- RobinFidèle du forum
Hans Jonas, Le Principe Responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, traduit de l'allemand par Jean Greisch (Champs, Flammarion)
Né en 1903 en Allemagne, élève de Husserl et de Heidegger, Hans Jonas a été professeur à Jérusalem, au Canada, à New York et à Munich. Auteur d'une œuvre importante, ses titres traduits en français sont La Religion gnostique (Flammarion, 1978), Le concept de Dieu après Auschwitz (Rivages, 1994), Le Droit de mourir (Rivages, 1996), Entre le néant et l'éternité (Belin, 1996)
Hans Jonas nous incite à prendre conscience de la fragilité de la nature, du "danger provenant de l'avenir" (il nomme cette prise de conscience "heuristique de la peur") et de nos responsabilités vis-à-vis des générations futures.
Note : L'heuristique (du grec ancien εὑρίσκω, eurisko, « je trouve », parfois orthographiée euristique, signifie « l'art d'inventer, de faire des découvertes ».
L'ouvrage de Hans Jonas s'ouvre sur un commentaire du choeur d'Antigone de Sophocle dans lequel le dramaturge grec (Vème siècle avant J.-C.) s'émerveille des "capacités humaines" et recommande la prudence :
" Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille, c’est l’homme.
Il parcourt la mer qui moutonne quand la tempête souffle du sud,
il passe au creux des houles mugissantes, et la plus ancienne des divinités, la Terre souveraine , l’immortelle, l’inépuisable,
une année après l’autre
il la travaille, il la retourne,
alignant les sillons au pas lent de ses mules.
Le peuple oiseau, race légère,
et les fauves des bois et la faune marine,
il les capture au creux mouvant de ses filets, cet inventeur de stratagèmes !
Il attire dans ses pièges le gros gibier des plateaux,
il courbe sous le collier le col crépu du cheval,
ou le taureau des monts dans le plein de sa force.
Et le langage et la pensée rapide comme le vent et les lois et les mœurs,
il s’est tout enseigné sans maître,
comme à s’abriter des grands froids et des traits perçants de la pluie.
Génie universel et que rien ne peut prendre
au dépourvu, du seul Hadès
il n’élude point l’échéance,
bien qu’à des cas désespérés, parfois, il ait trouvé remède.
Riche d’une intelligence incroyablement féconde,
du mal comme du bien il subit l’attirance,
et sur la justice éternelle
il greffe les lois de la terre.
Mais le plus haut dans la cité se met au ban de la cité
si, dans sa criminelle audace, il s’insurge contre la loi.
À mon foyer ni dans mon cœur
Le révolté n’aura jamais sa place. "
Antigone (442 av J.-C.), v. 332-375, trad. R. Pignarre, Flammarion, coll. « GF », 1999, p. 56-57.
1 Gaïa : divinité grecque personnifiant la Terre-mère.
2 Dans la mythologie grecque, Hadès désigne à la fois le séjour des morts et le dieu des enfers.
3 S’il ne donne pas à l’homme le moyen d’éluder la mort, l’art médical permet parfois d’en retarder l’échéance.
Ce que Sophocle évoquait avec émerveillement, mais non sans un certain effroi (la domination de l'homme sur la nature, "la plus ancienne des divinités") s'est entièrement réalisé et dans des proportions inouïes que les Anciens ne pouvaient pas imaginer. Ce qui caractérise le citoyen grec, ce n'est pas le rapport à la nature, mais le rapport à la Cité, c'est vis-à-vis d'elle qu'il a des droits et des devoirs. La nature n'était pas un objet de la responsabilité humaine.
L'éthique, tel que nous la concevons ne tient pas compte de la question de la technique ; elle est adapté à un certain état de la civilisation. Essentiellement liée au présent et au "prochain", elle ne peut suffire à faire face aux nouveaux enjeux engendrés par la technique ; la technique moderne engendre des responsabilités nouvelles.
