- PascalNiveau 9
Voici une petite nouvelle que j'ai écrite en 2006:
Comme tous les jours, Yasmina Bouchreb, jeune professeur de français, se rendait au collège Edmond Rostand, dans lequel elle exerçait depuis cinq ans. Elle portait cet établissement dans son coeur, et comptait bien y rester pour les trente années qui lui restaient à travailler. De toute manière, tous les établissements jouissaient partout en France du même standing, et même si elle n'avait pas pu obtenir de poste sur la Côte d'Azur, son petit collège rouennais la comblait de bonheur.
Il faut bien dire qu'en traversant les longues allées de haies taillées, qui délimitaient l'étendue du parc du collège, Yasmina oxygénait largement ses poumons et cette sensation de bien-être durait même jusqu'à la fin de la journée. Parfois, elle s'amusait à marcher d'un pas d'Impératrice, sur les pavés de marbre qui menaient au sein de l'établissement. Le bâtiment était neuf et vaste, complètement adapté aux nouvelles normes de sécurité et d'esthétique fixées par le Ministère de L'Education et du Savoir. Aucune dégradation n'était à déplorer tant les élèves considéraient leur école comme un lieu d'apprentissage et de vie en collectivité, et il n'est pas nécessaire de rappeler combien ces deux valeurs étaient importantes aux yeux de la jeunesse de 2056.
Un jour Yasmina avait même entendu une élève de sixième qui réprimandait un grand gaillard de troisième:
« N'as-tu pas été attentif au cours de Madame Bertrand, notre chère professeur de S.V.T.E. (Sciences des Vies Terrestres et Extraterrestres)? Sais-tu combien de siècles seront nécessaires pour que l'emballage de ton goûter se désagrège complètement? Ton comportement est-il bien raisonnable? Ne peux-tu pas faire l'effort de jeter ce déchet dans le réceptacle adéquat?
- Oui tu as tout à fait raison, répliqua Martin, pâle de honte.
- Je te conseille vivement d'assister aux réunions collégiennes de l'Association des Jeunes Citoyens de Demain; elle accueille tout le monde... »
Ce jour-là, Yasmina réalisa à quel point les élèves essayaient de leur propre chef de relier le savoir théorique à la réalité qui les entourait. Dans la cour du collège, elle observait avec satisfaction tous ces élèves qui analysaient leur société contemporaine, tout en débattant dans le plus grand respect de la parole d'autrui, et qui inventaient le « monde de demain ». Pour certains parents, une telle implication était peut-être excessive, à l'image de la mère de Zoé qui avait déclaré à la dernière réunion parents-profs et ceci devant tous les responsables légaux des enfants de la classe ( en effet, tous les parents assistaient à ce genre de réunion, car ils estimaient qu'ils devaient également participer à la réussite scolaire de leurs enfants):
« Madame Bouchreb, à chaque fois que nous regardons la télévision avec Zoé, elle essaie d'analyser toutes les publicités pour voir par quels procédés les médias manipulent les consommateurs!
- Chère Dame, il est vrai que les élèves de quatrième commencent à avoir un regard très critique, pourquoi ne pas essayer de discuter sur les arguments de vente des publicitaires?
- Oui, vous avez totalement raison. Je pense que je dois m'investir davantage dans la construction de sa réflexion.
- Vous y contribuez déjà largement, et notre collaboration portera ses fruits. Je dois bien avouer tout de même que de tous mes élèves, Zoé est la plus zélée.
- Quel métier respectable vous exercez, Madame!, dit la maman de Zoé avec la plus grande sincérité. »
Après que les applaudissements de l'assistance s'étaient calmés, la réunion avait repris son cours, et des idées nouvelles, essentielles pour l'avenir de l'école, avaient vu le jour. Le principal, Monsieur Pignon, assura même qu'il allait immédiatement réfléchir aux moyens pour la mise en place de certains projets. Il n'ignorait pas que tout avait un prix, mais il pouvait compter sur le soutien de l'Etat, qui après avoir mis un frein à certaines dépenses trop coûteuses et inutiles, disposait d'un portefeuille bien rempli pour l'Education, dont il avait fait sa priorité.
