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- MufabGrand Maître
Celeborn a écrit:Mufab a écrit:
Oui, j'ai eu la même impression d'effet cinématographique (un peu anachronique, quand même)
Ce qui est quand même très caractéristique d'un point de vue en grande partie externe.
On peut peut-être dire que le point de vue narratif et descriptif est externe, dans un souci de réalisme historique et de mise à distance, mais qu'aussi, le narrateur rôde, observe, découvre.
C'est un peu un jeu avec les codes romanesques, non ? Ou le lecteur n'est plus considéré comme un naïf spectateur d'une scène ou ni lui ni l'auteur n'ont rien à faire.
Une sorte de façon de dire : Faites gaffe, quand même, c'est de la fiction !
(Et ne vous fâchez pas si je délire : c'est que j'ai une furieuse envie de procrastiner pour ne pas me pencher sur les manuels Cm1 qui m'attendent.)
- User5899Demi-dieu
La modalisation exclut le point de vue externe : raconter selon ce point de vue, c'est choisir de s'en tenir aux seules perceptions de toute personne présente. C'est très rare, d'ailleurs, parce que ça n'a pas un très grand intérêt (dans le roman, s'entend). Le mystère dont vous parlez est tout aussi bien le résultat des renseignements distillés par le narrateur omniscient, qui sait raconter et choisit avec soin comment créer le mystère.miss terious a écrit:Cripure a écrit:J'ai mis en gras tout ce qui ne relève pas du point de vue externe... Ca fait beaucoup, quand même. Et pourquoi ce point de vue, ici, vous semble-t-il intéressant ? Comme souvent chez Hugo, le narrateur se présente comme le maître du jeu, sachant ce qu'il faut regarder, voir, entendre, mettant les lecteurs sur une piste vraie ou fausse, etc. Donc, je ne comprends pas vraiment.miss terious a écrit:Oyez oyez ! chers collègues !
Je me tourne vers vous pour créer une séance qui permette d'étudier cet extrait de L'Homme qui rit :
Un soir, vers la fin d’une des plus glaciales journées du mois de janvier 1690, il se passait dans une des nombreuses anses inhospitalières du golfe de Portland quelque chose d’inusité qui faisait crier et tournoyer à l’entrée de cette anse les mouettes et les oies de mer, n’osant rentrer.
Dans cette crique, un petit bâtiment, accostant presque la falaise, grâce à l’eau profonde, était amarré à une pointe de roche.
La crique, murée de tous les côtés par des escarpements plus hauts qu’elle n’était large, était de minute en minute plus envahie par le soir ; la brume trouble, propre au crépuscule, s’y épaississait. Il fallait être tout près pour apercevoir l’ourque amarrée aux rochers et comme cachée dans leur grand manteau d’ombre. Une planche jetée du bord à une saillie basse et plate de la falaise, unique point où l’on pût prendre pied, mettait la barque en communication avec la terre ; des formes noires marchaient et se croisaient sur ce pont branlant, et dans ces ténèbres des gens s’embarquaient. Ils se hâtaient.
Les effets de crépuscule découpent les formes à l’emporte-pièce ; de certaines dentelures à leurs habits étaient visibles, et montraient que ces gens appartenaient à la classe nommée en Angleterre the ragged, c’est-à-dire les déguenillés.
Quel que fût l’aspect du temps, les êtres qu’allait emmener l’ourque n’en pressaient pas moins le départ. Ils faisaient au bord de la mer une sorte de groupe affairé et confus, aux allures rapides. Les distinguer l’un de l’autre était difficile. Le soir indistinct les mêlait et les estompait. L’ombre, ce masque, était sur leur visage. C’étaient des silhouettes dans de la nuit. Ils étaient huit, il y avait probablement parmi eux une ou deux femmes, malaisées à reconnaître sous les déchirures et les loques dont tout le groupe était affublé. Une ombre plus petite, allant et venant parmi les grandes, indiquait un nain ou un enfant.
C’était un enfant.
En observant de près, voici ce qu’on eût pu noter.