Le rapport entre l'homme et la nature a été entièrement inversé par la technique moderne. Ce n'est plus l'homme qui est "vulnérable", mais la nature ; cette configuration exige un renouvellement du savoir ; ce savoir doit être intégré dans l'éthique - certes, dans l’Éthique d'Aristote, par exemple, l'intelligence se marie à la moralité, mais la moralité demeure dans un cadre "inter-humain" et ne porte pas sur le "long terme".
Hans Jonas reproche à Kant d'avoir minimisé la dimension cognitive de l'éthique au profit de la volonté et de la loi morale (l'impératif catégorique).
L'éthique doit acquérir une dimension cognitive - nous n'avons pas le droit de refuser de savoir - (par exemple au sujet du réchauffement climatique, des déchets nucléaires, de la déforestation, de l'utilisation des pesticides, de la condition animale dans l'industrie agro-alimentaire, des manipulations génétiques...) ; Hans Jonas se pose la question de savoir si la nature a des droits, au même titre que l'homme (il est étrange, bien qu'inévitable que cette question fasse scandale, au même titre que la question des "droits des animaux")...
La morale traditionnelle est "anthropocentrique" et ne s'occupe pas des conséquences à long terme de l'agir humain. La sphère dont elle s'occupe est limitée, aussi bien dans l'espace que dans le temps.
"Sans doute les anciennes prescriptions de l'éthique du "prochain" - les prescriptions de la justice, de la miséricorde, de l'honnêteté, etc., en leur immédiateté intime, sont-elles toujours valables pour la sphère la plus proche, quotidienne, de l'interaction humaine. Mais cette sphère est surplombée par le domaine croissant de l'agir collectif dans lequel l'acteur, l'acte et l'effet ne sont plus les mêmes que dans la sphère de la proximité et qui par l'énormité de ses forces impose à l'éthique une nouvelle dimension de responsabilité jamais imaginée auparavant." (p. 31)
La transformation du monde et du rapport entre l'homme et la nature (ontique et ontologique) nous oblige par ailleurs à nous interroger sur la nature du "sujet". Dans un monde dominé par la technique, n'est-ce pas la technique elle-même qui est devenue le véritable "sujet" de la praxis ?
Aucune éthique, aucune métaphysique passées ne sont à la hauteur de l'enjeu : la condition globale de la vie et la survie de l'espèce.
Jonas s'interroge sur les rapports entre "homo faber" et "homo sapiens" : en tromphant de son objet externe, l'homo faber triomphe dans la constitution interne de "l'homo sapiens".
Dans la mesure ou la sphère de la production a investi la sphère de l'agir essentiel, alors la moralité doit investir la sphère de la production et de la politique publique.
Les distinctions traditionnelles entre nature et cité, nature et artifice sont dépassées ; l'environnement humain est devenu presque entièrement artificiel, y compris ce que l'on appelle "la nature" et la cité universelle une seconde nature.
La domination de la technique et les effets collectifs et à long terme de l'action humaine a frappé la morale kantienne d'obsolescence : "Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que ta maxime devienne une loi universelle." (Emmanuel Kant, Fondement de la Métaphysique des mœurs).
Hans Jonas propose de lui en substituer une autre : "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre."
L'éthique traditionnelle a pris en compte la dimension du futur, soit dans l'idée religieuse d'un accomplissement dans l'au-delà, soit dans l'idée d'une responsabilité des hommes politiques pour l'avenir ("gouverner, c'est prévoir."), soit enfin dans l'utopie marxiste.
Mais aucune de ces visées ne correspond aux enjeux de la technique planétaire, parce que l'éthique nous enjoint de préserver la survie du monde, plutôt que d'assurer notre salut individuel, parce qu'il est désormais impossible, comme du temps de la Cité grecque de ne s'occuper que des hommes (la survie de l'Humanité est inséparable de celle de la biosphère) et parce que la "solution" marxiste (le "développement des forces productives") est justement le fond du problème.
