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Robin
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Marcel Conche, Le temps dans les Essais de Montaigne Empty Marcel Conche, Le temps dans les Essais de Montaigne

par Robin Lun 9 Mar - 9:15
Le Temps dans les Essais de Montaigne, extrait à cent exemplaires du Bulletin des Amis de Montaigne, cinquième série, n° 25-26 (1978), imprimerie P. Oudin et Beaulu, Poitiers

"D'un point de vue philosophique, quatre principaux problèmes se posent au sujet du temps :

D'abord si, comme il semble, le passé n'est plus et si le futur n'est pas encore, quelle sorte de réalité est celle du temps ? Ainsi, pour Aristote, l'avant n'est plus et l'après n'est pas encore ; de sorte que la réalité du temps se fonde sur l'actualité de l'instant. Mais, selon Chrisippe, le présent se décompose en passé et futur, en ce qui n'est déjà plus et ce qui n'est pas encore ; par conséquent il se résout en parties qui n'existent pas. Dans le texte de Plutarque repris par Montaigne à la fin de l'Apologie, on lit : "quant à ces mots : présent, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soutenons et fondons l'intelligence du temps, la raison le découvrant le détruit tout sur le champ : car elle le fend incontinent et le part en futur et en passé..."

Montaigne semble faire sienne ici l'analyse de Chrysippe, analyse qui tend à nier la réalité du temps, puisque son actualité est insaisissable - comme celle de l'eau que l'on veut prendre avec la main : "plus on serre, moins en en retient." (Plutarque)

Le temps n'est certainement pas pour Montaigne, une simple vue de l'esprit : il a donc, malgré tout, une réalité ; mais c'est la réalité d'un non-être. Montaigne, du reste, le dit expressément, avec l'aide de Plutarque : les mots "devant et après, et a été ou sera", qui appartiennent au temps, "montrent évidemment que ce n'est pas chose qui soit ; car ce serait grande sottise et fausseté toute apparente de dire que cela soit qui n'est pas encore en être, ou qui déjà a cessé d'être".

Le deuxième problème est celui de la nature du temps : il s'agit de dire ce qu'est le temps. Une telle question aboutit chez Aristote à une définition du temps : il est "le nombre du mouvement selon l'antérieur et le postérieur." (Phys., IV, II, 219 b 1-2). Montaigne repousse ce genre de question : "Notre contestation est verbale. Je demande que c'est que nature, volupté, cercle et substitution. La question est de paroles, et se paie de même. Une pierre, c'est un corps. Mais qui presserait : "Et corps qu'est-ce ? - Substance. - Et substance quoi ?" ainsi de suite, acculerait enfin le répondant au bout de son calepin. On échange un mot pour un autre mot, et souvent plus inconnu. Je sais mieux que c'est qu'homme que je ne sais que c'est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doute, ils m'en donnent trois" (III, XIII, B, 186). On ne sait pas mieux ce que c'est que le nombre ou le mouvement, qu'on sait ce que c'est que le temps. Il n'y a donc pas à définir le temps. Montaigne, qu'il le suive ou non, est ici en accord avec Épicure, qui, dans la Lettre à Hérodote (§ 72), repousse les définitions du temps, disant qu'"il ne faut pas prendre en échange d'autres termes comme meilleurs", car le temps lui-même se donne immédiatement dans l'évidence.

Un troisième problème, qui n'est plus aristotélicien, est celui de l'origine du temps : comment expliquer le temps ? Une telle question se comprend dans la perspective platonicienne, car si le temps est "une certaine imitation mobile de l’éternité" (Timée, 37 d), on peut se demander ensuite, avec Plotin, comment passer de l'éternité au temps. Pour Montaigne, concevoir un tel passage est, bien sûr, absolument au-dessus des forces humaines, et ici il se trouve en compagnie, pour ne citer qu'eux, d'Aristote et de Kant.

