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Michel Leiris, Cinq études d'ethnologie (commentaire d'un extrait) Empty Michel Leiris, Cinq études d'ethnologie (commentaire d'un extrait)

par Robin Dim 16 Nov 2014 - 20:42
Michel Leiris, Cinq études d'ethnologie (commentaire d'un extrait)

Michel Leiris, Cinq études d'ethnologie, 1951, Gallimard, coll. TEL, 1988

Qui sont ces gens que nous appelons «les sauvages» ? Comment réagissent-ils par rapport à nous ? Sommes-nous certains de les «voir» et de les comprendre ? Là réside l'essentiel de la recherche ethnologique de Michel Leiris. Elle le conduit à s'interroger sur le colonialisme et le racisme, sur le sens de la culture, à montrer la pluralité des civilisations. Comme chez Montaigne, la quête d'un homme total se situe au centre de son œuvre littéraire. Ses écrits ethnologiques en sont l'indispensable complément.

Michel Leiris (Julien Michel Leiris), né le 20 avril 1901 à Paris 16ème et mort le 30 septembre 1990 à Saint-Hilaire dans l'Essonne, est un écrivain, poète, critique d'art, et ethnologue français.

Vous expliquerez le texte suivant :

"Les connaissances que la science occidentale en ce milieu du XXème siècle possède en matière d'ethnographie, branche du savoir aujourd’hui constituée en discipline méthodique, permettent d'affirmer qu'il n'existe pas un seul groupe humain qu'on puisse dire à "l'état de nature".

Pour en être assuré, il suffit de prendre en considération un fait aussi élémentaire que celui-ci : nulle part au monde on ne trouve de peuple où le corps soit laissé à l'état entièrement brut, exempt de tout vêtement, parure ou rectification quelconque (sous la forme de tatouage, scarification ou autre mutilation), comme s'il était impossible, si diverses que soient les idées dans le domaine de ce qu'en occident on nomme la pudeur, de s'accommoder de ce corps en le prenant tel qu'il est de naissance. L'homme à l'état de nature est, en vérité, une pure vue de l'esprit, car il se distingue de l'animal précisément en tant qu'il possède une culture, dont mêmes les espèces que nous considérons comme les plus proches de la nôtre sont privées, faute d'une intelligence symbolique suffisamment développée pour que puissent être élaborés des systèmes de signes tels que le langage articulé et fabriqués des outils qui, valorisés comme tels, sont conservés pour un usage répété. S'il n'est pas suffisant de dire de l'homme qu'il est un animal social (car des espèces très variées d'animaux vivent elles aussi en société), il peut être défini comme un être doué de culture, car, seul de tous les êtres vivants, il met en jeu des artifices tels que la parole et un certain outillage dans ses rapports avec ses semblables et avec son environnement."

(Michel Leiris, Cinq études d'ethnologie, 1951)

Repères pour l'explication de textes :
Introduction (1/2 page min, 1 page max.)

1. Repérez la thèse de l'auteur. Identifiez l'auteur auquel il s'oppose sur ce point. Quel est le présupposé du Droit naturel qu'il réfute ?

2. Quel(s) problème(s) cette réfutation pose-t-elle ?

3. Distinguez explicitement trois parties dans le texte, et justifiez cela en expliquant la progression du raisonnement de l'auteur.

1ère partie (1 page environ)

4. Sur quel témoignage l'auteur s'appuie-t-il pour réfuter la thèse du Droit naturel ? En quoi cette science consiste-t-elle ?

5. Y a-t-il d'autres "connaissances" de la "science occidentale" que l'auteur aurait pu invoquer pour soutenir sa thèse ?

6. En quoi "l'ethnographie" est-elle un témoignage intéressant en faveur de la thèse de l'auteur ? En quoi est-elle insuffisante ? Quels autres témoignages scientifiques pourraient la compléter ?

