- RobinFidèle du forum
... Quand on écoute patiemment la litanie des autoaccusations du mélancolique, on ne peut s'empêcher d'avoir l'impression que les plus vives d'entre elles s'appliquent souvent très peu au malade lui-même, mais, avec quelques modifications infimes, à quelqu'un qu'il aime, a aimé, ou bien a dû aimer. Chaque fois que l'on réitère l'expérience, elle confirme ce soupçon. On obtient ainsi la clef du tableau clinique en percevant que les reproches que s'adresse le malade sont en fait des reproches à un objet d'amour qu'il a retournés contre son moi.
(...) Dès lors, la conduite des malades devient elle-même bien plus compréhensible. Leurs plaines sont des plaintes au sens légal du terme. (...) Tout cela n'est possible que parce que les réactions de leur comportement viennent encore de la constellation psychique de la rebellion, qui s'est changée ensuite, par un certain processus, en contrition mélancolique.
Il est alors assez facile de reconstituer ce processus. Il y a eu un choix d'objet, une fixation de la libido sur une certaine personne ; et plus tard, sous l'influence d'une blessure réelle ou d'une vraie déception infligée par l'être aimé, cette relation d'objet a été compromise. Il n'en a pas résulté d'effet normal - le retrait de la libido fixée sur cet objet et son transfert sur un nouveau - mais une autre conséquence, qui paraît demander plusieurs conditions. L'investissement d'objet, se révélant peu résistant, a été supprimé, et pourtant la libido libérée n'a pas été reportée sur un autre objet, mais elle s'est retirée du moi avec l'objet perdu. L'ombre de l'objet est ainsi tombée sur le moi, qui a pu alors être jugé par une instance spéciale, comme un objet, l'objet abandonné. La perte de l'objet s'est muée de la sorte en une perte du moi, et le conflit entre le moi et l'être aimé s'est changé en rupture entre la critique du moi et le moi modifié par l'identification.
Sigmund Freud, Deuil et Mélancolie
La thèse développée dans ce texte est que les autoaccusations des patients atteints de mélancolie sont en fait des reproches à un objet d'amour qu'ils ont retournés contre leur moi.
Ceux qui écoutent patiemment les litanies des autoaccusations du mélancolique, ce sont les analystes, comme Freud lui-même. Le mot "litanie" appartient au vocabulaire religieux. Une litanie est une prière liturgique où toutes les invocations sont suivies d'une formule brève récitée ou chantée par les assistants (les litanies des saints). Les litanies sont longues et répétitives. On parle donc de "litanie" pour désigner une longue énumération, la répétition ennuyeuse et monotone de plaintes, de reproches, de demandes. Le mot "mélancolie" vient d'un mot latin "mélancholia", lui-même dérivé du grec melanghkolia (bille noire, humeur noire). L'excès de bile noire, dans la médecine ancienne (la théorie des humeurs élaborée par Hyppocrate, puis par les auteurs du Corpus Hyppocraticum et par Galien), poussait à la tristesse. La mélancolie, au sens moderne, est un état pathologique caractérisé par une profonde tristesse, un pessimisme généralisé. On parle aussi de dépression ou de neurasthénie.
Si l'on se contente de se fonder sur les apparences, le "tableau clinique", c'est-à-dire l'énumération des symptômes et la mise en évidence de la cause de la mélancolie est incomplet. Pour obtenir un tableau clinique complet de la mélancolie, il faut comprendre que les reproches que s'adressent le mélancolique ne s'adressent pas à lui-même, mais à quelqu'un d'autre. Ce n'est qu'en découvrant son identité que l'analyste pourra obtenir un "tableau clinique" complet de la pathologie mélancolique et avancer ainsi, avec l'aide du patient, vers l'amélioration de son état.
