- RobinFidèle du forum
"Ce n'est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous découvrirons : c'est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les hommes." (Jean-Paul Sartre, Situations I, NRF Gallimard, Janvier 1939)
Bibliothèque des textes philosophiques, directeur : Henri Gouhier, Introduction, notes et appendice par Sylvie Le Bon, Paris, Librairie philosophique Vrin, 1985
La thèse de La Transcendance de l’Ego est que l’Ego n’est pas un « habitant» de la conscience, un objet de la conscience. A cette première thèse énoncée au tout début de l’ouvrage vient s’ajouter une deuxième à la fin, selon laquelle la conscience transcendantale est une spontanéité impersonnelle.
Sartre part de la conscience et construit une philosophie de la conscience qui n'est pas une philosophie du sujet, à travers la distinction entre le moi psychique et le moi transcendantal qui n'est pas un moi "épistémologique", analogue à celui de Kant dans la Critique de la raison pure, mais conscience pure.
"Pour la plupart des philosophes, l'Ego est un "habitant" de la conscience. Certains affirment sa présence formelle au sein des "Erlebnisse" comme un principe vide d'unification (allusion à Kant). D'autres - psychologues pour la plupart - pensent découvrir sa présence matérielle, comme centre des désirs et des actes, dans chaque moment de notre vie psychique. Nous voudrions montrer ici que l'Ego n'est ni formellement ni matériellement dans la conscience : il est dehors, dans le monde ; c'est un être du monde, comme l'Ego d'autrui." (La transcendance de l'Ego, p. 13)
NB : "erlebnis" : expérience vécue, vécu intentionnel ; pour la signification de ce terme, Sartre, dans une note de L'imagination (p. 144), renvoie aux Ideen de Husserl et ajoute : "Erlebnis, terme intraduisible en français, vient du verbe erleben. "Etwas erleben" signifie "vivre quelque chose". Erlebnis aurait à peu près le sens de "vécu", au sens où le prennent les bergsoniens."
La méthode, comme l’indique le sous-titre, esquisse d’une description phénoménologique, est descriptive. Il s'agit de décrire une expérience de pensée dont le point de départ est la conscience, et plus précisément d'une conscience définie par l’intentionnalité.
Dans une première partie, Sartre, à travers la description phénoménologique analyse l’Ego dans sa double composante d’un Je et d’un Moi.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, après en avoir fait la généalogie, il examine la constitution de l’Ego.
"L'Essai sur la transcendance de l'Ego, publié pour la première fois dans les Recherches philosophiques de 1936 et jamais réédité, est la toute première œuvre de Sartre. Les deux seules publications qui la précèdent, en effet, ne peuvent pas être considérées comme des recherches philosophiques à proprement parler.
L'une est un article sur la théorie réaliste du droit chez Duguit, paru en 1927 ; l'autre, La légende de la vérité (cf. Simone de Beauvoir, La force de l'âge, Gallimard, 1960, p. 49), où Sartre livrait ses idées sous la forme d'un conte, parut en 1931 dans la revue Bifur.
Avec cet Essai, Sartre inaugure donc le travail d'exploration qui aboutira à l’Être et le Néant. La chronologie confirme d'ailleurs l'incontestable unité de ses préoccupations philosophiques de cette époque : on peut dire que toutes ses œuvres d'alors ont été, sinon rédigées, du moins conçues, en même temps. L'Essai sur la transcendance de l'Ego fut écrit en 1934, en partie pendant le séjour que fit Sartre à Berlin afin d'étudier la phénoménologie de Husserl. En, 1935-1936, il écrivit à la fois L'Imagination et L'Imaginaire (publiés respectivement en 1936 et 1940), puis en 1937-1938, La Psyché, dont il avait déjà l'idée en 1934.
De La Psyché il séparera ce qui devient l'Esquisse d'une théorie phénoménologique des émotions,et qui fut publié en 1939. Rappelons enfin que l’Être et le Néant prit immédiatement la suite et parut en 1943. Dans ce dernier ouvrage, il retenait explicitement ses conclusions de l'Essai sur la transcendance de l'Ego (cf. L’Être et le Néant, pg. 147 et pg. 209), en complétant et approfondissant toutefois la réfutation du solipsisme, jugée insuffisante.
Sartre ne renierait cet essai de jeunesse que sur un seul point, lequel s'y trouve d'ailleurs fort peu développé : il s'agit de ce qui touche à la psychanalyse. Il a totalement révisé son ancienne conception - son refus - de l'inconscient et de la compréhension psychanalytique, et ne défendrait plus ses préventions passées en ce domaine.
Mais la théorie de la structure de la conscience elle-même, ainsi que l'idée fondamentale de l'Ego comme objet psychique transcendant sont toujours les siennes.
La meilleurs présentation de ce dense, quoique court essai a été faite par Simone de Beauvoir, et le mieux est de la reproduire ici. L'Essai sur la transcendance de l'ego, écrit-elle (Simone de Beauvoir, La force de l'âge, pp. 189-190), "décrivait, dans une perspective husserlienne, mais en opposition avec certaines des plus récentes théories de Husserl, le rapport du Moi avec la conscience ; entre la conscience et le psychique il établissait une distinction qu'il devait toujours maintenir ; alors que la conscience est une immédiate et évidente présence à soi, le psychique est un ensemble d'objets qui ne se saisissent que par une opération réflexive et qui, comme les objets de la perception, ne se donnent que par profils : la haine par exemple est un transcendant qu'on appréhende à travers des Erlebnisse (expériences) et dont l'existence est seulement probable. Mon Ego est lui-même un être du monde, tout comme l'Ego d'autrui.
Ainsi Sartre fondait-il une de ses croyances les plus anciennes et les plus têtues : il y a une autonomie de la conscience irréfléchie ; le rapport au moi qui, selon La Rochefoucauld et la tradition psychologique française, pervertirait nos mouvements les plus spontanés, n'apparaît qu'en certaines circonstances particulières.
Ce qui lui importait davantage encore, c'est que cette théorie, et elle seule, estimait-il permettait d'échapper au solipsisme, le psychique, l'Ego, existant pour autrui et pour moi de la même manière objective. En abolissant le solipsisme, on évitait les pièges de l'idéalisme, et Sartre dans sa conclusion insistait sur la portée (morale et politique) de sa thèse."
Plan de l'ouvrage :
I - Le Je et le Moi :
A) Théorie de la présence formelle du JE
B) Le Cogito comme conscience réflexive
C) Théorie de la présence matérielle du Moi
II - Constitution de l'Ego :
A) Les états comme unités transcendantes des consciences
B) Constitution des actions
C) Les qualités comme unités facultatives des états
D) Constitution de l'Ego comme pôle des actions, des états et des qualités
Conclusion
Appendices I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII (p.90 et suiv.), textes auxquels se réfère l'auteur :
I) Husserl : première Méditation cartésienne. §11. Le moi psychologique et le moi transcendantal (distinction essentielle) ; la transcendance du monde
II) Sartre. L'Être et le Néant. Temporalité originelle et temporalité psychique : la réflexion.
III) Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, § 57. Le Moi pur est-il mis hors circuit ?
IV) Husserl. Quatrième Méditation cartésienne. §30. Les problèmes constitutifs de l'ego transcendantal.
V) Sartre. Situations I - Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité, un texte particulièrement célèbre de Sartre (cf. ci-dessous)
VI) Sartre. L'Être et le Néant. Introduction. III - Le cogito préréflexif et l'être du percipere (percevoir)
VII) Sartre. Esquisse d'une théorie phénoménologique des émotions
VIII) Sartre. L'Etre et le Néant. L'existence d'autrui. III - Husserl, Hegel, Heidegger.
