- RobinFidèle du forum
John Stuart Mill (20 mai 1806 à Londres - 8 mai 1873 à Avignon, France) est un philosophe, logicien et économiste britannique. Il fut l'un des penseurs libéraux les plus influents du XIX siècle. Il était un partisan de l'utilitarisme, une théorie éthique préalablement exposée par son parrain, Jeremy Bentham, dont Mill proposa sa version personnelle. Il est, avec Karl Marx, l'un des derniers représentants de l'école classique. Féministe, précurseur, Mill proposa en outre un système de logique qui opère la transition entre l'empirisme du XVIIème siècle et le pragmatisme et la logique contemporaine (logicisme et phénoménologie)
"Il serait absurde de ne considérer que la quantité lorsqu’il s’agit d’évaluer les plaisirs.
Si l’on me demande ce que j’entends par différence de qualité dans les plaisirs, ou comment la valeur d’un plaisir comparé à un autre peut être connue autrement que par un rapport de quantité, je ne vois qu’une seule réponse possible. Si entre deux plaisirs, tous ou presque tous ceux qui les ont expérimentés choisissent l’un des deux […], celui-là sera le plaisir le plus désirable. Si l’un de ces deux plaisirs est placé par les gens compétents très au-dessus de l’autre quoiqu’il soit difficile à atteindre, si on refuse d’abandonner sa poursuite pour la possession de l’autre, on peut assurer que le premier plaisir est bien supérieur au second en qualité quoiqu’il soit moindre peut-être en quantité.
Il est un fait indiscutable : ceux qui connaissent et apprécient deux sortes de manière de vivre donneront une préférence marquée à celle qui emploiera leurs facultés les plus élevées. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux les plus bas si on leur promettait la complète jouissance des plaisirs des bêtes ; aucun homme intelligent ne consentirait à devenir imbécile, aucune personne instruite à devenir ignorante, aucune personne de cœur et de conscience à devenir égoïste et basse, même si on leur persuadait que l’imbécile, l’ignorant, l’égoïste sont plus satisfaits de leurs lots qu’elles des leurs. Elles ne se résigneraient pas à abandonner ce qu’elles possèdent en plus de ces êtres pour la complète satisfaction de tous les désirs qu’elles ont en commun avec eux […].
Un être doué de facultés élevées demande plus pour être heureux, souffre probablement plus profondément, et, sur certains points, est sûrement plus accessible à la souffrance qu’un être d’un type inférieur.
Mais, malgré tout, cet être ne pourra jamais réellement désirer tomber dans une existence inférieure. […] Celui qui suppose que […] l’être supérieur n’est pas plus heureux que l’être inférieur, confond les deux idées très différentes du bonheur et du contentement.
On ne peut nier que l’être dont les capacités de jouissance sont inférieures a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites, et que l’être doué supérieurement sentira toujours l’imperfection des plaisirs qu’il désire.
Mais cet être supérieur peut apprendre à supporter cette imperfection ; elle ne le rendra pas jaloux de l’être qui n’a pas conscience de cette imperfection, parce qu’il n’entrevoit pas l’excellence que fait entrevoir toute imperfection. Il vaut mieux être un homme malheureux qu’un porc satisfait, être Socrate mécontent plutôt qu’un imbécile heureux."
J.S. Mill
Questions sur le texte : (pour commencer l'année en douceur !)
1) Quelle est la thèse développée dans ce texte ?
2) Sur quels arguments s’appuie-t-elle ?
3) Pourquoi est-il absurde de ne considérer que la quantité quand il s’agit d’évaluer les plaisirs ?
4) Quelle différence y a-t-il entre le plaisir, la joie et le bonheur ?
5) Quel critère permet de distinguer, selon J.S. Mill la « supériorité » d’un plaisir sur un autre ?
6) Pourquoi l’imbécile, l’ignorant et l’égoïste sont-ils satisfaits de leur sort ? (répondre de façon précise et détaillée en analysant le sens de ces trois concepts).
7) Pourquoi un être doué de facultés élevées est-il moins satisfait de son lot que l'imbécile, l'ignorant et l'égoïste ?
