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René Girard, La violence et le sacré (présentation et notes de lecture) Empty René Girard, La violence et le sacré (présentation et notes de lecture)

par Robin Ven 22 Aoû 2014 - 9:50
René Girard, La violence et le sacré, Editions Grasset et Fasquelle, 1972 et Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2010[/b]

"Dans La Violence et le sacré, René Girard a entrepris de remonter aux origines de l'édifice culturel et social qui est au cœur de notre civilisation. S'appuyant à la fois sur une relecture très personnelle des tragiques grecs et sur une discussion serrée des principaux systèmes d'explication, en particulier la psychanalyse, cette enquête originale met l'accent sur le rôle fondamental de la violence fondatrice et de la victime émissaire. Le religieux secrètement fondé sur l'unanimité violente et le sacrifice, trouve ainsi dans cet essai majeur une définition inédite."

René Noël Théophile Girard, né à Avignon (Vaucluse) le 25 décembre 1923 est un philosophe français, membre de l'Académie française depuis 2005. Ancien élève de l’École des chartes et professeur émérite de littérature comparée à l'Université Stanford et à l'Université Duke aux États-Unis, il est l’inventeur de la théorie mimétique qui, à partir de la découverte du caractère mimétique du désir, a jeté les bases d'une nouvelle anthropologie. Il se définit lui-même comme un anthropologue de la violence et du religieux.

"Les observations faites sur le terrain et la réflexion théorique obligent à revenir dans l'explication du sacrifice à l'hypothèse de la substitution. Cette idée est partout présente dans la littérature ancienne sur le sujet. C'est d'ailleurs pourquoi beaucoup de modernes la rejettent ou ne lui font qu'une place minime. Hubert et Mauss, par exemple, se méfient d'elle, sans doute parce qu'elle leur paraît entraîner un univers de valeurs morales et religieuses incompatibles avec la science. Et un Joseph de Maistre, c'est un fait, voit toujours dans la victime rituelle une créature "innocente" qui paye pour quelque "coupable".

L'hypothèse que nous proposons supprime cette différence morale. Le rapport entre la victime potentielle et la victime actuelle ne doit pas se définir en termes de culpabilité et d'innocence. Il n'y a rien à "expier". La société cherche à détourner vers une victime "sacrifiable", une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu'elle entend à tout prix protéger.

Toutes les qualités qui rendent la violence terrifiante, sa brutalité aveugle, l'absurdité de ses déchaînements, ne sont pas sans contrepartie : elles ne font qu'un avec la propension étrange à se jeter sur des victimes de rechange, elles permettent de ruser avec cette ennemie et de lui jeter, au moment propice, la prise dérisoire qui va la satisfaire. Les contes de fées qui nous montrent le loup, l'ogre ou le dragon avalant goulûment une grosse pierre à la place de l'enfant qu'ils convoitaient pourraient bien avoir un caractère sacrificiel." (René Girard, La Violence et le Sacré, "Le sacrifice", p. 13)

Table des matières :

I. Le sacrifice

II. La crise sacrificielle

III. Œdipe et la victime émissaire

IV. La genèse des mythes et des rituels

V. Dionysos

VI. Du désir mimétique au double monstrueux

VII. Freud et le complexe d'Œdipe

VIII. Totem et tabou et les interdits de l'inceste

IX. Lévi-Strauss, le structuralisme et les règles du mariage

X. Les dieux, les morts, le sacré, la substitution sacrificielle

XI. L'unité de tous les rites

Conclusion

Bibliographie

Notes de lecture : (quatre premiers chapitres)

I. Le sacrifice

Le double visage du sacrifice :

"Dans de nombreux rituels, le sacrifice se présente de deux façons opposées, tantôt comme une "chose très sainte" dont on ne saurait s'abstenir sans négligence grave, tantôt au contraire comme une espèce de crime qu'on ne saurait commettre sans s'exposer à des risques également très graves."

R. Girard passe en revue les penseurs et les ethnologues qui ont essayé de rendre compte, avant lui,  de ce double aspect, en particulier Marcel Mauss et Joseph de Maistre.