Notes personnelles : la distinction fondamentale que fait Sartre, reprise de Husserl entre moi psychologique et Ego transcendantal (même si Husserl a varié dans sa définition de l'Ego) a une portée éthique et politique car c'est sur elle que repose toute la dialectique du "pour soi" et du "pour autrui" (cf. les analyses de l'Être et le Néant), la question du conditionné et de l'inconditionné (le Dasein est conditionné par une "situation"), mais il a en lui la capacité d'y échapper (à vrai dire, il "est" cette possibilité même), ce qui serait impossible si le sujet était purement psychologique ou gnoséologique, comme chez Kant.
La position de Husserl n’est pas constante à propos du moi. Il a d’abord considéré dans les Recherches logiques que le moi était une production synthétique et transcendantale de la conscience, c’est-à-dire un objet de la conscience, pour revenir à la thèse classique d’un Je transcendantal, d' un moi à la base de la conscience, un « habitant de la conscience » comme dit Sartre.
Les hésitations de Husserl sont parfaitement compréhensibles et légitimes, car nous n'avons en réalité, aucun moyen de savoir s'il existe une "conscience pure" telle que la conçoit Jean-Paul Sartre ; celle-ci apparaît, comme le "Je transcendantal" de Kant ou le Cogito de Descartes, une nécessité liée à un système, sa "clé de voûte" en quelque sorte. De même que Kant "a besoin" du je transcendantal et des formes a priori de l'aperception (le temps et l'espace) pour expliquer comment l'entendement réalise l'unité du divers, de même Sartre a "besoin" de l'hypothèse d'une "conscience pure" pour fonder la liberté.
"Il faut accorder à Kant que "le je pense doit pouvoir accompagner toutes nos représentations" (Critique de la Raison pure, seconde éd., analytique transcendantale, L. 1, ch. 2, 2ème section, § 16 : "de l'unité originairement synthétique de l'aperception". Cf. également § 17-18 (Trad. Tremesaygues-Pacaud, pp. 110-118)... Mais faut-il en conclure qu'un Je, en fait habite tous nos états de conscience et opère réellement la synthèse suprême de notre expérience ? Il semble que ce serait forcer la pensée kantienne. Le problème de la critique étant un problème de droit, Kant n'affirme rien sur l'existence de fait du Je Pense. Il semble au contraire qu'il ait parfaitement vu qu'il y avait des moments de conscience sans "Je" puisqu'il dit : "doit pouvoir accompagner" ... "Kant ne s'est jamais préoccupé de la façon dont se constitue en fait la conscience empirique..." (cf. La transcendance de l'Ego, p. 14)
"Il est typique que Husserl, qui a étudié dans La conscience interne du temps cette unification subjective des consciences n'ait jamais eu recours à un pouvoir synthétique du je. C'est la conscience qui s'unifie elle-même et concrètement par un jeu d'intentionnalités "transversales" qui sont des rétentions concrètes et réelles des consciences passées." (p.22)... "La conception phénoménologique de la conscience rend le rôle unifiant et individualisant du Je totalement inutile. C'est la conscience au contraire qui rend possible l'unité et la personnalité de mon Je. Le Je transcendantal n'a donc pas de raison d'être." (p. 23)
C'est sur la caractère intentionnel de la conscience, sur la "définition" de la conscience comme pure intentionnalité, que repose la condition ontologique de la liberté et la possibilité de la révolte comme refus du "donné. Le second aspect de la dimension politique de la thèse de Sartre est le fait que l'Ego transcendantal n'est pas enfermé en soi, qu'il est "dehors, parmi les choses et parmi les autres", "c'est un être du monde comme l'ego d'autrui".. La conception sartrienne de la conscience permet d'échapper à l'écueil du solipsisme, tout en conciliant la liberté du sujet et la dimension collective de la révolte.
L'autre "preuve" de l'absurdité du solipsisme, à savoir le rôle indispensable de la structure ontologique d'autrui dans la constitution du "moi" sera évoqué dans l'Être et le Néant : pour échapper définitivement au solipsisme, il faut, comme Hegel en a eu l'intuition, me faire dépendre de l'Autre dans mon être (cf. l'Être et le Néant, p. 307 et suiv.). Mais la question fondamentale reste celle de la liberté et non du solipsisme car une fois le solipsisme réfuté, le regard d'autrui demeure pour moi un danger redoutable : la dimension transcendantale de la conscience permet au sujet d'échapper à la "chosification" du moi sous le regard d'autrui.
Contribution à l'article de wikipedia sur La transcendance de l'Ego, critique du concept d'inconscient :
Sartre ne fait pas directement allusion à Freud et à l'inconscient freudien, mais aux moralistes du XVIIème siècle et en particulier à La Rochefoucauld et à la théorie de "l'amour propre" selon laquelle l'amour, le souci de soi-même serait le mobile secret de toutes nos actions : "D'après eux l'amour de soi - et par conséquent le Moi - serait dissimulé dans tous les sentiments sous mille formes diverses. D'une façon très générale, le Moi, en fonction de cet amour qu'il se porte, désirerait pour lui-même (c'est Sartre qui souligne) tous les objets qu'il désire. La structure essentielle de chacun de mes actes serait un rappel à moi. Le "retour à moi" serait constitutif de toute conscience.
Sartre attribue à La Rochefoucauld l'invention de l'inconscient sans qu'il en ait inventé le terme. "pour lui l'amour-propre se dissimule sous les formes les plus diverses. Il faut le dépister avant de le saisir." : "L'amour-propre est l'amour de soi-même et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens ; il ne se repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre (...) (La Rochefoucauld, Maximes, Suppléments de 1693)
"Le Moi cherche donc à se procurer l'objet pour satisfaire son désir. Autrement dit, c'est le désir (ou si l'on préfère le Moi désirant) qui est donné comme fin et l'objet désiré qui est moyen." (La Transcendance de l'Ego, p. 39)
Sartre reproche aux "psychologues" de commettre ici une erreur en confondant la structure des actes réflexifs avec celle des actes irréfléchis.
Il donne l'exemple d'un homme qui porte secours à un ami en danger : je désire secourir cet ami, "J'ai pitié de Pierre et je lui porte secours. Pour ma conscience une seule chose existe à ce moment : Pierre-devant-être-secouru".
Les théoriciens de l'amour propre ne considèrent pas ce premier moment du désir comme un moment complet et autonome. Ils imaginent que je porte secours à Pierre pour faire cesser l'état désagréable où m'ont plongé ses souffrances. Mais le caractère désagréable de cet état et la volonté de le supprimer suppose un acte de réflexion. (p. 40)
Les théoriciens de l'amour propre supposent donc que le réfléchi est premier, originel et dissimulé dans l'inconscient, ce qui est contradictoire avec l'idée même d'inconscient.
Sartre en conclut que la conscience irréfléchie doit être considérée comme autonome "La réflexion empoisonne le désir... Avant d'être "empoisonnés", mes désirs ont été purs ; c'est le point de vue que j'ai pris sur eux qui les ont empoisonnés.
L'examen psychologique de la conscience "intramondaine" amène aux mêmes conclusions que l'étude phénoménologique : le moi ne doit pas être cherché dans les états de conscience irréfléchis ni derrière eux. "Le Moi n'apparaît qu'avec l'acte réflexif et comme corrélatif noématique d'une intention réflexive."
