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notes - Sören Kierkegaard, Traité du désespoir (notes de lecture) Empty Sören Kierkegaard, Traité du désespoir (notes de lecture)

par Robin Lun 6 Oct 2014 - 18:04
Kierkegaard, Traité du désespoir, traduit du danois par Knud Ferlon et Jean-Jacques Gateau, éditions Gallimard, 1949

"Sören Kirkegaaard (1813-1855) a écrit ses œuvres les plus importantes dans un laps de temps de quelques années. Le Traité du désespoir, publié en 1849, est le dernier de ses livres fondamentaux et la synthèse de tous les thèmes majeurs de son œuvre."

"La Maladie mortelle (La page originale portait en sous-titre : "Exposé de psychologie chrétienne à fins d'édification et de réveil par Anticlimaque édité par Sören Kierkegaard.") parut en 1849, mais Kierkegaard l'écrivit dans l'hiver et au printemps de 1848. A l'heure où dans le Nord comme ailleurs la passion nationale et démocratique, la plus animale de toutes à ses yeux, secouait le peuple. Kierkegaard, occupé plus que jamais de lui-même après le long détour des œuvres pseudonymes, s'avance enfin vers ce qu'il appelle sa "guérison profonde". De cette rencontre intime avec le christianisme, de cette disposition à se juger, sort alors un double message qui nous remet comme les clés de son âme : l'un (cf. Point de vue explicatif de ma carrière d'auteur, paru en 1859), explication providentielle de toute sa production, mais qui l'épouvante et qu'il a retenu jusqu'à sa mort : l'autre qui seul s'accomplit, non sans hésitations pourtant ni réticences, et sous couvert d'un suprême pseudonyme ; ce fut ce Traité du désespoir que Kierkegaard appela La Maladie mortelle et qui, par-delà la suite extraordinaire d'écrits esthétiques et philosophiques accumulée entre 1842 et 1847, plonge ses racines lointaines dans son enfance et sa jeunesse, dans sa formation religieuse et dans la critique même de sa propre nature." (Jean-Jacques Gateau, mars 1931)

Notes de lecture :

"Désespoir" : n.m. (début du XIIIème siècle ; de dés-, et espoir)

1°) Perte d'un espoir ou de tout espoir ; état de qui n'a plus d'espoir V. déséspérance. "Le savant s'oublie dans les délices d'un calme désespoir." (France), "La vérité sur la vie, c'est le désespoir." (Vigny)

2°) Milieu du XVème siècle) : affliction extrême et sans remède : état de celui qui n'a plus d'espoir. V. affliction, chagrin, désolation, détresse. Se plonger, se jeter, sombrer dans le désespoir, s'abandonner au désespoir. "O rage, ô désespoir, ô vieillesse ennemie..." (Corneille). "J'étais en proie à un sombre désespoir." (France). "Le désespoir a ses degrés, de l'accablement à l'affliction, de l'affliction à la mélancolie (Hugo). Au pluriel "les désespoirs". "Je m'abîmais dans des désespoirs inexplicables (Chateaubriand).

On constate que le mot se rapporte d'abord à une situation, à un état, puis à un sentiment qui semble culminer avec le romantisme et s'associer à une certaine "délectation". (Chateaubriand, Goethe in Les souffrances du jeune Werther).

Si, comme le dit Vigny, "la vérité sur la vie, c'est le désespoir", on peut être plus ou moins conscient de cette "vérité" et donc plus ou moins "désespéré", voire pas du tout. Kierkegaard semble envisager les deux sens du mot "désespoir" :

       Le désespoir comme vérité ultime sur la vie et donc en tant que situation ontologique de l'homme (créature finie, mortelle) sans espoir.
       Le désespoir en tant que conscience (vécue) de cette situation ontologique et les degrés du désespoir par rapport à sa révélation (ou à sa non révélation).