Yasmina commença par un cours à dominante grammaticale avec les élèves de sixième. Elle profitait de ces heures en demi-groupe pour que les élèves pratiquent la langue écrite, et pour qu'elle puisse analyser les progrès de chacun. Eternel rituel, l'appel. Elle le faisait encore même si l'absentéisme était rarissime: « Martin, Kader, Julia, Giorgio, Kévin, Amandine, Steven, Herbert, tout le monde est là. ». Puis, elle envoya la liste via son ordinateur de bureau directement relié à la vie scolaire, qui traitait les informations presque simultanément. Le cours commençait comme d'habitude, les élèves écoutaient sagement la leçon sur l'accord des participes passés, et se rendaient bien compte à quel point certaines règles du français étaient à prime abord complexes. Mais, Yasmina expliquait tout cela dans le calme, les élèves s'enthousiasmaient à l'idée de faire quelques exercices, et à la fin de l'heure, le petit Giorgio leva la main:
« Merci, Madame, aujourd'hui j'ai enfin réalisé que la grammaire c'était comme la mécanique. Une fois bien huilé, le moteur démarre tout seul. » Et les élèves quittèrent la salle à la sonnerie.
Les quatrièmes entrèrent, s'assirent dans le calme, mais Yasmina s'aperçut que la petite Charlotte ne se sentait pas bien. La jeune prof avait le regard aiguisé depuis que le principal avait instauré des conférences, au sein de l'établissement, sur la psychologie adolescente. Ces conférences mensuelles, qui étaient animées par des professionnels de l'esprit humain, duraient deux heures et accueillaient aussi bien les professeurs que les parents. Ils pouvaient ainsi réfléchir ensemble aux moyens de remédier aux problèmes de certains adolescents dits « victimes d'un mal être passionnel ». Que ce soit à l'école ou à la maison, des solutions pouvaient être ainsi envisagées dans le seul intérêt de l'enfant.
Yasmina, après avoir compté ses dix-huit élèves (oui, cette heure-là était toujours effectuée en classe entière), demanda à Charlotte:
« Mon tendre enfant, quel est ce mal qui t'afflige?
- J'ai voulu le faire, mais je n'ai pas pu, ce n'est pas de ma faute, dit Charlotte en sanglotant.
- Mais de quoi parles-tu?
- Le livre, ce chef d'oeuvre de Maupassant, Pierre et Jean, que nous devions lire pour aujourd'hui, je ne l'ai pas fini... mais ce n'est pas de ma faute, hier au soir, lorsque je me suis couchée à neuf heures pour lire les trente dernières pages, ma lampe de chevet a grillé. Et, ma mère ne voulait pas que je lise dans le salon, car on recevait à la maison.
- Ce n'est pas grave, je comprends ton désarroi cependant.
- Mais je pleure, car Paulo m'a raconté la fin, et a ainsi gâché le plaisir que j'avais pris à découvrir le destin qui liait les deux hommes. »
Certaines moqueries se faisaient entendre. Yasmina regarda d'un oeil sévère Paulo, qui réprimait ses fous rires. Puis elle lui adressa une réprimande:
« Comment peux-tu détruire le plaisir d'un lecteur?
- Ben, de toute façon vous nous avez donné ce livre à lire depuis une semaine, ce n'est pas la veille au soir qu'il faut se rendre compte qu'il nous reste trente pages à lire. »
L'argument avait son poids. Un peu gênée, Yasmina réconforta donc Charlotte et le cours commença. Au programme, le réalisme. Les élèves participaient beaucoup, surtout que la plupart d'entre eux passaient des week-ends entiers à visiter les musées, comme leur avait conseillé leur professeur d'histoire, et ils ne manquaient pas de mettre en relation certaines oeuvres d'art à l'esthétique du roman.