L'universalité du sacrifice :

Il cherche, par ailleurs, à travers des exemples : une étude de E.E. Pritchard sur deux peuples du Haut-Niger, le thème des "frères ennemis" dans la mythologie grecque et dans l'Ancien Testament, un épisode de l'Odyssée et le Livre des rites (Chine ancienne) à montrer l'universalité, dans le temps et dans l'espace du processus victimaire. On trouve des traces de ce processus dans toutes les cultures, dans toutes les civilisations, dans leurs récits et dans leurs mythes.

La fonction du sacrifice :

"L'interprétation du sacrifice comme violence de rechange apparaît dans la réflexion récente dans les observations faites sur le terrain. Godfrey Lienhardt et Victor Turner reconnaissent dans le sacrifice, étudié chez les Dinka par le premier, chez les Ndembu par le second, une véritable opération de transfert collectif qui s'effectue aux dépens de la victime et qui porte sur les tensions internes, les rancunes, les rivalités, toutes les velléités réciproques d'agression au sein de la communauté." (p. 18)

Thèse : le sacrifice substitue une violence réelle, mais partielle à une violence tout aussi réelle, mais généralisée.

Le pharmakos

"Dans la Grèce du Vème siècle, dans l'Athènes des grands poètes tragiques, le sacrifice humain, semble-t-il, n'avait pas complètement disparu. Il se perpétuait sous la forme du pharmakos que la ville entretenait à ses frais pour le sacrifier de temps à autre, notamment dans les périodes de calamités. La tragédie grecque, si on voulait l'interroger à ce sujet, pourrait nous apporter des précisions assez remarquables..."

Les signe distinctifs du pharmakos

Les caractères du pharmakos : "si on regarde l'éventail que forment les victimes, dans un panorama général du sacrifice humain, on se trouve, semble-t-il, devant une liste extrêmement hétérogène. Il y a les prisonniers de guerre, les esclaves, les adolescents non mariés, les individus handicapés et, dans certaines sociétés, le roi..." (p. 24)

Le thème de la vengeance

"Pour peu qu'on y réfléchisse, le thème de la vengeance apporte une grande lumière. Tous les êtres sacrifiables, qu'il s'agisse des catégories humaines que nous venons d'énumérer ou, à plus forte raison des animaux, se distinguent des non-sacrifiables par une qualité essentielle, et ceci dans toutes les sociétés sacrificielles sans exception. Entre la communauté et les victimes rituelles, un certain type de rapport social est absent, celui qui fait qu'on ne peut pas recourir à la violence, contre un individu, sans s'exposer aux représailles d'autres individus, ses proches, qui se font un devoir de venger leur proche. (p. 26)

Sociétés sacrificielles et sociétés non sacrificielles

Pourquoi les sociétés qui n'ont pas de rites proprement sacrificiels, comme la nôtre, réussissent-elles à apaiser les violences intestines ?

La différence entre les sociétés sacrificielles et les sociétés non-sacrificiels est la présence ou l'absence d'un système judiciaire.

Dans les sociétés non-sacrificielles, le système judiciaire et pénal joue le même rôle que le sacrifice dans les sociétés sacrificielles.

Les moyens mis en œuvre par les hommes pour se protéger de la vengeance interminable sont apparentés. On peut les classer en trois catégories :

1) Les moyens préventifs qui se ramènent tous à des déviations sacrificielles de l'esprit de vengeance

2) Les aménagements et entraves à la vengeance, comme les compositions et les duels judiciaires dont l'action curative est encore précaire

3) Le système judiciaire dont l'efficacité curative est sans égale.

Le système judiciaire est fondé sur le principe de la culpabilité (seul le coupable est sanctionné). Le système sacrificiel est fondé sur le principe de non-contamination : le coupable n'est pas sanctionné, mais quelqu'un d'autre. Ce système nous paraît "absurde" parce que nous ne comprenons plus le caractère contagieux de la violence.

Une société "primitive" qui ne possède pas de système judiciaire est exposée à l'escalade de la vengeance, à l'anéantissement pur et simple, à la violence essentielle et se voit contrainte d'adopter à l'égard de cette violence des attitudes incompréhensibles (pour nous) pour deux raisons  :

1) Nous ne savons rien au sujet de la violence essentielle, pas même qu'elle existe.

