petit !).J’en commence la lecture en souriant, et je m’arrête, interloquée en reconnaissant son écriture.
« Je rêve ou tu as rédigé ton propre bulletin ?
- Absolument pas. C’est moi qui ai formulé les appréciations et les enseignants les ont validées et émargées, comme tu vois.
- Alors, celle-là, elle est bonne ! Ca fonctionnait ainsi, dans l’Institution ? Les élèves faisaient le boulot des profs ?
- Ah, pas dans toutes les classes ! Moi, je fais partie de ceux qui ont vécu l’innovation pédagogique. Une sacrée révolution, je peux te l’assurer ! Au passage, tu remarqueras que les appréciations sont rédigées correctement et que j’ai souligné aussi bien les difficultés que les acquis. »
Je suis intriguée par cette histoire d’innovation et il me raconte cette étonnante mutinerie d’un groupe de jeunes enseignants de Seconde (moyenne d’âge inférieure à 30 ans). Nous sommes en 1972. Un souffle de créativité régnait parmi cette équipe, esprit de liberté soutenu d’ailleurs par le Supérieur de l’Institution, dont la devise était du reste « Continuité et progrès ».
Je vous passe le récit des nombreuses conférences données en journées pédagogiques afin de préparer un renouveau de l’enseignement au lycée. Longue réflexion autour de l’évolution des courants pédagogiques au Canada, aux Etats Unis, etc. Karl Rodgers retint ainsi l’attention de l’équipe, lui qui renouvelait l’approche relationnelle du métier d’enseignant en proposant de manière très concrète des exercices visant à apprendre la pratique de la congruence et de l’empathie. C’est-à-dire (je fournis le décodeur) la capacité de l’éducateur à être vrai dans tout ce qu’il fait, et l’art d’entrer en communication sans imposer à l’autre son projet mais en faisant en sorte que l’autre se révèle à lui-même pour mieux se responsabiliser.
Ces formations débouchent sur un projet dénommé « Autogestion en lycée » et une demande de reconnaissance d’innovation pédagogique fut déposée à l’Académie de Lille en février 1973. Le projet fut accepté par l’Education Nationale.
En voici des extraits :
« La relation traditionnelle entre maître et élève, de type hiérarchique, entraîne la faiblesse des initiatives, voire le refus. Elle rend quasiment impossible l’apprentissage de la vie de groupe.
Pour remédier à cette situation, nous envisageons de transformer la relation pofesseur-élèves en éliminant son aspect hiérarchique. Liberté étant confiée aux élèves d’organiser leur formation personnelle et sociale, en respectant certaines contraintes extérieures. […] Le professeur apparaîtra comme un révélateur de groupes et de personnes. […]
La répartition horaire officielle sera respectée. On s’efforcera de grouper les heures par paires, les après-midi étant plutôt réservées au sport et aux activités sociaux-culturelles. Les contenus des programmes officiels seront respectés mais les élèves auront la possibilité de les accomplir à leur gré. »
Les grandes vacances 1973 furent très studieuses pour les enseignants concernés car il fallait découper consciencieusement toutes les parties du programme officiel en objectifs observables, établir des parcours de réalisation du programme officiel et le nombre d’objectifs à réaliser dans chacun des cas, définir ensuite pour chaque objectif les pré-requis nécessaires puis une ou plusieurs procédures d’apprentissage laissées au choix de l’élève et les exercices d’évaluation adaptées Travail colossal.
A la rentrée cette déclaration insolite, émanant des enseignants de Seconde, fut lue aux élèves :
« 1- Nous refusons d’enseigner.
2- Nous croyons que vous devez vous former à travers diverses disciplines en recourant à des moyens divers : le centre de documentation, les laboratoires, les professeurs, le matière audio-visuel, etc.
3- Pour atteindre ce but, nous ne voyons pas comment, vous et comme nous, pourrions ne pas nous conformer à certains cadres :
- être présent dans l’établissement aux heures de classe,
- Respecter la composition du groupe classe (élèves et professeurs), en grande partie due au hasard ,
- Suivre, dans un premier temps, l’horaire affiché,
- Se conformer aux programmes officiels et aux commentaires qui l’accompagnent,
Evaluer vos connaissances et vos aptitudes pour accéder à la classe supérieure.