2ème partie (1 page environ)

7. Analysez les exemples de l'auteur. Expliquez quels pourraient être les différents sens de la "pudeur"

8. En quoi le corps humain est-il si particulier ? A quel autre corps s'oppose-t-il ? Développez.

3ème partie (1 page environ)

9; Quelles sont les différentes caractéristiques que Leiris donne pour caractériser l'homme ? Vous semblent-elles pertinentes ? Donnez des exemples.

10. Pourquoi n'est-il pas "suffisant de dire que l'homme est un animal social" ?

Conclusion : résumez la thèse de l'auteur et indiquez ses limites, en justifiant.

Éléments de réponse :

Michel Leiris (1901-1990) est un écrivain, poète, ethnologue et critique d'art français. Disciple de Marcel Mauss, responsable du département d'Afrique noire du Musée ethnographique du Trocadéro (le futur Musée de l'Homme)

L'auteur auquel Michel Leiris s'oppose dans ce texte est Jean-Jacques Rousseau. Rousseau différencie l'homme à l'état de nature de l'homme à l'état de culture. Le présupposé du Droit naturel auquel s'oppose Michel Leiris est l'existence d'une nature humaine. Pour Michel Leiris, il n'existe pas d'homme à l'état de nature, c'est une "vue de l'esprit" ; par conséquent le concept de "droit naturel" est problématique.

La réfutation de l'idée de nature humaine pose le problème du passage de la nature à la culture et de la différence entre l'espèce humaine et  les autres espèces animales.

L'auteur commence par affirmer la thèse selon laquelle l'homme à l'état de nature est une "vue de l'esprit". Il donne ensuite l'exemple du corps humain qui n'est jamais laissé à l'état brut. Il souligne enfin le fait que l'homme se distingue de l'animal en tant qu'il possède une culture.

L'auteur s'appuie sur le témoignage de l'ethnographie (du grec ethnos) = étude des sociétés humaines : étude descriptive des groupes humains (ethnies), de leurs caractères anthropologiques sociaux (l’ethnologie étant l'étude théorique des sociétés humaines).


L'auteur aurait pu invoquer également l'éthologie (étude du comportement animal), la paléontologie, la sociologie et la linguistique.

L’ethnographie est une méthode en sciences sociales dont l'objet est l'étude descriptive et analytique, sur le terrain, des mœurs et des coutumes de populations déterminées. Cette étude était autrefois cantonnée aux populations dites alors « primitives ». Le mot, composé du préfixe « ethno » (dérivé du grec έθνος, proprement « toute classe d'êtres d'origine ou de condition commune ») et du suffixe « graphie » (emprunté au grec γράφειν « écrire »), signifie littéralement « description des peuples ».

L'ethnographie est un témoignage intéressant en faveur de la thèse de l'auteur car les ethnographes se rendent sur le terrain pour étudier les mœurs et les coutumes des groupes humains. Cependant, elle est insuffisante car, par définition, elle est essentiellement descriptive et analytique. L'approche ethnographique doit être complétée par une approche comparative et  explicative. Tel est le rôle de l'ethnologie.

L'ethnologie est une des science humaines et sociales qui relève de l'anthropologie et qui est connexe à la sociologie, et dont l'objet est l'étude comparative et explicative de l'ensemble des caractères sociaux et culturels des groupes humains d'ethnie « les plus manifestes comme les moins avoués ». À l'aide de théories et concepts qui lui sont propres, elle tente de parvenir à la formulation de la structure, du fonctionnement et de l'évolution des sociétés Elle comporte notamment deux théories opposées, le fonctionnalisme de Bronislaw Malinowski et le structuralisme de Claude Levi-Strauss.

L' exemple donné par l'auteur à l'appui de sa thèse (l'homme à l'état de nature est une "vue de l'esprit" et non une réalité) est la coutume universelle de modifier l'apparence naturelle du corps humain, soit par l'ajout d'un ou de plusieurs éléments matériels extérieurs au corps (vêtements), soit par des modifications plus ou moins profondes à même le corps (peintures, tatouages, scarifications...)

L'auteur donne également l'exemple des systèmes de signes tels que le langage articulé et la fabrication, la conservation et l'utilisation d'outils.

