- DimkaVénérable
Bonsoir,
Je viens de lire l’Histoire populaire des sciences de Clifford D. Conner, comme j’ai été assez convaincu, je vais essayer d’en parler. Je pense que ça peut autant intéresser les historiens que les scientifiques (et que tout le monde, d’ailleurs…). J’utilise la pagination de l’édition française de 2014 (collection points sciences).
Conner se propose de ré-écrire l’histoire des sciences des origines jusqu’à maintenant. L’idée globale, c’est que les sciences (et techniques) sont historiquement d’origine populaire et collective, contrairement à ce que présente l’histoire traditionnelle des sciences, avec ses grands hommes géniaux (Pythagore, Copernic, etc.) et leurs grandes inventions, intuitions ou découvertes, et que l’esprit scientifique se trouve déjà dans les peuples sans écriture (l’auteur conteste aussi l’idée de la Grèce antique entourée de civilisations imbéciles et inventant la science), tout comme il se maintient chez les hommes et les femmes du peuple, à toutes les périodes. Conner montre même que parfois la science élitiste provoque des retards dans le progrès de la connaissance (par exemple, p. 284, il est question des géographes érudits qui freinent le développement de la cartographie en contestant les avancées des marins), ou de savants qui nient les sciences populaires (comme Galilée qui ridiculise les marins, quand ils affirment l’influence de la Lune sur les marées, p. 269).
D’autre part, Conner estime que l’accaparement du savoir scientifique et la mise en place d’élites scientifiques (donc avec de « grands hommes ») tend à dépouiller la collectivité de son savoir scientifique et à le retourner contre elle pour l’aliéner. De manière plus générale, il essaie de montrer que les sciences élitistes et leurs représentants orientent et utilisent la science de façon idéologique et politique, à des fins de pouvoirs, en dépit des affirmations de neutralité : pour lui, l’histoire des sciences est liée à l’histoire politique, sociale, économique. Cependant, l’auteur reste mesuré, le livre donne l’impression d’être assez binaire, mais il a plus tendance à nuancer le rôle des sciences élitistes en montrant qu’elles n’étaient ni unique, ni meilleures, qu’à les contester radicalement : « bien qu’ayant souligné la place des facteurs sociaux dans l’évolution des sciences et critiqué certaines conceptions étroites de l’objectivité, je considère que les sciences modernes ont produit des connaissances sur la nature universellement valabes, c’est-à-dire ne variant pas selon les cultures. En bref, je préfère parler des sciences modernes comme du fruit d’une « médiation sociale » plutôt que d’une « construction sociale » (pp. 561-562).
Il renverse également un peu les rapports entre sciences et techniques. Selon lui, les élites et les penseurs tendent à séparer artificiellement les deux, pour distinguer un exercice purement intellectuel et noble d’une pratique manuelle un peu stupide (et méprisable), et à affirmer que la technique procède de la science (une idée géniale donne lieu à une application technique). Lui défend l’idée que la plupart du temps, ce sont des expérimentations techniques empiriques (faites selon un esprit scientifique, et pas au hasard du genre « oups, j’ai fait tombé des métaux dans le feu et j’ai vu que ça faisait un alliage ») qui permettent de former une connaissance scientifique, et que tout est donc très lié (du moins avant).
Habituellement, je n’aime pas trop les livres qui travaillent sur des périodes trop longues (de la préhistoire à aujourd’hui) : je les trouve en général imprécis, superficiels, et je préfère les spécialistes qui travaillent sur un petit domaine précis. Et dans ce livre, je pense qu’il y aurait des détails à corriger, des trucs contestables par les spécialistes de telle ou telle période − j’en ai repérés quelques uns, notamment sur la Grèce antique −, et globalement, on voit que l’auteur fait un énorme travail de compilation (beaucoup de citations d’historiens spécialisés). On pourrait aussi discuter de sa définition du peuple. Malgré tout, et pour une fois, j’ai trouvé ce livre hyper intéressant, parce que c’est une sorte de réflexion épistémologique appliquée : le fait que cette réflexion soit tenue sur l’ensemble des temps historiques montre à quel point elle est viable, et pertinente. Et les quelques détails qui pourraient être discutés ou nuancés par des spécialistes d’une période ne sabotent pas la théorie générale du bouquin (je trouve).
Le livre est agréable à lire, bien que très dense. Il est rédigé par chapitres chronologique, bien que l’auteur s’autorise largement à poursuivre une idée en sortant du cadre chronologique global − le chapitre sur la préhistoire sort très largement de ladite préhistoire, par exemple −, si cela est cohérent. Et surtout, il y a plein d’exemples, c’est très concret, très vivant.