Puis, l'heure suivante commença, avec les troisièmes cette fois-ci. Soyons honnêtes, tous n'étaient pas intéressés par l'école, et pensaient même la quitter après le brevet. Certains préféraient suivre une formation professionnalisante, sous contrat d'embauche directe en fin d'apprentissage. Mais, ils se disaient également qu'ils n'auraient peut-être pas autant l'occasion d'améliorer leur culture et leur savoir. En effet, l'école était garante de certains savoirs, elle en distinguait quatre: le Savoir Encyclopédique, le savoir-faire, le savoir-vivre et le savoir-être. Yasmina avait rassuré les plus sceptiques: « Vous savez, en étant maçon ou garagiste, rien ne vous empêchera de cultiver votre jardin des mille savoirs, j'estime que les années passées au collège vous ont conféré une assez grande autonomie pour poursuivre le chemin de la connaissance par vous-mêmes. » Quoi qu'il en soit, la séance de joute oratoire commença. Yasmina proposait des sujets de débat, et les élèves avançaient des arguments, portaient la contradiction, mais il n'était pas si facile de démonter ces arguments solides, tant par la pertinence du propos que par les nombreux exemples qui étaient proposés. On se serait cru à l'Assemblée Nationale, un mardi après-midi, à la différence près que les élèves ne cherchaient pas à nuire à leurs adversaires, mais étaient en perpétuelle recherche de vérité et de solutions concrètes.
Midi sonnait déjà. Yasmina n'avait pas vu le temps défiler. Il faut dire que ses dix-huit heures de cours passaient si vite! Heureusement qu'elle travaillait également autant chez elle pour préparer les cours, rechercher de nouvelles initiatives pédagogiques et bien sûr, corriger ses copies. Cela lui laissait tout de même beaucoup de temps libre pour s'épanouir dans son couple, et s'occuper convenablement de sa fille. Puis, il y avait la natation le mercredi, les cours d'arts contemporains le vendredi, sans oublier les nombreuses heures qu'elle passait à lire. Elle pensait même commencer la rédaction d'un recueil de nouvelles.
En entrant dans le réfectoire, Yasmina fut irrésistiblement séduite par l'odeur du boeuf bourguignon qui mijotait dans les marmites du Chef Cuisinier, Tony. Il ne voulait pas le crier sur tous les toits, mais, il avait déjà deux étoiles dans le guide Michou. Les aliments étaient soigneusement choisis parmi ce que l'on pouvait trouver de plus frais dans la région. Les agriculteurs locaux aimaient collaborer avec les diététiciens qui établissaient les menus. Comme le disait Michou: « L'Education des petiots passe aussi par le goût. » Les élèves mangeaient par petits groupes, et disposaient d'une demi-heure pour savourer les plats. Ils ne mangeaient jamais dans la panique des vieux jours, car avec les deux heures et demie de pause entre midi et deux, ils avaient largement le temps de manger, de digérer et de se reposer un peu.
Après un repas copieux et équilibré, que Yasmina avait partagé avec ses chers collègues (qu'elle appréciait énormément), la jeune femme rentra chez elle. Certains diront qu'elle avait fini sa journée, mais pour elle, cela ne faisait que commencer. En sortant du collège, elle aperçut les élèves de troisième européenne qui montaient dans le bus. Ils se rendaient à l'Institut International de l'Apprentissage des Langues.