Le mot "désespoir" chez Kierkegaard, porte sur deux types de réalités :

   les réalités finies, temporelles : le désespoir de l'ambitieux qui n'a pas réussi "à être César", le désespoir de l'amant(e) de ne pas être aimé ou de ne pas se sentir capable d'aimer (comme Kierkegaard à l'égard de Régine Olsen), le désespoir d'Harpagon à qui on a volé sa cassette, etc. (cf. "Désespoir du temporel ou d'une chose temporelle", p. 122-137)
   les réalités infinies, éternelles : le désespoir à l'idée qu'il n'y a rien après la mort, le désespoir de ses fautes (la culpabilité sans remède), etc.

Exorde :
"Cette maladie n'est point à mort." (Jean, XI, 4) et cependant Lazare mourut..." Référence initiale à l'épisode de la résurrection de Lazare dans l’Évangile de Jean. La note fondamentale est donnée dès le seuil : comment supporter l'idée de la mort ? Comment vivre dans l'horizon de la mort ? "La maladie mortelle" précise Kierkegaard n'est pas la mort (ni la souffrance, ni les tribulations terrestres). "Le chrétien est seul à savoir ce qu'est la maladie mortelle."

La maladie mortelle est le désespoir.


"L'homme est esprit. Mais qu'est-ce que l'esprit ? C'est le moi. Mais alors, le moi ? Le moi est un rapport se rapportant à lui-même, autrement dit, il est dans le rapport l'orientation intérieure de ce rapport ; le moi n'est pas le rapport, mais le retour sur lui-même du rapport."

Cf. Platon : "la pensée est le dialogue silencieux de l'âme avec elle-même;" La pensée, c'est la parole et la parole c'est l'autre en moi, le dédoublement. Le dédoublement n'est pas une possibilité du moi, mais son essence. "Je est un autre." (Rimbaud). Réflexion, réfléchir : l'image dans le miroir. Un : la chose. Deux : la chose et l'image de la chose. Trois : la relation entre la chose et son image.

L'homme est une synthèse d'infini et de fini, de temporel et d'éternel, de liberté et de nécessité, bref une synthèse. Une synthèse est le rapport de deux termes.

Le désespoir est une maladie de l'esprit, du moi, de la conscience. Seul l'homme peut en être atteint parce qu'il est esprit, rapport à lui-même.

Le désespoir peut prendre trois figures :

   l'inconscience d'avoir un moi
   le refus d'être soi-même
   la volonté d'être soi-même

Question : quels rapports l'idée du moi comme "synthèse" et l'idée de "maladie mortelle" entretiennent-elles avec la dialectique hégelienne et la définition hégelienne du christianisme comme "conscience malheureuse" ?

Désespoir virtuel et désespoir réel.

D'un point de vue "dialectique" (nouvelle allusion "ironique" à Hegel ?), le désespoir est à la fois un avantage et un défaut.

Être capable de désespérer nous distingue de la condition animale.

   L'animal n'est pas capable de désespérer
   L'homme en est capable
   Le chrétien en est conscient
   Sa béatitude est d'en être guéri.

Kierkegaard énonce en termes pascaliens le paradoxe du désespoir : "C'est un avantage infini de pouvoir désespérer, et, cependant le désespoir n'est pas seulement la pire des misères, mais notre perdition."

Nous désespérons parce que nous sommes une synthèse (de fini et d'infini, de liberté et de nécessité, de temporel et d'éternel).

Si nous n'étions pas une synthèse, si nous étions entièrement dans la finitude, la nécessité et la temporalité de l'instant présent, nous ne saurions rien du désespoir (nous connaîtrions la peur, la souffrance, la faim, la soif, etc), mais ni la mort, ni le désespoir.

Si nous étions entièrement dans la liberté, l'éternité et l'infini, nous ne connaîtrions ni la peur, ni la souffrance, ni la faim, ni la soif, et nous ne connaîtrions pas non plus ni la mort, ni le désespoir, mais la béatitude.

Le désespoir est une catégorie de l'esprit, et s'applique dans l'homme à son éternité... Le désespoir n'est pas une suite de la discordance (entre le moi et le réel), mais du rapport orienté sur lui-même (de soi à soi). Et ce rapport à soi-même, l'homme n'en peut pas plus être quitte que de son moi, ce qui n'est, du reste, que le même fait, puisque le moi c'est le retour du rapport sur lui-même." (p. 68)

Autrement dit, le désespoir n'est pas d'abord lié à des circonstances extérieures ("les choses qui ne dépendent pas de nous", comme disent les stoïciens), mais à l'essence de l'être humain comme pensée, comme "moi".