8) Pourquoi, cependant, ne souhaiterait-il pas échanger son lot contre le leur ?
9) Quelle est la différence entre le bonheur et le contentement ?
10) Quelle est la valeur du sentiment de l’imperfection des plaisirs, selon J.S. Mill ? Que nous fait-il entrevoir ?
11) Comment l’homme "doué de facultés élevées" peut-il parvenir à supporter cette imperfection ? J.S. Mill pense sans doute aux philosophes de l’Antiquité grecque, notamment aux Épicuriens et aux Stoïciens. Comment les philosophes de l’Antiquité ont-ils cherché à résoudre le problème de l’imperfection des plaisirs ?
12) Pensez-vous, comme J.S. Mill « qu’il vaut mieux être un homme malheureux qu’un porc satisfait, être Socrate mécontent plutôt qu’un imbécile heureux ? (expliquez d’abord cette affirmation)
Éléments de réponse :
1) La thèse développée dans ce texte porte sur la notion de plaisir (ou de "contentement") que J.S. Mill distingue du "bonheur". Ce qui fait la valeur du plaisir, ce n'est pas la quantité, mais la qualité. Il en découle que les êtres doués de facultés élevées sont les plus à même de goûter des plaisirs élevés, mais aussi d'être insatisfaits, alors que les êtres doués de facultés moins élevées (ainsi que les bêtes) goûtent des plaisirs ordinaires (satisfont des besoins) et en sont satisfaits. Cependant, l'insatisfaction des premiers est préférable, selon J.S. Mill à la satisfaction des seconds.
2) Cette thèse s'appuie sur les arguments suivants :
a) les "personnes compétentes" jugent qu'il existe des plaisirs plus désirables que d'autres (argument d'autorité)
b) Si ce n'était pas le cas, on abandonnerait un plaisir difficile à atteindre pour un autre, plus facile à atteindre. Or, on constate qu'il n'en est rien. Le plaisir qualitatif que l'on a refusé d'abandonner est donc plus élevé que le plaisir quantitatif.
3) "Il serait absurde de ne considérer que la quantité lorsqu'il s'agit d'évaluer les plaisirs" :
Cette phrase est une critique de l'utilitarisme de J. Bentham : L'utilitarisme fait de l'utilité le seul critère de la moralité : une action est bonne dans la mesure où elle contribue au bonheur du plus grand nombre. Pour Bentham, ce bonheur est lié à la quantité de plaisirs, alors que pour J.S. Mill, il repose sur leur qualité. Les plaisirs de l'esprit, par exemple, l'emportent sur les plaisirs du corps.
John Stuart Mill, élevé par son père selon les préceptes de Bentham, a aussi été son plus célèbre critique. Tout en admirant la capacité réformatrice et subversive de sa pensée , ainsi que la rigueur de sa méthode analytique, le jeune Mill reproche à son maître son simplisme en matière psychologique, les lacunes dans son inventaire des plaisirs et des douleurs, ainsi que son optique uniquement quantitative en matière d’estimation des satisfactions. Selon lui, cette psychologie pauvre donne lieu à une éthique trop minimale pour diriger la conscience et pour favoriser l'élévation morale, et induit une politique peu ambitieuse, se limitant à la gestion des aspects matériels de l’existence. (Marie-Laure Leroy, Quantité et qualité des plaisirs chez Bentham)
4) Plaisir, joie, bonheur :
Ces trois notions ne sont pas équivalentes :
a) Le bonheur est un état stable de satisfaction complète et de plénitude relativement durable, différent du plaisir et de la joie. Le bonheur est un accord entre les aspirations humaines et l'ordre des choses (on peut expliquer pourquoi on est heureux). Quand le bonheur est parfait, on parle de "béatitude".
b) Le plaisir est un bien-être agréable, fragmentaire, essentiellement d'ordre sensible.
c) La joie est un état imprévisible, éphémère, dynamique et sans cause (on ne peut pas expliquer pourquoi on est joyeux). "La joie est le passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande." (Spinoza)
5) Le critère qui permet de distinguer la supériorité d'un plaisir sur l'autre est sa qualité. Un plaisir inférieur est un plaisir essentiellement quantitatif, il relève de la satisfaction des besoins du corps (boire, manger, dormir...). Les plaisirs supérieurs sont des plaisirs qualitatifs, spirituels (la pensée, la contemplation des oeuvres d'art...)