2) Les peuples primitifs eux-mêmes ne connaissent cette violence que sous une forme presque entièrement déshumanisée, c'est-à-dire sous les apparences partiellement trompeuses du sacré.

Les sociétés sacrificielles établissent un rapport entre la maladie et la violence. Il y a deux sortes de contagions :

1) la contagion de la violence qui, dans les sociétés sacrificielles est assimilée à la contagion de la maladie.

2) la contagion de la maladie qui seule intéresse la science moderne.

René Girard n'en revient pas pour autant à la thèse qui fait du sacré une simple transfiguration des phénomènes naturels (les épidémies, les tempêtes, les incendies de forêt, etc.)

"Le sacré, c'est tout ce qui maîtrise l'homme d'autant plus sûrement que l'homme se croit plus capable de la maîtriser (donc les phénomènes naturels). Mais c'est aussi et surtout, bien que de façon plus cachée, la violence des hommes eux-mêmes, la violence posée comme extérieure à l'homme et confondue, désormais, à toutes les autres forces qui pèsent sur l'homme du dehors. (Mais) c'est (bien) la violence (humaine) qui constitue le cœur véritable et l'âme secrète du sacré." (p. 51)

Violence et sexualité

René Girard s'intéresse ensuite au rapport entre violence et sexualité ; à partir du tabou qui porte sur le sang menstruel, il montre la relation étroite qui existe entre les deux : "la sexualité contrecarrée débouche sur la violence, les querelles d'amoureux inversement, se terminent dans l'étreinte. Les recherches récentes confirment sur beaucoup de points la perspective primitive. L'excitation sexuelle et la violence s'annoncent un peu de la même façon. La majorité des réactions corporelles mesurables sont les mêmes dans les deux cas." (p. 58)

"Par le biais du sang menstruel, un transfert de la violence s'effectue, un monopole de fait s'établit au détriment du sexe féminin."

La fonction du rituel

Le rituel a pour fonction de "purifier" la violence, c'est-à-dire de la "tromper" et de la dissiper sur des victimes qui ne risquent pas d'être vengées.

Pour être le plus efficace, la violence sacrificielle doit ressembler le plus possible à la violence non sacrificielle, c'est pourquoi certains rites nous apparaissent comme l'inversion inexplicable des rites et des interdits.

II. La crise sacrificielle

"Le fonctionnement correct du sacrifice exige, sous-jacente à la rupture absolue, une apparence de continuité entre la victime réellement immolée et les êtres humains auxquels cette victime est substituée. On ne peut satisfaire ces deux exigences à la fois que grâce à une contiguïté qui repose sur un équilibre forcément délicat." (p.63)

S'appuyant sur les Présocratiques, sur la tragédie grecque et sur Troïlus et Cressida de Shakespeare, René Girard analyse dans ce chapitre la nature, les causes et les effets de ce qu'il appelle la "crise sacrificielle", c'est-à-dire les dysfonctionnements et l'affaiblissement du mécanisme victimaire : "La crise sacrificielle, c'est-à-dire la perte du sacrifice, est perte de la différence entre violence impure et violence purificatrice. Quand cette différence est perdue, il n'y a plus de purification possible et la violence impure, contagieuse, c'est-à-dire réciproque, se répand dans la communauté."

La crise sacrificielle comme crise des différences

"La crise sacrificielle doit se définir comme une crise des différences, c'est-à-dire de l'ordre culturel dans son ensemble. Cet ordre culturel, en effet n'est rien d'autre qu'un système organisé de différences ; ce sont les écarts différentiels qui donnent aux individus leur "identité", qui leur permet de se situer les uns par rapport aux autres."