Le désespoir est "la maladie mortelle"

L'idée de "maladie mortelle" a deux sens :

   un mal dont le terme, dont l'issue est la mort. "Maladie mortelle" est alors synonyme de "maladie dont on meurt".
   un mal qui aboutit à la mort sans plus rien après elle.

Le désespoir comme maladie mortelle n'est pas le mal qui aboutit à la mort, mais à la mort sans plus rien après elle.

On ne meurt pas du désespoir, le désespoir ne finit pas avec le mal physique. La souffrance du désespoir, au contraire est "de ne pas pouvoir mourir".

Kierkegaard distingue entre :

   "mourir" (tout est fini)
   "mourir la mort" : vivre sa mort

Le moi désespère d'une vie qui aboutit à la mort sans plus rien après elle, mais il ne peut dévorer son propre support, l'éternité du moi.

Il accumule dans le présent le souvenir des désespoirs passés, sans pouvoir se défaire de son moi, ni s'anéantir.

L'homme qui désespère a un "sujet" de désespoir. Mais ce n'est pas là, pour Kierkegaard, le véritable désespoir. Il prend l'exemple d'un ambitieux qui voudrait être César. L'ambitieux n'est pas désespéré de ne pas être être César, mais d'être encore lui-même, de ne pas avoir réussi à se défaire de son moi. Autre exemple : la jeune fille qui désespère de la perte de son ami, mort ou volage, ne désespère pas de cette perte, mais désespère d'elle-même.

Désespérer d'une chose (précise) n'est pas le véritable désespoir, mais c'en est le début.

Le désespoir se présente donc sous deux formes :

   désespérer de soi, vouloir se défaire de soi
   vouloir être soi.

L'universalité du désespoir

Tous les hommes, qu'ils soient chrétiens (sauf à l'être intégralement) ou non, ont un grain de désespoir. Presque tous les hommes sont désespérés, y compris (et surtout ceux) qui pensent être exempts de désespoir. "C'est une forme de désespoir que d'être inconscient d'être désespéré."

Ne pas être désespéré n'est pas la même chose qu'être en bonne santé. Dans le domaine de la santé et de la maladie, le médecin ne se fie pas à la parole du patient. Il en est de même du psychologue en ce qui concerne cette maladie du moi qu'est le désespoir. Ceux qui se disent désespérés ne le sont pas toujours : le désespoir peut n'être qu'une forme de snobisme, de pause romantique, même s'il s'agit là, malgré ou plutôt à cause de son insignifiance, d'une forme de désespoir (stade esthétique).

"Le désespoir est une catégorie de l'esprit suspendu à l'éternité et par conséquent un peu d'éternité entre dans sa dialectique." (p. 81)

Dans la maladie, le malaise réside dans la maladie même, alors que dans le désespoir, le malaise est dialectique. Ne jamais avoir ressenti le désespoir, c'est le désespoir même.

Le désespoir est difficile à diagnostiquer. Un même symptôme (par exemple le calme, la sérénité) peut signifier deux états diamétralement opposés : l'absence de désespoir (l'état animal, le stade esthétique) ou le désespoir surmonté (le stade religieux). Il n'y a pas de santé immédiate de l'esprit.

Le désespoir est l'inconscience où sont les hommes de leur destinée spirituelle.

"Justement, en effet, parce qu'il n'est que dialectique, le désespoir est la maladie, peut-on dire que le pire des malheurs est de n'avoir pas eue... et c'est une chance divine de l'attraper, quoiqu'elle soit de toutes la plus nocive, quand on ne veut en guérir. Tant il est vrai que, sauf en ce cas, guérir est un bonheur, et que c'est la maladie le malheur." (p. 83)

Cependant, la plupart des gens vivent sans grande conscience de leur destinée spirituelle. Ceux qui se disent désespérés sont de deux sortes :

   ceux qui ont assez de profondeur pour prendre conscience de leur destinée spirituelle.
   ceux qui ont été éprouvés par de durs événements ou d'âpres décisions (par exemple la décision que prit Kierkegaard de rompre ses fiançailles avec Régine Olsen).

