- RuthvenGuide spirituel
Je ne réagis jamais à chaud en cours sur l'actualité, mais si jamais il fallait le faire, pas tant par prescription extérieure que par la demande trop insistante des élèves, je partage un petit texte de F. Gros qui peut servir de support pour penser la situation tout en neutralisant le pathos par une approche théorique (non que le pathos soit condamnable en soi, mais pédagogiquement, c'est explosif).
F. Gros, Etats de violence. Essai sur la fin de la guerre
§1. La guerre « publique et juste », chaos de forces soumis aux structures de l’éthique, du politique et du juridique, se défait sous nos yeux. Des états de violence inédits se dessinent dont les lignes de force demeurent à dégager, décrire, conceptualiser. Après Platon, Hobbes, Hegel, Nietzsche, la violence collective et armée n’a plus le même visage.
§2. La guerre, dans la longue histoire des hommes, aura eu ses acteurs et ses scènes, ses héros et ses espaces, ses personnages et ses théâtres. Diversité incroyable des uniformes, des costumes, accoutrements, panoplies, équipements. Multiplicité des terrains : boue épaisse ou poussière asphyxiante, marécages poisseux, défilés rocheux, prairies grasses ou mornes plaines, collines accidentées, montagnes dentelées, murs épais des cités fortifiées, chicanes et fossés profonds. Sans même parler des tactiques de combat, de l’évolution technique des armes. Mais ce qui malgré tout demeurait et fondait le partage entre guerres majeures et mineures, grandes et petites, vraies et dégradées, c’était cette forme pure de deux armées engageant des forces représentant des entités politiques identifiables, s’affrontant lors de batailles décisives, terrestres ou maritimes, qui les mettaient au contact, avec leur principe de clôture : victoire ou défaite. Est-elle encore possible, depuis que les grandes et principales puissances disposent de l’arme absolue (le feu nucléaire), depuis encore qu’une seule possède une supériorité écrasante des forces classiques de destruction, des technologies de repérage, des techniques de frappe de précision, depuis enfin que les démocraties ont développé une culture de la négociation, de l’arbitrage où le recours à la force nue est donné comme inadéquat, sauvage, contre-productif ? Imagine-t-on qu’à l’avenir encore de grandes puissances mobilisent l’ensemble de leurs forces vives pour se mesurer ?
§3. Dans la trame visible, déchirée des grandes violences contemporaines, on reconnaît à peine le paysage culturel de la guerre, les nervures de sa représentation dominante. On ne voit plus, et tant mieux, des colonnes de soldats par centaines de milliers gagnant le futur champ de bataille, se disposant en ordre pour la bataille décisive. On n’attend plus avec une ferveur anxieuse la sanction des armes : durée de la bataille, date de la victoire ou de la défaite. Surgissent à la place ces hors-temps de la pure déchirure de l’acte terroriste dans l’espace public de grands centres urbains, du calcul mathématique d’une trajectoire de missile à l’occasion des conflits high-tech, ou du marasme indéfini des guerres civiles dans des États effondrés. Les personnages de la guerre, selon le dispositif conventionnel, c’était d’abord le soldat en uniforme, apte et autorisé à porter et utiliser des armes, appartenant à un régiment. Il obéissait à un officier supérieur, lequel en compagnie de ses pairs définissait une tactique, un but militaire, un plan de bataille, en conformité avec un objectif fixé de haut par un dirigeant politique. Les états de violence font apparaître à la place une multiplicité de figures nouvelles : le terroriste, le chef de factions, le mercenaire, le soldat professionnel, l’ingénieur en informatique, le responsable de la sécurité, etc. Plus d’armée disciplinée, mais des réseaux dispersés, concurrents, de professionnels de la violence. Changements encore au niveau du théâtre des conflits. Pour la guerre : une plaine, des espaces larges, parfois des collines ou des fleuves, en tout cas des campagnes (pour ne pas tenir compte ici des guerres de siège). Et puis vient le spectacle désolant d’après la bataille : les ennemis comme étreints dans la mort, des corps jonchant le sol, des uniformes déchirés, tachés de sang. Un grand silence après tant de cris et de huées. Le nouveau théâtre, c’est aujourd’hui la ville. Non pas la ville fortifiée, derrière laquelle on se retranche, mais la ville vivante des passants. Celle des espaces publics : marchés, gares, terrasses de café, métros... Celle des rues que des snipers isolés transforment en théâtre de foire pour des divertissements atroces. À la place des grandes colonnes de soldats qui avancent d’un pas réglé, et croisent des civils en exode vers l’intérieur des terres, on aura vu, encombrant les routes, des hordes de réfugiés emportant de maigres bagages, fuyant le chaos vers des camps de regroupement au-delà des frontières. Au lieu du champ de bataille désolé où les ennemis se mêlaient dans la mort comme pour une communion ultime, on trouve des charniers de civils massacrés à la hâte.