Un quatrième problème est celui de l'objectivité, ou plutôt de l'indépendance du temps. "Il y a lieu de se demander, dit Aristote, si, sans l'âme, le temps existerait ou non (Phys., IV, 14, 223 a 21-23). Le temps existe-t-il indépendamment de l'âme ou de l'esprit ? Est-il, comme le dit Benjamin Constant, "indépendant de nous" ? (Lettre à Madame de Charrière, 21 mai 1791). Selon Aristote, si le mouvement est entièrement objectif, il n'en va pas de même du temps, car il suppose l'acte de nombrer qui est le fait de l'âme. La dépendance du temps à l'égard de l'âme ou de l'esprit se trouve accentuée chez Plotin, saint Augustin, Kant. Selon Plotin, le temps a son origine dans une inquiétude de l'âme ; selon saint Augustin, il est une "distension" de l'âme ; dans l'idéalisme kantien, il est une forme de la subjectivité humaine. Or la fin de l'Apologie de Raymond Sebond est très claire. Dieu seul est. Toutes les autres choses, qui sont dans le temps, sont, par là même, privées de véritable être. Le temps affecte les choses non dans leur seule phénoménalité, mais dans leur être même. Bien loin que le temps soit dans la dépendance de l'âme, c'est l'âme au contraire (et toutes les facultés de connaissance) qui se trouve de part en part dans la dépendance du temps. Elle n'a aucun pouvoir de dominer le temps, mais elle y est immergée et emportée comme toutes les autres choses de la nature. Parce que nous sommes sans cesse dépossédés de nous-mêmes par une opération qui n'est pas la nôtre, qui se fait en nous sans nous. L’expérience du temps est celle de notre passivité fondamentale.

On le voit : des quatre questions que la philosophie pose au sujet du temps, celle de l'être du temps, celle de sa définition, celle de son origine et celle de son indépendance ou absoluïté, deux seulement, la première et la quatrième sont déterminantes dans la philosophie de Montaigne. Encore n'intéressent-elles pas Montaigne pour elles-mêmes, mais seulement pour autant qu'elles commandent la réponse à la question montanienne par excellence, qui n'est aucune des quatre que nous venons de dire, mais qui est, semble-t-il, celle-ci : quelle est la signification du temps pour notre vie ? Or si, en réponse à la première question, nous disons que le temps est non-être, et si, en réponse à la quatrième, nous le disons indépendant de nous, il résulte de là une réponse à la question de savoir ce que signifie le temps pour ce qui est dans le temps, et en particulier pour nous-mêmes. Cette réponse qui est celle de Montaigne peut s'expliciter en deux points : le temps signifie le néant, le temps signifie l'ignorance..."


Marcel Conche, né le 27 mars 1922 à Altillac, est un philosophe français, professeur émérite de philosophie à la Sorbonne. Marcel Conche est le fils de Romain Conche, un modeste cultivateur corrézien, et de Marie-Louise Farge.

Il débute sa scolarité au cours complémentaire de Beaulieu-sur-Dordogne et la poursuit à l’École normale primaire de Tulle. Il étudie un temps au lycée Edmond-Perrier. De 1940 à 1944, il est élève-maître à l'école normale primaire de Tulle puis instituteur. Il étudie ensuite au Centre de formation professionnelle de Limoges puis à la Faculté des lettres de Paris. Il obtient successivement la licence de philosophie (1946), le diplôme d'études supérieures de philosophie (1947) et enfin l'agrégation (1950), toujours dans cette discipline.

Marcel Conche enseigne successivement aux lycées de Cherbourg (1950-1952), d'Évreux (1952-1958) et de Versailles (1958-1963). Conche occupe ensuite les postes d'assistant puis maître-assistant de philosophie à la faculté des lettres de Lille et de maître-assistant à l'université Paris I (1969 à 1978).

De 1977 à 1980, il est directeur de l'UER de philosophie de l'université de Paris I.

Il est nommé en 1978 professeur de philosophie à l'université de Paris I, fonction qu'il occupera une décennie, avant de prendre sa retraite le 30 septembre 1988 à Treffort (Ain). En 2008, il quitte le continent et s'installe en Corse, à Aléria, où il termine le 5e tome de son journal, Corsica, publié en 2010
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