Contribution à l'article de wikipedia sur le problème du rapport de l'Ego aux états, aux actions et aux qualités (deuxième partie) :
A) Les états :
Jean-Paul Sartre donne l'exemple de la haine : "Si je hais Pierre, ma haine de Pierre est un état que je peux saisir par la réflexion. Cet état est présent devant le regard de ma conscience réflexive, il est réel. Faut-il en conclure qu'il est immanent et certain ? Je vois Pierre, je sens comme un bouleversement profond de répulsion et de colère à sa vue. Mais cette expérience de répulsion est-elle haine ? Évidemment non.
La haine n'est pas de la conscience. Elle déborde l'instantanéité de la conscience. La haine est donc un objet transcendant. Dire "j'aime" ou "je hais" à l'occasion d'une conscience singulière d'attraction ou de répulsion, c'est opérer un véritable passage à l'infini. La haine est de l'ordre du "probable" et non du "certain".
Sartre donne l'exemple de quelqu'un qui dit "je te déteste !", puis "Ça n'est pas vrai, j'ai dit ça dans la colère." Ces deux réflexions ont appréhendé les mêmes données certaines, mais l'une a affirmé plus qu'elle ne savait et elle s'est dirigée à travers la conscience réfléchie sur un objet situé hors de la conscience.
La haine est un état, le mot état exprimant le caractère de passivité qui en est constitutif (il semble que Sartre renoue ici avec l'analyse classique de la passion)... La répulsion est une émanation de la haine et le lien entre la haine et la répulsion est un lien magique. L'apparition de procès "magiques" dans ma conscience, constatée pour la première fois dans ce texte, sera évoquée à propos de l'émotion, fuite irréfléchie d'une conscience devant un monde qui l'envahit violemment et qui voudrait l'anéantir, non comme une manifestation de l'inconscient, mais comme une "ruse de la conscience".
B) Les actions :
L'un des problèmes les plus difficiles, selon Sartre, de la Phénoménologie est la distinction entre conscience active et conscience spontanée : jouer du piano, conduire une automobile, écrire, mais aussi douter, raisonner, méditer, faire une hypothèse... sont des actions.
Une action est un objet transcendant de la conscience réflexive ; elle demande du temps pour s'accomplir, elle a des articulations et des moments. Le doute spontané est une conscience, le doute méthodique (cartésien) est une action. Sartre nous met en garde contre l’ambiguïté de l'expression : "Je doute donc je suis." : s'agit-il du doute spontané que la conscience réflexive saisit dans son instantanéité ou bien de l'entreprise de douter ?
C) Les qualités :
Sartre nomme "qualité" (ce terme englobe pour lui ce que nous appellerions des "défauts") une disposition psychique (être rancunier, être capable de haïr violemment...) ; les qualités sont un état intermédiaire entre les états et les actions ; les qualités ne sont pas des émanations des sentiments comme l'aversion (état) est une émanation de la haine (sentiment).
Pour caractériser les qualités, Sartre se sert d'un concept aristotélicien, le concept d'être en puissance (être en puissance/être en acte). Les qualités (les défauts, les vertus, les goûts, les talents, les tendances, les instincts...) sont des virtualités (elles existent en nous "en puissance") et non de simples possibilités. Tandis que l'état est unité noématique de spontanéités, la qualité est unité de passivités objectives.
D) La constitution de l'Ego comme pôle des états, des actions et des qualités :
Sartre scinde, à la suite de Husserl l'Ego en deux pôles : le pôle sujet et le pôle objet que Husserl place au centre du noyau noématique et qui supporte les prédications ("je" suis coléreux , "je" suis occupé"...). Ce chapitre met l'accent sur la difficulté de "saisir" l'Ego et insiste sur son caractère "fuyant", douteux. Le "je" dont nous disons qu'il travaille ("Je travaille") n'est pas le même "je" que le "je" qui travaille, pour la conscience du premier degré (non réflexive) et pour la conscience réflexive. "Mais s'il est dans la nature du je d'être un objet douteux, il ne s'ensuit pas qu'il soit hypothétique. En effet, l'Ego est l'unification transcendante spontanée de nos états et de nos actions."
A ce titre, il n'est pas une hypothèse. Je ne me dis pas "Peut-être que j'ai un Ego.", comme je peux me dire "Peut-être que je hais Pierre." Chaque nouvel état est rattaché directement ou indirectement à l'Ego comme à son origine... "Si l'Ego apparaît comme au-delà de chaque qualité et même de toutes, c'est qu'il est opaque comme un objet : il nous faudrait procéder à un dépouillement infini pour lui ôter toutes ses puissances. Et, au terme de ce dépouillement, il ne resterait plus rien. L'Ego se serait évanoui (p.61). Cette interrogation sur l'essence et la réalité du "moi" (qu'est-ce que le "moi" ?) paraît plus proche de la tradition philosophique française que de Husserl, des moralistes du XVIIème siècle et évidemment de Blaise Pascal auquel Sartre semble reprendre le concept de "qualité" (voir ci-dessus).
"Qu'est-ce que le moi ? (Blaise Pascal)
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées."
Il conviendrait d'ailleurs de distinguer le moi psychologique, la conscience pure, le "je" et le cogito, comme il faudrait distinguer conscience réfléchie et conscience irréfléchie.
Sartre opère ici une distinction critique fondamentale que l'on retrouvera dans l’Être et le Néant entre l'Ego et la conscience. La conscience ne se confond pas avec l'Ego : "La conscience projette sa propre spontanéité dans l'objet Ego pour lui conférer le pouvoir créateur qui lui est absolument nécessaire. Seulement cette spontanéité, représentée et hypostasiée dans un objet, devient une spontanéité bâtarde et dégradée, qui conserve magiquement sa puissance créatrice, tout en devenant passive. D'où l'irrationalité profonde de la notion d'Ego."
L'Ego est de la conscience opaque à la conscience. Tel quel, le moi reste inconnu ; il est trop présent pour que l'on puisse prendre sur lui un point de vue extérieur. Pour savoir si je suis paresseux ou travailleur, je dois le demander à autrui. "Bien se connaître", c'est prendre le point de vue d'autrui sur soi qui est forcément un point de vue faux. Ce point sera développé dans l'Être et le Néant dans la dialectique du "pour soi" et du "pour autrui"
E) Le je et la conscience dans le Cogito :
Dans ce dernier paragraphe, Sartre se demande pourquoi le Je paraît à l'occasion du Cogito puisque le Cogito, s'il est opéré correctement, est appréhension d'une conscience pure, sans constitution d'états ni d'actions. Il explique l'apparition du "je" par les motivations psychologiques de Descartes ("faire avancer la science", mettre en route le doute méthodique"...) : "Ce je est une forme de liaison idéale, une manière d'affirmer que le cogito est bien pris dans la même forme que le doute"... "Une saisie réflexive de la conscience spontanée comme spontanéité non-personnelle exigerait d'être accomplie sans aucune motivation antérieure. Elle est toujours possible en droit, mais reste bien improbable ou, au moins, extrêmement rare dans notre condition d'homme. De toutes façon, comme nous l'avons dit plus haut, le Je qui paraît à l'horizon du "Je pense" ne se donne pas comme producteur de la spontanéité consciente. La conscience se produit en face de lui et va vers lui, va le rejoindre. C'est tout ce qu'on peut dire." (p.74)
Conclusion :
1°) La conclusion de l'Ego paraît réaliser la libération du Champ transcendantal en même temps que sa purification.
Le Champ transcendantal, purifié de toute structure égologique, recouvre sa limpidité première. En un sens c'est un rien puisque tous les objets physiques, psycho-physiques, toutes les vérités, toutes les valeurs sont hors de lui, puisque mon Moi a cessé, lui-même d'en faire partie. Mais ce rien est tout puisqu'il est conscience de tous ces objets. Il n'est plus de "vie intérieure" (...) parce qu'il n'est plus rien qui soit objet et qui puisse en même temps appartenir à l'intimité de la conscience..."