En effet, une réforme avait été passée vingt-et-un ans auparavant. Les professeurs de langue avaient été « délocalisés », et ne travaillaient plus dans les établissements scolaires. Cette réforme avait été votée pour relancer l'apprentissage des langues rares. En effet, dans les années 10, les élèves n'avaient pas grand choix: ils apprenaient l'anglais, quelquefois l'espagnol. Ces instituts s'étaient bien développés, notamment en ville, où on comptait parfois plus d'une soixantaine de langues enseignées. Ces centres, également présents en campagne, à une échelle plus réduite certes, accueillaient non seulement des élèves, mais aussi des étudiants, ainsi que quiconque voulait approfondir la connaissance d'une langue. Tous les chercheurs, les professeurs, les pédagogues, mais aussi les lecteurs et les lectrices étaient recrutés par l'Etat. On avait bien compris que les établissements ne pourraient jamais être adaptés aux nouveaux dispositifs nécessaires pour améliorer le niveau des petits français. Ici, tout était différent, les élèves étaient présents dans les locaux deux après-midi par semaine. De petits groupes, composés d'enfants de plusieurs établissements, passaient, en général, une heure avec un jeune étranger qui discutait avec eux, avant de rejoindre le labo de langues. Les petits collégiens aimaient s'enregistrer, écouter leurs phrases, et corriger leur prononciation grâce aux conseils de leurs professeurs. Puis, des cours plus classiques étaient dispensés dans des salles de classe: on y lisait des textes, on travaillait l'expression écrite, on rencontrait toute une civilisation. Parfois, les élèves assistaient à des projections de films en version originale dans l'une des salles de cinéma de l'institut.
Cette réforme avait fait ses preuves, et l'Etat en généralisant les voyages scolaires, et en les finançant généreusement bien sûr, avait fait de ses petits français de véritables polyglottes. Le voisin de Yasmina, Rachid, qui était en Première S, connaissait parfaitement l'anglais et le russe, mais il pratiquait également l'arabe littéraire, et avait pris « hébreu » en option facultative. Il faut bien dire que Rachid était interne dans un établissement parisien, et qu'il fréquentait l'Institut de la Capitale. Avec ses vingt-trois étages, l'Institut offrait à ses visiteurs la possibilité d'apprendre toutes les langues vivantes et mortes. Certains étudiants étrangers le fréquentaient, et l'Institut méritait bien son surnom de «Tour de Babel ».
Yasmina venait donc de quitter son établissement. Elle devait faire vite, car en dehors de son métier, elle avait un autre boulot. Elle devrait bientôt reprendre son job un peu plus astreignant, un peu moins reconnu que celui de professeur, et surtout moins bien payé: le métier de mère. Voiture, bouchons, nourrice, voiture, embouteillages, grande surface, voiture, péage, maison, ménage, goûter, couches culottes, braillements, bouchons. Après avoir nourri sa petite fille, après l'avoir lavée, et mise au lit, Yasmina put enfin se remettre au travail, les copies corrigées s'entassaient énergiquement sur le bureau, les cours du lendemain étaient prêts. Sur les coups des neuf heures, Yasmina s'écroula sur son lit et s'endormit. Elle aurait dormi ainsi jusqu'au lendemain si une main ne l'avait secouée. C'était Bruce son mari qui venait de rentrer du bureau:
« Ma chérie, le repas n'est pas prêt?
- Pas le courage, dit Yasmina dans un demi-sommeil.
- Tu sais, moi j'ai eu une dure journée, j'ai travaillé moi, et je suis affamé.
- Ben, mange des biscottes.
- Si t'arrives pas à tenir, ma belle, avec tes dix-huit heures de cours par semaine, il faut vraiment penser à changer de métier, rétorqua Bruce d'un air légèrement énervé, qu'est-ce que je devrais dire moi qui bosse quarante-deux heures? »
C'est alors que Yasmina regretta amèrement de ne passer que dix-huit heures au collège, car elle avait l'impression, que tous les efforts qu'elle fournissait à côté, comme corriger des copies le dimanche et les jours fériés, étaient considérés comme un caprice de ménagère, un hobby, un passe-temps pour se changer les idées, pour se distraire de son métier de mère.