6) Un "imbécile" (du latin "imbecillius, faible) est quelqu'un dont les facultés intellectuelles sont limitées, qui est peu capable de raisonner, de comprendre et d'agir judicieusement ; l'ignorant, sans être nécessairement un imbécile n'a pas développé ses capacités de connaissance ; quant à l'égoïste, il ne pense qu'à lui-même, à ses plaisirs, sans se soucier des autres. L'imbécile est satisfait de son sort parce que ses capacités de réflexion sont limitées, l'ignorant parce que son savoir est limité et l'égoïste parce que la sphère de son existence se limite à lui-même.
L'imbécile, l'ignorant et l'égoïste sont enfermés dans d'étroites limites qui les rendent capables de goûter les plaisirs limités (de satisfaire des besoins), mais incapables de goûter des plaisirs illimités (les plaisirs de l'esprit). Ils ont des besoins, mais pas de désirs.
L'ignorant, l'imbécile et l'égoïste ne sont pas des types humains immuables, innés et figés. Chacun d'entre nous a une part d'ignorance, d'imbécilité et d'égoïsme. John Stuart Mill nous invite à dépasser nos limites en développant nos facultés supérieures (connaissance, intelligence, altruisme) et en visant des satisfaction désintéressées.
7) Un être doué de facultés élevées est moins satisfait de son sort que l'imbécile, l'ignorant et l'égoïste parce qu'il n'a pas seulement des besoins (se nourrir, boire, dormir), mais aussi des désirs. On peut satisfaire des besoins (en prenant de la nourriture, de la boisson, etc.), mais on ne peut pas satisfaire les désirs parce que le désir veut intensément, mais ne sait pas exactement de qu'il veut. Le cinéaste Luis Bunuel a intitulé un de ses films "Cet obscur objet du désir" : aucun objet précis ne peut satisfaire le désir.
8) Il arrive aux êtres doués de facultés élevées d'envier l'imbécile, l'ignorant ou l'égoïste en les voyant si satisfaits de leur sort, de souhaiter échapper à leur propre insatisfaction. Jacques Brel a merveilleusement exprimé ce sentiment dans une de ses chansons : "... Un instant, un instant seulement, être beau (et heureux) et con à la fois." Jacques Brel exprime le désir d'être "quelqu'un d'autre" pour échapper, ne fût-ce qu'un instant, à ce que Hegel appelle la "conscience malheureuse". Mais ce désir est, par essence, impossible à satisfaire, car on ne peut pas revenir en arrière pour ne plus être celui que l'on est devenu. L'homme de désir ne peut donc vivre ce désir d'échapper au désir que sous la forme de la nostalgie (mot à mot "douleur du retour").
Freud a exprimé, de son côté, cette nostalgie dans un texte sur le narcissisme où il parle de la fascination qu'éprouve "l'homme de culture" envers des êtres dont le narcissisme (le pur bonheur d'exister sans se poser de questions) lui paraissent intacts : l'enfant, la vamp (Marlène Dietrich dans L'ange bleu) et l'animal sauvage au "pelage lustré".
9) Le bonheur est un état de satisfaction complète et de plénitude, un accord entre les aspirations humaines et l'ordre des choses. Il se distingue du simple plaisir, qui est un bien-être agréable, fragmentaire, essentiellement d'ordre sensible. Le bonheur résulte d'un accord entre les aspirations humaines et l'ordre des choses ; le contentement de la satisfaction d'un besoin ou d'un désir limités. On peut donc dire qu'un être doué de facultés élevées, pour reprendre l'expression de J.S. Mill, aspire en fait au bonheur, plutôt qu'au plaisir en tant que simple contentement.
