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Robin
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J. du Bellay : "Cependant que Magny" ("Les Regrets"), questions et  éléments d'explication  Empty J. du Bellay : "Cependant que Magny" ("Les Regrets"), questions et éléments d'explication

par Robin Mar 31 Aoû - 14:45
« Cependant que Magny...


Cependant que Magny suit son grand Avanson,
Panjas son Cardinal, et moi le mien encore,
Et que l’espoir flatteur, qui nos beaux ans dévore,
Appâte nos désirs d’un friand hameçon,

Tu courtises les rois, et, d’un plus heureux son,
Chantant l’heur de Henri, qui son siècle décore,
Tu t’honores toi-même, et celui qui honore
L’honneur que tu lui fais par ta docte chanson.

Las, et nous ce pendant nous consumons notre âge
Sur le bord inconnu d’un étrange rivage,
Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter :

Comme on voit quelquefois quand la mort les appelle,
Arrangés flanc à flanc parmi l’herbe nouvelle,
Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter.

J. du Bellay, 1522-1560 ("Les Regrets")

Questions sur le texte :

1) Situez rapidement le texte . Qui parle ? A qui ? De quoi ? Quels sont les verbes des propositions principales dans les quatrains ? Quels sont les verbes des subordonnées de temps (cependant = pendant que)? De qui et de quoi s'agit-il dans les subordonnées, de qui et de quoi dans les principales ? Quel thème est repris dans les tercets ? Sur quel ton ?

2) Quel effet produisent les vers 1 et 2 ? Comment le poète analyse-t-il sa déception dans les vers 3 et 4 ? Sens et ton de la métaphore ?

Étudiez la répétition des mots et des sonorités dans le second quatrain. Quel est l'effet produit ?

3) Le vers 9 ne reprend-il pas une idée déjà énoncée ? Comment est introduite la comparaison faite avec les cygnes ? Dans quelle mesure le premier tercet annonce-il cette comparaison ?

Étudiez les sonorités et les rythmes du second tercet. Quel est l'effet produit ?


Éléments de réponses :

Joachim du Bellay écrit de Rome à Pierre de Ronsard, poète officiel et favori du roi de France Henri II, évoquant sa situation d'exilé, de subalterne, sa tristesse et ses illusions perdues.

Les verbes des propositions principales dans les quatrains sont : "courtiser", "honorer"

Les verbes des subordonnées de temps sont : "consumer", "dévorer", "appâter"

Les propositions principales évoquent la gloire de Pierre de Ronsard, favori du roi, les propositions subordonnées évoquent la désillusion de Joachim du Bellay et de ses deux compagnons d'infortune : Magny et Avanson.

Les tercets reprennent le thème du malheur et de l'exil ; le ton est celui de la plainte.

"Cependant que Magny suit son grand Avanson..." : "suit" : syllepse (le mot est employé au sens propre et au sens figuré) "marche derrière" + "courtise", mais on voit une scène (hypotypose) caricaturale : un homme plus petit qui marche derrière un homme plus grand en soupirant ; "grand" : syllepse (grand de taille et grandeur sociale d'un personnage sans réelle grandeur) ; l'adjectif possessif "son" souligne la passivité humiliante de la situation de Magny. Il y a peut-être un jeu de mot sur "Magny" (magnus = grand) et "grand Avanson". Image caricaturale, tragi-comique. On retrouve ici la veine satirique, la dérision exprimée dans d'autres sonnets des Regrets (voir en particulier Lagarde et Michard XVIème siècle, page 115, "Marcher d'un grave pas...").

"Panjas son cardinal et moi le mien encore" : irrespect ; noter à nouveau l'adjectif "son" et le pronom possessifs "le mien" ; image du chien qui suit son maître.

"Et que l'espoir flatteur qui nos beaux ans dévore" (le complément d'objet direct est antéposé au verbe : "et que l'espoir flatteur qui dévore nos beaux ans" ; "flatteur" = trompeur, personnification de l'espoir qui dévore ses proies comme un animal féroce.

Magny : poète, secrétaire du cardinal d'Avanson, ambassadeur auprès du Saint Siège.

Panjas : poète, secrétaire d'un autre cardinal

Joachim du Bellay est lui-même intendant du cardinal du Bellay, son cousin.

"Appâte" nos désirs d'un friand hameçon : auto-dérision, satire, amertume de cette métaphore. "Dévore" + "Appâte" : enjambement. L'espoir flatteur est sujet de deux verbes : dévorer et appâter. Nouvelle image : l'espoir est comparé à un hameçon garni d'un appât appétissant, mais les trois poètes sont victimes de cet appât qui n'est qu'un leurre ; noter l'opposition "espoir flatteur" et "dévore". Métaphore des ambitions diplomatiques déçues.