Cependant, les épreuves personnelles ne suffisent pas à "convertir" le moi : "Oh ! je sais bien tout ce qui se dit de la détresse humaine... et j'y prête l'oreille, j'en ai aussi connu plus d'un cas de près ; que ne dit-on pas d'existences gâchées ! Mais seule se gaspille celle que leurrent tant les joies ou les peines de la vie, qu'elle n'arrive jamais, comme un gain décisif pour l'éternité, à la conscience d'être un esprit, un moi, autrement dit jamais à remarquer ou à ressentir à fond l'existence d'un Dieu ni qu'elle-même ; "elle", son moi, existe pour ce Dieu ; mais cette conscience, ce gain de l'éternité, ne s'obtient qu'au-delà du désespoir." (p. 84)

Personnifications du désespoir

"On peut dégager abstraitement les diverses personnifications du désespoir en scrutant les facteurs de cette synthèse qu'est le moi. Le moi est formé d'infini et de fini. Mais sa synthèse est un rapport, qui, quoique dérivé, se rapporte à lui-même, ce qui est la liberté. Le moi est liberté. Mais la liberté est la dialectique des deux catégories du possible et du nécessaire." (p. 87)

"Le moi est la synthèse consciente d'infini et de fini qui se rapporte à elle-même et dont le but est de devenir elle-même, ce qui ne peut se faire qu'en se rapportant à Dieu (l'infini, l'éternité). Mais devenir soi-même, c'est devenir concret, ce qu'on ne devient pas dans le fini ou dans l'infini (dans le fini seulement/dans l'infini seulement), puisque le concret à devenir est une synthèse. L'évolution consiste donc à s’éloigner indéfiniment de soi-même dans une "infinisation" du moi, et à revenir indéfiniment à soi-même dans la "finisation". (p. 89)

Kierkegaard analyse ensuite les personnifications du désespoir, d'abord sous la double catégorie du fini et de l'infini, puis du possible et du nécessaire :

   Le désespoir de l'infinitude ou le manque de fini

L'homme englouti dans l'imaginaire, verse toujours plus dans l'infini, mais sans devenir toujours plus lui-même, puisqu'il ne cesse de s'éloigner de son moi. Dans le domaine religieux, l'orientation vers Dieu dote le moi d'infini, mais cette infinitisation, quand l'imaginaire a dévoré le moi, n'entraîne l'homme qu'à une ivresse vide. Kierkegaard fait ici allusion à certaines formes de mysticisme. Remarquer l'importance de l'imagination dans la synthèse du moi. L'imagination l'emporte sur l'entendement et sur la volonté (cf. Fichte).

   Le désespoir dans le fini ou le manque d'infini

Notre structure originelle est toujours disposée comme un moi devant devenir lui-même. le moi étant une synthèse de fini et d'infini (la catégorie du possible), manquer d'infini resserre et borne désespérément. L'esprit du monde est de donner une valeur infinie à des choses indifférentes. Celui qui s'enferme à fond dans le fini, au lieu d'un moi, ne devient qu'un chiffre, la répétition d'un éternel zéro au lieu d'un être humain de plus. Au lieu de devenir soi-même, il se laisse frustrer de son moi par "autrui". On voit bien la filiation avec Heidegger (les analyses de Sein und Zeit sur l'inauthenticité).

   Le désespoir du possible ou le manque de nécessité

Le désespoir provient ici du fait que le moi ne parvient pas à passer du possible au réel. Il se perd dans le possible ; tout lui paraît possible, il ne parvient pas à choisir parmi tous les possibles.