"Pour la religion primitive et la tragédie un même principe est à l’œuvre, toujours implicite mais fondamental. L'ordre, la paix et la fécondité reposent sur les différences culturelles. Ce ne sont pas les différences mais leur perte qui entraînent la rivalité démente, la lutte à outrance entre les hommes d'une même famille ou d'une même société." (p. 78)

C'est ce que Shakespeare appelle le "Degree" : "Degree, la Différence, dans l'entreprise humaine. Degree, gradus, est le principe de tout ordre naturel et culturel. C'est lui qui permet de situer les êtres les uns par rapport aux autres, qui fait que les choses ont un sens au sein d'un tout organisé et hiérarchisé. C'est lui qui constitue les objets et les valeurs que les hommes transforment, échangent et manipulent. La métaphore de la corde musicale définit cet ordre comme une structure au sens moderne du terme, un système d'écarts différentiels d'un seul coup déréglé quand la violence réciproque s'installe dans la communauté. La crise est désignée tantôt comme ébranlement, tantôt comme escamotage de la différence." (p. 80)

"(...) La tragédie parle toujours de la destruction de l'ordre culturel. Cette destruction ne fait qu'un avec la réciprocité violente des partenaires tragiques. Notre problématique sacrificielle révèle l'enracinement de la tragédie dans une crise du rituel et de toutes les différences. La tragédie en retour peut nous aider à comprendre cette crise et tous les problèmes de la religion primitive qui en sont inséparables. La religion, en effet, n'a jamais qu'un seul but, et c'est d'empêcher le retour de la violence réciproque." (p. 86)

Le thème des jumeaux

René Girard s'intéresse ensuite au thème des "jumeaux" dans les sociétés sacrificielles et explique pourquoi les jumeaux font l'objet d'une "crainte extraordinaire" : "Il ne faut pas s'étonner si les jumeaux font peur : ils évoquent et paraissent annoncer le péril majeur de toute société primitive, la violence indifférenciée." (p. 89)

Il faut rapprocher, selon lui, le thème des jumeaux de celui des "frères ennemis".

"Une fois que la violence a pénétré dans la communauté, elle ne cesse de se propager et de s'exaspérer. Nous ne voyons pas comment la chaîne des représailles pourrait se rompre avant l'anéantissement pur et simple de la communauté. S'il y a réellement des crises sacrificielles, il faut qu'un mécanisme autorégulateur intervienne avant que tout soit consumé. Dans la conclusion de la crise sacrificielle, c'est la possibilité des sociétés humaines qui est en jeu. Il faut découvrir en quoi consiste cette conclusion et ce qui la rend possible..." (p. 104)

Pour répondre à ces questions, René Girard va s'appuyer sur le mythe d'Œdipe.

III/ Œdipe et la victime émissaire

"L'universalisation des doubles, l'effacement complet des différences qui exaspère les haines mais les rend parfaitement interchangeables, constitue la condition nécessaire et suffisante de l'unanimité violente. Pour que l'ordre puisse renaître, il faut d'abord que le désordre arrive à son comble, pour que les mythes puissent se recomposer, il faut d'abord qu'ils soient entièrement décomposés.

Là où, quelques instants plus tôt, il y avait des conflits particuliers, mille couples de frères ennemis isolés les uns des autres, il y a de nouveau une communauté, tout entière unie dans la haine que lui inspire un de ses membres seulement. Toutes les rancunes éparpillées sur mille individus différents, toutes les haines divergentes, vont désormais converger vers un individu unique, la victime émissaire." (p. 122)

"Le mécanisme de la victime émissaire explique les principaux thèmes du mythe d'Œdipe ; il est aussi efficace sur le plan de la genèse que sur le plan de la structure (...) Nous sommes amenés à nous demander si ce même mécanisme ne va pas se révéler comme le ressort structurant de toute mythologie. Et ce n'est pas tout ; autre chose et de plus essentiel encore est en jeu si l'engendrement du sacré lui-même, la transcendance qui le caractérise, relève de l'unanimité violente, de l'unité sociale faite ou refaite dans "l'expulsion" de la victime émissaire. S'il en est ainsi ce ne sont pas les mythes seulement qui sont en cause, mais les rituels et le religieux dans son ensemble." (p. 133)

IV/ La genèse des mythes et des rituels

Les conceptions pré-girardiennes :

Dans ce chapitre, René Girard pose la question de la relation entre les mythes et les rituels. Il commence par rappeler les deux thèses opposées qui ont cours à ce sujet :

1) "Le plus ancienne ramène le rituel au mythe ; elle cherche dans le mythe soit l'événement réel, soit la croyance qui donne naissance aux pratiques rituelles."