§4. Temps et espaces, personnages et cadavres. Ce n’est là sans doute que le régime d’images de la violence armée qui se trouve transformé. Le pari philosophique serait de dire qu’autre chose que la guerre advient qu’on pourrait nommer provisoirement « états de violence », par quoi ils s’opposeraient à ce que les classiques avaient défini comme « état de guerre » et aussi comme « état de nature ». Concept par provision, qui se soutient de la fiction philosophique d’une fin de la guerre, l’état de violence connaît des principes de structuration spécifiques : principes d’éclatement stratégique, de dispersion géographique, de perpétuation indéfinie, de criminalisation, qui tous s’opposent à l’état de guerre.
§5. La guerre était publique et centralisée. Elle s’organisait selon des structures hiérarchisées et pyramidales de commandement. Les états actuels de violence semblent relativement anarchiques et privatisés. On agit par petits groupes qui peuvent être atomisés et profiter d’une situation de délabrement étatique pour faire main basse sur des ressources, ou bien par réseaux ultrasecrets internationaux, comme les groupuscules terroristes, sans qu’il y ait véritablement un commandement central dont on attendrait absolument des consignes, ou encore par regroupements ethniques, religieux, court-circuitant les identités citoyennes publiques. Eclatement stratégique.
§6. La guerre fonctionnait par concentration géographique de la violence armée. Elle définissait des champs de bataille où on réunissait les troupes pour un affrontement majeur. Elle opérait souvent une séparation entre un pourtour brûlant (les frontières menacées), et un intérieur plus préservé. Aujourd’hui la mort violente peut survenir partout, et particulièrement au centre des grandes capitales. Elle est intensité ponctuelle, sans lieu propre prévisible. L’état de violence est global, en ce qu’il organise le choc de deux séries locales. Le terrorisme par exemple, ce ne sont plus deux États qui sont en guerre : c’est la capacité pour un groupuscule formé dans des montagnes reculées de massacrer à l’autre bout du monde des gens faisant leurs courses au magasin du coin. Dispersion spatiale.
§7. La guerre fonctionnait selon une temporalité fortement scandée : la déclaration de guerre, la mobilisation des armées, leur avance progressive, le jour de la grande bataille, etc. Elle était faite pour obtenir une décision qui puisse ramener la paix. La guerre portait avec elle l’exigence de son achèvement : son accomplissement était sa fin. Les périodes de paix alternaient avec les périodes de guerre, de manière relativement exclusive. Les conflits actuels ouvrent au contraire le temps indéfini des états intermédiaires. Celui des conflits endémiques dans des États délabrés. Le marasme profite à ses acteurs, permettant l’impunité des exactions et autres pillages. Celui des états d’alerte permanents où la paix publique est traversée par une menace permanente de terreur. Perpétuation indéfinie.
§8. La guerre dans sa forme classique opposait des soldats armés s’entre-tuant selon des codes. Aujourd’hui, ce sont des civils essentiellement qui meurent, victimes des actes terroristes, des missiles téléguidés, des meutes armées sillonnant des contrées ravagées. Criminalisation.
§9. La tentation critique serait ici de multiplier les analyses négatives, et voir dans ces états de violence un retour à un état de nature chaotique des forces, en autant de points d’effondrement des anciennes figures. Comprendre l’état de violence comme état de nature, c’est réfléchir les nouveaux conflits uniquement en termes de barbarisation, privatisation, et dérégulation.
§10. Barbarisation. Côté éthique, les nouvelles violences seraient résolument sauvages : elles voueraient ceux qui s’y livrent au chaos nu d’instincts primitifs qu’on croyait révolus, au moins chez les peuples civilisés. Devant les populations civiles spoliées par des factions en armes, les femmes violées, les maisons saccagées, on dénonce en vrac la cruauté, l’avidité, l’ignoble jouissance. Quand la violence prend plutôt le visage glacé d’un attentat minutieusement préparé, atroce dans l’intelligence de sa perfection technique, c’est toujours nihilisme de la volonté. On dénonce l’acte barbare contre la civilisation.
§11. Privatisation. Sous l’aspect politique, les conflits actuels dans des zones sans souveraineté efficace sont réputés fondamentalement anarchiques : aucun projet politique ne les supporterait, aucune promesse de nouvel ordre ne les soutiendrait. Pure logique de prédation. On n’a plus d’armées, mais des groupes d’intérêt : factions armées, réseaux de terroristes, groupes paramilitaires, maffias. La guerre réglée s’abîme dans un retour aux cycles infernaux des vengeances et des spoliations. On dira alors que ces nouvelles violences naissent de l’effondrement des États. On savait l’État acteur autorisé des guerres, et aussi celui qui les fomente. La perte d’État ferait apparaître, en lieu et place des guerres classiques, des conflits informes mille fois plus cruels.