4- Nous nous réservons la possibilité d’intervenir régulièrement pour vous donner une re-vision de ce que vous avez vécu,
5- En conséquence, nous nous refusons à accéder à toute demande qui aurait pour but délibéré ou non, un retour à la situation antérieure, qui nous ferait jouer le rôle d’enseignant et qui vous ramènerait à une attitude passive,
6- Chacun d’entre nous indiquera les conditions particulières à chaque discipline. »
« Et alors, concrètement, qu’est-ce que ça donnait, chéri ?
- Eh bien, nous arrivions dans la classe et mettions les tables comme nous le souhaitions. Nous voulions ouvrir une fenêtre ou nous déplacer ? Inutile de demander l’autorisation au professeur qui restait immobile et nous observait en silence. Au début, certains sont restés à ne rien faire en silence ou en bavardant, et le prof ne disait rien. Un groupe a parfois joué aux cartes à longueur de journées, le professeur laissait faire. On avait une fiche définissant les objectifs du programme, et on utilisait les outils qu'on voulait pour les atteindre. On s'auto-disciplinait et une ambiance très conviviale régnait en classe. En fin de séance, l’enseignant nous disait : « Prenez conscience de ce qui s’est passé aujourd’hui pour vous prendre en charge de manière plus efficace la fois prochaine. »
Au bout d’un mois, le groupe d’élèves qui ne faisait rien ou jouait aux cartes sans être impressionné va se prendre en charge et travailler d’arrache-pied (avec succès) pour rattraper le temps perdu.
Quand on estiamit avoir atteint un objectif, on pouvait demander un test d’évaluation. S’il était réussi, on passait à l’étape suivante. J'ai beaucoup gagné en autonomie et en esprit d'entreprise grâce à cette façon de faire. »
Un de mes anciens collègues (qui faisait partie du groupe à l’initiative de cette innovation) a raconté dans un de ses livres :
« Mon travail de professeur n’est plus du tout le même. Je suis souvent sollicité par les groupes mais lorsqu’il s’agit de demande de savoirs, je réplique en renvoyant à l’outil qui peut apporter la réponse. […]
Je n’étais donc plus le distributeur de savoir mais plutôt éducateur ou miroir renvoyant chacun en permanence à ses responsabilités pour avancer. […]
Le travail de préparation était énorme, bien plus important que pour le cours traditionnel. A cela s’ajoutaient chaque semaine des réunions entre professeurs, avec les délégués comme titulaire… Ma disponibilité en classe était très différente. J’observais chaque groupe en permanence pour restituer leurs pratiques en fin de séance et j’étais plus disponible pour les élèves en difficultés. Avec un groupe, par exemple, j’ai passé plus d’un mois à leur apprendre à formuler par écrit et par oral des phrases correctes et un paragraphe bien construit. »
Incroyable, non ?
« Je rêve ou tu as rédigé ton propre bulletin ?
- Absolument pas. C’est moi qui ai formulé les appréciations et les enseignants les ont validées et émargées, comme tu vois.
- Alors, celle-là, elle est bonne ! Ca fonctionnait ainsi, dans l’Institution ? Les élèves faisaient le boulot des profs ?
- Ah, pas dans toutes les classes ! Moi, je fais partie de ceux qui ont vécu l’innovation pédagogique. Une sacrée révolution, je peux te l’assurer ! Au passage, tu remarqueras que les appréciations sont rédigées correctement et que j’ai souligné aussi bien les difficultés que les acquis. »
Je suis intriguée par cette histoire d’innovation et il me raconte cette étonnante mutinerie d’un groupe de jeunes enseignants de Seconde (moyenne d’âge inférieure à 30 ans). Nous sommes en 1972. Un souffle de créativité régnait parmi cette équipe, esprit de liberté soutenu d’ailleurs par le Supérieur de l’Institution, dont la devise était du reste « Continuité et progrès ».
Je vous passe le récit des nombreuses conférences données en journées pédagogiques afin de préparer un renouveau de l’enseignement au lycée. Longue réflexion autour de l’évolution des courants pédagogiques au Canada, aux Etats Unis, etc. Karl Rodgers retint ainsi l’attention de l’équipe, lui qui renouvelait l’approche relationnelle du métier d’enseignant en proposant de manière très concrète des exercices visant à apprendre la pratique de la congruence et de l’empathie. C’est-à-dire (je fournis le décodeur) la capacité de l’éducateur à être vrai dans tout ce qu’il fait, et l’art d’entrer en communication sans imposer à l’autre son projet mais en faisant en sorte que l’autre se révèle à lui-même pour mieux se responsabiliser.