Cette présentation des trois poètes annonce et prépare l'image de la fin.

- Chacun est obligé de suivre son maître, donc ils sont séparés les uns des autres (idée de solitude)

- Ils espèrent en vain voir se réaliser leurs ambitions diplomatiques (sentiment d'échec, dépit)

- Ils pensent à ceux qui sont restés en France et qui ont réussi, comme Ronsard (sentiment d'exil, de nostalgie et d'envie)

"Tu courtises les rois, et, d'un plus heureux son" : "Tu" désigne Pierre de Ronsard, "les rois" désigne le roi Henri II ; "plus heureux" : comparatif" ; le mot "son" évoque l'idée de musique.

"Chantant l'heur de Henri, qui son siècle décore..."

"l'heur" : le bonheur, la bonne fortune, la chance ; "qui son siècle décore" = qui décore son siècle = qui est l'ornement de son siècle.

"Tu t'honores toi-même, et celui qui honore" : répétition du mot "honneur" qui marque l'envie. "recherche de style un peu vieillie" commente le Lagarde et Michard à propos des vers 10 et 11.

Ronsard, habile courtisan, aimé de la Fortune.

"Docte chanson": "docte" = savante (Ronsard est habile à imiter les Grecs et les Latins) ; "qu'il n'y ait des vers où n'apparaisse quelque vestige de rare et antique érudition." (du Bellay, Défense et Illustration de la Langue française)

"Son", "Chanson" renvoient à la définition que donne du Bellay de la poésie : "une bien amoureuse musique tombante en un bon et parfait accord." (Défense et illustration de la Langue française) ; harmonie musicale, poésie destinée à être mise en musique, persistance de la tradition des trouvères et des troubadours. "La poésie sans les instruments ou sans la grâce d'une seule ou plusieurs voix n'est nullement agréable." (Ronsard, Art poétique).

Contextualisation : dès 1553, Henri II, l'ami de Ronsard dès l'enfance lui fait attribuer les bénéfices de quelques cures ; Après la mort de Saint-Gelais, poète officiel, en octobre 1556, Ronsard devient conseiller et aumônier ordinaire du roi ; sa charge officielle revient à présenter au roi l'eau bénite et le coussin sur lequel il s'agenouille. Il fournit la cour en poésies de circonstances et en divertissements littéraires pour les fêtes royales qu'il réunit en 1565 sous le titre d'Élégies, Mascarades et Bergeries. Il écrit en outre des billets doux pour les grands personnages, dont le roi. Il est pensionné, comblé de biens, de prieurés, de canonicats ( que l'on appellera, à partir du XVIème siècle des "commendes"). Ronsard est le poète officiel de la cour.

"Las ! et nous cependant nous consumons notre âge" : "las!" = hélas, "cependant" : pendant ce temps ; "sur le bord inconnu d'un étrange rivage" : sur le bord inconnu d'un rivage étranger (thème de l'exil) - "Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter" : le malheur s'oppose à "l'heur" ("Chantant l'heur de Henri") - "Ces tristes vers chanter" = chanter ces tristes vers (inversion de la construction), le complément d'objet direct est avant l'infinitif sujet (construction latine). "Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter" : mise en abyme du poème : ce que chantent les trois amis (et les trois cygnes), ce sont précisément les deux quatrains et le premier tercet du poème que nous lisons.

"Comme on voit quelque fois, quand la mort les appelle,
Arrangés flanc à flanc, parmi l'herbe nouvelle
Bien loin sur un étang trois cygnes lamenter."

Allusion à la croyance légendaire selon laquelle les cygnes chantent plus mélodieusement avant de mourir (le chant du cygne) ; "Bien loin sur un étang" évoque le thème de l'exil, de l'éloignement ; les trois cygnes sont évidemment Magny, Panjas et du Bellay. remarquer les sonorités : "voit", "quelque fois", "trois". Réminiscence de Virgile : "Dant sonitum rauci per stagna loquacia cycni" : "Comme chantent les cygnes à la voix rauque sur les étangs bavards" (Enéide, XI, 465-468) et bien entendu des Métamorphoses d'Ovide.

"lamenter" : le verbe est employé sans pronom réfléchi au sens de "plaindre par des lamentations" ; l'emploi n'est plus en usage, mais on le trouve encore au XVIIème (Boileau) et au XVIIIème siècles (J.J. Rousseau). Rousseau note d'ailleurs le caractère désagréable des plaintes (des enfants). L'art transforme en quelque chose "d'agréable" ce qui ne l'est pas. Registre pathétique. Les cygnes se plaignent en chantant, ils dialoguent avec la Mort ; le poète ne se complaît pas dans le plainte, il transforme la plainte en complainte, en élégie, la tristesse en mots et en musique, la souffrance en beauté. On peut parler de "sublimation" de la souffrance.