10) La valeur du sentiment d'imperfection des plaisirs est de nous empêcher de nous satisfaire des plaisirs, de nous apprendre à accepter, comme dit le psychanalyste J. Lacan, de "ne pas manquer du manque" et à aspirer à des satisfactions supérieures.
11) Les philosophes de l'antiquité (stoïciens, épicuriens, sceptiques) ont cherché à résoudre la question de l'imperfection des plaisirs (ils sont à la fois imparfaits et "aliénants") par des exercices spirituels ayant pour but la maîtrise des désirs "inférieurs" et la liberté du sage :
"Tu espères que tu seras heureux dès que tu auras obtenu ce que tu désires. Tu te trompes. Tu ne seras pas plus tôt en possession, que tu auras mêmes inquiétudes, mêmes chagrins, mêmes dégoûts, mêmes craintes, mêmes désirs ; le bonheur ne consiste point à acquérir et à jouir, mais à ne pas désirer. Car il consiste à être libre." (Épictète, Entretiens, Livre IV)
Eléments de réflexion pour répondre à la question 12 :
"Toute l’angoisse et le mal-être des humains se trouvent dans le manque d’harmonisation entre les désirs multiples (matériels et sexuels) et le désir essentiel, forme élargie prise par la poussée évolutive lorsqu’elle atteint le stade humain." (Paul Diel)
Cette pulsion venue du surconscient nous souffle l’envie de spiritualiser la matière, de l’orienter vers des valeurs guides telles que le Bon, le Juste, le Beau. Intuitivement, les hommes pressentent la satisfaction et la joie que cette démarche pourrait leur apporter. Et si Dieu est avant tout un symbole mythique, il n’en reste pas moins que mythes et religions représentent l’expression imagée de cette intuition.
Mais sortir de l’animalité n’est pas facile. L’esprit humain, encore semi-conscient, tiraillé entre les pulsions matérielles du subconscient et les pulsions spirituelles du surconscient, croit qu’il doit choisir entre le ciel et le terre au lieu de chercher à harmoniser ces deux pôles. Il passe d’un excès à l’autre, il s’invente de fausses motivations à l’origine de tous ses défauts et de toutes ses névroses. Il devrait plutôt développer un “ égoïsme conséquent ” qui, “ sous sa forme saine, " ne peut trouver l’ultime satisfaction que par “ l’union réjouissante avec la vie entière ” (et avec autrui).
"Il serait absurde de ne considérer que la quantité lorsqu’il s’agit d’évaluer les plaisirs.
Si l’on me demande ce que j’entends par différence de qualité dans les plaisirs, ou comment la valeur d’un plaisir comparé à un autre peut être connue autrement que par un rapport de quantité, je ne vois qu’une seule réponse possible. Si entre deux plaisirs, tous ou presque tous ceux qui les ont expérimentés choisissent l’un des deux […], celui-là sera le plaisir le plus désirable. Si l’un de ces deux plaisirs est placé par les gens compétents très au-dessus de l’autre quoiqu’il soit difficile à atteindre, si on refuse d’abandonner sa poursuite pour la possession de l’autre, on peut assurer que le premier plaisir est bien supérieur au second en qualité quoiqu’il soit moindre peut-être en quantité.
Il est un fait indiscutable : ceux qui connaissent et apprécient deux sortes de manière de vivre donneront une préférence marquée à celle qui emploiera leurs facultés les plus élevées. Peu de créatures humaines accepteraient d’être changées en animaux les plus bas si on leur promettait la complète jouissance des plaisirs des bêtes ; aucun homme intelligent ne consentirait à devenir imbécile, aucune personne instruite à devenir ignorante, aucune personne de cœur et de conscience à devenir égoïste et basse, même si on leur persuadait que l’imbécile, l’ignorant, l’égoïste sont plus satisfaits de leurs lots qu’elles des leurs. Elles ne se résigneraient pas à abandonner ce qu’elles possèdent en plus de ces êtres pour la complète satisfaction de tous les désirs qu’elles ont en commun avec eux […].
Un être doué de facultés élevées demande plus pour être heureux, souffre probablement plus profondément, et, sur certains points, est sûrement plus accessible à la souffrance qu’un être d’un type inférieur.