Ces formations débouchent sur un projet dénommé « Autogestion en lycée » et une demande de reconnaissance d’innovation pédagogique fut déposée à l’Académie de Lille en février 1973. Le projet fut accepté par l’Education Nationale.
En voici des extraits :
« La relation traditionnelle entre maître et élève, de type hiérarchique, entraîne la faiblesse des initiatives, voire le refus. Elle rend quasiment impossible l’apprentissage de la vie de groupe.
Pour remédier à cette situation, nous envisageons de transformer la relation pofesseur-élèves en éliminant son aspect hiérarchique. Liberté étant confiée aux élèves d’organiser leur formation personnelle et sociale, en respectant certaines contraintes extérieures. […] Le professeur apparaîtra comme un révélateur de groupes et de personnes. […]
La répartition horaire officielle sera respectée. On s’efforcera de grouper les heures par paires, les après-midi étant plutôt réservées au sport et aux activités sociaux-culturelles. Les contenus des programmes officiels seront respectés mais les élèves auront la possibilité de les accomplir à leur gré. »
Les grandes vacances 1973 furent très studieuses pour les enseignants concernés car il fallait découper consciencieusement toutes les parties du programme officiel en objectifs observables, établir des parcours de réalisation du programme officiel et le nombre d’objectifs à réaliser dans chacun des cas, définir ensuite pour chaque objectif les pré-requis nécessaires puis une ou plusieurs procédures d’apprentissage laissées au choix de l’élève et les exercices d’évaluation adaptées Travail colossal.
A la rentrée cette déclaration insolite, émanant des enseignants de Seconde, fut lue aux élèves :
« 1- Nous refusons d’enseigner.
2- Nous croyons que vous devez vous former à travers diverses disciplines en recourant à des moyens divers : le centre de documentation, les laboratoires, les professeurs, le matière audio-visuel, etc.
3- Pour atteindre ce but, nous ne voyons pas comment, vous et comme nous, pourrions ne pas nous conformer à certains cadres :
- être présent dans l’établissement aux heures de classe,
- Respecter la composition du groupe classe (élèves et professeurs), en grande partie due au hasard ,
- Suivre, dans un premier temps, l’horaire affiché,
- Se conformer aux programmes officiels et aux commentaires qui l’accompagnent,
Evaluer vos connaissances et vos aptitudes pour accéder à la classe supérieure.
4- Nous nous réservons la possibilité d’intervenir régulièrement pour vous donner une re-vision de ce que vous avez vécu,
5- En conséquence, nous nous refusons à accéder à toute demande qui aurait pour but délibéré ou non, un retour à la situation antérieure, qui nous ferait jouer le rôle d’enseignant et qui vous ramènerait à une attitude passive,
6- Chacun d’entre nous indiquera les conditions particulières à chaque discipline. »
« Et alors, concrètement, qu’est-ce que ça donnait, chéri ?
- Eh bien, nous arrivions dans la classe et mettions les tables comme nous le souhaitions. Nous voulions ouvrir une fenêtre ou nous déplacer ? Inutile de demander l’autorisation au professeur qui restait immobile et nous observait en silence. Au début, certains sont restés à ne rien faire en silence ou en bavardant, et le prof ne disait rien. Un groupe a parfois joué aux cartes à longueur de journées, le professeur laissait faire. On avait une fiche définissant les objectifs du programme, et on utilisait les outils qu'on voulait pour les atteindre. On s'auto-disciplinait et une ambiance très conviviale régnait en classe. En fin de séance, l’enseignant nous disait : « Prenez conscience de ce qui s’est passé aujourd’hui pour vous prendre en charge de manière plus efficace la fois prochaine. »
Au bout d’un mois, le groupe d’élèves qui ne faisait rien ou jouait aux cartes sans être impressionné va se prendre en charge et travailler d’arrache-pied (avec succès) pour rattraper le temps perdu.