Tous portaient de longues capes, percées et rapiécées, mais drapées, et au besoin les cachant jusqu’aux yeux, bonnes contre la bise et la curiosité. Sous ces capes, ils se mouvaient agilement. La plupart étaient coiffés d’un mouchoir roulé autour de la tête. Un des hommes du groupe qui s’embarquait avait un air de chef. Il était chaussé d’alpargates, et attifé de guenilles passementées et dorées, et d’un gilet de paillon, luisant, sous sa cape, comme un ventre de poisson. Un autre rabattait sur son visage un vaste feutre taillé en sombrero. L’enfant, par-dessus ses loques, était affublé d’une souquenille de gabier qui lui descendait jusqu’aux genoux. Sa taille laissait deviner un garçon de dix à onze ans. Il était pieds nus.
L’équipage de l’ourque se composait d’un patron et de deux matelots. L’ourque, vraisemblablement, venait d’Espagne, et y retournait. Elle faisait, sans nul doute, d’une côte à l’autre, un service furtif.
Les personnes qu’elle était en train d’embarquer, chuchotaient entre elles. Le chuchotement que ces êtres échangeaient était composite. Tantôt un mot castillan, tantôt un mot allemand, tantôt un mot français ; parfois du gallois, parfois du basque. C’était un patois, à moins que ce ne fût un argot. Ils paraissaient être de toutes les nations et de la même bande.
L’équipage était probablement des leurs. Il y avait de la connivence dans cet embarquement.
Cette troupe bariolée semblait être une compagnie de camarades, peut-être un tas de complices.
Au pied de la falaise était déposé, en désordre dans le pêle-mêle du départ, le chargement que ces voyageurs emportaient et qui, grâce à la planche servant de pont, passait rapidement du rivage dans la barque. Ces déguenillés avaient des valises, ce qui semblait indiquer une existence nomade. Il n’avait pas dû être aisé d’apporter ce déménagement au bas de cette falaise. Ceci du reste révélait une intention de départ définitif.
On ne perdait pas le temps ; c’était un passage continuel du rivage à la barque et de la barque au rivage ; chacun prenait sa part de la besogne ; l’un portait un sac, l’autre un coffre. Les femmes possibles ou probables dans cette promiscuité travaillaient comme les autres. On surchargeait l’enfant.
Si cet enfant avait dans ce groupe son père et sa mère, cela est douteux. Aucun signe de vie ne lui était donné. On le faisait travailler, rien de plus. Il paraissait, non un enfant dans une famille, mais un esclave dans une tribu. Il servait tout le monde, et personne ne lui parlait.
Du reste, il se dépêchait, et, comme toute cette troupe obscure dont il faisait partie, il semblait n’avoir qu’une pensée, s’embarquer bien vite. Savait-il pourquoi ? probablement non. Il se hâtait machinalement. Parce qu’il voyait les autres se hâter.
L’ourque était pontée. L’arrimage du chargement dans la cale fut promptement exécuté, le moment de prendre le large arriva. La dernière caisse avait été portée sur le pont, il n’y avait plus à embarquer que les hommes ; six, dont l’enfant, étaient encore sur la plate-forme basse de la falaise. Le mouvement de départ se fit dans le navire, le patron saisit la barre, un matelot prit une hache pour trancher le câble d’amarre. Trancher, signe de hâte ; quand on a le temps, on dénoue. « Andamos », dit à demi-voix celui des six qui paraissait le chef. L’enfant se précipita vers la planche pour passer le premier. Comme il y mettait le pied, deux des hommes se ruant, au risque de le jeter à l’eau, entrèrent avant lui, un troisième l’écarta du coude et passa, le quatrième le repoussa du poing et suivit le troisième, le cinquième, qui était le chef, bondit plutôt qu’il n'entra dans la barque, et, en y sautant, poussa du talon la planche qui tomba à la mer, un coup de hache coupa l’amarre, la barre du gouvernail vira, le navire quitta le rivage, et l’enfant resta à terre.
Je voudrais voir notamment les caractéristiques du point de vue extrerne
Je suis d'accord pour les premiers repérages en gras. En revanche, les suivants... je ne suis pas sûre : Hugo modalise énormément, comme s'il interprétait ce qu'il observe depuis l'extérieur.
Et, si ce PDV me semble ici intéressant, c'est qu'il crée un certain mystère autour de ce groupe, une attente chez le lecteur, intéressants en début de roman.