En tous cas, j’ai eu l’impression de me défaire de pas mal de préjugés : je ne me suis jamais particulièrement intéressé à l’histoire des sciences, donc j’ai les connaissances de bases sans avoir y avoir trop réfléchi : là, Conner s’amuse à déboulonner à peu près toutes les statues, pour montre que tel ou tel « grand homme » doit être remis dans son contexte, a bénéficié de telle ou telle connaissance populaire, s’est carrément approprié à des fins politiques telle idée, a été présenté de façon bien trop hagiographique par l’histoire traditionnelle des sciences, voire a été un franc imbécile.
Je viens de lire l’Histoire populaire des sciences de Clifford D. Conner, comme j’ai été assez convaincu, je vais essayer d’en parler. Je pense que ça peut autant intéresser les historiens que les scientifiques (et que tout le monde, d’ailleurs…). J’utilise la pagination de l’édition française de 2014 (collection points sciences).
Conner se propose de ré-écrire l’histoire des sciences des origines jusqu’à maintenant. L’idée globale, c’est que les sciences (et techniques) sont historiquement d’origine populaire et collective, contrairement à ce que présente l’histoire traditionnelle des sciences, avec ses grands hommes géniaux (Pythagore, Copernic, etc.) et leurs grandes inventions, intuitions ou découvertes, et que l’esprit scientifique se trouve déjà dans les peuples sans écriture (l’auteur conteste aussi l’idée de la Grèce antique entourée de civilisations imbéciles et inventant la science), tout comme il se maintient chez les hommes et les femmes du peuple, à toutes les périodes. Conner montre même que parfois la science élitiste provoque des retards dans le progrès de la connaissance (par exemple, p. 284, il est question des géographes érudits qui freinent le développement de la cartographie en contestant les avancées des marins), ou de savants qui nient les sciences populaires (comme Galilée qui ridiculise les marins, quand ils affirment l’influence de la Lune sur les marées, p. 269).
D’autre part, Conner estime que l’accaparement du savoir scientifique et la mise en place d’élites scientifiques (donc avec de « grands hommes ») tend à dépouiller la collectivité de son savoir scientifique et à le retourner contre elle pour l’aliéner. De manière plus générale, il essaie de montrer que les sciences élitistes et leurs représentants orientent et utilisent la science de façon idéologique et politique, à des fins de pouvoirs, en dépit des affirmations de neutralité : pour lui, l’histoire des sciences est liée à l’histoire politique, sociale, économique. Cependant, l’auteur reste mesuré, le livre donne l’impression d’être assez binaire, mais il a plus tendance à nuancer le rôle des sciences élitistes en montrant qu’elles n’étaient ni unique, ni meilleures, qu’à les contester radicalement : « bien qu’ayant souligné la place des facteurs sociaux dans l’évolution des sciences et critiqué certaines conceptions étroites de l’objectivité, je considère que les sciences modernes ont produit des connaissances sur la nature universellement valabes, c’est-à-dire ne variant pas selon les cultures. En bref, je préfère parler des sciences modernes comme du fruit d’une « médiation sociale » plutôt que d’une « construction sociale » (pp. 561-562).
Il renverse également un peu les rapports entre sciences et techniques. Selon lui, les élites et les penseurs tendent à séparer artificiellement les deux, pour distinguer un exercice purement intellectuel et noble d’une pratique manuelle un peu stupide (et méprisable), et à affirmer que la technique procède de la science (une idée géniale donne lieu à une application technique). Lui défend l’idée que la plupart du temps, ce sont des expérimentations techniques empiriques (faites selon un esprit scientifique, et pas au hasard du genre « oups, j’ai fait tombé des métaux dans le feu et j’ai vu que ça faisait un alliage ») qui permettent de former une connaissance scientifique, et que tout est donc très lié (du moins avant).
Habituellement, je n’aime pas trop les livres qui travaillent sur des périodes trop longues (de la préhistoire à aujourd’hui) : je les trouve en général imprécis, superficiels, et je préfère les spécialistes qui travaillent sur un petit domaine précis. Et dans ce livre, je pense qu’il y aurait des détails à corriger, des trucs contestables par les spécialistes de telle ou telle période − j’en ai repérés quelques uns, notamment sur la Grèce antique −, et globalement, on voit que l’auteur fait un énorme travail de compilation (beaucoup de citations d’historiens spécialisés). On pourrait aussi discuter de sa définition du peuple. Malgré tout, et pour une fois, j’ai trouvé ce livre hyper intéressant, parce que c’est une sorte de réflexion épistémologique appliquée : le fait que cette réflexion soit tenue sur l’ensemble des temps historiques montre à quel point elle est viable, et pertinente. Et les quelques détails qui pourraient être discutés ou nuancés par des spécialistes d’une période ne sabotent pas la théorie générale du bouquin (je trouve).