2°) Cette conception de l'Ego paraît la seule réfutation possible du solipsisme. (cf. L'Etre et le Néant, III, 1 : "L'écueil du solipsisme (p. 277), en particulier le chap. 3 : "Husserl, Hegel, Heidegger") où Sartre développe et critique les essais de réfutation du solipsisme exposés par Husserl dans Logique formelle et logique transcendantale et dans les Méditations cartésiennes.
... Si le Je devient un transcendant, il participe à toutes les vicissitudes du monde. Il n'est pas un absolu, il n'a point crée l'univers, il tombe comme les autres existences sous le coup de l'épochè (mise entre parenthèse du monde "objectif") ; et le solipsisme devient impensable dès lors que le Je n'a plus de position privilégiée. Au lieu de se formuler, en effet "J'existe comme seul absolu", il devrait s'énoncer : "La conscience absolue existe seule comme absolue.", ce qui est évidemment un truisme. Mon je, en effet, n'est pas plus certain pour la conscience que le je des autres hommes. Il est seulement plus intime.
3°) La phénoménologie n'est pas un "idéalisme" : "Il m'a toujours semblé qu'une hypothèse de travail aussi féconde que le matérialisme historique n'exigeait nullement pour fondement l'absurdité qu'est le matérialisme métaphysique (cf. Matérialisme et révolution, Situations III, pp. 135-228). Il n'est pas nécessaire, en effet, que l'objet précède le sujet pour que les pseudo-valeurs spirituelles s'évanouissent et pour que la morale retrouve ses bases dans la réalité. Il suffit que le Moi soit contemporain du Monde et que la dualité sujet-objet, qui est purement logique, disparaisse définitivement des préoccupations philosophiques. Le Monde n'a pas crée le Moi, le Moi n'a pas crée le Monde, ce sont deux objets pour la conscience absolue, impersonnelle, et c'est par elle qu'ils se trouvent reliés. Cette conscience absolue, lorsqu'elle est purifiée du Je, n'a plus rien d'un sujet, ce n'est pas non plus une collection de représentations : elle est tout simplement une condition première et une source absolue d'existence. Et le rapport d'interdépendance qu'elle établit entre le Moi et le monde suffit pour que le Moi apparaisse comme "en danger" devant le Monde, pour que le Moi (indirectement et par l'intermédiaire des états) tire du Monde tout son contenu. Il n'en faut pas plus pour fonder philosophiquement une morale et une politique positives. (De nombreux articles de Situations I à VI, les Entretiens sur la politique, et surtout la Critique de la Raison dialectique témoignent de la continuité chez Sartre des préoccupations éthiques et politiques ici fondées phénoménologiquement)
"Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl" : l'intentionnalité (Situation I, extrait) :
"(...) Husserl ne se lasse pas d'affirmer qu'on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience. Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l'endroit même où il est : au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n'est pas de même nature qu'elle. Vous croyez reconnaître Bergson et le premier chapitre de Matière et Mémoire. Mais Husserl n'est point réaliste : cet arbre sur son bout de terre craquelé, il n'en fait point un absolu qui entrerait, par après, en communication avec nous.
La conscience et le monde sont donnés du même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle. C'est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu'aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l'image rapide et obscure de l'éclatement. Connaître, c'est "s'éclater vers", s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas, près de l'arbre et cependant hors de lui, car il m'échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne peut se diluer en moi : hors de lui, hors de moi (...)
Du même coup la conscience s'est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n'y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez "dans" une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté dehors, près de l'arbre, en pleine poussière, car la conscience n'a pas de "dedans" ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance, qui la constituent comme une conscience (...) Imaginez à présent une suite liée d'éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas un "nous-mêmes" le loisir de se former derrière eux (...) vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : "Toute conscience est conscience de quelque chose."
Il n'en faut pas plus pour mettre un terme à la philosophie douillette de l'immanence (...) La philosophie de la transcendance nous jette sur la grand'route, au milieu des menaces, sous une aveuglante lumière. Être, dit Heidegger, c'est être-dans-le-monde. Comprenez cet "être dans le monde" au sens de mouvement. Être, c'est éclater dans le monde. C'est partir d'un néant de monde et de conscience pour soudain, s'éclater-conscience-dans-le-monde. Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volet-clos, elle s'anéantit. Cette nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi, Husserl la nomme "intentionnalité".
Le solipsisme :
Selon André Lalande et les rédacteurs du vocabulaire technique et critique de la philosophie, "le solipsisme est une « doctrine présentée comme une conséquence logique résultant du caractère idéal (idéel) de la connaissance ; elle consisterait à soutenir que le moi individuel dont on a conscience, avec ses modifications subjectives, est toute la réalité, et que les autres moi dont on a la représentation n'ont pas plus d'existence indépendante que les personnages des rêves ; ou du moins à admettre qu'il est impossible de démontrer le contraire."
La transcendance : La phénoménologie avec Husserl, puis l'existentialisme, avec Sartre, mettent l'accent sur le fait que la transcendance, avant de caractériser un au-delà du monde (comme dans la Critique de la Raison pure de Kant), est inscrite au cœur de ce monde, à travers l'intentionnalité, c'est-à-dire la capacité de la conscience de se rapporter à ce qui n'est pas elle, à tendre vers un ailleurs, un au-delà d'elle-même. La conscience du temps (temporalité) est l'expression privilégiée de la transcendance, puisqu'à travers elle est visé le passé qui n'est plus et le futur qui n'est pas encore.
L' intentionnalité : En définissant l'intentionnalité comme le fait que "la conscience est conscience de quelque chose", Husserl veut d'abord montrer que la conscience est une visée et non une "chose pensante" (res cogitans), ainsi que l'avait définie Descartes dans Les Méditations métaphysiques. Étant pure transcendance (voir ci-dessus la signification de ce mot), la conscience ne coïncide jamais avec elle-même ; elle est fondamentalement temporalité, ouverture au passé et au futur. L'intentionnalité implique du même coup la signification, qui dépasse le simple donné. La conscience donne un sens à elle-même et/ou au monde par la façon dont elle se rapporte à ses objets.
L'épochê : vient d'un mot grec signifiant "arrêt", "suspension du jugement". Dans la pensée sceptique "radicale" (Pyrrhon d'Elis), la suspension du jugement est le refus de se prononcer sur quoi que soit, de soutenir une thèse quelconque, l'épochê est liée à la remise en cause radicale de la notion de "vérité".
Husserl reprend ce terme pour lui donner un sens un peu différent. L'épochê est la "mise entre parenthèse du monde objectif", c'est-à-dire la suspension de toute adhésion naïve (croyances spontanées, convictions diverses) et même de tout jugement, quel qu'il soit (y compris scientifique) concernant le "réel" ; l'épochê permet au sujet méditant de se saisir comme moi pur ou "transcendantal". Descartes met en œuvre l'épochê (sans employer le mot) dans la première partie des Méditations métaphysiques ; l'épochê est au service du doute méthodique (il n'est qu'un moment et non un point d'arrêt comme dans le pyrrhonisme) et aboutit à la découverte du cogito (je doute, or douter c'est penser, donc je suis en tant que je pense).
Bibliothèque des textes philosophiques, directeur : Henri Gouhier, Introduction, notes et appendice par Sylvie Le Bon, Paris, Librairie philosophique Vrin, 1985
La thèse de La Transcendance de l’Ego est que l’Ego n’est pas un « habitant» de la conscience, un objet de la conscience. A cette première thèse énoncée au tout début de l’ouvrage vient s’ajouter une deuxième à la fin, selon laquelle la conscience transcendantale est une spontanéité impersonnelle.