§12. Dérégulation. Fin de la guerre juste, quoi qu’on prétende. Elle se trouve débordée par le haut et le bas : par une transcendance absolue, ou par une immanence radicale. Guerre sainte ou guerre vitale. Les impératifs de la vie et du sacré brisent tout encadrement juridique des guerres au nom d’une loi absolue : urgence vitale des prédations ou exigences sacrées du fanatisme.
§13. Autrefois donc, à la guerre on se battait en brave, sous un commandement et une bannière, pour des motifs réputés justes. L’état de violence serait fondamentalement barbare, anarchique, criminel. Renversement de l’éthique du guerrier par la libération incontrôlée des pulsions sauvages. Effondrement du cadre politique par la prolifération d’enjeux infra-nationaux qui se renforcent : identitaires et régionalistes, commerciaux et maffieux. Implosion des normes juridiques par l’invocation d’absolus.
§14. Devant l’inquiétante étrangeté de ces conflits difficilement identifiables ou codifiables dans les cadres de l’analyse stratégique classique, on entend même : le pire serait à venir. Il faut dire que la polémologie n’y reconnaît plus ses petits : ni ses chefs responsables, ni ses soldats dociles, ni ses héros splendides, ni ses morts au champ d’honneur. On en vient même parfois à se plaindre. À ce point pourtant, la nostalgie est difficilement supportable. Surtout pour regretter des guerres qu’on n’a parfois même pas vécues soi-même. Ces bonnes vieilles guerres, avec de bons vieux ennemis, fomentées par des États, arguant de « raisons », doit-on rappeler qu’elles furent aussi l’instrument des plus basses ambitions, des plus folles prétentions, des plus sordides calculs ? Qu’elles ont entraîné sans faillir le sacrifice de millions d’hommes qui ne demandaient qu’à vivre, qu’elles ont précocement épuisé des civilisations épanouies, conduit des cultures prestigieuses au suicide ?
§15. Il reste, au-delà d’une pensée nostalgique, à comprendre ce qui agit les états actuels de violence. Plutôt alors que de parler de « nouvelle guerre », de « guerre sauvage », de « guerre sans la guerre », de « guerre sans fin », de « guerre asymétrique », de « guerre civile généralisée », de « guerre fauve », il faut élucider, à la place du jeu ancien de la guerre et de la paix, les structurations de ces états de violence. Les analyses qui suivent n’ont pourtant rien de fixe. Elles constituent une problématisation des conflits des dernières décennies, en tentant de les comprendre comme une logique positive d’états de violence à construire, plutôt que comme déstructuration des guerres classiques et abîme ouvert d’un chaos sans âge. Comme la philosophie classique avait conceptualisé l’état de guerre et de nature, il faudrait esquisser l’analyse philosophique des états de violence, comme distribution contemporaine des forces de destruction
F. Gros, Etats de violence. Essai sur la fin de la guerre
§1. La guerre « publique et juste », chaos de forces soumis aux structures de l’éthique, du politique et du juridique, se défait sous nos yeux. Des états de violence inédits se dessinent dont les lignes de force demeurent à dégager, décrire, conceptualiser. Après Platon, Hobbes, Hegel, Nietzsche, la violence collective et armée n’a plus le même visage.
§2. La guerre, dans la longue histoire des hommes, aura eu ses acteurs et ses scènes, ses héros et ses espaces, ses personnages et ses théâtres. Diversité incroyable des uniformes, des costumes, accoutrements, panoplies, équipements. Multiplicité des terrains : boue épaisse ou poussière asphyxiante, marécages poisseux, défilés rocheux, prairies grasses ou mornes plaines, collines accidentées, montagnes dentelées, murs épais des cités fortifiées, chicanes et fossés profonds. Sans même parler des tactiques de combat, de l’évolution technique des armes. Mais ce qui malgré tout demeurait et fondait le partage entre guerres majeures et mineures, grandes et petites, vraies et dégradées, c’était cette forme pure de deux armées engageant des forces représentant des entités politiques identifiables, s’affrontant lors de batailles décisives, terrestres ou maritimes, qui les mettaient au contact, avec leur principe de clôture : victoire ou défaite. Est-elle encore possible, depuis que les grandes et principales puissances disposent de l’arme absolue (le feu nucléaire), depuis encore qu’une seule possède une supériorité écrasante des forces classiques de destruction, des technologies de repérage, des techniques de frappe de précision, depuis enfin que les démocraties ont développé une culture de la négociation, de l’arbitrage où le recours à la force nue est donné comme inadéquat, sauvage, contre-productif ? Imagine-t-on qu’à l’avenir encore de grandes puissances mobilisent l’ensemble de leurs forces vives pour se mesurer ?