Hans Jonas prend acte du "vide éthique" ou nous a placé la neutralisation du sacré, puis de la nature sous l'angle de la valeur, et enfin de l'homme dont on ne sait plus très bien s'il est un "sujet" ou un "objet technique parmi d'autres" : "Nous frissonnons dans le dénuement d'un nihilisme, dans lequel le plus grand des pouvoirs s'accouple avec le plus grand vide, la plus grande capacité avec le plus petit savoir du à quoi bon..."
"La validité des présuppositions, à savoir que l'agir collectif-cumulatif-technologique est d'un type nouveau par ses objets et par son ampleur et par ses effets, indépendamment de toute intention immédiate, il n'est plus éthiquement neutre. Mais avec cela la véritable tâche, à savoir celle de chercher une réponse, ne fait que commencer..."
"La nature, sous l'influence de la technique est de moins en moins la grande puissance mythique sur laquelle l'homme n'a aucune prise et qui le renvoie inexorablement aux limites de son pouvoir. A partir du moment où le pouvoir technologique rend la nature elle-même manipulable et de plus en plus altérable à volonté, elle devient elle-même un être fragile et menacé, presque sans défense, à l'instar de n'importe quel être humain et donc objet de responsabilité.
C'est à la fin des années soixante que Hans Jonas commence à donner forme à cette intuition philosophique, en tentant d'en faire la clé de voûte d'une nouvelle conception de l'éthique dont Le Principe Responsabilité constitue le sommet (...) Ce qu'il s'agit de préserver et de protéger, ce n'est pas notre propre vie, mais la vie de tout ce qui, à l'avenir (...) apparaît comme essentiellement fragile et menacé, que ce soient les générations futures, non encore nées, ou la nature elle-même.
Pour Hans Jonas, être responsable signifie accepter d'être "pris en otage" par ce qu'il y a de plus fragile et de plus menacé (comment ne pas penser à Lévinas ?) Que nous le voulions ou non, nous sommes les architectes de la société à venir, car il ne nous appartient déjà plus d'enrayer le progrès technologique, même si nous le voulions.
Ce qui nous appartient, en revanche, c'est la conscience que nous sommes d'ores et déjà pris en otage par cet avenir que nous faisons exister. Le Principe Responsabilité est une exigeante méditation sur cette situation paradoxale et tente de dégager avec toute la rigueur du concept l'impératif catégorique et les normes rationnelles valables pour l'agir éthique dans une situation inédite." (Jean Greisch)
"Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l'économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l'homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire (thèse de départ) de ce livre est que la promesse de la technique moderne s'est inversée en menace, ou bien que celle-ci s'est indissolublement alliée avec celle-là (la promesse de la technique et la menace de la technique). Elle va au-delà du constat d'une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraînée par la démesure de son succès, qui s'étend maintenant à la nature de l'homme lui-même, le plus grand défi pour l'être humain que son faire ait jamais entraîné.
Tout en lui est inédit, sans comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de vue de la modalité que du point de vue de l'ordre de grandeur : ce que l'homme peut faire aujourd'hui et ce que par la suite il sera contraint de continuer à faire, dans l'exercice irrésistible de ce pouvoir, n'a pas son équivalent dans l'expérience passée. Toute sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en vue de cette expérience. Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du "bien" et du "mal" auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique.
Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l'actuel relativisme des valeurs) s'établit la recherche présentée dans cet ouvrage. Qu'est-ce qui peut servir de boussole ? L'anticipation de la menace elle-même ! C'est seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans l'aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les principes éthiques, desquels se laissent déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau. cela, je l'appelle "heuristique de la peur". Seule la prévision de la déformation de l'homme nous fournit le concept de l'homme qui permet de nous en prémunir. Nous savons que cela est en jeu. Mais comme l'enjeu ne concerne pas seulement le sort de l'homme, mais également l'image de l'homme, non seulement la survie physique, mais aussi l'intégrité de son essence, l'éthique qui doit garder l'un et l'autre doit être non seulement une éthique de la sagacité, mais aussi une éthique du respect.
