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Lefteris
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par Lefteris Mer 18 Nov 2015 - 0:08
Michel Pastoureau, Les couleurs de nos souvenirs, p. 150-151

"Vive le latin à l’école !

  1er octobre 1957 : pour moi, jour de rentrée en sixième au lycée Michelet, à Vanves, immense établissement public de la proche banlieue sud de Paris, fondé sous le Second Empire et doté d’un parc magnifique dont j’ai déjà parlé. En ce temps-là, on ne distinguait pas le collège du lycée comme on le fait aujourd’hui : dans l’enseignement général, tout était lycée, de la sixième à la terminale. En outre, pour tout le monde, y compris pour les écoles maternelles et primaires, la rentrée des classes avait lieu le 1er octobre, jour fortement républicain, soumis à des rituels quasi liturgiques.
   J’entre donc en sixième, perdu dans mes habits du dimanche (ou ce qui en tient lieu) et en proie à des émotions fortes. Heureusement, ma mère m’assiste dans ce rite de passage obligé et, comme la plupart des parents, reste auprès de moi jusqu’à ce que mon nom soit appelé. Je rejoins alors le groupe de la future sixième « A / 3 ». Les langues que j’ai choisies, ou plutôt que mes parents ont choisies pour moi, expliquent ce mystérieux indice alphanumérique : en sixième A / 3, on « fait » du latin et de l’allemand. C’est une sixième « classique ».
   À l’appel de mon nom je reçois un précieux et énigmatique morceau de carton bleu, à garder toute la journée : c’est ce bleu qui indique que je suis « classique » ; ceux qui ont choisi « moderne », c’est-à-dire qui dès la sixième ont renoncé à apprendre le latin, ont reçu un carton rouge, déjà perçu comme plus ou moins infamant, même si un tel carton n’existe pas encore sur les terrains de sport. Non seulement, en cette fin des années 1950, tout bon élève se doit d’apprendre le latin, mais pour tous ceux qui ont pris cette voie « classique » le latin est et restera, de la sixième à la première, la matière principale. Certains lecteurs auront peut-être du mal à croire que le latin, il y a un demi-siècle – c’est-à-dire hier –, était encore, dans les lycées français publics, la matière principale. De même qu’ils auront du mal à admettre qu’en ces années-là, et pour une décennie encore, les très bons élèves, ceux qui étaient premiers dans toutes les matières, étaient plus nombreux à se diriger vers les lettres que vers les sciences. C’était pourtant la réalité. Normale sup-Lettres avait alors un prestige bien plus grand que Polytechnique. Cela ne me concernait pas. Je n’ai jamais eu à choisir entre les lettres et les sciences, ni à me plaindre que le latin occupât une telle place dans les études secondaires : c’était à la fois ma matière forte et ma matière préférée. Je ne l’ai jamais abandonnée, et depuis ce 1er octobre 1957, par plaisir ou par nécessité, je lis et traduis du latin tous les jours."

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"La réforme [...] c'est un ensemble de décrets qui s'emboîtent les uns dans les autres, qui ne prennent leur sens que quand on les voit tous ensemble"(F. Robine , expliquant sans fard la stratégie du puzzle)

Gallica Musa mihi est, fateor, quod nupta marito. Pro domina colitur Musa latina mihi.

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par Fires of Pompeii Mer 18 Nov 2015 - 7:10
C'est beau. Merci.

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Je ne dirai qu'une chose : stulo plyme.
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par Jane Mer 18 Nov 2015 - 7:45
Je suis entrée en 6e allemand latin en 1982 dans un collège public. Visiblement, j'avais un chef "old school" puisqu'il paraît qu'à cette date-là, les 6e allemand latin n'existaient déjà plus. Ce qui fut bon pour moi (et aurait pu l'être pour mes parents s'ils avaient eu la chance d'aller au lycée) ne l'est visiblement pas pour mes enfants.