- User5899Demi-dieu
Voilà, c'est là une analyse qui me paraît beaucoup plus pertinente, et qui s'argumente par une observation accessible aux élèves. Le problème des points de vue, c'est que c'est très compliqué pour de jeunes élèves, et surtout, ça se tranche mal.llar a écrit:Ce qui me frappe moi dans ce texte c'est justement ce jeu entre le proche et le lointain. D'abord le "travelling" avant, on s'approche peu à peu (et là par exemple, on pourrait demander aux élèves comment cette progression serait rendue au cinéma... ou en bd), le narrateur perce l'obscurité, et nous révèle la scène. Ce dévoilement peut aussi être lu comme une allégorie de l'écrivain engagé, scrutant les réalités sociales et politiques de son temps pour mieux en révéler les injustices (l'auteur nous guide à travers l'obscurité de la nuit comme à travers la brume des préjugés !)
- User5899Demi-dieu
Celeborn, vous faites erreur sur l'a priori. Le narrateur omniscient apparaît au cinéma dans le fait que la caméra est précisément au bon endroit et sous le bon angle. Le point de vue externe, ce serait une caméra de vidéosurveillance, fixe, qui peut louper l'essentiel à deux centimètres près parce que son manipulateur s'est endormi...Celeborn a écrit:Mufab a écrit:
Oui, j'ai eu la même impression d'effet cinématographique (un peu anachronique, quand même)
Ce qui est quand même très caractéristique d'un point de vue en grande partie externe.
- CelebornEsprit sacré
Cripure a écrit:Celeborn, vous faites erreur sur l'a priori. Le narrateur omniscient apparaît au cinéma dans le fait que la caméra est précisément au bon endroit et sous le bon angle. Le point de vue externe, ce serait une caméra de vidéosurveillance, fixe, qui peut louper l'essentiel à deux centimètres près parce que son manipulateur s'est endormi...Celeborn a écrit:Mufab a écrit:
Oui, j'ai eu la même impression d'effet cinématographique (un peu anachronique, quand même)
Ce qui est quand même très caractéristique d'un point de vue en grande partie externe.
je maintiens que le point de vue externe peut faire des zooms et des travellings. Il n'a pas à être fixe. Ce qui le définit, c'est qu'il n'a pas de ressenti propre (comme le point de vue interne) et ne peut accéder aux informations qu'il ne voit pas/n'entend pas (comme le point de vue omniscient). Mais il a parfaitement le droit de zoomer sur un détail, de partir de la gauche pour aller vers la droite, etc. Il est bien évident que lorsque l'auteur écrit, il a choisi les angles de vue qu'il souhaitait. Mais à partir du moment où il m'y a pas de traces de subjectivité et pas d'infos "pratiques pour le lecteur", j'estime qu'on est dans un point de vue externe. Robbe-Grillet fait ça très bien dans La Jalousie, par exemple, et tout l'intérêt est justement de savoir si ce point de vue externe n'est pas interne, si j'ose dire. Que Totor pose a priori un point de vue externe en incipit tout en s'arrangeant pour fourbement faire passer ce qu'on pourrait même appeler une argumentation, ça me paraît très clair. Le narrateur s'est clairement dissimulé derrière un point de vue qu'il fait en sorte de rendre le + possible externe, ici, sans aucun doute car les effets produits (fort horizon d'attente, sentiment pour le lecteur qu'on lui décrit le réel") sont voulus par Totor.
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- miss teriousDoyen
Pour moi, les modalisateurs vont de paire avec le PDV externe. Puisque le N reste à l'ext. des êtres et des choses, il ne peut qu'interpréter et dès lors émettre des suppositions, des hypothèses, comme :
Ils paraissaient être de toutes les nations et de la même bande.
L’équipage était probablement des leurs. Il y avait de la connivence dans cet embarquement.
Cette troupe bariolée semblait être une compagnie de camarades, peut-être un tas de complices.
Ces déguenillés avaient des valises, ce qui semblait indiquer une existence nomade.
Ce sont des conclusions auxquelles il parvient en les observant, mais comme il n'est pas sûr (en tout cas feint de ne pas l'être !), il modalise.
Ils paraissaient être de toutes les nations et de la même bande.
L’équipage était probablement des leurs. Il y avait de la connivence dans cet embarquement.
Cette troupe bariolée semblait être une compagnie de camarades, peut-être un tas de complices.
Ces déguenillés avaient des valises, ce qui semblait indiquer une existence nomade.
Ce sont des conclusions auxquelles il parvient en les observant, mais comme il n'est pas sûr (en tout cas feint de ne pas l'être !), il modalise.
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