(...) Du point de vue ontologique sont déployées à nouveau les vieilles questions du rapport de l'être et du devoir, de la cause et de la finalité, de la nature et de la valeur, afin d'enraciner dans l'être, par-delà le subjectivisme des valeurs, le nouveau devoir de l'homme qui vient d'apparaître. Mais le véritable thème est ce devoir nouvellement apparu lui-même que résume le concept de responsabilité (...)
Le présent ouvrage parut d'abord en allemand en 1979. Sa genèse remonte à l'année 1959 où, dans une conférence intitulée "The Paractical Uses of Theory" , je me rendis compte pour la première fois de la transformation du rapport de la théorie et de la pratique qui distingue le savoir moderne de la nature du savoir ancien. La méthode analytique et expérimentale qui s'impose au XVIIème siècle et qui n'a plus une attitude contemplative, mais agressive, à l'égard de son objet, contient déjà dans son esprit l'habilitation à, et dans ses résultats la voie vers un rapport actif au connu.
La possibilité d'une application pratique fait partie de l'essence théorique des sciences modernes de la nature elles-mêmes ; c'est-à-dire que le potentiel technologique lui est intrinsèquement inné et son actualisation accompagne chaque pas de sa croissance. La domination prend la place de la contemplation de la nature. Ainsi se trouvait entamé le thème du pouvoir et de son usage qui se propulse lui-même et se rend indispensable.
Entre-temps la dialectique abyssale de cet usage est devenue toujours plus visible. La conscience croissante d'une crise qui nous menace suscite des livres tels que celui-ci. Quelle que soit la faiblesse de la parole face à la contrainte des choses et face à la poussée des intérêts, elle peut néanmoins contribuer à ce que cette conscience franchisse le pas de la crainte vers la responsabilité pour l'avenir menacé et que nous devenions ainsi un peu plus disponibles pour ce que la cause de l'humanité exigera de nous avec une urgence croissante." (Hans Jonas)
Né en 1903 en Allemagne, élève de Husserl et de Heidegger, Hans Jonas a été professeur à Jérusalem, au Canada, à New York et à Munich. Auteur d'une œuvre importante, ses titres traduits en français sont La Religion gnostique (Flammarion, 1978), Le concept de Dieu après Auschwitz (Rivages, 1994), Le Droit de mourir (Rivages, 1996), Entre le néant et l'éternité (Belin, 1996)
Hans Jonas nous incite à prendre conscience de la fragilité de la nature, du "danger provenant de l'avenir" (il nomme cette prise de conscience "heuristique de la peur") et de nos responsabilités vis-à-vis des générations futures.
Note : L'heuristique (du grec ancien εὑρίσκω, eurisko, « je trouve », parfois orthographiée euristique, signifie « l'art d'inventer, de faire des découvertes ».
L'ouvrage de Hans Jonas s'ouvre sur un commentaire du choeur d'Antigone de Sophocle dans lequel le dramaturge grec (Vème siècle avant J.-C.) s'émerveille des "capacités humaines" et recommande la prudence :
" Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille, c’est l’homme.
Il parcourt la mer qui moutonne quand la tempête souffle du sud,
il passe au creux des houles mugissantes, et la plus ancienne des divinités, la Terre souveraine , l’immortelle, l’inépuisable,
une année après l’autre
il la travaille, il la retourne,
alignant les sillons au pas lent de ses mules.
Le peuple oiseau, race légère,
et les fauves des bois et la faune marine,
il les capture au creux mouvant de ses filets, cet inventeur de stratagèmes !
Il attire dans ses pièges le gros gibier des plateaux,
il courbe sous le collier le col crépu du cheval,
ou le taureau des monts dans le plein de sa force.
Et le langage et la pensée rapide comme le vent et les lois et les mœurs,
il s’est tout enseigné sans maître,
comme à s’abriter des grands froids et des traits perçants de la pluie.
Génie universel et que rien ne peut prendre
au dépourvu, du seul Hadès
il n’élude point l’échéance,
bien qu’à des cas désespérés, parfois, il ait trouvé remède.