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par Carnyx Mer 18 Nov 2015 - 13:24
Intervention de Vincent Descombes, spécialiste de la philosophie de l'esprit, de philosophie du langage et de philosophie de l'action :

Je conseille inconditionnellement cette petite merveille, d’érudition, d’humour et de profondeur qu’est l’ouvrage de Wilfried Stroh : Le latin est mort, vive le latin ! Stroh, qui enseigne le latin à l’université de Munich, rappelle que le latin a toujours été une langue morte…Fixé à l’époque de Cicéron, mort une première fois avec les invasions barbares, ressuscité, mort une deuxième fois, abandonné comme langue scholastique , etc. Il faudrait citer la dernière page qui fait l’éloge de la langue latine, avec toutes ses potentialités d’expression. Je relisais aussi, le texte du grand penseur  marxiste, Antonio Gramsci, grand défenseur du latin, mort quasiment dans les geôles de Mussolini, qui dans ses Carnets de prison, montre, dans des conditions sociales absolument nouvelles, comment le latin est indispensable pour une acquisition du sens historique, et combien, s’il venait par malheur à disparaître, il serait difficilement remplaçable, dans sa valeur formatrice. Il s’agit de textes forts, qui mériteraient d’être plus connus. Arguments que l’on retrouve dans le grand texte d’Eugenio Guarini, cet humaniste à qui l’on doit la grande et unique synthèse sur le développement et le  destin de l’éducation classique entre le XIVe et le XVIIIe siècle : L’Education de l’homme moderne (Fayard, 1968)

https://sites.google.com/site/sanslelatin/colloques-et-publications/textes-des-conferences/v-descombes-et-d-kambouchner-le-latin-langue-philosophique

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Of all tyrannies, a tyranny sincerely exercised for the good of its victims may be the most oppressive. It would be better to live under robber barons than under omnipotent moral busybodies. The robber baron’s cruelty may sometimes sleep, his cupidity may at some point be satiated; but those who torment us for our own good will torment us without end for they do so with the approval of their own conscience.
Carnyx
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par Carnyx Mer 18 Nov 2015 - 13:53
Antonio Gramsci, Cahiers de prison.

La tendance actuelle est d’abolir tout type d’école « désintéressée » (non immédiatement intéressée) et formatrice, quitte à en laisser subsister un modèle réduit pour une petite élite de messieurs et de dames qui n’ont pas de souci de se préparer un avenir professionnel...

Dans la vieille école l’étude grammaticale des langues latine et grecque, jointe à l’étude des littératures et des histoires politiques respectives, était un principe éducatif dans la mesure où l’idéal humaniste, qui s’incarne dans Athènes et Rome, était répandu dans toute la société, était un élément essentiel de la vie et de la culture nationales. Même le caractère mécanique de l’étude grammaticale était vivifié par la perspective culturelle. Les notions particulières n’étaient pas apprises en vue d’un but immédiat pratico-professionnel : le but apparaissait désintéressé parce que l’intérêt était le développement intérieur de la personnalité, la formation du caractère à travers l’absorption et l’assimilation de tout le passé culturel de la civilisation européenne moderne. On n’apprenait pas le latin et le grec pour les parler, pour devenir employé d’hôtel, interprète, correspondant commercial. On les apprenait pour connaître la civilisation des deux peuples, présupposé nécessaire à la civilisation moderne, c’est-à-dire pour être soi-même et se connaître soi-même en pleine conscience. Les langues latine et grecque étaient apprises selon la grammaire, mécaniquement, mais il y a beaucoup d’injustice et d’impropriété dans l’accusation de mécanisme et d’aridité. On a affaire à de jeunes enfants auxquels il importe de faire acquérir certaines habitudes de diligence, d’exactitude, de bonne tenue même physique, de concentration psychique sur des sujets déterminés, habitudes qu’on ne peut acquérir sans répétition mécanique d’actes disciplinés et méthodiques. Un savant de quarante ans serait-il capable de rester seize heures de suite assis à son bureau s’il n’avait dès l’enfance été contraint, par coercition mécanique, d’adopter les habitudes psycho-physiques appropriées ? Si l’on veut sélectionner de grands hommes de science, c’est encore par là qu’il faut commencer, et c’est sur tout le domaine scolaire qu’il faut faire pression pour réussir à faire émerger ces milliers ou ces centaines, ou ne serait-ce que ces douzaines de savants de grand talent, dont toute civilisation a besoin (même si l’on peut faire de grands progrès dans ce domaine, à l’aide des crédits scientifiques adéquats, sans revenir aux méthodes scolaires des jésuites).