   Le désespoir dans la nécessité ou le manque de possible

Manquer de possible signifie que tout nous est devenu nécessité ou banalité. Le déterministe, le fataliste sont des désespérés, qui ont perdu leur moi, parce qu'il n'y a plus pour eux que de la nécessité. Le moi du déterministe ne respire pas, car la nécessité pure est irrespirable et asphyxie le moi. Le désespoir du fataliste, c'est, ayant perdu Dieu, d'avoir perdu son moi (le fataliste ne croit pas en Dieu pour qui "tout est possible", autrement dit, il ne croit qu'en la nécessité). Dieu est la possibilité pure, l'absence de nécessité. Kierkegaard compare la vie du moi dans la durée au phénomène de la respiration. L'air est constitué d'oxygène (le possible) et d'azote (la nécessité). On ne respire pas isolément l'azote ou l'oxygène, mais un mélange des deux.

La prière :

Le fataliste est incapable de prier car prier, c'est encore respirer et le possible est au moi ce qu'est l'oxygène  aux poumons.

"Pour prier, il faut ou un Dieu, un moi - et du possible, ou un moi et du possible dans son sens sublime, car Dieu c'est l'absolu possible, ou encore la possibilité pure ; et seul celui qu'une telle secousse fit naître à la vie spirituelle en comprenant que tout est possible, seul celui-là a pris contact avec Dieu. C'est parce que la volonté de Dieu est le possible, qu'on peut prier ; si elle n'était que nécessité, on ne le pourrait pas, et l'homme serait de nature sans plus de langage qu'un animal." (p. 106)

Il y a donc trois types d'hommes (ou trois orientations possibles du moi en fonction du possible et de la nécessité) :

   l'utopiste, l'idéaliste, le mystique manque du réel, de la nécessité
   le philistin pense qu'il ne manque de rien
   le mélancolique manque du possible

Le désespoir vu sous la catégorie de la conscience.

Le désespoir croit avec la conscience. Au plus haut de l'inconscience, le désespoir est au plus bas. Les deux extrémités du désespoir sont :

   le désespoir du diable, le plus intense de tous car il est conscience et limpidité absolue, sans rien d'obscur qui puisse l'atténuer. Le désespoir diabolique est le défi absolu.
   Le désespoir de l'innocence n'a pas le moindre soupçon d'être au désespoir. A peine peut-on parler, objectivement et subjectivement, de désespoir.

Le désespoir qui s'ignore ou l'ignorance désespérée d'avoir un moi éternel.

L'ignorance garantit contre le désespoir, mais il s'agit là de la pire forme de désespoir. Pour comprendre ce paradoxe, il faut en revenir à la double définition du désespoir :

   comme situation objective de l'homme (la condition humaine est "désespérée")
   comme conscience du caractère désespéré de cette situation.

Les deux dimensions peuvent être tangentiellement indépendantes l'une de l'autre. Le désespoir qui s'ignore est la forme la plus fréquente de ce que l’Évangile appelle "le monde".

Du désespoir conscient de son existence, conscient donc d'un moi de quelque éternité ; et des deux formes de ce désespoir, l'une où l'on ne veut pas être soi-même, et l'autre où l'on veut l'être.

Le moi se trouve ici dans une situation inverse de la situation précédente, ayant plus ou moins conscience d'être éternel. C'est dans cette situation qu'il court le plus grave danger, dans la mesure où son désespoir s'aggrave et qu'il ne parvient pas en à sortir par la Foi qui est le contraire du désespoir. Le désespoir conscient, à mesure qu'il s'aggrave est menacé par la tentation de se débarrasser du moi, de ne plus vouloir être lui-même, c'est-à-dire par le suicide.

   Désespoir du temporel ou d'une chose temporelle

"ici, nous sommes devant l'immédiat pur ou de l'immédiat avec une réflexion simplement quantitative. - Ici pas de conscience infinie du moi, de ce qu'est le désespoir, ni de la nature désespérée de l'état où l'on se trouve ; ici désespérer, c'est simplement souffrir, on subit passivement une oppression du dehors, le désespoir ne vient nullement du dedans comme une action. C'est, en somme, par un abus de langage innocent, un jeu de mots, comme quand les enfants jouent aux soldats, que, dans la langue du spontané, on emploie des mots comme : le moi, le désespoir." (p. 122)

Ce type de désespoir (le désespoir du temporel ou d'une chose temporel), explique Kierkegaard est le type le plus répandu de désespoir car "bien rares, ceux dont la vie, et encore faiblement, ait une destination spirituelle." (p. 131)

   Le désespoir quant à l'éternel ou de soi-même.