§3. Dans la trame visible, déchirée des grandes violences contemporaines, on reconnaît à peine le paysage culturel de la guerre, les nervures de sa représentation dominante. On ne voit plus, et tant mieux, des colonnes de soldats par centaines de milliers gagnant le futur champ de bataille, se disposant en ordre pour la bataille décisive. On n’attend plus avec une ferveur anxieuse la sanction des armes : durée de la bataille, date de la victoire ou de la défaite. Surgissent à la place ces hors-temps de la pure déchirure de l’acte terroriste dans l’espace public de grands centres urbains, du calcul mathématique d’une trajectoire de missile à l’occasion des conflits high-tech, ou du marasme indéfini des guerres civiles dans des États effondrés. Les personnages de la guerre, selon le dispositif conventionnel, c’était d’abord le soldat en uniforme, apte et autorisé à porter et utiliser des armes, appartenant à un régiment. Il obéissait à un officier supérieur, lequel en compagnie de ses pairs définissait une tactique, un but militaire, un plan de bataille, en conformité avec un objectif fixé de haut par un dirigeant politique. Les états de violence font apparaître à la place une multiplicité de figures nouvelles : le terroriste, le chef de factions, le mercenaire, le soldat professionnel, l’ingénieur en informatique, le responsable de la sécurité, etc. Plus d’armée disciplinée, mais des réseaux dispersés, concurrents, de professionnels de la violence. Changements encore au niveau du théâtre des conflits. Pour la guerre : une plaine, des espaces larges, parfois des collines ou des fleuves, en tout cas des campagnes (pour ne pas tenir compte ici des guerres de siège). Et puis vient le spectacle désolant d’après la bataille : les ennemis comme étreints dans la mort, des corps jonchant le sol, des uniformes déchirés, tachés de sang. Un grand silence après tant de cris et de huées. Le nouveau théâtre, c’est aujourd’hui la ville. Non pas la ville fortifiée, derrière laquelle on se retranche, mais la ville vivante des passants. Celle des espaces publics : marchés, gares, terrasses de café, métros... Celle des rues que des snipers isolés transforment en théâtre de foire pour des divertissements atroces. À la place des grandes colonnes de soldats qui avancent d’un pas réglé, et croisent des civils en exode vers l’intérieur des terres, on aura vu, encombrant les routes, des hordes de réfugiés emportant de maigres bagages, fuyant le chaos vers des camps de regroupement au-delà des frontières. Au lieu du champ de bataille désolé où les ennemis se mêlaient dans la mort comme pour une communion ultime, on trouve des charniers de civils massacrés à la hâte.
§4. Temps et espaces, personnages et cadavres. Ce n’est là sans doute que le régime d’images de la violence armée qui se trouve transformé. Le pari philosophique serait de dire qu’autre chose que la guerre advient qu’on pourrait nommer provisoirement « états de violence », par quoi ils s’opposeraient à ce que les classiques avaient défini comme « état de guerre » et aussi comme « état de nature ». Concept par provision, qui se soutient de la fiction philosophique d’une fin de la guerre, l’état de violence connaît des principes de structuration spécifiques : principes d’éclatement stratégique, de dispersion géographique, de perpétuation indéfinie, de criminalisation, qui tous s’opposent à l’état de guerre.
§5. La guerre était publique et centralisée. Elle s’organisait selon des structures hiérarchisées et pyramidales de commandement. Les états actuels de violence semblent relativement anarchiques et privatisés. On agit par petits groupes qui peuvent être atomisés et profiter d’une situation de délabrement étatique pour faire main basse sur des ressources, ou bien par réseaux ultrasecrets internationaux, comme les groupuscules terroristes, sans qu’il y ait véritablement un commandement central dont on attendrait absolument des consignes, ou encore par regroupements ethniques, religieux, court-circuitant les identités citoyennes publiques. Eclatement stratégique.
§6. La guerre fonctionnait par concentration géographique de la violence armée. Elle définissait des champs de bataille où on réunissait les troupes pour un affrontement majeur. Elle opérait souvent une séparation entre un pourtour brûlant (les frontières menacées), et un intérieur plus préservé. Aujourd’hui la mort violente peut survenir partout, et particulièrement au centre des grandes capitales. Elle est intensité ponctuelle, sans lieu propre prévisible. L’état de violence est global, en ce qu’il organise le choc de deux séries locales. Le terrorisme par exemple, ce ne sont plus deux États qui sont en guerre : c’est la capacité pour un groupuscule formé dans des montagnes reculées de massacrer à l’autre bout du monde des gens faisant leurs courses au magasin du coin. Dispersion spatiale.