2) "La seconde se meut en sens inverse : elle ramène au rituel non seulement les mythes et les dieux, mais, en Grèce, la tragédie et les autres formes culturelles. Hubert et Mauss appartiennent à cette seconde école. Ils font du sacrifice l'origine de la divinité."

Les avantages et les limites de l'approche de Mauss :

Marcel Mauss fait du sacrifice l'origine du religieux, mais n'explique pas l'origine du sacrifice lui-même. Par ailleurs, il ne dit presque rien sur sa nature et sa fonction.

Girard critique l'idée que la fonction du sacrifice est "d'entrer en rapport avec les dieux" si les dieux sont engendrés à travers une longue série diachronique de sacrifices répétés. Comment rendre compte de la répétition ? A quoi pensait les sacrificateurs quand il n'y avait pas encore de dieux avec qui communiquer ?

Marcel Mauss ne répond pas à ces questions, mais se contente de décrire (correctement) le sacrifice en tant que "technique". Cette approche a ses avantages : "Un rétrécissement provisoire du champ de l'investigation a permis de distinguer des questions et des domaines qui faisaient jusqu'alors l'objet de regrettables confusions."

Mais elle a ses limites car "elle préjuge du fait qu'aucune hypothèse nouvelle ne pourrait surgir qui répondrait de façon satisfaisante, c'est-à-dire scientifique, à la question de l'origine, de la nature et de la fonction du sacrifice et du religieux en général." (p. 138)

Note : au fond, Mauss, et plus tard Lévi-Srauss se situent dans une démarche "phénoménologique" : la description exige dans les deux cas la mise entre parenthèse (le sacrifice) de quelque chose : le monde, le sens, le réel. (ou, pour parler comme les linguistes et les structuralistes, le "référent")

L'hypothèse girardienne :

"Le nombre extraordinaires de commémorations rituelles qui consistent en une mise à mort donne à penser que l'événement originaire est normalement un meurtre. Le Freud de Totem et tabou a clairement perçu cette exigence. L'unité remarquable des sacrifices suggère qu'il s'agit bien du même type de meurtre dans toutes les sociétés. cela ne veut pas dire que ce meurtre a eu lieu une fois pour toutes ou qu'il est cantonné dans une espèce de préhistoire (comme le pensait Freud)

"Exceptionnel dans la perspective de toute société particulière, dont il marque le commencement ou le recommencement, cet événement doit être tout à fait banal dans une perspective comparative.

Nous croyons tenir dans la crise sacrificielle et le mécanisme de la victime émissaire le type d'événement qui satisfait à toutes les conditions qu'on peut exiger de lui.

Si un tel événement existait, dira-t-on, la science l'aurait déjà découvert. Parler ainsi, c'est ne tenir aucun compte d'une carence vraiment extraordinaire de cette science. La présence du religieux à l'origine de toutes les sociétés humaines est indubitable et fondamentale. de toutes les institutions sociales, le religieux est la seule à laquelle la science n'a jamais réussi à attribuer un objet réel, une fonction véritable. Nous affirmons donc que le religieux a le mécanisme victimaire pour objet ; sa fonction est de perpétuer ou de renouveler les effets de ce mécanisme, c'est-à-dire de maintenir la violence hors de la communauté." (p. 140)

Nous avons d'abord repéré la fonction cathartique du sacrifice. Nous avons ensuite défini la crise sacrificielle comme perte de cette fonction cathartique et de toutes les différences culturelles. Si la violence unanime contre la victime émissaire met vraiment fin à cette crise, il est clair qu'elle doit se situer à l'origine d'un nouveau système sacrificiel. Si la victime émissaire peut seule interrompre le processus de déstructuration, elle est à l'origine de toute structuration. Nous verrons plus loin s'il est possible de vérifier cette affirmation au niveau des formes et des règles essentielles de l'ordre culturel, des fêtes, par exemple, des interdits de l'inceste, des rites de passage, etc. Nous avons d'ores et déjà de sérieuses raisons de penser que la violence contre la victime émissaire pourrait bien être radicalement fondatrice en ce sens qu'en mettant fin au cercle vicieux de la violence, elle amorce du même coup un autre cercle vicieux, celui du rite sacrificiel, qui pourrait bien être celui de la culture tout entière.