Selon le dictionnaire Larousse, la pudeur (du latin pudor) la pudeur est la discrétion, la retenue qui empêche de dire ou de faire ce qui pourrait blesser la décence, la délicatesse, spécialement en ce qui concerne les questions sexuelles ou encore la réserve de quelqu'un qui évite de choquer le goût des autres, de les gêner moralement.

Michel Leiris définit de son côté la "pudeur" comme "l'impossibilité de s’accommoder du corps en le prenant tel qu'il est de naissance". Cette définition très large peut s'appliquer à des conceptions et à des usages très divers, selon les civilisations et les époques. La "pudeur" est une notion relative qui peut aller de la nudité quasi complète dans certaines tribus amazoniennes jusqu'à la dissimulation quasi totale du corps (le niqab). Mais même dans le cas de la nudité quasi complète, le corps n'est pas "tel qu'il est à la naissance", c'est-à-dire dans son état naturel. Un élément quelconque, soit vestimentaire, aussi rudimentaire qu'il paraisse (un étui pénien par exemple ou un pagne), soit ornemental (peinture, tatouage, scarification) se surajoute toujours au corps naturel pour en faire un corps culturel, symbolique, c'est-à-dire, en fait, un autre corps, un nouveau corps.

Le corps humain est un corps particulier en ce sens qu'il est l'objet d'une représentation. L'homme a une image de son corps et du corps d'autrui. Le corps est intégré dans un réseau symbolique. Il est sexué (masculin/féminin - pubère/impubère) et il n'est jamais considéré isolément. Il est pris dans une structure signifiante, un système de différences (exogène/endogène - ami/ennemi - père/mère - oncle/tante - frère/sœur, etc.)

Le corps humain s'oppose, en ce sens, à celui des animaux dont le corps demeure "tel qu'il est à la naissance".

Michel Leiris donne donc trois éléments pour caractériser l'homme : l'homme a un rapport particulier, symbolique à son propre corps et au corps d'autrui : il le vêt, il le pare, il le modifie. Il ne le laisse jamais à l'état brut, "tel qu'il l'a reçu à sa naissance", comme le font les animaux.

L'homme dispose d'un système de signes, d'un langage articulé (le linguiste André Martinet, à la suite de Ferdinand de Saussure montre que le langage humain est fondé sur une "double articulation : les phonèmes (unités de première articulation) et les monèmes (unités de seconde articulation) et enfin, il fabrique et utilise des outils. L'homme est à la fois  "homo loquans" (doué de langage) et "homo faber" (artisan, fabricateur).

Il eût été possible d'ajouter d'autres caractéristiques : la religion, l'art, les systèmes de parenté.

Il n'est pas suffisant, selon l'auteur, de dire que l'homme est un "animal social" car beaucoup d'espèces animales vivent en société : les fourmis, les abeilles, les chimpanzés, les gorilles, les bonobos, etc.

La différence entre les sociétés animales et les sociétés humaines réside dans le fait que dans les premières,  les relations entre les individus qui les composent sont régulés par l'instinct, alors que dans les secondes, elles sont régulés par la culture (les interdits, les tabous, les règles de parenté, les rituels...) dont on raconte l'origine à travers des mythes fondateurs.

Selon Michel Leiris, l’homme à l’état de nature est une « vue de l’esprit ». Son principal argument est qu’il n’existe aucune civilisation où le corps humain soit laissé à l’état où il était à la naissance. Mais l’homme se caractérise aussi par l’utilisation d’outils et l’usage de la parole articulée.

Les limites de cette thèse résident dans une définition de la culture qui n’en retient que certains aspects : le rapport au corps, le langage, la technique, plutôt que d’autres : l’art, la religion, par exemple.

Enfin, la négation de la notion de « Droit naturel », en niant  l’existence de normes universelles, ne risque-t-il pas d’aboutir à une relativisation des valeurs et des pratiques, voire, comme le craint Raymond Aron face à Claude à Lévi-Strauss, de justifier le pire ?
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