Sartre part de la conscience et construit une philosophie de la conscience qui n'est pas une philosophie du sujet, à travers la distinction entre le moi psychique et le moi transcendantal qui n'est pas un moi "épistémologique", analogue à celui de Kant dans la Critique de la raison pure, mais conscience pure.
"Pour la plupart des philosophes, l'Ego est un "habitant" de la conscience. Certains affirment sa présence formelle au sein des "Erlebnisse" comme un principe vide d'unification (allusion à Kant). D'autres - psychologues pour la plupart - pensent découvrir sa présence matérielle, comme centre des désirs et des actes, dans chaque moment de notre vie psychique. Nous voudrions montrer ici que l'Ego n'est ni formellement ni matériellement dans la conscience : il est dehors, dans le monde ; c'est un être du monde, comme l'Ego d'autrui." (La transcendance de l'Ego, p. 13)
NB : "erlebnis" : expérience vécue, vécu intentionnel ; pour la signification de ce terme, Sartre, dans une note de L'imagination (p. 144), renvoie aux Ideen de Husserl et ajoute : "Erlebnis, terme intraduisible en français, vient du verbe erleben. "Etwas erleben" signifie "vivre quelque chose". Erlebnis aurait à peu près le sens de "vécu", au sens où le prennent les bergsoniens."
La méthode, comme l’indique le sous-titre, esquisse d’une description phénoménologique, est descriptive. Il s'agit de décrire une expérience de pensée dont le point de départ est la conscience, et plus précisément d'une conscience définie par l’intentionnalité.
Dans une première partie, Sartre, à travers la description phénoménologique analyse l’Ego dans sa double composante d’un Je et d’un Moi.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, après en avoir fait la généalogie, il examine la constitution de l’Ego.
"L'Essai sur la transcendance de l'Ego, publié pour la première fois dans les Recherches philosophiques de 1936 et jamais réédité, est la toute première œuvre de Sartre. Les deux seules publications qui la précèdent, en effet, ne peuvent pas être considérées comme des recherches philosophiques à proprement parler.
L'une est un article sur la théorie réaliste du droit chez Duguit, paru en 1927 ; l'autre, La légende de la vérité (cf. Simone de Beauvoir, La force de l'âge, Gallimard, 1960, p. 49), où Sartre livrait ses idées sous la forme d'un conte, parut en 1931 dans la revue Bifur.
Avec cet Essai, Sartre inaugure donc le travail d'exploration qui aboutira à l’Être et le Néant. La chronologie confirme d'ailleurs l'incontestable unité de ses préoccupations philosophiques de cette époque : on peut dire que toutes ses œuvres d'alors ont été, sinon rédigées, du moins conçues, en même temps. L'Essai sur la transcendance de l'Ego fut écrit en 1934, en partie pendant le séjour que fit Sartre à Berlin afin d'étudier la phénoménologie de Husserl. En, 1935-1936, il écrivit à la fois L'Imagination et L'Imaginaire (publiés respectivement en 1936 et 1940), puis en 1937-1938, La Psyché, dont il avait déjà l'idée en 1934.
De La Psyché il séparera ce qui devient l'Esquisse d'une théorie phénoménologique des émotions,et qui fut publié en 1939. Rappelons enfin que l’Être et le Néant prit immédiatement la suite et parut en 1943. Dans ce dernier ouvrage, il retenait explicitement ses conclusions de l'Essai sur la transcendance de l'Ego (cf. L’Être et le Néant, pg. 147 et pg. 209), en complétant et approfondissant toutefois la réfutation du solipsisme, jugée insuffisante.
Sartre ne renierait cet essai de jeunesse que sur un seul point, lequel s'y trouve d'ailleurs fort peu développé : il s'agit de ce qui touche à la psychanalyse. Il a totalement révisé son ancienne conception - son refus - de l'inconscient et de la compréhension psychanalytique, et ne défendrait plus ses préventions passées en ce domaine.
Mais la théorie de la structure de la conscience elle-même, ainsi que l'idée fondamentale de l'Ego comme objet psychique transcendant sont toujours les siennes.
La meilleurs présentation de ce dense, quoique court essai a été faite par Simone de Beauvoir, et le mieux est de la reproduire ici. L'Essai sur la transcendance de l'ego, écrit-elle (Simone de Beauvoir, La force de l'âge, pp. 189-190), "décrivait, dans une perspective husserlienne, mais en opposition avec certaines des plus récentes théories de Husserl, le rapport du Moi avec la conscience ; entre la conscience et le psychique il établissait une distinction qu'il devait toujours maintenir ; alors que la conscience est une immédiate et évidente présence à soi, le psychique est un ensemble d'objets qui ne se saisissent que par une opération réflexive et qui, comme les objets de la perception, ne se donnent que par profils : la haine par exemple est un transcendant qu'on appréhende à travers des Erlebnisse (expériences) et dont l'existence est seulement probable. Mon Ego est lui-même un être du monde, tout comme l'Ego d'autrui.
Ainsi Sartre fondait-il une de ses croyances les plus anciennes et les plus têtues : il y a une autonomie de la conscience irréfléchie ; le rapport au moi qui, selon La Rochefoucauld et la tradition psychologique française, pervertirait nos mouvements les plus spontanés, n'apparaît qu'en certaines circonstances particulières.
Ce qui lui importait davantage encore, c'est que cette théorie, et elle seule, estimait-il permettait d'échapper au solipsisme, le psychique, l'Ego, existant pour autrui et pour moi de la même manière objective. En abolissant le solipsisme, on évitait les pièges de l'idéalisme, et Sartre dans sa conclusion insistait sur la portée (morale et politique) de sa thèse."
Plan de l'ouvrage :
I - Le Je et le Moi :
A) Théorie de la présence formelle du JE
B) Le Cogito comme conscience réflexive
C) Théorie de la présence matérielle du Moi
II - Constitution de l'Ego :
A) Les états comme unités transcendantes des consciences
B) Constitution des actions
C) Les qualités comme unités facultatives des états
D) Constitution de l'Ego comme pôle des actions, des états et des qualités
Conclusion
Appendices I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII (p.90 et suiv.), textes auxquels se réfère l'auteur :
I) Husserl : première Méditation cartésienne. §11. Le moi psychologique et le moi transcendantal (distinction essentielle) ; la transcendance du monde
II) Sartre. L'Être et le Néant. Temporalité originelle et temporalité psychique : la réflexion.
III) Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, § 57. Le Moi pur est-il mis hors circuit ?
IV) Husserl. Quatrième Méditation cartésienne. §30. Les problèmes constitutifs de l'ego transcendantal.
V) Sartre. Situations I - Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l'intentionnalité, un texte particulièrement célèbre de Sartre (cf. ci-dessous)
VI) Sartre. L'Être et le Néant. Introduction. III - Le cogito préréflexif et l'être du percipere (percevoir)
VII) Sartre. Esquisse d'une théorie phénoménologique des émotions
VIII) Sartre. L'Etre et le Néant. L'existence d'autrui. III - Husserl, Hegel, Heidegger.
Notes personnelles : la distinction fondamentale que fait Sartre, reprise de Husserl entre moi psychologique et Ego transcendantal (même si Husserl a varié dans sa définition de l'Ego) a une portée éthique et politique car c'est sur elle que repose toute la dialectique du "pour soi" et du "pour autrui" (cf. les analyses de l'Être et le Néant), la question du conditionné et de l'inconditionné (le Dasein est conditionné par une "situation"), mais il a en lui la capacité d'y échapper (à vrai dire, il "est" cette possibilité même), ce qui serait impossible si le sujet était purement psychologique ou gnoséologique, comme chez Kant.