§7. La guerre fonctionnait selon une temporalité fortement scandée : la déclaration de guerre, la mobilisation des armées, leur avance progressive, le jour de la grande bataille, etc. Elle était faite pour obtenir une décision qui puisse ramener la paix. La guerre portait avec elle l’exigence de son achèvement : son accomplissement était sa fin. Les périodes de paix alternaient avec les périodes de guerre, de manière relativement exclusive. Les conflits actuels ouvrent au contraire le temps indéfini des états intermédiaires. Celui des conflits endémiques dans des États délabrés. Le marasme profite à ses acteurs, permettant l’impunité des exactions et autres pillages. Celui des états d’alerte permanents où la paix publique est traversée par une menace permanente de terreur. Perpétuation indéfinie.
§8. La guerre dans sa forme classique opposait des soldats armés s’entre-tuant selon des codes. Aujourd’hui, ce sont des civils essentiellement qui meurent, victimes des actes terroristes, des missiles téléguidés, des meutes armées sillonnant des contrées ravagées. Criminalisation.
§9. La tentation critique serait ici de multiplier les analyses négatives, et voir dans ces états de violence un retour à un état de nature chaotique des forces, en autant de points d’effondrement des anciennes figures. Comprendre l’état de violence comme état de nature, c’est réfléchir les nouveaux conflits uniquement en termes de barbarisation, privatisation, et dérégulation.
§10. Barbarisation. Côté éthique, les nouvelles violences seraient résolument sauvages : elles voueraient ceux qui s’y livrent au chaos nu d’instincts primitifs qu’on croyait révolus, au moins chez les peuples civilisés. Devant les populations civiles spoliées par des factions en armes, les femmes violées, les maisons saccagées, on dénonce en vrac la cruauté, l’avidité, l’ignoble jouissance. Quand la violence prend plutôt le visage glacé d’un attentat minutieusement préparé, atroce dans l’intelligence de sa perfection technique, c’est toujours nihilisme de la volonté. On dénonce l’acte barbare contre la civilisation.
§11. Privatisation. Sous l’aspect politique, les conflits actuels dans des zones sans souveraineté efficace sont réputés fondamentalement anarchiques : aucun projet politique ne les supporterait, aucune promesse de nouvel ordre ne les soutiendrait. Pure logique de prédation. On n’a plus d’armées, mais des groupes d’intérêt : factions armées, réseaux de terroristes, groupes paramilitaires, maffias. La guerre réglée s’abîme dans un retour aux cycles infernaux des vengeances et des spoliations. On dira alors que ces nouvelles violences naissent de l’effondrement des États. On savait l’État acteur autorisé des guerres, et aussi celui qui les fomente. La perte d’État ferait apparaître, en lieu et place des guerres classiques, des conflits informes mille fois plus cruels.
§12. Dérégulation. Fin de la guerre juste, quoi qu’on prétende. Elle se trouve débordée par le haut et le bas : par une transcendance absolue, ou par une immanence radicale. Guerre sainte ou guerre vitale. Les impératifs de la vie et du sacré brisent tout encadrement juridique des guerres au nom d’une loi absolue : urgence vitale des prédations ou exigences sacrées du fanatisme.
§13. Autrefois donc, à la guerre on se battait en brave, sous un commandement et une bannière, pour des motifs réputés justes. L’état de violence serait fondamentalement barbare, anarchique, criminel. Renversement de l’éthique du guerrier par la libération incontrôlée des pulsions sauvages. Effondrement du cadre politique par la prolifération d’enjeux infra-nationaux qui se renforcent : identitaires et régionalistes, commerciaux et maffieux. Implosion des normes juridiques par l’invocation d’absolus.
§14. Devant l’inquiétante étrangeté de ces conflits difficilement identifiables ou codifiables dans les cadres de l’analyse stratégique classique, on entend même : le pire serait à venir. Il faut dire que la polémologie n’y reconnaît plus ses petits : ni ses chefs responsables, ni ses soldats dociles, ni ses héros splendides, ni ses morts au champ d’honneur. On en vient même parfois à se plaindre. À ce point pourtant, la nostalgie est difficilement supportable. Surtout pour regretter des guerres qu’on n’a parfois même pas vécues soi-même. Ces bonnes vieilles guerres, avec de bons vieux ennemis, fomentées par des États, arguant de « raisons », doit-on rappeler qu’elles furent aussi l’instrument des plus basses ambitions, des plus folles prétentions, des plus sordides calculs ? Qu’elles ont entraîné sans faillir le sacrifice de millions d’hommes qui ne demandaient qu’à vivre, qu’elles ont précocement épuisé des civilisations épanouies, conduit des cultures prestigieuses au suicide ?