On apprend le latin (ou mieux, on étudie le latin), on l’analyse jusqu’à ses subdivisions les plus élémentaires, on l’analyse comme une chose morte, c’est vrai, mais toute analyse faite par un enfant ne peut porter que sur des choses mortes ; d’autre part, il ne faut pas oublier que là où cette étude est faite sous cette forme, la vie des Romains est un mythe qui, dans une certaine mesure, a déjà intéressé l’enfant et l’intéresse, si bien que dans ce qui est mort est présente une plus grande vie. Et puis, la langue est morte, est analysée comme une chose inerte, comme un cadavre sur la table de dissection, mais elle revit continuellement dans les exemples, dans les narrations. Pourrait-on étudier de la même façon l’italien ? Impossible ; aucune langue vivante ne pourrait être étudiée comme le latin, cela serait et semblerait absurde. Aucun enfant ne connaît le latin quand il en commence l’étude par une telle méthode analytique. Une langue vivante pourrait être connue et il suffirait qu’un seul enfant la connaisse pour rompre le charme : tous iraient à l’école Berlitz, tout de suite. Le latin (le grec aussi) se présente à l’imagination comme un mythe, même pour l’enseignant. On n’étudie pas le latin pour apprendre le latin ; depuis longtemps, en vertu d’une tradition culturelle-scolaire dont on pourrait rechercher l’origine et le développement, on étudie le latin comme élément d’un programme scolaire idéal, élément qui résume et satisfait toute! Une série d’exigences pédagogiques et psychologiques ; on l’étudie pour habituer les enfants à étudier d’une façon déterminée, à analyser un corps historique qu’on peut traiter comme un cadavre constamment rappelé à la vie ; pour les habituer à raisonner, à abstraire schématiquement tout en étant capables de redescendre de l’abstraction à la vie réelle immédiate, pour voir dans chaque fait ou chaque donnée ce qu’il a de général et ce qu’il a de particulier, le concept et l’individu. Et la constante comparaison entre le latin et la langue qu’on parle, que ne signifie-t-elle pas du point de vue éducatif ? La distinction et l’identification des mots et des concepts, toute la logique formelle avec les contradictions des opposés et l’analyse des différents, avec le mouvement historique de l’ensemble linguistique qui se modifie dans le temps, qui a un devenir et n’est pas seulement une entité statique. Pendant les huit ans de gymnase-lycée. On étudie toute la langue historiquement réelle, après l’avoir vue photographiée dans un instant abstrait sous forme de grammaire : on l’étudie depuis Ennius (et même depuis les termes des fragments des Douze Tables) jusqu’à Phèdre et aux auteurs chrétiens ; un processus historique est analysé de sa naissance à sa mort dans le temps, mort apparente puisqu’on sait que l’italien, auquel le latin est continuellement confronté, est du latin moderne. On étudie la grammaire d’une certaine époque, une abstraction, le vocabulaire d’une période déterminée, mais on étudie (par comparaison) la grammaire et le vocabulaire de chaque auteur déterminé, et la signification de chaque terme dans chaque « période  »  (stylistique) déterminée, on découvre ainsi que la grammaire et le vocabulaire de Phèdre ne sont pas ceux de Cicéron, ni ceux de Plaute ou de Lactance et Tertullien, qu’un même assemblage de sons n’a pas la même signification à différentes époques, chez différents écrivains. On compare continuellement le latin et l’italien ; mais chaque mot est un concept, une image dont la coloration varie selon les temps et les personnes dans chacune des deux langues comparées. On étudie l’histoire littéraire des livres écrits dans cette langue, l’histoire politique, les hauts faits des hommes qui ont parlé cette langue. Tout ce complexe organique détermine l’éducation du jeune homme, du fait qu’il a parcouru, ne serait-ce que matériellement, cet itinéraire avec ces étapes, etc. Il s’est plongé dans l’histoire, il a acquis une intuition historiciste du monde et de la vie, qui devient une seconde nature, presque une spontanéité, parce qu’elle n’a pas été inculquée de façon pédantesque, par une « volonté » extrinsèquement éducative. Cette étude éduquait sans en avoir la volonté expressément déclarée, avec le minimum d’intervention « éducatrice » de l’enseignant : elle éduquait parce qu’elle instruisait. Des expériences logiques, artistiques, psychologiques étaient faites sans « y réfléchir », sans se regarder continuellement dans la glace, et surtout étaient faites une grande expérience « synthétique », philosophique, de développement historico-réel. Cela ne veut pas dire (et le penser serait stupide) que le latin et le grec, comme tels, aient des vertus intrinsèquement thaumaturgiques dans le domaine éducatif. C’est toute la tradition culturelle, vivante aussi et surtout hors de l’école, qui, dans un milieu donné, produit de telles conséquences. On voit d’ailleurs comment, une fois changée la traditionnelle intuition de la culture, l’école est entrée en crise, et est entrée en crise l’étude du latin et du grec.

https://www.marxists.org/francais/gramsci/intell/intell2.htm

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par Lefteris Mer 18 Nov 2015 - 14:00

Alain, Propos sur le bonheur, 1924

« On dit que le bonheur nous fuit toujours. Cela est vrai du bonheur reçu, parce qu’il n’y a point de bonheur reçu. Mais le bonheur que l’on se fait ne trompe point. C’est apprendre, et l’on apprend toujours. Plus on sait et plus on est capable d’apprendre. D’où le plaisir d’être latiniste, qui n’a point de fin, mais qui plutôt s’augmente par le progrès ».