La position de Husserl n’est pas constante à propos du moi. Il a d’abord considéré dans les Recherches logiques que le moi était une production synthétique et transcendantale de la conscience, c’est-à-dire un objet de la conscience, pour revenir à la thèse classique d’un Je transcendantal, d' un moi à la base de la conscience, un « habitant de la conscience » comme dit Sartre.
Les hésitations de Husserl sont parfaitement compréhensibles et légitimes, car nous n'avons en réalité, aucun moyen de savoir s'il existe une "conscience pure" telle que la conçoit Jean-Paul Sartre ; celle-ci apparaît, comme le "Je transcendantal" de Kant ou le Cogito de Descartes, une nécessité liée à un système, sa "clé de voûte" en quelque sorte. De même que Kant "a besoin" du je transcendantal et des formes a priori de l'aperception (le temps et l'espace) pour expliquer comment l'entendement réalise l'unité du divers, de même Sartre a "besoin" de l'hypothèse d'une "conscience pure" pour fonder la liberté.
"Il faut accorder à Kant que "le je pense doit pouvoir accompagner toutes nos représentations" (Critique de la Raison pure, seconde éd., analytique transcendantale, L. 1, ch. 2, 2ème section, § 16 : "de l'unité originairement synthétique de l'aperception". Cf. également § 17-18 (Trad. Tremesaygues-Pacaud, pp. 110-118)... Mais faut-il en conclure qu'un Je, en fait habite tous nos états de conscience et opère réellement la synthèse suprême de notre expérience ? Il semble que ce serait forcer la pensée kantienne. Le problème de la critique étant un problème de droit, Kant n'affirme rien sur l'existence de fait du Je Pense. Il semble au contraire qu'il ait parfaitement vu qu'il y avait des moments de conscience sans "Je" puisqu'il dit : "doit pouvoir accompagner" ... "Kant ne s'est jamais préoccupé de la façon dont se constitue en fait la conscience empirique..." (cf. La transcendance de l'Ego, p. 14)
"Il est typique que Husserl, qui a étudié dans La conscience interne du temps cette unification subjective des consciences n'ait jamais eu recours à un pouvoir synthétique du je. C'est la conscience qui s'unifie elle-même et concrètement par un jeu d'intentionnalités "transversales" qui sont des rétentions concrètes et réelles des consciences passées." (p.22)... "La conception phénoménologique de la conscience rend le rôle unifiant et individualisant du Je totalement inutile. C'est la conscience au contraire qui rend possible l'unité et la personnalité de mon Je. Le Je transcendantal n'a donc pas de raison d'être." (p. 23)
C'est sur la caractère intentionnel de la conscience, sur la "définition" de la conscience comme pure intentionnalité, que repose la condition ontologique de la liberté et la possibilité de la révolte comme refus du "donné. Le second aspect de la dimension politique de la thèse de Sartre est le fait que l'Ego transcendantal n'est pas enfermé en soi, qu'il est "dehors, parmi les choses et parmi les autres", "c'est un être du monde comme l'ego d'autrui".. La conception sartrienne de la conscience permet d'échapper à l'écueil du solipsisme, tout en conciliant la liberté du sujet et la dimension collective de la révolte.
L'autre "preuve" de l'absurdité du solipsisme, à savoir le rôle indispensable de la structure ontologique d'autrui dans la constitution du "moi" sera évoqué dans l'Être et le Néant : pour échapper définitivement au solipsisme, il faut, comme Hegel en a eu l'intuition, me faire dépendre de l'Autre dans mon être (cf. l'Être et le Néant, p. 307 et suiv.). Mais la question fondamentale reste celle de la liberté et non du solipsisme car une fois le solipsisme réfuté, le regard d'autrui demeure pour moi un danger redoutable : la dimension transcendantale de la conscience permet au sujet d'échapper à la "chosification" du moi sous le regard d'autrui.
Contribution à l'article de wikipedia sur La transcendance de l'Ego, critique du concept d'inconscient :
Sartre ne fait pas directement allusion à Freud et à l'inconscient freudien, mais aux moralistes du XVIIème siècle et en particulier à La Rochefoucauld et à la théorie de "l'amour propre" selon laquelle l'amour, le souci de soi-même serait le mobile secret de toutes nos actions : "D'après eux l'amour de soi - et par conséquent le Moi - serait dissimulé dans tous les sentiments sous mille formes diverses. D'une façon très générale, le Moi, en fonction de cet amour qu'il se porte, désirerait pour lui-même (c'est Sartre qui souligne) tous les objets qu'il désire. La structure essentielle de chacun de mes actes serait un rappel à moi. Le "retour à moi" serait constitutif de toute conscience.
Sartre attribue à La Rochefoucauld l'invention de l'inconscient sans qu'il en ait inventé le terme. "pour lui l'amour-propre se dissimule sous les formes les plus diverses. Il faut le dépister avant de le saisir." : "L'amour-propre est l'amour de soi-même et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens ; il ne se repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre (...) (La Rochefoucauld, Maximes, Suppléments de 1693)
"Le Moi cherche donc à se procurer l'objet pour satisfaire son désir. Autrement dit, c'est le désir (ou si l'on préfère le Moi désirant) qui est donné comme fin et l'objet désiré qui est moyen." (La Transcendance de l'Ego, p. 39)
Sartre reproche aux "psychologues" de commettre ici une erreur en confondant la structure des actes réflexifs avec celle des actes irréfléchis.
Il donne l'exemple d'un homme qui porte secours à un ami en danger : je désire secourir cet ami, "J'ai pitié de Pierre et je lui porte secours. Pour ma conscience une seule chose existe à ce moment : Pierre-devant-être-secouru".
Les théoriciens de l'amour propre ne considèrent pas ce premier moment du désir comme un moment complet et autonome. Ils imaginent que je porte secours à Pierre pour faire cesser l'état désagréable où m'ont plongé ses souffrances. Mais le caractère désagréable de cet état et la volonté de le supprimer suppose un acte de réflexion. (p. 40)
Les théoriciens de l'amour propre supposent donc que le réfléchi est premier, originel et dissimulé dans l'inconscient, ce qui est contradictoire avec l'idée même d'inconscient.
Sartre en conclut que la conscience irréfléchie doit être considérée comme autonome "La réflexion empoisonne le désir... Avant d'être "empoisonnés", mes désirs ont été purs ; c'est le point de vue que j'ai pris sur eux qui les ont empoisonnés.
L'examen psychologique de la conscience "intramondaine" amène aux mêmes conclusions que l'étude phénoménologique : le moi ne doit pas être cherché dans les états de conscience irréfléchis ni derrière eux. "Le Moi n'apparaît qu'avec l'acte réflexif et comme corrélatif noématique d'une intention réflexive."
Contribution à l'article de wikipedia sur le problème du rapport de l'Ego aux états, aux actions et aux qualités (deuxième partie) :
A) Les états :
Jean-Paul Sartre donne l'exemple de la haine : "Si je hais Pierre, ma haine de Pierre est un état que je peux saisir par la réflexion. Cet état est présent devant le regard de ma conscience réflexive, il est réel. Faut-il en conclure qu'il est immanent et certain ? Je vois Pierre, je sens comme un bouleversement profond de répulsion et de colère à sa vue. Mais cette expérience de répulsion est-elle haine ? Évidemment non.