Le livre est agréable à lire, bien que très dense. Il est rédigé par chapitres chronologique, bien que l’auteur s’autorise largement à poursuivre une idée en sortant du cadre chronologique global − le chapitre sur la préhistoire sort très largement de ladite préhistoire, par exemple −, si cela est cohérent. Et surtout, il y a plein d’exemples, c’est très concret, très vivant.
En tous cas, j’ai eu l’impression de me défaire de pas mal de préjugés : je ne me suis jamais particulièrement intéressé à l’histoire des sciences, donc j’ai les connaissances de bases sans avoir y avoir trop réfléchi : là, Conner s’amuse à déboulonner à peu près toutes les statues, pour montre que tel ou tel « grand homme » doit être remis dans son contexte, a bénéficié de telle ou telle connaissance populaire, s’est carrément approprié à des fins politiques telle idée, a été présenté de façon bien trop hagiographique par l’histoire traditionnelle des sciences, voire a été un franc imbécile.
- Presse-puréeGrand sage
Je l'ai lu et l'ai adoré.
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Homines, dum docent, discunt.Sénèque, Epistulae Morales ad Lucilium VII, 8
"La culture est aussi une question de fierté, de rapport de soi à soi, d’esthétique, si l’on veut, en un mot de constitution du sujet humain." (Paul Veyne, La société romaine)
"Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres". La Boétie
"Confondre la culture et son appropriation inégalitaire du fait des conditions sociales : quelle erreur !" H. Pena-Ruiz
"Il vaut mieux qu'un élève sache tenir un balai plutôt qu'il ait été initié à la philosophie: c'est ça le socle commun" un IPR
- wanaxFidèle du forum
En fait, le peuple construit son propre savoir.
- User17706Bon génie
Je suis un peu curieux de savoir quelles élites et quels penseurs sépareraient selon lui les deux en souscrivant au mythe de l'application, parce que ça me fait l'effet d'une représentation beaucoup plus journalistique qu'autre chose des rapports entre science et technique. Ce qui est présenté là, c'est quelque chose qu'on lit depuis très longtemps chez ceux qui réfléchissent à ces choses (au hasard, on trouverait bien des choses à ce sujet et dans ce sens chez Descartes).Dimka a écrit: Il renverse également un peu les rapports entre sciences et techniques. Selon lui, les élites et les penseurs tendent à séparer artificiellement les deux, pour distinguer un exercice purement intellectuel et noble d’une pratique manuelle un peu stupide (et méprisable), et à affirmer que la technique procède de la science (une idée géniale donne lieu à une application technique). Lui défend l’idée que la plupart du temps, ce sont des expérimentations techniques empiriques (faites selon un esprit scientifique, et pas au hasard du genre « oups, j’ai fait tombé des métaux dans le feu et j’ai vu que ça faisait un alliage ») qui permettent de former une connaissance scientifique, et que tout est donc très lié (du moins avant).
- SulfolobusÉrudit
Tout d'abord, merci Dimka pour la référence et la synthèse. Je rajoute directement ce livre sur ma (longue) liste de lecture.
Enfin, la science n'est pas une question d'avoir raison ou tort. La science est une démarche intellectuelle, qui vise à expliquer rationnellement et logiquement le monde physique par une démonstration. En ce sens, des idées, des hypothèses correctes mais non démontrées ne sont pas acceptées et des théories certes limitées (voire fausses) mais qui n'ont pas montrées leur faiblesse restent acceptées en attendant mieux. Tout enseignement scientifique digne de ce nom d'ailleurs insiste sur les limites des modèles actuels.
Affirmer que les marées sont sous l'influence de la Lune ne revient pas à le montrer. Et je ne suis pas sûre du tout qu'on puisse prouver que les marins de l'époque pouvaient démontrer scientifiquement la véracité de leurs dires, pourtant corrects.
Il ne faut pas non plus oublier que les scientifiques sont des intellectuels complets et que la science est une des composantes de ce qui fait d'eux des personnes engagées. Il est au niveau personnel impossible de séparer son savoir scientifique de ses convictions : il est impossible que son savoir scientifique n'entraine pas des convictions qui en découleront. C'est vrai aujourd'hui, c'était vrai hier.
le développement de demain.