Comme tous les jours, Yasmina Bouchreb, jeune professeur de français, se rendait au collège Edmond Rostand, dans lequel elle exerçait depuis cinq ans. Elle portait cet établissement dans son coeur, et comptait bien y rester pour les trente années qui lui restaient à travailler. De toute manière, tous les établissements jouissaient partout en France du même standing, et même si elle n'avait pas pu obtenir de poste sur la Côte d'Azur, son petit collège rouennais la comblait de bonheur.
Il faut bien dire qu'en traversant les longues allées de haies taillées, qui délimitaient l'étendue du parc du collège, Yasmina oxygénait largement ses poumons et cette sensation de bien-être durait même jusqu'à la fin de la journée. Parfois, elle s'amusait à marcher d'un pas d'Impératrice, sur les pavés de marbre qui menaient au sein de l'établissement. Le bâtiment était neuf et vaste, complètement adapté aux nouvelles normes de sécurité et d'esthétique fixées par le Ministère de L'Education et du Savoir. Aucune dégradation n'était à déplorer tant les élèves considéraient leur école comme un lieu d'apprentissage et de vie en collectivité, et il n'est pas nécessaire de rappeler combien ces deux valeurs étaient importantes aux yeux de la jeunesse de 2056.
Un jour Yasmina avait même entendu une élève de sixième qui réprimandait un grand gaillard de troisième:
« N'as-tu pas été attentif au cours de Madame Bertrand, notre chère professeur de S.V.T.E. (Sciences des Vies Terrestres et Extraterrestres)? Sais-tu combien de siècles seront nécessaires pour que l'emballage de ton goûter se désagrège complètement? Ton comportement est-il bien raisonnable? Ne peux-tu pas faire l'effort de jeter ce déchet dans le réceptacle adéquat?
- Oui tu as tout à fait raison, répliqua Martin, pâle de honte.
- Je te conseille vivement d'assister aux réunions collégiennes de l'Association des Jeunes Citoyens de Demain; elle accueille tout le monde... »
Ce jour-là, Yasmina réalisa à quel point les élèves essayaient de leur propre chef de relier le savoir théorique à la réalité qui les entourait. Dans la cour du collège, elle observait avec satisfaction tous ces élèves qui analysaient leur société contemporaine, tout en débattant dans le plus grand respect de la parole d'autrui, et qui inventaient le « monde de demain ». Pour certains parents, une telle implication était peut-être excessive, à l'image de la mère de Zoé qui avait déclaré à la dernière réunion parents-profs et ceci devant tous les responsables légaux des enfants de la classe ( en effet, tous les parents assistaient à ce genre de réunion, car ils estimaient qu'ils devaient également participer à la réussite scolaire de leurs enfants):
« Madame Bouchreb, à chaque fois que nous regardons la télévision avec Zoé, elle essaie d'analyser toutes les publicités pour voir par quels procédés les médias manipulent les consommateurs!
- Chère Dame, il est vrai que les élèves de quatrième commencent à avoir un regard très critique, pourquoi ne pas essayer de discuter sur les arguments de vente des publicitaires?
- Oui, vous avez totalement raison. Je pense que je dois m'investir davantage dans la construction de sa réflexion.
- Vous y contribuez déjà largement, et notre collaboration portera ses fruits. Je dois bien avouer tout de même que de tous mes élèves, Zoé est la plus zélée.
- Quel métier respectable vous exercez, Madame!, dit la maman de Zoé avec la plus grande sincérité. »
Après que les applaudissements de l'assistance s'étaient calmés, la réunion avait repris son cours, et des idées nouvelles, essentielles pour l'avenir de l'école, avaient vu le jour. Le principal, Monsieur Pignon, assura même qu'il allait immédiatement réfléchir aux moyens pour la mise en place de certains projets. Il n'ignorait pas que tout avait un prix, mais il pouvait compter sur le soutien de l'Etat, qui après avoir mis un frein à certaines dépenses trop coûteuses et inutiles, disposait d'un portefeuille bien rempli pour l'Education, dont il avait fait sa priorité.