"Leurs plaintes sont des plaintes au sens légal du terme" : Freud joue sur la polysémie du mot "plainte" : une plainte est l'expression vocale de la douleur par des paroles, des cris, des gémissements ou l'expression du mécontentement que l'on éprouve, mais c'est aussi, au sens légal, la dénonciation en justice d'une infraction par la personne qui affirme en être la victime (déposer plainte).
De nombreux malades (particulièrement des femmes) se plaignaient auprès de Freud d'avoir subi des actes de séduction de la part de proches (pères, beaux-pères, oncles, frères aînés...) dans leur enfance. Tout se passait comme si ces femmes, devenues adultes, portaient plainte contre leur séducteur auprès de Freud. Ce dernier hésita longtemps dans l'interprétation de ces "plaintes" quant à la nature des faits rapportés (fantasmes ou réalités ?).
Dans le cas des malades mélancoliques, le patient n'accuse pas quelqu'un d'autre, mais s'accuse lui-même.
La plainte du patient est comme le contenu manifeste du rêve par rapport au contenu latent. Comme le contenu manifeste du rêve, la plainte relève d'une interprétation. De même que le contenu manifeste est une déformation du contenu latent (caché, refoulé), la plainte contre soi-même est une déformation de la plainte contre quelqu'un d'autre : le discours du patient semble dirigé contre lui-même, alors qu'en réalité, il est dirigé contre un autre. La plainte retourne l'agressivité dirigée contre quelqu'un (un objet extérieur au moi, mais qui agit sur le moi à travers un complexe inconscient) contre le moi lui-même.
La transformation d'un contenu latent suppose, selon Freud l'existence de deux instances psychiques différentes du "moi" : l'inconscient ou le "ça" et le "surmoi". L'inconscient, selon Freud, est constitué de tout ce qui a été "refoulé" par le moi sous la pression du "surmoi" (la morale, les interdits sociaux), formant des "complexes" ou "constellations psychiques".
"Tout cela n'est possible que parce que les réactions de leur comportement viennent encore de la constellation psychique de la rébellion, qui s'est changée ensuite, par un certain processus, en construction mélancolique" : en d'autres termes, le moi reste lié à quelqu'un qui appartient à son passé et qui est inscrit dans l'inconscient au sein d'un complexe affectif (une "constellation"), mais en raison d'un certain processus, ce n'est pas à cette personne qu'il s'en prend, mais à lui-même. Freud suggère qu'il ne s'agit pas d'une personne "réelle", mais d'une image de cette personne, donc d'une personne "intériorisée".
Le "processus" auquel Freud fait allusion est le refoulement et le transfert. Refoulement de la révolte contre l'objet aimé et transfert de la libido vers le moi lui-même.
Le mot "contrition" appartient au vocabulaire religieux. La contrition est la douleur vive et sincère d'avoir offensé Dieu. La contrition implique le remords et le repentir. La contrition mélancolique est donc la douleur d'avoir offensé quelqu'un qui se retourne contre soi-même, mais au lieu que la confession des péchés implique l'absolution, le pardon ou le "Grand Pardon" (Yom Kippour), le patient atteint de mélancolie se croit impardonnable. Il est comme un homme qui passerait son temps à battre sa coulpe et à se confesser sans jamais accepter le pardon.
Le rôle de l'analyste est de l'amener à comprendre le processus qui l'a conduit à l'accusation par la prise de conscience du refoulé.
Freud va maintenant reconstituer le processus par lequel la rébellion se change en contrition mélancolique : la libido, c'est à dire l'énergie psychique, de nature essentiellement sexuelle, au sens large du terme, se fixe, à un certaine phase de l'évolution du patient sur une personne précise (sa mère, par exemple), puis, plus tard "sous l'influence d'une blessure réelle ou d'une vraie déception infligée par sa mère, cette relation à sa mère est compromise ; il ne peut donc pas continuer à fixer sa libido sur sa mère, mais il ne peut pas non plus la transférer vers un autre objet (une autre femme, par exemple), car d'une certaine manière, il reste fixé à sa mère, non pas dans l'amour, mais dans la rébellion. Mais au lieu de se rebeller contre sa mère, le moi du patient se rebelle contre lui-même. La rébellion relève donc de l'attachement névrotique.