Je serai curieuse de savoir ce que Conner appelle sciences... Quelle est sa définition ?Dimka a écrit:
Conner se propose de ré-écrire l’histoire des sciences des origines jusqu’à maintenant. L’idée globale, c’est que les sciences (et techniques) sont historiquement d’origine populaire et collective, contrairement à ce que présente l’histoire traditionnelle des sciences, avec ses grands hommes géniaux (Pythagore, Copernic, etc.) et leurs grandes inventions, intuitions ou découvertes, et que l’esprit scientifique se trouve déjà dans les peuples sans écriture (l’auteur conteste aussi l’idée de la Grèce antique entourée de civilisations imbéciles et inventant la science), tout comme il se maintient chez les hommes et les femmes du peuple, à toutes les périodes.
je ne suis pas sûre que je considèrerais la géographie comme une science.Conner montre même que parfois la science élitiste provoque des retards dans le progrès de la connaissance (par exemple, p. 284, il est question des géographes érudits qui freinent le développement de la cartographie en contestant les avancées des marins), ou de savants qui nient les sciences populaires (comme Galilée qui ridiculise les marins, quand ils affirment l’influence de la Lune sur les marées, p. 269).
Enfin, la science n'est pas une question d'avoir raison ou tort. La science est une démarche intellectuelle, qui vise à expliquer rationnellement et logiquement le monde physique par une démonstration. En ce sens, des idées, des hypothèses correctes mais non démontrées ne sont pas acceptées et des théories certes limitées (voire fausses) mais qui n'ont pas montrées leur faiblesse restent acceptées en attendant mieux. Tout enseignement scientifique digne de ce nom d'ailleurs insiste sur les limites des modèles actuels.
Affirmer que les marées sont sous l'influence de la Lune ne revient pas à le montrer. Et je ne suis pas sûre du tout qu'on puisse prouver que les marins de l'époque pouvaient démontrer scientifiquement la véracité de leurs dires, pourtant corrects.
Je serai curieuse de voir ses arguments.D’autre part, Conner estime que l’accaparement du savoir scientifique et la mise en place d’élites scientifiques (donc avec de « grands hommes ») tend à dépouiller la collectivité de son savoir scientifique et à le retourner contre elle pour l’aliéner.
Je ne connais aucun scientifique qui prétendrait que l'histoire des sciences n'est pas liée à l'histoire politique, sociale et économique.De manière plus générale, il essaie de montrer que les sciences élitistes et leurs représentants orientent et utilisent la science de façon idéologique et politique, à des fins de pouvoirs, en dépit des affirmations de neutralité : pour lui, l’histoire des sciences est liée à l’histoire politique, sociale, économique.
Il ne faut pas non plus oublier que les scientifiques sont des intellectuels complets et que la science est une des composantes de ce qui fait d'eux des personnes engagées. Il est au niveau personnel impossible de séparer son savoir scientifique de ses convictions : il est impossible que son savoir scientifique n'entraine pas des convictions qui en découleront. C'est vrai aujourd'hui, c'était vrai hier.
Beaucoup de scientifiques approuveraient. Et on le voit d'ailleurs ressurgir avec l'idée que la recherche fondamentale d'aujourd'hui permetIl renverse également un peu les rapports entre sciences et techniques. Selon lui, les élites et les penseurs tendent à séparer artificiellement les deux, pour distinguer un exercice purement intellectuel et noble d’une pratique manuelle un peu stupide (et méprisable), et à affirmer que la technique procède de la science (une idée géniale donne lieu à une application technique). Lui défend l’idée que la plupart du temps, ce sont des expérimentations techniques empiriques (faites selon un esprit scientifique, et pas au hasard du genre « oups, j’ai fait tombé des métaux dans le feu et j’ai vu que ça faisait un alliage ») qui permettent de former une connaissance scientifique, et que tout est donc très lié (du moins avant).
le développement de demain.
Dis comme ça, j'ai l'impression qu'il réinvente la roue connue des scientifiques depuis bien longtemps.En tous cas, j’ai eu l’impression de me défaire de pas mal de préjugés : je ne me suis jamais particulièrement intéressé à l’histoire des sciences, donc j’ai les connaissances de bases sans avoir y avoir trop réfléchi : là, Conner s’amuse à déboulonner à peu près toutes les statues, pour montre que tel ou tel « grand homme » doit être remis dans son contexte, a bénéficié de telle ou telle connaissance populaire, s’est carrément approprié à des fins politiques telle idée, a été présenté de façon bien trop hagiographique par l’histoire traditionnelle des sciences, voire a été un franc imbécile.
- Dr RaynalHabitué du forum
Ouais... Cela me semble être du même tonneau que les arguties d'un Feyerabend, avec un peu moins d'outrances. On en reste à une optique postmoderne, qui voit du "social" partout, des "constructions", et fait preuve d'un panrelativisme qui, scientifiquement, confine parfois à l'absurde.
Mias à l'heure des "comités de science citoyenne" et autres, je suis certain qu'il surfe sur l'air du temps.
Sokal et Bricmont ont encore du travail...
Mias à l'heure des "comités de science citoyenne" et autres, je suis certain qu'il surfe sur l'air du temps.
Sokal et Bricmont ont encore du travail...
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