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par Lefteris Mer 25 Nov 2015 - 17:18
Jules Marouzeau, 10 causeries sur le latin

« Pour comprendre l’idée, on ne saura jamais trop bien la langue, la savoir juste assez, c’est la savoir trop peu. Comprendre en gros ce qu’un écrivain a voulu dire, c’est ne pas le comprendre du tout. ; sa pensée vraie, profonde, est la résultante d’un ensemble de nuances, de finesses, qui n’apparaissent qu’aux initiés. Retenir l’essentiel et négliger le détail, vous savez que c’est la ruine de toute connaissance ; la science moderne s’écroulerait en bloc si elle n’avait pour s’étayer les patientes constructions des spécialistes, et tout votre travail d’écoliers ne consiste-t-il pas en somme à apprendre plus pour savoir assez ? »

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Oudemia
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par Oudemia Mer 25 Nov 2015 - 19:32
Marcel Pagnol

http://www.ina.fr/video/CPF86642784/marcel-pagnol-video.html

Courte interview de 5' à propos de la parution de sa traduction des Bucoliques (merci à Elpenor pour ce lien dans le fil Bibliographie de littérature antique).

Réponse aux propos, très datés 1958, du journaliste, à 3' :
"On dit couramment qu'à l'époque atomique le latin est une bien triste chose, inutile pour les études, qu'en pensez-vous ?
 - Je trouve que c'est tout à fait absurde, et qu'il serait très dangereux de supprimer ce qu'on appelait autrefois, en somme, les humanités pour les remplacer par quoi ? la science ? mais apprendre le latin ne gêne guère pour la science..."
(et de rappeler l'existence de la série latin-sciences)

"Les études de  latin donnent  donc une vision plus large du monde ?
- Plus large et surtout plus humaine, ce n'est pas pour rien qu'on les appelait les humanités. Le latin est la base de la civilisation, surtout pour nous autres Latins (...)"

"Si je comprends bien, en supposant qu'on diminue le nombre d'heures de latin, vous croyez que l'esprit même de notre civilisation basculera?
- Mais sans aucun doute " (et il parle ensuite de la spécialisation)
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par Lefteris Mer 25 Nov 2015 - 22:00
Oudemia a écrit:Marcel Pagnol

http://www.ina.fr/video/CPF86642784/marcel-pagnol-video.html

Vraiment excellent , et un argument tout simple : faire du latin n'empêche pas de faire des sciences.

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Carnyx
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par Carnyx Sam 19 Déc 2015 - 13:29
Nuccio Ordine cite Gramsci et Julien Gracq dans son génial petit livre L’Utilité de l’inutile, Les Belles Lettres, 2013 :

« À QUOI SERVENT LES LANGUES DU PASSÉ ? JOHN LOCKE ET ANTONIO GRAMSCI

    Combien de lecteurs seront-ils encore intéressés par les pages passionnées de John Henry Newman? Probablement un petit nombre, si l'on songe que la logique utilitariste frappe également sans pitié les disciplines étudiées dans les curricula des lycées et des universités. Pourquoi enseigner les langues classiques dans un monde où on ne les parle plus et où, surtout, elles n'aident en rien à trouver un emploi ?
    Parmi les pauvres arguments des nouveaux manageurs de l'instruction, on voit de nouveau figurer en bonne place les réflexions de Locke alors même que celui-ci considérait malgré tout le latin comme un bagage nécessaire à la formation des gentlemen :
    Peut-il y avoir rien de plus ridicule que de voir un père dépenser son argent et le temps de son fils, pour lui faire      apprendre la langue des Romains, alors qu'il le destine au commerce, à a une profession où, ne faisant aucun usage du latin, il ne peut manquer d’oublier le peu qu’il en a appris au collège et que neuf fois sur dix il a pris en dégoût, à cause des mauvais traitements que cette étude lui a valus ?