Pour Kierkegaard, désespérer d'une chose temporelle revient au même que désespérer quant à l'éternel. En effet, désespérer quant à l'éternel et de soi-même est la formule de tout désespoir.

   Le désespoir où l'on veut être soi-même, ou désespoir-défi.

"Dans la forme de désespoir précédent, le désespéré désespère de sa faiblesse et ne veut pas être lui-même. Mais à un degré dialectique de plus, si ce désespéré sait enfin pourquoi il ne veut pas l'être, alors tout se renverse et nous avons le défi, justement parce que, désespéré, il veut être lui-même." (p. 146)

Le désespoir où l'on veut être soi-même exige la conscience d'un moi infini, qui n'est au fond que la plus abstraite des formes du moi, le plus abstrait de ses possibles. Le désespéré veut être ce moi en le détachant de tout rapport à un pouvoir qui l'a posé, en l'arrachant à l'existence d'un tel pouvoir. (cf. J.-P. Sartre : "J'aurais voulu ne me tenir que de moi-même.")

Ce désespoir est le plus condensé de tous, le désespoir "démoniaque". "Tandis que le désespoir-faiblesse se dérobe à la consolation qu'aurait l'éternité pour lui, notre désespéré démoniaque n'en veut non plus rien savoir, mais pour une autre raison : cette consolation le perdrait, elle ruinerait l'objection générale qu'il est contre l'existence." (p. 156). On pense ici à certains personnages des Démons de Dostoïevski.

Le désespoir est le péché

Kierkegaard distingue le péché de la faute. Contrairement à la faute, le péché implique l'idée de Dieu : "On pèche quand, devant Dieu ou avec l'idée de Dieu, désespéré, on ne veut pas être soi-même, ou qu'on veut l'être. Le péché est ainsi faiblesse ou défi, portés à la suprême puissance, le péché est donc condensation de désespoir. L'accent porte ici sur être devant Dieu, ou avoir l'idée de Dieu ; ce qui fait du péché ce que les juristes appellent du "désespoir qualifié", sa nature dialectique, éthique, religieuse, c'est l'idée de Dieu." (p. 159)

Les gradations de la conscience du moi (la qualification devant Dieu)

En face de Dieu, le moi prend une qualification nouvelle. Il n'est plus seulement le moi humain, mais le moi théologique, un moi humain "à la mesure" de Dieu.

Le péché n'est pas le dérèglement de la chair et du sang, mais le consentement de l'esprit à ce dérèglement et d'être devant Dieu.

Le contraire du péché n'est pas la vertu, mais la foi. Croire, selon Kierkegaard, c'est "étant soi-même et voulant l'être, plonger en Dieu, à travers sa propre transparence." (p. 168)

La définition du péché implique la possibilité du scandale ; remarque générale sur le scandale.

Pour faire comprendre ce qu'est le scandale, Kierkegaard raconte l'histoire (la parabole) du pauvre journalier et de l'empereur de Chine. Le pauvre journalier accepterait de croire, à la rigueur, que l'empereur de Chine s’intéresse un peu à lui et a décidé de le récompenser, mais il se scandaliserait si on lui disait que l'empereur voudrait qu'il épouse sa fille. L'homme naturel se conduit vis-à-vis de Dieu comme le pauvre journalier vis-à-vis de l'empereur de Chine : "dans son étroitesse de cœur, il est incapable de s'octroyer l'extraordinaire que Dieu lui destinait." (p. 175)

La définition socratique du péché (confrontée à la définition chrétienne)

Selon Socrate, pécher, c'est ignorer ("Nul n'est méchant volontairement.") Kierkegaard reproche à cette définition de laisser dans le vague le sens de cette ignorance, son origine. Pour Kierkegaard, le péché n'est pas dans la connaissance, mais dans la volonté.