Le processus normal est le transfert de la libido, comme on le voit avec le complexe d’œdipe, ce "tourniquet", comme dit Jacques Lacan, à travers lequel la libido s'oriente vers un autre objet que le proche parent, le processus pathologique est la fixation de la libido sur l'objet et la transformation de la plainte contre l'objet en plainte contre le moi. Le moi du patient atteint de mélancolie est un moi clivé, aliéné, étranger à lui-même.
Ce processus est dû au fait que l'inconscient du patient ne s'est résigné ni à perdre l'affection de l'objet aimé, ni à cesser de l'aimer. Ce conflit entre le désir inconscient (conserver l'amour de l'objet) et la réalité (la blessure infligée par l'objet) aboutit à un transfert de la libido contre le moi du patient lui-même.
La "tristesse" du malade, principal symptôme de la mélancolie, vient du fait qu'il a perdu l'objet aimé et qu'il n'a pas réussi à en accepter la perte. La thérapie (talking cure) va donc consister à aider le moi du patient à identifier l'objet perdu, puis à en faire son deuil, de manière à réinvestir sa libido vers un autre objet.
(...) Dès lors, la conduite des malades devient elle-même bien plus compréhensible. Leurs plaines sont des plaintes au sens légal du terme. (...) Tout cela n'est possible que parce que les réactions de leur comportement viennent encore de la constellation psychique de la rebellion, qui s'est changée ensuite, par un certain processus, en contrition mélancolique.
Il est alors assez facile de reconstituer ce processus. Il y a eu un choix d'objet, une fixation de la libido sur une certaine personne ; et plus tard, sous l'influence d'une blessure réelle ou d'une vraie déception infligée par l'être aimé, cette relation d'objet a été compromise. Il n'en a pas résulté d'effet normal - le retrait de la libido fixée sur cet objet et son transfert sur un nouveau - mais une autre conséquence, qui paraît demander plusieurs conditions. L'investissement d'objet, se révélant peu résistant, a été supprimé, et pourtant la libido libérée n'a pas été reportée sur un autre objet, mais elle s'est retirée du moi avec l'objet perdu. L'ombre de l'objet est ainsi tombée sur le moi, qui a pu alors être jugé par une instance spéciale, comme un objet, l'objet abandonné. La perte de l'objet s'est muée de la sorte en une perte du moi, et le conflit entre le moi et l'être aimé s'est changé en rupture entre la critique du moi et le moi modifié par l'identification.
Sigmund Freud, Deuil et Mélancolie
La thèse développée dans ce texte est que les autoaccusations des patients atteints de mélancolie sont en fait des reproches à un objet d'amour qu'ils ont retournés contre leur moi.
Ceux qui écoutent patiemment les litanies des autoaccusations du mélancolique, ce sont les analystes, comme Freud lui-même. Le mot "litanie" appartient au vocabulaire religieux. Une litanie est une prière liturgique où toutes les invocations sont suivies d'une formule brève récitée ou chantée par les assistants (les litanies des saints). Les litanies sont longues et répétitives. On parle donc de "litanie" pour désigner une longue énumération, la répétition ennuyeuse et monotone de plaintes, de reproches, de demandes. Le mot "mélancolie" vient d'un mot latin "mélancholia", lui-même dérivé du grec melanghkolia (bille noire, humeur noire). L'excès de bile noire, dans la médecine ancienne (la théorie des humeurs élaborée par Hyppocrate, puis par les auteurs du Corpus Hyppocraticum et par Galien), poussait à la tristesse. La mélancolie, au sens moderne, est un état pathologique caractérisé par une profonde tristesse, un pessimisme généralisé. On parle aussi de dépression ou de neurasthénie.