Mais, malgré tout, cet être ne pourra jamais réellement désirer tomber dans une existence inférieure. […] Celui qui suppose que […] l’être supérieur n’est pas plus heureux que l’être inférieur, confond les deux idées très différentes du bonheur et du contentement.
On ne peut nier que l’être dont les capacités de jouissance sont inférieures a les plus grandes chances de les voir pleinement satisfaites, et que l’être doué supérieurement sentira toujours l’imperfection des plaisirs qu’il désire.
Mais cet être supérieur peut apprendre à supporter cette imperfection ; elle ne le rendra pas jaloux de l’être qui n’a pas conscience de cette imperfection, parce qu’il n’entrevoit pas l’excellence que fait entrevoir toute imperfection. Il vaut mieux être un homme malheureux qu’un porc satisfait, être Socrate mécontent plutôt qu’un imbécile heureux."
J.S. Mill
Questions sur le texte : (pour commencer l'année en douceur !)
1) Quelle est la thèse développée dans ce texte ?
2) Sur quels arguments s’appuie-t-elle ?
3) Pourquoi est-il absurde de ne considérer que la quantité quand il s’agit d’évaluer les plaisirs ?
4) Quelle différence y a-t-il entre le plaisir, la joie et le bonheur ?
5) Quel critère permet de distinguer, selon J.S. Mill la « supériorité » d’un plaisir sur un autre ?
6) Pourquoi l’imbécile, l’ignorant et l’égoïste sont-ils satisfaits de leur sort ? (répondre de façon précise et détaillée en analysant le sens de ces trois concepts).
7) Pourquoi un être doué de facultés élevées est-il moins satisfait de son lot que l'imbécile, l'ignorant et l'égoïste ?
8) Pourquoi, cependant, ne souhaiterait-il pas échanger son lot contre le leur ?
9) Quelle est la différence entre le bonheur et le contentement ?
10) Quelle est la valeur du sentiment de l’imperfection des plaisirs, selon J.S. Mill ? Que nous fait-il entrevoir ?
11) Comment l’homme "doué de facultés élevées" peut-il parvenir à supporter cette imperfection ? J.S. Mill pense sans doute aux philosophes de l’Antiquité grecque, notamment aux Épicuriens et aux Stoïciens. Comment les philosophes de l’Antiquité ont-ils cherché à résoudre le problème de l’imperfection des plaisirs ?
12) Pensez-vous, comme J.S. Mill « qu’il vaut mieux être un homme malheureux qu’un porc satisfait, être Socrate mécontent plutôt qu’un imbécile heureux ? (expliquez d’abord cette affirmation)
Éléments de réponse :
1) La thèse développée dans ce texte porte sur la notion de plaisir (ou de "contentement") que J.S. Mill distingue du "bonheur". Ce qui fait la valeur du plaisir, ce n'est pas la quantité, mais la qualité. Il en découle que les êtres doués de facultés élevées sont les plus à même de goûter des plaisirs élevés, mais aussi d'être insatisfaits, alors que les êtres doués de facultés moins élevées (ainsi que les bêtes) goûtent des plaisirs ordinaires (satisfont des besoins) et en sont satisfaits. Cependant, l'insatisfaction des premiers est préférable, selon J.S. Mill à la satisfaction des seconds.
2) Cette thèse s'appuie sur les arguments suivants :
a) les "personnes compétentes" jugent qu'il existe des plaisirs plus désirables que d'autres (argument d'autorité)
b) Si ce n'était pas le cas, on abandonnerait un plaisir difficile à atteindre pour un autre, plus facile à atteindre. Or, on constate qu'il n'en est rien. Le plaisir qualitatif que l'on a refusé d'abandonner est donc plus élevé que le plaisir quantitatif.
3) "Il serait absurde de ne considérer que la quantité lorsqu'il s'agit d'évaluer les plaisirs" :
Cette phrase est une critique de l'utilitarisme de J. Bentham : L'utilitarisme fait de l'utilité le seul critère de la moralité : une action est bonne dans la mesure où elle contribue au bonheur du plus grand nombre. Pour Bentham, ce bonheur est lié à la quantité de plaisirs, alors que pour J.S. Mill, il repose sur leur qualité. Les plaisirs de l'esprit, par exemple, l'emportent sur les plaisirs du corps.