§15. Il reste, au-delà d’une pensée nostalgique, à comprendre ce qui agit les états actuels de violence. Plutôt alors que de parler de « nouvelle guerre », de « guerre sauvage », de « guerre sans la guerre », de « guerre sans fin », de « guerre asymétrique », de « guerre civile généralisée », de « guerre fauve », il faut élucider, à la place du jeu ancien de la guerre et de la paix, les structurations de ces états de violence. Les analyses qui suivent n’ont pourtant rien de fixe. Elles constituent une problématisation des conflits des dernières décennies, en tentant de les comprendre comme une logique positive d’états de violence à construire, plutôt que comme déstructuration des guerres classiques et abîme ouvert d’un chaos sans âge. Comme la philosophie classique avait conceptualisé l’état de guerre et de nature, il faudrait esquisser l’analyse philosophique des états de violence, comme distribution contemporaine des forces de destruction
- OrlandaFidèle du forum
Merci Ruthven.
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"Nous vivons à une époque où l'ignorance n'a plus honte d'elle-même". Robert Musil
- MrBrightsideEmpereur
Un texte clair, même pour moi qui suis philosophically-challenged. Merci pour ce partage.
- AnaxagoreGuide spirituel
Merci Ruthven.
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"De même que notre esprit devient plus fort grâce à la communication avec les esprits vigoureux et raisonnables, de même on ne peut pas dire combien il s'abâtardit par le commerce continuel et la fréquentation que nous avons des esprits bas et maladifs." Montaigne
"Woland fit un signe de la main, et Jérusalem s'éteignit."
"On déclame contre les passions sans songer que c'est à leur flambeau que la philosophie allume le sien." Sade
- chewing-huitreNiveau 3
Merci Ruthven!
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Ils zont zété? Ils le sont-z-encore... Ils le seront-z-à jamais! Si ma haine ira-t-à eux, leur-z-amour ira-t-à-moi!
- PanturleNiveau 8
Merci. C'est très intéressant, en effet.
Ce sont les quinze premiers paragraphes du livre ?
Ce sont les quinze premiers paragraphes du livre ?
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Multaque res subita et paupertas horrida suasit.
- RuthvenGuide spirituel
Ce sont les pages 215-221, le début de la conclusion ; le reste du livre est consacré à la guerre sous les enjeux moraux, politiques et juridiques.
Je trouve que c'est un bon livre, mais on m'a déjà dit que sa thèse ne tenait pas une seconde (mais je n'ai pas réellement compris pourquoi). On peut questionner certaines idées, par exemple que le concept d'état de violence désigne aussi bien le terrorisme, les bandes armées que la guerre technologique.
Je trouve que c'est un bon livre, mais on m'a déjà dit que sa thèse ne tenait pas une seconde (mais je n'ai pas réellement compris pourquoi). On peut questionner certaines idées, par exemple que le concept d'état de violence désigne aussi bien le terrorisme, les bandes armées que la guerre technologique.
- PanturleNiveau 8
Ok, merci bien. Je vais regarder ça. L'extrait reproduit me fait penser au livre de Q. Chamayou, Théorie du drone, qui étudie les modifications contemporaines de l'ethos martial sous l'angle d'attaque de l'usage massif des drones.
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Multaque res subita et paupertas horrida suasit.
- RuthvenGuide spirituel
On est dans le même horizon de questionnement à partir de la boîte à outils foucaldienne ; le livre de Gros est plus ancré dans l'histoire que celui de Chamayou.
- philopoussinNiveau 8
Merci Ruthven.
Je ne vais pas le distribuer aux élèves, c'est un peu long, un peu difficile pour eux, mais je vais m'en nourrir pour essayer de saisir avec eux les paroles entendues hier : "nous sommes en guerre".
Et cela me donne très envie de lire le livre...
Je ne vais pas le distribuer aux élèves, c'est un peu long, un peu difficile pour eux, mais je vais m'en nourrir pour essayer de saisir avec eux les paroles entendues hier : "nous sommes en guerre".
Et cela me donne très envie de lire le livre...
- CarnyxNeoprof expérimenté
Visiblement l'auteur n'a pas fait de longues études d'histoire.
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Of all tyrannies, a tyranny sincerely exercised for the good of its victims may be the most oppressive. It would be better to live under robber barons than under omnipotent moral busybodies. The robber baron’s cruelty may sometimes sleep, his cupidity may at some point be satiated; but those who torment us for our own good will torment us without end for they do so with the approval of their own conscience.