Nous sommes en présence d'un tableau, d'une "hypotypose" (variété de description) qui "fait voir", qui se rapproche de l'art pictural. Joachim du Bellay nomme cette figure de style "énergie" (du grec énergéia). Formes : "flanc à flanc", couleurs : la blancheur neigeuse des cygnes, la verdeur de l'herbe nouvelle qui symbolise la jeunesse, le cadre : l'étang, miroir où les cygnes se reflètent. Les cygnes symbolisent l'élégance, la beauté, la grâce. Ils sont jeunes, c'est le printemps, le renouveau, et pourtant ils ont froid et se serrent les uns contre les autres car "la Mort les appelle" et ils lui répondent. Formule frappante, sublime et pathétique, tableau mêlant beauté et tristesse.

NB : L'hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux et fait d'un récit ou d'une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante. (Fontanier)

L'hypotypose est un développement de l'image au double sens du terme : image visuelle et image rhétorique (métonymie ou métaphore) ; comparaisons, allégories, applications seront souvent des hypotyposes, lorsqu'elle "font image". Le contraire de l'hypotypose est la schématisation.

(Gradus ad Parnassum, Les procédés littéraires (Dictionnaire) par Bernard Dupriez, page 240)

Le pathétique : destiné à apitoyer, le registre pathétique utilise le lexique de la compassion : termes évoquant la misère et la douleur associés à un vocabulaire affectif (tristesse, lamentation) et religieux (supplication) ; afin d'émouvoir, le registre pathétique use d'une fréquente prise à partie de l'auditoire : exclamations, invocations, apostrophes invitant à la déploration. Les images sont violentes, parfois hyperboliques

Les sources du "pathétique" : l'antiquité grecque, par exemple l'épisode d'Ulysse à la cour du roi Alcinoos : "Ainsi chantait le célèbre aède. Mais Ulysse faiblissait ; les larmes tombaient de ses paupières, inondaient ses joues (...) Seul le roi Alcinoos, placé près de lui, le devina, s'en rendit compte puis l'entendit. Aussitôt il s'adressa à l'assemblée des Phéaciens amateurs de rames : "Écoutez, chefs et seigneurs phéaciens. Que Démodocos, désormais laisse sa lyre mélodieuse : ce qu'il chante ne plaît peut-être pas à tous. Depuis que l'aède s'est levé, depuis ce moment, notre hôte (Ulysse) n'a pas cessé de gémir ni de se lamenter" (...) (Odyssée, Chant VIII)

Achille pleurant son ami Patrocle : "Les Achéens, toute la nuit, gémissent et pleurent sur le corps de Patrocle. Achille, le fils de Pélée, pose sur la poitrine de son compagnon ses mains habituées à tuer puis il entonne une longue plainte. Avec de lourds sanglots, il s'adresse aux Myrmidons : "Hélas ! notre destin veut que tous deux, Patrocle et moi, nous rougissions de notre sang la même terre, ici, à Troie (...)" (Iliade, chant XVIII)

Les Lamentations de Didon, reine de Carthage, abandonnée par Enée (Virgile, l'Enéide).

Le Nouveau Testament, plusieurs épisodes des Évangiles, par exemple l'épisode de Marie de Magdala (Marie-Madeleine) baignant les pieds du Christ de ses larmes, les oignant d'un parfum précieux, les essuyant avec ses cheveux , le Christ au Mont des Oliviers, la Passion.

(Il y a donc un pathétique païen et un pathétique chrétien dont les poètes de la Pléiade sont les héritiers)

Le registre élégiaque : l'élégie (du grec élégéia) désigne un poème lyrique où s'exprime un chant funèbre et plaintif. Fort à l'honneur dans l'Antiquité, il est adopté par les poètes du XVIème siècle (Ronsard, du Bellay...) et traite alors des passions amoureuses ou, comme ici, du thème de l'exil, des illusions perdues. Le lexique est au service de l'expression de sentiments mélancoliques. La peinture de la nature figure parmi les thèmes caractéristiques. L'élégie est la plupart du temps une plainte, un épanchement presque toujours lié à un destinataire (ici, Ronsard) ; le développement est ample et pathétique ; la forme est toujours harmonieuse ; le travail effectué sur le rythme, les sonorités et les images, privilégie l'esthétique et la plastique (la pointe finale du sonnet avec l'image des "trois cygnes lamentant").
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