Yasmina commença par un cours à dominante grammaticale avec les élèves de sixième. Elle profitait de ces heures en demi-groupe pour que les élèves pratiquent la langue écrite, et pour qu'elle puisse analyser les progrès de chacun. Eternel rituel, l'appel. Elle le faisait encore même si l'absentéisme était rarissime: « Martin, Kader, Julia, Giorgio, Kévin, Amandine, Steven, Herbert, tout le monde est là. ». Puis, elle envoya la liste via son ordinateur de bureau directement relié à la vie scolaire, qui traitait les informations presque simultanément. Le cours commençait comme d'habitude, les élèves écoutaient sagement la leçon sur l'accord des participes passés, et se rendaient bien compte à quel point certaines règles du français étaient à prime abord complexes. Mais, Yasmina expliquait tout cela dans le calme, les élèves s'enthousiasmaient à l'idée de faire quelques exercices, et à la fin de l'heure, le petit Giorgio leva la main:
« Merci, Madame, aujourd'hui j'ai enfin réalisé que la grammaire c'était comme la mécanique. Une fois bien huilé, le moteur démarre tout seul. » Et les élèves quittèrent la salle à la sonnerie.
Les quatrièmes entrèrent, s'assirent dans le calme, mais Yasmina s'aperçut que la petite Charlotte ne se sentait pas bien. La jeune prof avait le regard aiguisé depuis que le principal avait instauré des conférences, au sein de l'établissement, sur la psychologie adolescente. Ces conférences mensuelles, qui étaient animées par des professionnels de l'esprit humain, duraient deux heures et accueillaient aussi bien les professeurs que les parents. Ils pouvaient ainsi réfléchir ensemble aux moyens de remédier aux problèmes de certains adolescents dits « victimes d'un mal être passionnel ». Que ce soit à l'école ou à la maison, des solutions pouvaient être ainsi envisagées dans le seul intérêt de l'enfant.
Yasmina, après avoir compté ses dix-huit élèves (oui, cette heure-là était toujours effectuée en classe entière), demanda à Charlotte:
« Mon tendre enfant, quel est ce mal qui t'afflige?
- J'ai voulu le faire, mais je n'ai pas pu, ce n'est pas de ma faute, dit Charlotte en sanglotant.
- Mais de quoi parles-tu?
- Le livre, ce chef d'oeuvre de Maupassant, Pierre et Jean, que nous devions lire pour aujourd'hui, je ne l'ai pas fini... mais ce n'est pas de ma faute, hier au soir, lorsque je me suis couchée à neuf heures pour lire les trente dernières pages, ma lampe de chevet a grillé. Et, ma mère ne voulait pas que je lise dans le salon, car on recevait à la maison.
- Ce n'est pas grave, je comprends ton désarroi cependant.
- Mais je pleure, car Paulo m'a raconté la fin, et a ainsi gâché le plaisir que j'avais pris à découvrir le destin qui liait les deux hommes. »
Certaines moqueries se faisaient entendre. Yasmina regarda d'un oeil sévère Paulo, qui réprimait ses fous rires. Puis elle lui adressa une réprimande:
« Comment peux-tu détruire le plaisir d'un lecteur?
- Ben, de toute façon vous nous avez donné ce livre à lire depuis une semaine, ce n'est pas la veille au soir qu'il faut se rendre compte qu'il nous reste trente pages à lire. »
L'argument avait son poids. Un peu gênée, Yasmina réconforta donc Charlotte et le cours commença. Au programme, le réalisme. Les élèves participaient beaucoup, surtout que la plupart d'entre eux passaient des week-ends entiers à visiter les musées, comme leur avait conseillé leur professeur d'histoire, et ils ne manquaient pas de mettre en relation certaines oeuvres d'art à l'esthétique du roman.