John Stuart Mill, élevé par son père selon les préceptes de Bentham, a aussi été son plus célèbre critique. Tout en admirant la capacité réformatrice et subversive de sa pensée , ainsi que la rigueur de sa méthode analytique, le jeune Mill reproche à son maître son simplisme en matière psychologique, les lacunes dans son inventaire des plaisirs et des douleurs, ainsi que son optique uniquement quantitative en matière d’estimation des satisfactions. Selon lui, cette psychologie pauvre donne lieu à une éthique trop minimale pour diriger la conscience et pour favoriser l'élévation morale, et induit une politique peu ambitieuse, se limitant à la gestion des aspects matériels de l’existence. (Marie-Laure Leroy, Quantité et qualité des plaisirs chez Bentham)
4) Plaisir, joie, bonheur :
Ces trois notions ne sont pas équivalentes :
a) Le bonheur est un état stable de satisfaction complète et de plénitude relativement durable, différent du plaisir et de la joie. Le bonheur est un accord entre les aspirations humaines et l'ordre des choses (on peut expliquer pourquoi on est heureux). Quand le bonheur est parfait, on parle de "béatitude".
b) Le plaisir est un bien-être agréable, fragmentaire, essentiellement d'ordre sensible.
c) La joie est un état imprévisible, éphémère, dynamique et sans cause (on ne peut pas expliquer pourquoi on est joyeux). "La joie est le passage d'une perfection moindre à une perfection plus grande." (Spinoza)
5) Le critère qui permet de distinguer la supériorité d'un plaisir sur l'autre est sa qualité. Un plaisir inférieur est un plaisir essentiellement quantitatif, il relève de la satisfaction des besoins du corps (boire, manger, dormir...). Les plaisirs supérieurs sont des plaisirs qualitatifs, spirituels (la pensée, la contemplation des oeuvres d'art...)
6) Un "imbécile" (du latin "imbecillius, faible) est quelqu'un dont les facultés intellectuelles sont limitées, qui est peu capable de raisonner, de comprendre et d'agir judicieusement ; l'ignorant, sans être nécessairement un imbécile n'a pas développé ses capacités de connaissance ; quant à l'égoïste, il ne pense qu'à lui-même, à ses plaisirs, sans se soucier des autres. L'imbécile est satisfait de son sort parce que ses capacités de réflexion sont limitées, l'ignorant parce que son savoir est limité et l'égoïste parce que la sphère de son existence se limite à lui-même.
L'imbécile, l'ignorant et l'égoïste sont enfermés dans d'étroites limites qui les rendent capables de goûter les plaisirs limités (de satisfaire des besoins), mais incapables de goûter des plaisirs illimités (les plaisirs de l'esprit). Ils ont des besoins, mais pas de désirs.
L'ignorant, l'imbécile et l'égoïste ne sont pas des types humains immuables, innés et figés. Chacun d'entre nous a une part d'ignorance, d'imbécilité et d'égoïsme. John Stuart Mill nous invite à dépasser nos limites en développant nos facultés supérieures (connaissance, intelligence, altruisme) et en visant des satisfaction désintéressées.
7) Un être doué de facultés élevées est moins satisfait de son sort que l'imbécile, l'ignorant et l'égoïste parce qu'il n'a pas seulement des besoins (se nourrir, boire, dormir), mais aussi des désirs. On peut satisfaire des besoins (en prenant de la nourriture, de la boisson, etc.), mais on ne peut pas satisfaire les désirs parce que le désir veut intensément, mais ne sait pas exactement de qu'il veut. Le cinéaste Luis Bunuel a intitulé un de ses films "Cet obscur objet du désir" : aucun objet précis ne peut satisfaire le désir.