- PanturleNiveau 8
Carnyx a écrit:Visiblement l'auteur n'a pas fait de longues études d'histoire.
Tu peux expliciter, s'il te plaît ?
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Multaque res subita et paupertas horrida suasit.
- philopoussinNiveau 8
Carnyx a écrit:Visiblement l'auteur n'a pas fait de longues études d'histoire.
Moi non plus, ce qui est bien sûr dommageable, et je ne demande qu'à être éclairée quant à ce qu'il néglige, incapable de le relever moi-même.
- Invité ElExpert spécialisé
Merci, le texte est très stimulant. Mais j'ai encore du mal à imaginer comment en tirer éventuellement parti devant des élèves. Il reste descriptif, pose (brillamment) des constats. J'aimerais lire ses parties sur l'éthique dans les états de violence.
- egometDoyen
Panturle a écrit:Carnyx a écrit:Visiblement l'auteur n'a pas fait de longues études d'histoire.
Tu peux expliciter, s'il te plaît ?
Ce que l'auteur appelle "le paysage culturel de la guerre" et qui aurait disparu avec les violences récentes est en fait une vision très européo-centrée et une conception juridique plutôt récente dans l'histoire.
Je passe sur les armées de centaines de milliers d'hommes, qui sont en fait très rares avant l'invention du chemin de fer.
Les codes ou "lois de la guerre" que nous connaissons datent, disons grossièrement, des traités de Westphalie.
Le soldat en uniforme ne date que des temps modernes, et ne concerne que les grandes nations. La distinction civils-militaires n'a jamais concerné de très vastes parties du monde, avant la colonisation par les Européens. Les Indiens d'Amérique du Nord ignoraient cette distinction. De même que les tribus papoues ou les nomades mongols. Elle n'est pas non plus pertinente dans la plus grosse partie de l'Afrique. C'est bien simple, elle ne peut exister que dans les États assez vastes et structurés. Et même quand il existe une caste guerrière, l'idée qu'il faille tenir les civils à l'écart est plutôt rare en fait.
Des actions terroristes sur des civils, on en trouve des exemples dès l'antiquité. Par exemple, le massacre des marchands romains en 88 avant J.-C.
Une telle action n'est d'ailleurs possibles que dans les lieux où l'on a autorisé une certaine imbrication des populations (ce qui est très bien, entendons-nous). C'est pourquoi il ne s'agit pas de la forme la plus fréquente de violence. Mais elle n'est pas propre à notre époque. Ce qui change, c'est seulement l'efficacité des armes.
La temporalité fortement scandée n'existe qu'entre des États qui se reconnaissent mutuellement et entretiennent des relations diplomatiques régulières. Elle ne rend compte ni des peuples qui échappent au système diplomatique des grandes puissances (par exemple les nomades des steppes face à la Chine), ni des conflits de basse intensité comme les guerres tribales ou féodales. Ces guerres ne font généralement que peu de morts à chaque fois, car chaque camp a des ressources très limitées et cherche généralement à les préserver, mais peuvent être extrêmement meurtrières à long terme, car justement il est difficile de les mener à terme.
Quant à la privatisation et à la logique de prédation, c'est un état ordinaire de la guerre, que seules les plus grandes civilisations parviennent de temps en temps à contenir. Et s'étonner que les organisations armées soient des groupes d'intérêt est d'une naïveté touchante. Les armées, quelles qu'elles soient, sont toujours et avant tout des groupes d'intérêt, ce qui ne les empêche nullement de porter des projets politiques.
La bravoure n'est pas aussi prégnante que l'auteur le pense dans les guerres d'autrefois. Et elle n'est pas non plus absente dans les conflits d'aujourd'hui.
Bref, nil novum sub sole. On a juste de plus gros canons.
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Primum non nocere.
Ubi bene, ibi patria.
Mes livres, mes poèmes, réflexions pédagogiques: http://egomet.sanqualis.com/
- Solal des SolalNiveau 6
Il faut lire ou relire René Girard, notamment la Violence et le Sacré.egomet a écrit:Panturle a écrit:Carnyx a écrit:Visiblement l'auteur n'a pas fait de longues études d'histoire.
Tu peux expliciter, s'il te plaît ?
Ce que l'auteur appelle "le paysage culturel de la guerre" et qui aurait disparu avec les violences récentes est en fait une vision très européo-centrée et une conception juridique plutôt récente dans l'histoire.
- PanturleNiveau 8
egomet a écrit:Panturle a écrit:Carnyx a écrit:Visiblement l'auteur n'a pas fait de longues études d'histoire.
Tu peux expliciter, s'il te plaît ?
Ce que l'auteur appelle "le paysage culturel de la guerre" et qui aurait disparu avec les violences récentes est en fait une vision très européo-centrée et une conception juridique plutôt récente dans l'histoire.