Puis, l'heure suivante commença, avec les troisièmes cette fois-ci. Soyons honnêtes, tous n'étaient pas intéressés par l'école, et pensaient même la quitter après le brevet. Certains préféraient suivre une formation professionnalisante, sous contrat d'embauche directe en fin d'apprentissage. Mais, ils se disaient également qu'ils n'auraient peut-être pas autant l'occasion d'améliorer leur culture et leur savoir. En effet, l'école était garante de certains savoirs, elle en distinguait quatre: le Savoir Encyclopédique, le savoir-faire, le savoir-vivre et le savoir-être. Yasmina avait rassuré les plus sceptiques: « Vous savez, en étant maçon ou garagiste, rien ne vous empêchera de cultiver votre jardin des mille savoirs, j'estime que les années passées au collège vous ont conféré une assez grande autonomie pour poursuivre le chemin de la connaissance par vous-mêmes. » Quoi qu'il en soit, la séance de joute oratoire commença. Yasmina proposait des sujets de débat, et les élèves avançaient des arguments, portaient la contradiction, mais il n'était pas si facile de démonter ces arguments solides, tant par la pertinence du propos que par les nombreux exemples qui étaient proposés. On se serait cru à l'Assemblée Nationale, un mardi après-midi, à la différence près que les élèves ne cherchaient pas à nuire à leurs adversaires, mais étaient en perpétuelle recherche de vérité et de solutions concrètes.
Midi sonnait déjà. Yasmina n'avait pas vu le temps défiler. Il faut dire que ses dix-huit heures de cours passaient si vite! Heureusement qu'elle travaillait également autant chez elle pour préparer les cours, rechercher de nouvelles initiatives pédagogiques et bien sûr, corriger ses copies. Cela lui laissait tout de même beaucoup de temps libre pour s'épanouir dans son couple, et s'occuper convenablement de sa fille. Puis, il y avait la natation le mercredi, les cours d'arts contemporains le vendredi, sans oublier les nombreuses heures qu'elle passait à lire. Elle pensait même commencer la rédaction d'un recueil de nouvelles.
En entrant dans le réfectoire, Yasmina fut irrésistiblement séduite par l'odeur du boeuf bourguignon qui mijotait dans les marmites du Chef Cuisinier, Tony. Il ne voulait pas le crier sur tous les toits, mais, il avait déjà deux étoiles dans le guide Michou. Les aliments étaient soigneusement choisis parmi ce que l'on pouvait trouver de plus frais dans la région. Les agriculteurs locaux aimaient collaborer avec les diététiciens qui établissaient les menus. Comme le disait Michou: « L'Education des petiots passe aussi par le goût. » Les élèves mangeaient par petits groupes, et disposaient d'une demi-heure pour savourer les plats. Ils ne mangeaient jamais dans la panique des vieux jours, car avec les deux heures et demie de pause entre midi et deux, ils avaient largement le temps de manger, de digérer et de se reposer un peu.
Après un repas copieux et équilibré, que Yasmina avait partagé avec ses chers collègues (qu'elle appréciait énormément), la jeune femme rentra chez elle. Certains diront qu'elle avait fini sa journée, mais pour elle, cela ne faisait que commencer. En sortant du collège, elle aperçut les élèves de troisième européenne qui montaient dans le bus. Ils se rendaient à l'Institut International de l'Apprentissage des Langues.