Riche d’une intelligence incroyablement féconde,
du mal comme du bien il subit l’attirance,
et sur la justice éternelle
il greffe les lois de la terre.
Mais le plus haut dans la cité se met au ban de la cité
si, dans sa criminelle audace, il s’insurge contre la loi.
À mon foyer ni dans mon cœur
Le révolté n’aura jamais sa place. "
Antigone (442 av J.-C.), v. 332-375, trad. R. Pignarre, Flammarion, coll. « GF », 1999, p. 56-57.
1 Gaïa : divinité grecque personnifiant la Terre-mère.
2 Dans la mythologie grecque, Hadès désigne à la fois le séjour des morts et le dieu des enfers.
3 S’il ne donne pas à l’homme le moyen d’éluder la mort, l’art médical permet parfois d’en retarder l’échéance.
Ce que Sophocle évoquait avec émerveillement, mais non sans un certain effroi (la domination de l'homme sur la nature, "la plus ancienne des divinités") s'est entièrement réalisé et dans des proportions inouïes que les Anciens ne pouvaient pas imaginer. Ce qui caractérise le citoyen grec, ce n'est pas le rapport à la nature, mais le rapport à la Cité, c'est vis-à-vis d'elle qu'il a des droits et des devoirs. La nature n'était pas un objet de la responsabilité humaine.
L'éthique, tel que nous la concevons ne tient pas compte de la question de la technique ; elle est adapté à un certain état de la civilisation. Essentiellement liée au présent et au "prochain", elle ne peut suffire à faire face aux nouveaux enjeux engendrés par la technique ; la technique moderne engendre des responsabilités nouvelles.
Le rapport entre l'homme et la nature a été entièrement inversé par la technique moderne. Ce n'est plus l'homme qui est "vulnérable", mais la nature ; cette configuration exige un renouvellement du savoir ; ce savoir doit être intégré dans l'éthique - certes, dans l’Éthique d'Aristote, par exemple, l'intelligence se marie à la moralité, mais la moralité demeure dans un cadre "inter-humain" et ne porte pas sur le "long terme".
Hans Jonas reproche à Kant d'avoir minimisé la dimension cognitive de l'éthique au profit de la volonté et de la loi morale (l'impératif catégorique).
L'éthique doit acquérir une dimension cognitive - nous n'avons pas le droit de refuser de savoir - (par exemple au sujet du réchauffement climatique, des déchets nucléaires, de la déforestation, de l'utilisation des pesticides, de la condition animale dans l'industrie agro-alimentaire, des manipulations génétiques...) ; Hans Jonas se pose la question de savoir si la nature a des droits, au même titre que l'homme (il est étrange, bien qu'inévitable que cette question fasse scandale, au même titre que la question des "droits des animaux")...
La morale traditionnelle est "anthropocentrique" et ne s'occupe pas des conséquences à long terme de l'agir humain. La sphère dont elle s'occupe est limitée, aussi bien dans l'espace que dans le temps.
"Sans doute les anciennes prescriptions de l'éthique du "prochain" - les prescriptions de la justice, de la miséricorde, de l'honnêteté, etc., en leur immédiateté intime, sont-elles toujours valables pour la sphère la plus proche, quotidienne, de l'interaction humaine. Mais cette sphère est surplombée par le domaine croissant de l'agir collectif dans lequel l'acteur, l'acte et l'effet ne sont plus les mêmes que dans la sphère de la proximité et qui par l'énormité de ses forces impose à l'éthique une nouvelle dimension de responsabilité jamais imaginée auparavant." (p. 31)
La transformation du monde et du rapport entre l'homme et la nature (ontique et ontologique) nous oblige par ailleurs à nous interroger sur la nature du "sujet". Dans un monde dominé par la technique, n'est-ce pas la technique elle-même qui est devenue le véritable "sujet" de la praxis ?
Aucune éthique, aucune métaphysique passées ne sont à la hauteur de l'enjeu : la condition globale de la vie et la survie de l'espèce.