Je passe sur les armées de centaines de milliers d'hommes, qui sont en fait très rares avant l'invention du chemin de fer.
Les codes ou "lois de la guerre" que nous connaissons datent, disons grossièrement, des traités de Westphalie.
Le soldat en uniforme ne date que des temps modernes, et ne concerne que les grandes nations. La distinction civils-militaires n'a jamais concerné de très vastes parties du monde, avant la colonisation par les Européens. Les Indiens d'Amérique du Nord ignoraient cette distinction. De même que les tribus papoues ou les nomades mongols. Elle n'est pas non plus pertinente dans la plus grosse partie de l'Afrique. C'est bien simple, elle ne peut exister que dans les États assez vastes et structurés. Et même quand il existe une caste guerrière, l'idée qu'il faille tenir les civils à l'écart est plutôt rare en fait.
Des actions terroristes sur des civils, on en trouve des exemples dès l'antiquité. Par exemple, le massacre des marchands romains en 88 avant J.-C.
Une telle action n'est d'ailleurs possibles que dans les lieux où l'on a autorisé une certaine imbrication des populations (ce qui est très bien, entendons-nous). C'est pourquoi il ne s'agit pas de la forme la plus fréquente de violence. Mais elle n'est pas propre à notre époque. Ce qui change, c'est seulement l'efficacité des armes.
La temporalité fortement scandée n'existe qu'entre des États qui se reconnaissent mutuellement et entretiennent des relations diplomatiques régulières. Elle ne rend compte ni des peuples qui échappent au système diplomatique des grandes puissances (par exemple les nomades des steppes face à la Chine), ni des conflits de basse intensité comme les guerres tribales ou féodales. Ces guerres ne font généralement que peu de morts à chaque fois, car chaque camp a des ressources très limitées et cherche généralement à les préserver, mais peuvent être extrêmement meurtrières à long terme, car justement il est difficile de les mener à terme.
Quant à la privatisation et à la logique de prédation, c'est un état ordinaire de la guerre, que seules les plus grandes civilisations parviennent de temps en temps à contenir. Et s'étonner que les organisations armées soient des groupes d'intérêt est d'une naïveté touchante. Les armées, quelles qu'elles soient, sont toujours et avant tout des groupes d'intérêt, ce qui ne les empêche nullement de porter des projets politiques.
La bravoure n'est pas aussi prégnante que l'auteur le pense dans les guerres d'autrefois. Et elle n'est pas non plus absente dans les conflits d'aujourd'hui.
Bref, nil novum sub sole. On a juste de plus gros canons.
Merci pour cette réponse développée
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Multaque res subita et paupertas horrida suasit.
- CarnyxNeoprof expérimenté
J'aurais bien répondu mais certains jours j'en ai un peu marre d'être censuré...Panturle a écrit:
Merci pour cette réponse développée
Et avec les attentats, angélisme et incantations vont tout envahir comme le dit bien Spartacus.
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Of all tyrannies, a tyranny sincerely exercised for the good of its victims may be the most oppressive. It would be better to live under robber barons than under omnipotent moral busybodies. The robber baron’s cruelty may sometimes sleep, his cupidity may at some point be satiated; but those who torment us for our own good will torment us without end for they do so with the approval of their own conscience.
- AnaxagoreGuide spirituel
Carnyx a écrit:J'aurais bien répondu mais certains jours j'en ai un peu marre d'être censuré...Panturle a écrit:
Merci pour cette réponse développée
Et avec les attentats, angélisme et incantations vont tout envahir comme le dit bien Sacapus.
Ce qui est dommage. Les réactions argumentées à ce texte m'intéressent autant, sinon plus que ce texte.
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"De même que notre esprit devient plus fort grâce à la communication avec les esprits vigoureux et raisonnables, de même on ne peut pas dire combien il s'abâtardit par le commerce continuel et la fréquentation que nous avons des esprits bas et maladifs." Montaigne
"Woland fit un signe de la main, et Jérusalem s'éteignit."
"On déclame contre les passions sans songer que c'est à leur flambeau que la philosophie allume le sien." Sade
- verdurinHabitué du forum
Pour des informations sur la guerre « classique », on peut s'intéresser à la guerre de trente ans.
La population civile n'a pas été décimée, ce qui veut dire qu'on en tue un sur dix, mais réduite de moitié, ce qui relève plutôt du génocide.
La population civile n'a pas été décimée, ce qui veut dire qu'on en tue un sur dix, mais réduite de moitié, ce qui relève plutôt du génocide.
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Contre la bêtise, les dieux eux mêmes luttent en vain.
Ni centidieux, ni centimètres.
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