Le christianisme commence en posant la nécessité d'une révélation de Dieu, qui instruise l'homme du péché, et en lui montrant qu'il ne consiste pas à ne pas comprendre le juste, mais à ne pas vouloir le comprendre, à ne pas le vouloir.

Comprendre est la portée humaine, le rapport de l'homme à l'homme, mais croire est le rapport de l'homme au divin.

Le péché pour le chrétien gît dans la volonté, non dans la connaissance ; et cette corruption de la volonté dépasse la conscience de l'individu, sinon, il faudrait à chaque individu se demander comment le péché a commencé (la notion de péché individuel, implique celle de "péché originel").

"La définition du péché doit donc se compléter ainsi : après qu'une révélation de Dieu nous ait expliqué sa nature, le péché c'est, devant Dieu, le désespoir où l'on ne veut pas être soi-même ou le désespoir où l'on veut l'être." (p. 191)

Le péché n'est pas une négation, mais une position

Nous avons vu, à propos de Socrate, que, pour Kierkegaard, le péché n'est pas une catégorie philosophique, comme la faute, mais une catégorie théologique. le péché, contrairement à la faute, implique l'idée de Dieu.

Le péché n'est pas quelque chose de négatif comme l'ignorance (Socrate), la faiblesse, la finitude, mais quelque chose de positif : "L'orthodoxie a très bien vu que c'est ici qu'il faut livrer bataille ; elle a très bien vu qu'à définir le péché comme une négation, tout le christianisme est intenable." (p. 192)

Le péché n'est-il pas alors une exception ?

"L'intensité du désespoir fait sa rareté en ce monde. Mais puisque le péché est du désespoir élevé à une qualité de puissance encore plus grande, quelle doit donc être sa rareté ? Étrange difficulté ! Le christianisme subordonne tout au péché ; nous avons tâché de l'exposer dans toute sa rigueur : et nous voici alors devant ce résultat singulier, que le péché n'existe pas dans le paganisme, mais uniquement dans le judaïsme et le christianisme, et, là encore, bien rarement sans doute." (p. 199)

La continuation du péché (ou la conséquence)

Le péché est moins un acte qu'un état. Être à demeure dans le péché est un péché pire que chaque péché isolé. "Le péché s'engendre lui-même comme une conséquence, et dans cette continuité intérieure du mal, il prend encore toute sa force. Mais on n'arrive jamais à cette conception en ne considérant que les péchés isolés." (p. 210)

  chez l'homme spontané

"La plupart des gens vivent bien trop inconscients d'eux-mêmes pour soupçonner ce qu'est la conséquence ; faute du lien profond de l'esprit, leur vie, soit naïveté charmante d'enfants, soit niaiserie, n'est qu'un décousu d'un peu d'action, de hasard, d'événements pêle-mêle ; on les voit tantôt faire du bien, puis refaire du mal et reprendre le départ ; tantôt leur désespoir dure un après-midi ou va jusqu'à trois semaines, mais une fois de plus les voilà gaillards et derechef désespérés pour tout un jour. Pour eux la vie n'est qu'un jeu où l'on entre, mais ils n'arrivent jamais à se la représenter comme une conséquence infinie et fermée. Aussi ne causent-ils jamais entre eux que d'actes isolés, telle ou telle bonne action, telle faute." (p. 211)

   chez le croyant

"Le croyant dont la vie tout entière repose sur l'enchaînement du bien, a une peur infinie même du moindre péché, car il risque, lui, de perdre infiniment, tandis que les hommes du spontané, qui ne sortent pas du puéril, n'ont pas de totalité à perdre, pertes et gains pour eux n'étant jamais que du partiel, que du particulier." (p. 212)

   chez le démoniaque

(...) "Avec non moins de suite que le croyant, à l'opposé, le démoniaque s'attache à l'enchaînement intérieur du péché. Il est comme l'ivrogne, qui ne cesse d'entretenir son ivresse jour après jour par crainte de l'arrêt, de la langueur alors qui se produirait et de ses suites possibles, s'il restait une journée sans boire." (ibidem)

Le péché de désespérer de son péché

"Le péché est du désespoir, et ce qui en élève l'intensité, c'est le péché nouveau de désespérer de son péché." (p. 214)

Le péché consiste :

   à rompre avec le bien
   à refuser le repentir

Le refus du pardon ("Jamais je ne me le pardonnerai !") n'est qu'une dissimulation  d'amour-propre et d'orgueil. Le pardon n'appartient pas au moi, mais à Dieu.