En effet, une réforme avait été passée vingt-et-un ans auparavant. Les professeurs de langue avaient été « délocalisés », et ne travaillaient plus dans les établissements scolaires. Cette réforme avait été votée pour relancer l'apprentissage des langues rares. En effet, dans les années 10, les élèves n'avaient pas grand choix: ils apprenaient l'anglais, quelquefois l'espagnol. Ces instituts s'étaient bien développés, notamment en ville, où on comptait parfois plus d'une soixantaine de langues enseignées. Ces centres, également présents en campagne, à une échelle plus réduite certes, accueillaient non seulement des élèves, mais aussi des étudiants, ainsi que quiconque voulait approfondir la connaissance d'une langue. Tous les chercheurs, les professeurs, les pédagogues, mais aussi les lecteurs et les lectrices étaient recrutés par l'Etat. On avait bien compris que les établissements ne pourraient jamais être adaptés aux nouveaux dispositifs nécessaires pour améliorer le niveau des petits français. Ici, tout était différent, les élèves étaient présents dans les locaux deux après-midi par semaine. De petits groupes, composés d'enfants de plusieurs établissements, passaient, en général, une heure avec un jeune étranger qui discutait avec eux, avant de rejoindre le labo de langues. Les petits collégiens aimaient s'enregistrer, écouter leurs phrases, et corriger leur prononciation grâce aux conseils de leurs professeurs. Puis, des cours plus classiques étaient dispensés dans des salles de classe: on y lisait des textes, on travaillait l'expression écrite, on rencontrait toute une civilisation. Parfois, les élèves assistaient à des projections de films en version originale dans l'une des salles de cinéma de l'institut.
Cette réforme avait fait ses preuves, et l'Etat en généralisant les voyages scolaires, et en les finançant généreusement bien sûr, avait fait de ses petits français de véritables polyglottes. Le voisin de Yasmina, Rachid, qui était en Première S, connaissait parfaitement l'anglais et le russe, mais il pratiquait également l'arabe littéraire, et avait pris « hébreu » en option facultative. Il faut bien dire que Rachid était interne dans un établissement parisien, et qu'il fréquentait l'Institut de la Capitale. Avec ses vingt-trois étages, l'Institut offrait à ses visiteurs la possibilité d'apprendre toutes les langues vivantes et mortes. Certains étudiants étrangers le fréquentaient, et l'Institut méritait bien son surnom de «Tour de Babel ».
Yasmina venait donc de quitter son établissement. Elle devait faire vite, car en dehors de son métier, elle avait un autre boulot. Elle devrait bientôt reprendre son job un peu plus astreignant, un peu moins reconnu que celui de professeur, et surtout moins bien payé: le métier de mère. Voiture, bouchons, nourrice, voiture, embouteillages, grande surface, voiture, péage, maison, ménage, goûter, couches culottes, braillements, bouchons. Après avoir nourri sa petite fille, après l'avoir lavée, et mise au lit, Yasmina put enfin se remettre au travail, les copies corrigées s'entassaient énergiquement sur le bureau, les cours du lendemain étaient prêts. Sur les coups des neuf heures, Yasmina s'écroula sur son lit et s'endormit. Elle aurait dormi ainsi jusqu'au lendemain si une main ne l'avait secouée. C'était Bruce son mari qui venait de rentrer du bureau:
« Ma chérie, le repas n'est pas prêt?
- Pas le courage, dit Yasmina dans un demi-sommeil.
- Tu sais, moi j'ai eu une dure journée, j'ai travaillé moi, et je suis affamé.
- Ben, mange des biscottes.
- Si t'arrives pas à tenir, ma belle, avec tes dix-huit heures de cours par semaine, il faut vraiment penser à changer de métier, rétorqua Bruce d'un air légèrement énervé, qu'est-ce que je devrais dire moi qui bosse quarante-deux heures? »
C'est alors que Yasmina regretta amèrement de ne passer que dix-huit heures au collège, car elle avait l'impression, que tous les efforts qu'elle fournissait à côté, comme corriger des copies le dimanche et les jours fériés, étaient considérés comme un caprice de ménagère, un hobby, un passe-temps pour se changer les idées, pour se distraire de son métier de mère.
- SeiferÉrudit
Ce que je m'ennuierais
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De tout cimetière naît un champ de fleurs.
- PascalNiveau 9
Je me demande si des écoles comme ça existent quelque part dans le monde.
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