    Étant donné l’actuelle manière de raisonner, dictée par l’utilitarisme le plus extrême, Antonio Gramsci ferait sourire aujourd’hui avec l’ardente invitation à étudier le latin et le grec qu’il a lancée en 1932 dans une page vibrante de ses Cahiers de prison :
    Dans la vieille école l’étude grammaticale des langues latine et grecque, jointe à l’étude des littératures et des histoires politiques respectives, était un principe éducatif dans la mesure où l’idéal humaniste, qui s’incarne dans Athènes et Rome, était répandu dans toute la société, était un élément essentiel de la vie et de la culture nationales… Les notions particulières n’étaient pas apprises en vue d’un but immédiat pratico-professionnel : le but apparaissait désintéressé parce que l’intérêt était le développement intérieur de la personnalité… On n’apprenait pas le latin et le grec pour les parler, pour devenir employé d’hôtel, interprète, correspondant commercial. On les apprenait pour connaître la civilisation des deux peuples, présupposé nécessaire à la civilisation moderne, c’est-à-dire pour être soi-même et se connaître soi-même en pleine conscience.

    Mais, malgré de nombreuses protestations et plusieurs ouvrages consacrés à la défense des langues classiques, par une minorité éclairée de professeurs-résistants et d’intellectuels-militants, nul ne semble plus en mesure d’enrayer le déclin. Les étudiants sont dissuadés de suivre des parcours qui ne déboucheront sur des récompenses tangibles et sur des gains immédiats Peu à peu, la croissante désaffection pour le latin et le grec finira par effacer définitivement une culture qui pourtant nous habite et qui nourrit indiscutablement notre savoir. Julien Gracq se montrait perspicace quand, dans Le Monde daté du 5 janvier 2000, il dénonçait le triomphe, dans l’enseignement, d’une communication toujours plus triviale et fondée sur la montée en puissance de l’anglais aux dépens des langues considérées comme inutiles, telles que le latin :
    Outre leur langue maternelle, les collégiens apprenaient jadis une seule langue, le latin : moins une langue morte que le stimulus artistique incomparable d’une langue entièrement filtrée par une littérature. Ils apprennent aujourd’hui l’anglais, et ils l’apprennent comme un esperanto qui a réussi, c’est-à-dire comme le chemin le plus court et le plus commode de la communication triviale : comme un ouvre-boîte, un passe-partout universel. Grand écart qui ne peut pas être sans conséquence : il fait penser à la porte inventée autrefois par Duchamp, qui n’ouvrait une pièce qu’en fermant l’autre.

    Et si, naturellement, la conséquence de ces tendances est que peu d’étudiants s’inscrivent aux cours de latin et de grec, la solution pour résoudre le problème du coût des professeurs semble très simple : supprimer leur enseignement. Même chose pour le sanscrit ou pour toute autre langue ancienne.

    Dans certaines facultés, il est même devenu risqué de s’orienter vers les études de philologie ou de paléographie. Cela signifie que, dans les quelques décennies à venir, quand on verra partir à la retraite les derniers philologues, les derniers paléographes et les derniers spécialistes des langues du passé, il faudra fermer les bibliothèques et les musées, et même renoncer aux fouilles archéologiques et à la reconstitution des textes et des documents. Et tout cela ne pourra pas ne pas entraîner des conséquences désastreuses pour le devenir de la démocratie (comme l’a récemment montré Yves Bonnefoy dans sa défense passionnée du latin et de la poésie) et de la liberté (comme l’a souligné Giorgio Pasquali, qui voyait dans la récupération philologique de l’authenticité des textes un acte fondé sur le soutien mutuel de la vérité et de la liberté).

    Au train où vont les choses, ces coups d’éponge successifs finiront par effacer les contenus de notre mémoire, jusqu’à une amnésie complète. Alors la déesse Mnémosyne, mère des arts et des savoirs dans la mythologie gréco-romaine, sera contrainte de quitter la Terre pour toujours. Et avec elle, malheureusement, disparaîtra chez les hommes tout désir d’interroger le passé pour comprendre le présent et imaginer le futur. Nous aurons une humanité privée de mémoire qui perdra complètement le sens de sa propre identité et de sa propre histoire.

    Dans un tel contexte, les classiques de la philosophie et de la littérature occupent une place toujours plus marginale dans les écoles et les universités. Les élèves et les étudiants passent de longues années dans leurs salles de cours sans jamais lire en entier les grands textes fondateurs de la culture occidentale. »

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