S'il en est ainsi, la violence fondatrice constitue réellement l'origine de tout ce que les hommes ont de plus précieux et tiennent le plus à préserver. C'est bien là ce qu'affirment, mais sous une forme voilée, transfigurée, tous les mythes d'origine qui se ramènent au meurtre d'une créature mythique par d'autres créatures mythiques. Cet événement est perçu comme fondateur de l'ordre culturel. de la divinité morte proviennent non seulement les rites, mais les règles matrimoniales, les interdits, toutes les formes culturelles qui confèrent aux hommes leur humanité." (p. 141)

La méconnaissance du rôle de la victime émissaire constitue la dimension fondamentale du religieux. Girard vérifie cette hypothèse sur les monarchies sacrée du continent africain. (p. 157)

Les monarchies sacrées africaines

"Le roi a une fonction réelle et c'est la fonction de toute victime sacrificielle. Il est une machine à convertir la violence stérile et contagieuse en valeurs culturelles positives." (p. 162)

En s'appuyant sur les analyses de Jean-Pierre Vernant, René Girard souligne les nombreuses et remarquables analogies entre le roi sacré africain et le mythe d'Œdipe. Cette analogie est bien d'ordre structurel et non diffusionnel, dans la mesure où une influence réciproque est exclue."Derrière le pharmakos africain, comme derrière le mythe d'Œdipe, il y a le jeu d'une violence réelle, d'une violence réciproque conclue par le meurtre unanime de la victime émissaire."

"Si la violence contre la victime émissaire sert de modèle universel, c'est parce qu'elle a réellement restauré la paix et l'unité. Seule l'efficacité sociale de cette violence collective peut rendre compte d'un projet politico-rituel qui consiste non seulement à répéter sans cesse le processus, mais à prendre la victime émissaire comme arbitre de tous les conflits, à faire d'elle une véritable incarnation de toute souveraineté." (p. 164-165)

Le thème de l'inceste


L'inceste n'est ni un thème purement structurel (l'envers d'une obligation d'échange) comme l'affirme Claude Lévi-Strauss, ni le signifié fondamental de la culture humaine comme l'affirme Freud, qui le réduit à l'inceste maternel.

"La pensée rituelle entend répéter le mécanisme fondateur. L'unanimité qui ordonne, pacifie, réconcilie succède toujours à son contraire, c'est-à-dire au paroxysme d'une violence qui divise, qui nivelle et qui détruit. Le passage de la mauvaise violence à ce bien suprême que sont l'ordre et la paix, est quasi instantané ; les deux faces opposées de l'expérience primordiale sont immédiatement juxtaposées ; et c'est au sein d'une brève et terrifiante "union des contraires" que la communauté redevient unanime. Il n'est donc pas de rite sacrificiel qui n'incorpore certaines formes de violences, qui ne fasse sienne certaines significations très directement associées à la crise sacrificielle, plutôt qu'à sa guérison. L'inceste est un exemple. Dans les systèmes qui l'exigent, l'inceste royal est perçu comme faisant partie du processus salvateur et par conséquent comme devant être reproduit. Il n'y a rien là qui ne soit parfaitement intelligible." (p. 171-172)

"Dans les monarchies africaines aussi bien que dans le mythe d'Œdipe, l’inceste, maternel ou non, n'est pas une donnée irréductible, absolument première. Il est même que le parricide, de même que tout crime, toute perversion, toute forme de bestialité et de monstruosité dont les mythes sont remplis. Tous ces thèmes, et quelques autres encore, déguisent et dissimulent l'indifférenciation violente qui constitue le vrai refoulé du mythe, lequel n'est pas essentiellement désir, mais terreur, terreur de la violence absolue. Qui niera qu'au-delà du désir et plus forte que lui, seule capable de le réduire au silence et de triompher de lui, il n'y ait cette terreur sans nom ? (p. 176)
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