8) Il arrive aux êtres doués de facultés élevées d'envier l'imbécile, l'ignorant ou l'égoïste en les voyant si satisfaits de leur sort, de souhaiter échapper à leur propre insatisfaction. Jacques Brel a merveilleusement exprimé ce sentiment dans une de ses chansons : "... Un instant, un instant seulement, être beau (et heureux) et con à la fois." Jacques Brel exprime le désir d'être "quelqu'un d'autre" pour échapper, ne fût-ce qu'un instant, à ce que Hegel appelle la "conscience malheureuse". Mais ce désir est, par essence, impossible à satisfaire, car on ne peut pas revenir en arrière pour ne plus être celui que l'on est devenu. L'homme de désir ne peut donc vivre ce désir d'échapper au désir que sous la forme de la nostalgie (mot à mot "douleur du retour").
Freud a exprimé, de son côté, cette nostalgie dans un texte sur le narcissisme où il parle de la fascination qu'éprouve "l'homme de culture" envers des êtres dont le narcissisme (le pur bonheur d'exister sans se poser de questions) lui paraissent intacts : l'enfant, la vamp (Marlène Dietrich dans L'ange bleu) et l'animal sauvage au "pelage lustré".
9) Le bonheur est un état de satisfaction complète et de plénitude, un accord entre les aspirations humaines et l'ordre des choses. Il se distingue du simple plaisir, qui est un bien-être agréable, fragmentaire, essentiellement d'ordre sensible. Le bonheur résulte d'un accord entre les aspirations humaines et l'ordre des choses ; le contentement de la satisfaction d'un besoin ou d'un désir limités. On peut donc dire qu'un être doué de facultés élevées, pour reprendre l'expression de J.S. Mill, aspire en fait au bonheur, plutôt qu'au plaisir en tant que simple contentement.
10) La valeur du sentiment d'imperfection des plaisirs est de nous empêcher de nous satisfaire des plaisirs, de nous apprendre à accepter, comme dit le psychanalyste J. Lacan, de "ne pas manquer du manque" et à aspirer à des satisfactions supérieures.
11) Les philosophes de l'antiquité (stoïciens, épicuriens, sceptiques) ont cherché à résoudre la question de l'imperfection des plaisirs (ils sont à la fois imparfaits et "aliénants") par des exercices spirituels ayant pour but la maîtrise des désirs "inférieurs" et la liberté du sage :
"Tu espères que tu seras heureux dès que tu auras obtenu ce que tu désires. Tu te trompes. Tu ne seras pas plus tôt en possession, que tu auras mêmes inquiétudes, mêmes chagrins, mêmes dégoûts, mêmes craintes, mêmes désirs ; le bonheur ne consiste point à acquérir et à jouir, mais à ne pas désirer. Car il consiste à être libre." (Épictète, Entretiens, Livre IV)
Eléments de réflexion pour répondre à la question 12 :
"Toute l’angoisse et le mal-être des humains se trouvent dans le manque d’harmonisation entre les désirs multiples (matériels et sexuels) et le désir essentiel, forme élargie prise par la poussée évolutive lorsqu’elle atteint le stade humain." (Paul Diel)
Cette pulsion venue du surconscient nous souffle l’envie de spiritualiser la matière, de l’orienter vers des valeurs guides telles que le Bon, le Juste, le Beau. Intuitivement, les hommes pressentent la satisfaction et la joie que cette démarche pourrait leur apporter. Et si Dieu est avant tout un symbole mythique, il n’en reste pas moins que mythes et religions représentent l’expression imagée de cette intuition.
Mais sortir de l’animalité n’est pas facile. L’esprit humain, encore semi-conscient, tiraillé entre les pulsions matérielles du subconscient et les pulsions spirituelles du surconscient, croit qu’il doit choisir entre le ciel et le terre au lieu de chercher à harmoniser ces deux pôles. Il passe d’un excès à l’autre, il s’invente de fausses motivations à l’origine de tous ses défauts et de toutes ses névroses. Il devrait plutôt développer un “ égoïsme conséquent ” qui, “ sous sa forme saine, " ne peut trouver l’ultime satisfaction que par “ l’union réjouissante avec la vie entière ” (et avec autrui).
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