La haine n'est pas de la conscience. Elle déborde l'instantanéité de la conscience. La haine est donc un objet transcendant. Dire "j'aime" ou "je hais" à l'occasion d'une conscience singulière d'attraction ou de répulsion, c'est opérer un véritable passage à l'infini. La haine est de l'ordre du "probable" et non du "certain".
Sartre donne l'exemple de quelqu'un qui dit "je te déteste !", puis "Ça n'est pas vrai, j'ai dit ça dans la colère." Ces deux réflexions ont appréhendé les mêmes données certaines, mais l'une a affirmé plus qu'elle ne savait et elle s'est dirigée à travers la conscience réfléchie sur un objet situé hors de la conscience.
La haine est un état, le mot état exprimant le caractère de passivité qui en est constitutif (il semble que Sartre renoue ici avec l'analyse classique de la passion)... La répulsion est une émanation de la haine et le lien entre la haine et la répulsion est un lien magique. L'apparition de procès "magiques" dans ma conscience, constatée pour la première fois dans ce texte, sera évoquée à propos de l'émotion, fuite irréfléchie d'une conscience devant un monde qui l'envahit violemment et qui voudrait l'anéantir, non comme une manifestation de l'inconscient, mais comme une "ruse de la conscience".
B) Les actions :
L'un des problèmes les plus difficiles, selon Sartre, de la Phénoménologie est la distinction entre conscience active et conscience spontanée : jouer du piano, conduire une automobile, écrire, mais aussi douter, raisonner, méditer, faire une hypothèse... sont des actions.
Une action est un objet transcendant de la conscience réflexive ; elle demande du temps pour s'accomplir, elle a des articulations et des moments. Le doute spontané est une conscience, le doute méthodique (cartésien) est une action. Sartre nous met en garde contre l’ambiguïté de l'expression : "Je doute donc je suis." : s'agit-il du doute spontané que la conscience réflexive saisit dans son instantanéité ou bien de l'entreprise de douter ?
C) Les qualités :
Sartre nomme "qualité" (ce terme englobe pour lui ce que nous appellerions des "défauts") une disposition psychique (être rancunier, être capable de haïr violemment...) ; les qualités sont un état intermédiaire entre les états et les actions ; les qualités ne sont pas des émanations des sentiments comme l'aversion (état) est une émanation de la haine (sentiment).
Pour caractériser les qualités, Sartre se sert d'un concept aristotélicien, le concept d'être en puissance (être en puissance/être en acte). Les qualités (les défauts, les vertus, les goûts, les talents, les tendances, les instincts...) sont des virtualités (elles existent en nous "en puissance") et non de simples possibilités. Tandis que l'état est unité noématique de spontanéités, la qualité est unité de passivités objectives.
D) La constitution de l'Ego comme pôle des états, des actions et des qualités :
Sartre scinde, à la suite de Husserl l'Ego en deux pôles : le pôle sujet et le pôle objet que Husserl place au centre du noyau noématique et qui supporte les prédications ("je" suis coléreux , "je" suis occupé"...). Ce chapitre met l'accent sur la difficulté de "saisir" l'Ego et insiste sur son caractère "fuyant", douteux. Le "je" dont nous disons qu'il travaille ("Je travaille") n'est pas le même "je" que le "je" qui travaille, pour la conscience du premier degré (non réflexive) et pour la conscience réflexive. "Mais s'il est dans la nature du je d'être un objet douteux, il ne s'ensuit pas qu'il soit hypothétique. En effet, l'Ego est l'unification transcendante spontanée de nos états et de nos actions."
A ce titre, il n'est pas une hypothèse. Je ne me dis pas "Peut-être que j'ai un Ego.", comme je peux me dire "Peut-être que je hais Pierre." Chaque nouvel état est rattaché directement ou indirectement à l'Ego comme à son origine... "Si l'Ego apparaît comme au-delà de chaque qualité et même de toutes, c'est qu'il est opaque comme un objet : il nous faudrait procéder à un dépouillement infini pour lui ôter toutes ses puissances. Et, au terme de ce dépouillement, il ne resterait plus rien. L'Ego se serait évanoui (p.61). Cette interrogation sur l'essence et la réalité du "moi" (qu'est-ce que le "moi" ?) paraît plus proche de la tradition philosophique française que de Husserl, des moralistes du XVIIème siècle et évidemment de Blaise Pascal auquel Sartre semble reprendre le concept de "qualité" (voir ci-dessus).
"Qu'est-ce que le moi ? (Blaise Pascal)
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées."
Il conviendrait d'ailleurs de distinguer le moi psychologique, la conscience pure, le "je" et le cogito, comme il faudrait distinguer conscience réfléchie et conscience irréfléchie.
Sartre opère ici une distinction critique fondamentale que l'on retrouvera dans l’Être et le Néant entre l'Ego et la conscience. La conscience ne se confond pas avec l'Ego : "La conscience projette sa propre spontanéité dans l'objet Ego pour lui conférer le pouvoir créateur qui lui est absolument nécessaire. Seulement cette spontanéité, représentée et hypostasiée dans un objet, devient une spontanéité bâtarde et dégradée, qui conserve magiquement sa puissance créatrice, tout en devenant passive. D'où l'irrationalité profonde de la notion d'Ego."
L'Ego est de la conscience opaque à la conscience. Tel quel, le moi reste inconnu ; il est trop présent pour que l'on puisse prendre sur lui un point de vue extérieur. Pour savoir si je suis paresseux ou travailleur, je dois le demander à autrui. "Bien se connaître", c'est prendre le point de vue d'autrui sur soi qui est forcément un point de vue faux. Ce point sera développé dans l'Être et le Néant dans la dialectique du "pour soi" et du "pour autrui"
E) Le je et la conscience dans le Cogito :
Dans ce dernier paragraphe, Sartre se demande pourquoi le Je paraît à l'occasion du Cogito puisque le Cogito, s'il est opéré correctement, est appréhension d'une conscience pure, sans constitution d'états ni d'actions. Il explique l'apparition du "je" par les motivations psychologiques de Descartes ("faire avancer la science", mettre en route le doute méthodique"...) : "Ce je est une forme de liaison idéale, une manière d'affirmer que le cogito est bien pris dans la même forme que le doute"... "Une saisie réflexive de la conscience spontanée comme spontanéité non-personnelle exigerait d'être accomplie sans aucune motivation antérieure. Elle est toujours possible en droit, mais reste bien improbable ou, au moins, extrêmement rare dans notre condition d'homme. De toutes façon, comme nous l'avons dit plus haut, le Je qui paraît à l'horizon du "Je pense" ne se donne pas comme producteur de la spontanéité consciente. La conscience se produit en face de lui et va vers lui, va le rejoindre. C'est tout ce qu'on peut dire." (p.74)
Conclusion :
1°) La conclusion de l'Ego paraît réaliser la libération du Champ transcendantal en même temps que sa purification.
Le Champ transcendantal, purifié de toute structure égologique, recouvre sa limpidité première. En un sens c'est un rien puisque tous les objets physiques, psycho-physiques, toutes les vérités, toutes les valeurs sont hors de lui, puisque mon Moi a cessé, lui-même d'en faire partie. Mais ce rien est tout puisqu'il est conscience de tous ces objets. Il n'est plus de "vie intérieure" (...) parce qu'il n'est plus rien qui soit objet et qui puisse en même temps appartenir à l'intimité de la conscience..."
2°) Cette conception de l'Ego paraît la seule réfutation possible du solipsisme. (cf. L'Etre et le Néant, III, 1 : "L'écueil du solipsisme (p. 277), en particulier le chap. 3 : "Husserl, Hegel, Heidegger") où Sartre développe et critique les essais de réfutation du solipsisme exposés par Husserl dans Logique formelle et logique transcendantale et dans les Méditations cartésiennes.