Jonas s'interroge sur les rapports entre "homo faber" et "homo sapiens" : en tromphant de son objet externe, l'homo faber triomphe dans la constitution interne de "l'homo sapiens".
Dans la mesure ou la sphère de la production a investi la sphère de l'agir essentiel, alors la moralité doit investir la sphère de la production et de la politique publique.
Les distinctions traditionnelles entre nature et cité, nature et artifice sont dépassées ; l'environnement humain est devenu presque entièrement artificiel, y compris ce que l'on appelle "la nature" et la cité universelle une seconde nature.
La domination de la technique et les effets collectifs et à long terme de l'action humaine a frappé la morale kantienne d'obsolescence : "Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que ta maxime devienne une loi universelle." (Emmanuel Kant, Fondement de la Métaphysique des mœurs).
Hans Jonas propose de lui en substituer une autre : "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre."
L'éthique traditionnelle a pris en compte la dimension du futur, soit dans l'idée religieuse d'un accomplissement dans l'au-delà, soit dans l'idée d'une responsabilité des hommes politiques pour l'avenir ("gouverner, c'est prévoir."), soit enfin dans l'utopie marxiste.
Mais aucune de ces visées ne correspond aux enjeux de la technique planétaire, parce que l'éthique nous enjoint de préserver la survie du monde, plutôt que d'assurer notre salut individuel, parce qu'il est désormais impossible, comme du temps de la Cité grecque de ne s'occuper que des hommes (la survie de l'Humanité est inséparable de celle de la biosphère) et parce que la "solution" marxiste (le "développement des forces productives") est justement le fond du problème.
Hans Jonas prend acte du "vide éthique" ou nous a placé la neutralisation du sacré, puis de la nature sous l'angle de la valeur, et enfin de l'homme dont on ne sait plus très bien s'il est un "sujet" ou un "objet technique parmi d'autres" : "Nous frissonnons dans le dénuement d'un nihilisme, dans lequel le plus grand des pouvoirs s'accouple avec le plus grand vide, la plus grande capacité avec le plus petit savoir du à quoi bon..."
"La validité des présuppositions, à savoir que l'agir collectif-cumulatif-technologique est d'un type nouveau par ses objets et par son ampleur et par ses effets, indépendamment de toute intention immédiate, il n'est plus éthiquement neutre. Mais avec cela la véritable tâche, à savoir celle de chercher une réponse, ne fait que commencer..."
"La nature, sous l'influence de la technique est de moins en moins la grande puissance mythique sur laquelle l'homme n'a aucune prise et qui le renvoie inexorablement aux limites de son pouvoir. A partir du moment où le pouvoir technologique rend la nature elle-même manipulable et de plus en plus altérable à volonté, elle devient elle-même un être fragile et menacé, presque sans défense, à l'instar de n'importe quel être humain et donc objet de responsabilité.
C'est à la fin des années soixante que Hans Jonas commence à donner forme à cette intuition philosophique, en tentant d'en faire la clé de voûte d'une nouvelle conception de l'éthique dont Le Principe Responsabilité constitue le sommet (...) Ce qu'il s'agit de préserver et de protéger, ce n'est pas notre propre vie, mais la vie de tout ce qui, à l'avenir (...) apparaît comme essentiellement fragile et menacé, que ce soient les générations futures, non encore nées, ou la nature elle-même.
Pour Hans Jonas, être responsable signifie accepter d'être "pris en otage" par ce qu'il y a de plus fragile et de plus menacé (comment ne pas penser à Lévinas ?) Que nous le voulions ou non, nous sommes les architectes de la société à venir, car il ne nous appartient déjà plus d'enrayer le progrès technologique, même si nous le voulions.