"ici comme partout, l'explication des vieux textes édifiants déborde de profondeur, d'expérience, d'instruction. Ils enseignent que Dieu permet parfois aux croyants un faux pas, et la chute en quelque tentation... justement afin de l'humilier (d'éviter qu'il ne s'enorgueillisse) et ainsi de le fortifier davantage dans le bien." (p. 219)

Le péché de désespérer quant à la remise des péchés (le scandale)

"C'est faiblesse d'habitude que le désespoir où l'on veut être soi, mais ici, c'est le contraire ; puisque c'est, en effet, du défi de refuser d'être ce qu'on est, un pécheur, et de s'en prévaloir pour se passer par là de la rémission des péchés." (p. 222)

"Un moi en face du Christ est un moi élevé à une puissance supérieure par l'immense concession de Dieu, l'immense acception dont Dieu l'a investi, en ayant voulu, pour lui aussi, naître et se faire homme, souffrir, mourir." (ibidem)

Le péché de désespérer sur la rémission des péchés est le scandale.

L'auteur fait une distinction fondamentale entre l'éthique et la spéculation (à sa suite, E. Lévinas fait de l'éthique la question centrale de la philosophie) : "La spéculation oublie qu'à propos du péché, on n'évite pas l'éthique qui, elle, vise toujours à l'opposé de la spéculation et progresse en sens contraire ; car l'éthique, au lieu de faire abstraction du réel, nous y enfonce, et c'est dans son essence d'opérer par l'individuel, cette catégorie si négligée et méprisée de nos philosophes. le péché relève de l'individu ; c'est légèreté et péché nouveau de faire comme si ce n'était rien d'être un pécheur individuel." (p. 232)

Kierkegaard insiste sur la dimension individuelle du péché : "Le sérieux du péché, c'est sa réalité dans l'individu, chez vous ou moi ; la théologie hégélienne, forcée de se détourner toujours de l'individu, ne peut parler du péché qu'à la légère. La dialectique du péché suit des voies diamétralement contraires à celle de la spéculation." (ibidem)

L'abandon positif du christianisme, le péché de le nier

Il y trois formes de scandales :

   ​L'absence d'avis concernant la divinité du Christ et l'Incarnation
   La souffrance quant au Christ

"La dernière forme du scandale est la forme positive. Elle traite le christianisme de fable et de mensonge, elle nie le Christ (son existence historique, qu'il soit celui-là qu'il dit être) sur le mode des docètes ou des rationalistes : alors ou le Christ n'est plus un individu, mais n'en a que l'apparence humaine, ou il n'est plus qu'un homme, qu'un individu ; ainsi avec les docètes il s'évanouit en poésie ou mythe sans prétention à la réalité, ou bien avec les rationalistes il s'enfonce dans une réalité qui ne peut prétendre à la nature divine. Cette négation du Christ, du paradoxe (homme et Dieu), implique à son tour celle du reste du christianisme ; du péché, de la rémission des péchés, etc.

Cette forme de scandale est le péché contre le Saint-Esprit. Comme les Juifs disaient que le Christ chasse les démons par le Démon, de même ce scandale-ci fait du Christ une invention du démon.

Ce scandale est le péché porté à sa suprême puissance, ce qu'on ne voit pas d'ordinaire, faute d'opposer chrétiennement le  péché à la foi.

C'est ce contraste au contraire, qui a fait le fond de tout cet écrit, quand, dès la première partie, nous avons formulé l'état d'un moi où le désespoir est entièrement absent : dans son rapport à lui-même, en voulant être lui-même, le moi plonge à travers  sa propre transparence dans la puissance qui l'a posé. Et, à son tour, cette formule, comme nous l'avons tant rappelé, est la définition de la foi." (dernières lignes de l'ouvrage, p. 250-251)
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