... Si le Je devient un transcendant, il participe à toutes les vicissitudes du monde. Il n'est pas un absolu, il n'a point crée l'univers, il tombe comme les autres existences sous le coup de l'épochè (mise entre parenthèse du monde "objectif") ; et le solipsisme devient impensable dès lors que le Je n'a plus de position privilégiée. Au lieu de se formuler, en effet "J'existe comme seul absolu", il devrait s'énoncer : "La conscience absolue existe seule comme absolue.", ce qui est évidemment un truisme. Mon je, en effet, n'est pas plus certain pour la conscience que le je des autres hommes. Il est seulement plus intime.
3°) La phénoménologie n'est pas un "idéalisme" : "Il m'a toujours semblé qu'une hypothèse de travail aussi féconde que le matérialisme historique n'exigeait nullement pour fondement l'absurdité qu'est le matérialisme métaphysique (cf. Matérialisme et révolution, Situations III, pp. 135-228). Il n'est pas nécessaire, en effet, que l'objet précède le sujet pour que les pseudo-valeurs spirituelles s'évanouissent et pour que la morale retrouve ses bases dans la réalité. Il suffit que le Moi soit contemporain du Monde et que la dualité sujet-objet, qui est purement logique, disparaisse définitivement des préoccupations philosophiques. Le Monde n'a pas crée le Moi, le Moi n'a pas crée le Monde, ce sont deux objets pour la conscience absolue, impersonnelle, et c'est par elle qu'ils se trouvent reliés. Cette conscience absolue, lorsqu'elle est purifiée du Je, n'a plus rien d'un sujet, ce n'est pas non plus une collection de représentations : elle est tout simplement une condition première et une source absolue d'existence. Et le rapport d'interdépendance qu'elle établit entre le Moi et le monde suffit pour que le Moi apparaisse comme "en danger" devant le Monde, pour que le Moi (indirectement et par l'intermédiaire des états) tire du Monde tout son contenu. Il n'en faut pas plus pour fonder philosophiquement une morale et une politique positives. (De nombreux articles de Situations I à VI, les Entretiens sur la politique, et surtout la Critique de la Raison dialectique témoignent de la continuité chez Sartre des préoccupations éthiques et politiques ici fondées phénoménologiquement)
"Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl" : l'intentionnalité (Situation I, extrait) :
"(...) Husserl ne se lasse pas d'affirmer qu'on ne peut pas dissoudre les choses dans la conscience. Vous voyez cet arbre-ci, soit. Mais vous le voyez à l'endroit même où il est : au bord de la route, au milieu de la poussière, seul et tordu sous la chaleur, à vingt lieues de la côte méditerranéenne. Il ne saurait entrer dans votre conscience, car il n'est pas de même nature qu'elle. Vous croyez reconnaître Bergson et le premier chapitre de Matière et Mémoire. Mais Husserl n'est point réaliste : cet arbre sur son bout de terre craquelé, il n'en fait point un absolu qui entrerait, par après, en communication avec nous.
La conscience et le monde sont donnés du même coup : extérieur par essence à la conscience, le monde est, par essence, relatif à elle. C'est que Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu'aucune image physique ne peut rendre. Sauf, peut-être, l'image rapide et obscure de l'éclatement. Connaître, c'est "s'éclater vers", s'arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi, là-bas, près de l'arbre et cependant hors de lui, car il m'échappe et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne peut se diluer en moi : hors de lui, hors de moi (...)
Du même coup la conscience s'est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n'y a plus rien en elle, sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi ; si, par impossible, vous entriez "dans" une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté dehors, près de l'arbre, en pleine poussière, car la conscience n'a pas de "dedans" ; elle n'est rien que le dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance, qui la constituent comme une conscience (...) Imaginez à présent une suite liée d'éclatements qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas un "nous-mêmes" le loisir de se former derrière eux (...) vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime dans cette fameuse phrase : "Toute conscience est conscience de quelque chose."
Il n'en faut pas plus pour mettre un terme à la philosophie douillette de l'immanence (...) La philosophie de la transcendance nous jette sur la grand'route, au milieu des menaces, sous une aveuglante lumière. Être, dit Heidegger, c'est être-dans-le-monde. Comprenez cet "être dans le monde" au sens de mouvement. Être, c'est éclater dans le monde. C'est partir d'un néant de monde et de conscience pour soudain, s'éclater-conscience-dans-le-monde. Que la conscience essaye de se reprendre, de coïncider enfin avec elle-même, tout au chaud, volet-clos, elle s'anéantit. Cette nécessité pour la conscience d'exister comme conscience d'autre chose que soi, Husserl la nomme "intentionnalité".
Le solipsisme :
Selon André Lalande et les rédacteurs du vocabulaire technique et critique de la philosophie, "le solipsisme est une « doctrine présentée comme une conséquence logique résultant du caractère idéal (idéel) de la connaissance ; elle consisterait à soutenir que le moi individuel dont on a conscience, avec ses modifications subjectives, est toute la réalité, et que les autres moi dont on a la représentation n'ont pas plus d'existence indépendante que les personnages des rêves ; ou du moins à admettre qu'il est impossible de démontrer le contraire."
La transcendance : La phénoménologie avec Husserl, puis l'existentialisme, avec Sartre, mettent l'accent sur le fait que la transcendance, avant de caractériser un au-delà du monde (comme dans la Critique de la Raison pure de Kant), est inscrite au cœur de ce monde, à travers l'intentionnalité, c'est-à-dire la capacité de la conscience de se rapporter à ce qui n'est pas elle, à tendre vers un ailleurs, un au-delà d'elle-même. La conscience du temps (temporalité) est l'expression privilégiée de la transcendance, puisqu'à travers elle est visé le passé qui n'est plus et le futur qui n'est pas encore.
L' intentionnalité : En définissant l'intentionnalité comme le fait que "la conscience est conscience de quelque chose", Husserl veut d'abord montrer que la conscience est une visée et non une "chose pensante" (res cogitans), ainsi que l'avait définie Descartes dans Les Méditations métaphysiques. Étant pure transcendance (voir ci-dessus la signification de ce mot), la conscience ne coïncide jamais avec elle-même ; elle est fondamentalement temporalité, ouverture au passé et au futur. L'intentionnalité implique du même coup la signification, qui dépasse le simple donné. La conscience donne un sens à elle-même et/ou au monde par la façon dont elle se rapporte à ses objets.
L'épochê : vient d'un mot grec signifiant "arrêt", "suspension du jugement". Dans la pensée sceptique "radicale" (Pyrrhon d'Elis), la suspension du jugement est le refus de se prononcer sur quoi que soit, de soutenir une thèse quelconque, l'épochê est liée à la remise en cause radicale de la notion de "vérité".
Husserl reprend ce terme pour lui donner un sens un peu différent. L'épochê est la "mise entre parenthèse du monde objectif", c'est-à-dire la suspension de toute adhésion naïve (croyances spontanées, convictions diverses) et même de tout jugement, quel qu'il soit (y compris scientifique) concernant le "réel" ; l'épochê permet au sujet méditant de se saisir comme moi pur ou "transcendantal". Descartes met en œuvre l'épochê (sans employer le mot) dans la première partie des Méditations métaphysiques ; l'épochê est au service du doute méthodique (il n'est qu'un moment et non un point d'arrêt comme dans le pyrrhonisme) et aboutit à la découverte du cogito (je doute, or douter c'est penser, donc je suis en tant que je pense).
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