Ce qui nous appartient, en revanche, c'est la conscience que nous sommes d'ores et déjà pris en otage par cet avenir que nous faisons exister. Le Principe Responsabilité est une exigeante méditation sur cette situation paradoxale et tente de dégager avec toute la rigueur du concept l'impératif catégorique et les normes rationnelles valables pour l'agir éthique dans une situation inédite." (Jean Greisch)
"Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l'économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l'homme de devenir une malédiction pour lui. La thèse liminaire (thèse de départ) de ce livre est que la promesse de la technique moderne s'est inversée en menace, ou bien que celle-ci s'est indissolublement alliée avec celle-là (la promesse de la technique et la menace de la technique). Elle va au-delà du constat d'une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraînée par la démesure de son succès, qui s'étend maintenant à la nature de l'homme lui-même, le plus grand défi pour l'être humain que son faire ait jamais entraîné.
Tout en lui est inédit, sans comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de vue de la modalité que du point de vue de l'ordre de grandeur : ce que l'homme peut faire aujourd'hui et ce que par la suite il sera contraint de continuer à faire, dans l'exercice irrésistible de ce pouvoir, n'a pas son équivalent dans l'expérience passée. Toute sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en vue de cette expérience. Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du "bien" et du "mal" auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la pratique collective, dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe, est encore une terre vierge de la théorie éthique.
Dans ce vide (qui est en même temps le vide de l'actuel relativisme des valeurs) s'établit la recherche présentée dans cet ouvrage. Qu'est-ce qui peut servir de boussole ? L'anticipation de la menace elle-même ! C'est seulement dans les premières lueurs de son orage qui nous vient du futur, dans l'aurore de son ampleur planétaire et dans la profondeur de ses enjeux humains, que peuvent être découverts les principes éthiques, desquels se laissent déduire les nouvelles obligations correspondant au pouvoir nouveau. cela, je l'appelle "heuristique de la peur". Seule la prévision de la déformation de l'homme nous fournit le concept de l'homme qui permet de nous en prémunir. Nous savons que cela est en jeu. Mais comme l'enjeu ne concerne pas seulement le sort de l'homme, mais également l'image de l'homme, non seulement la survie physique, mais aussi l'intégrité de son essence, l'éthique qui doit garder l'un et l'autre doit être non seulement une éthique de la sagacité, mais aussi une éthique du respect.
(...) Du point de vue ontologique sont déployées à nouveau les vieilles questions du rapport de l'être et du devoir, de la cause et de la finalité, de la nature et de la valeur, afin d'enraciner dans l'être, par-delà le subjectivisme des valeurs, le nouveau devoir de l'homme qui vient d'apparaître. Mais le véritable thème est ce devoir nouvellement apparu lui-même que résume le concept de responsabilité (...)
Le présent ouvrage parut d'abord en allemand en 1979. Sa genèse remonte à l'année 1959 où, dans une conférence intitulée "The Paractical Uses of Theory" , je me rendis compte pour la première fois de la transformation du rapport de la théorie et de la pratique qui distingue le savoir moderne de la nature du savoir ancien. La méthode analytique et expérimentale qui s'impose au XVIIème siècle et qui n'a plus une attitude contemplative, mais agressive, à l'égard de son objet, contient déjà dans son esprit l'habilitation à, et dans ses résultats la voie vers un rapport actif au connu.
La possibilité d'une application pratique fait partie de l'essence théorique des sciences modernes de la nature elles-mêmes ; c'est-à-dire que le potentiel technologique lui est intrinsèquement inné et son actualisation accompagne chaque pas de sa croissance. La domination prend la place de la contemplation de la nature. Ainsi se trouvait entamé le thème du pouvoir et de son usage qui se propulse lui-même et se rend indispensable.
Entre-temps la dialectique abyssale de cet usage est devenue toujours plus visible. La conscience croissante d'une crise qui nous menace suscite des livres tels que celui-ci. Quelle que soit la faiblesse de la parole face à la contrainte des choses et face à la poussée des intérêts, elle peut néanmoins contribuer à ce que cette conscience franchisse le pas de la crainte vers la responsabilité pour l'avenir menacé et que nous devenions ainsi un peu plus disponibles pour ce que la cause de l'humanité exigera de nous avec une urgence croissante." (Hans Jonas)
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