Quand on estiamit avoir atteint un objectif, on pouvait demander un test d’évaluation. S’il était réussi, on passait à l’étape suivante. J'ai beaucoup gagné en autonomie et en esprit d'entreprise grâce à cette façon de faire. »
Un de mes anciens collègues (qui faisait partie du groupe à l’initiative de cette innovation) a raconté dans un de ses livres :
« Mon travail de professeur n’est plus du tout le même. Je suis souvent sollicité par les groupes mais lorsqu’il s’agit de demande de savoirs, je réplique en renvoyant à l’outil qui peut apporter la réponse. […]
Je n’étais donc plus le distributeur de savoir mais plutôt éducateur ou miroir renvoyant chacun en permanence à ses responsabilités pour avancer. […]
Le travail de préparation était énorme, bien plus important que pour le cours traditionnel. A cela s’ajoutaient chaque semaine des réunions entre professeurs, avec les délégués comme titulaire… Ma disponibilité en classe était très différente. J’observais chaque groupe en permanence pour restituer leurs pratiques en fin de séance et j’étais plus disponible pour les élèves en difficultés. Avec un groupe, par exemple, j’ai passé plus d’un mois à leur apprendre à formuler par écrit et par oral des phrases correctes et un paragraphe bien construit. »
Incroyable, non ?
- JohnMédiateur
Le sujet est tellement compliqué qu'il n'a eu aucune réponse ! Ce récit est pourtant passionnant.
Mais que faisait l'enseignant si un élève par exemple mettait les pieds sur la table, jetait des boulettes, lançait une injure raciste à son voisin ou se mettait à crier ?
En collège ou à 30 par classe, c'est impossible comme expérience, non ?
Quel est le collègue, et quel est son livre ?
Mais que faisait l'enseignant si un élève par exemple mettait les pieds sur la table, jetait des boulettes, lançait une injure raciste à son voisin ou se mettait à crier ?
En collège ou à 30 par classe, c'est impossible comme expérience, non ?
Quel est le collègue, et quel est son livre ?
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"Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? [...] Quand la Muraille de Chine fut terminée, Où allèrent ce soir-là les maçons ?" (Brecht)
"La nostalgie, c'est plus ce que c'était" (Simone Signoret)
- InvitéInvité
Ca n'arrivait pas. On était en 73, John... "Parfois on déconnait bien, surtout en seconde, me raconte mon mari, mais on travaillait, c'est certain."John a écrit:Mais que faisait l'enseignant si un élève par exemple mettait les pieds sur la table, jetait des boulettes, lançait une injure raciste à son voisin ou se mettait à crier ?
Eux étaient une petite vingtaine. Un bon groupe qui s'entendait bien. Aujourd'hui nos secondes bossent dans des classes de 37/38... impossible!John a écrit:En collège ou à 30 par classe, c'est impossible comme expérience, non ?
Christian Defebvre, Agrégé d'histoire géographie, docteur en sciences de l'éducation, Poète et écrivain spécialiste de géographie du développement, d'histoire des religions et d'éducation civique, il a créé un certain nombre de manuels scolaires, notamment chez Hachette.John a écrit:Quel est le collègue, et quel est son livre ?
- MagenkoNiveau 2
Camélionne a écrit:
« 1- Nous refusons d’enseigner.
Tout est dit...
Camélionne a écrit:
Incroyable, non ?
On voit là l'origine et la systématisation d'un certain nombre d'obsession idéologiques mise en pratique par une bande d'illuminé. On retrouve trés précisément cette inspiration ultra-libérale dans bon nombre de "réformes" d'aujourd'hui. C'est ce que Mao-tsé Toung appelait "mettre la politique au poste de commandement". Avant lui, Lénine avait dit en 1920 "Nous déclarons que l'école en dehors de la politique est un mensonge" (sic).
Il peut être intéressant de lire à ce sujet deux ouvrages de Liliane Lurçat : "La destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs" ainsi que "Vers une école totalitaire" (édités chez FX de Guibert). Ils sont trés accessibles.
Sinon, pour rire ou se faire peur (ou même simplement savoir de quoi on parle), on peut toujours lire à la source des ouvrages faisant la promotion directe de cette idéologie : n'importe quel ouvrage de Meirieu fera l'affaire ou encore le célèbre et effrayant "Libres enfants de Summerhill".
John a écrit:Quel est le collègue, et quel est son livre ?
- Christian Defebvre, Agrégé d'histoire géographie, docteur en sciences de l'éducation, Poète et écrivain spécialiste de géographie du développement, d'histoire des religions et d'éducation civique, il a
créé un certain nombre de manuels scolaires, notamment chez Hachette.
Que l'on mette ce mauvais plaisantin "docteur en science de l'éducation" devant des élèves d'aujourd'hui. Des vrais. L'utopie, ça va bien 5 minutes.
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