Si l'on se contente de se fonder sur les apparences, le "tableau clinique", c'est-à-dire l'énumération des symptômes et la mise en évidence de la cause de la mélancolie est incomplet. Pour obtenir un tableau clinique complet de la mélancolie, il faut comprendre que les reproches que s'adressent le mélancolique ne s'adressent pas à lui-même, mais à quelqu'un d'autre. Ce n'est qu'en découvrant son identité que l'analyste pourra obtenir un "tableau clinique" complet de la pathologie mélancolique et avancer ainsi, avec l'aide du patient, vers l'amélioration de son état.
"Leurs plaintes sont des plaintes au sens légal du terme" : Freud joue sur la polysémie du mot "plainte" : une plainte est l'expression vocale de la douleur par des paroles, des cris, des gémissements ou l'expression du mécontentement que l'on éprouve, mais c'est aussi, au sens légal, la dénonciation en justice d'une infraction par la personne qui affirme en être la victime (déposer plainte).
De nombreux malades (particulièrement des femmes) se plaignaient auprès de Freud d'avoir subi des actes de séduction de la part de proches (pères, beaux-pères, oncles, frères aînés...) dans leur enfance. Tout se passait comme si ces femmes, devenues adultes, portaient plainte contre leur séducteur auprès de Freud. Ce dernier hésita longtemps dans l'interprétation de ces "plaintes" quant à la nature des faits rapportés (fantasmes ou réalités ?).
Dans le cas des malades mélancoliques, le patient n'accuse pas quelqu'un d'autre, mais s'accuse lui-même.
La plainte du patient est comme le contenu manifeste du rêve par rapport au contenu latent. Comme le contenu manifeste du rêve, la plainte relève d'une interprétation. De même que le contenu manifeste est une déformation du contenu latent (caché, refoulé), la plainte contre soi-même est une déformation de la plainte contre quelqu'un d'autre : le discours du patient semble dirigé contre lui-même, alors qu'en réalité, il est dirigé contre un autre. La plainte retourne l'agressivité dirigée contre quelqu'un (un objet extérieur au moi, mais qui agit sur le moi à travers un complexe inconscient) contre le moi lui-même.
La transformation d'un contenu latent suppose, selon Freud l'existence de deux instances psychiques différentes du "moi" : l'inconscient ou le "ça" et le "surmoi". L'inconscient, selon Freud, est constitué de tout ce qui a été "refoulé" par le moi sous la pression du "surmoi" (la morale, les interdits sociaux), formant des "complexes" ou "constellations psychiques".
"Tout cela n'est possible que parce que les réactions de leur comportement viennent encore de la constellation psychique de la rébellion, qui s'est changée ensuite, par un certain processus, en construction mélancolique" : en d'autres termes, le moi reste lié à quelqu'un qui appartient à son passé et qui est inscrit dans l'inconscient au sein d'un complexe affectif (une "constellation"), mais en raison d'un certain processus, ce n'est pas à cette personne qu'il s'en prend, mais à lui-même. Freud suggère qu'il ne s'agit pas d'une personne "réelle", mais d'une image de cette personne, donc d'une personne "intériorisée".
Le "processus" auquel Freud fait allusion est le refoulement et le transfert. Refoulement de la révolte contre l'objet aimé et transfert de la libido vers le moi lui-même.
Le mot "contrition" appartient au vocabulaire religieux. La contrition est la douleur vive et sincère d'avoir offensé Dieu. La contrition implique le remords et le repentir. La contrition mélancolique est donc la douleur d'avoir offensé quelqu'un qui se retourne contre soi-même, mais au lieu que la confession des péchés implique l'absolution, le pardon ou le "Grand Pardon" (Yom Kippour), le patient atteint de mélancolie se croit impardonnable. Il est comme un homme qui passerait son temps à battre sa coulpe et à se confesser sans jamais accepter le pardon.
Le rôle de l'analyste est de l'amener à comprendre le processus qui l'a conduit à l'accusation par la prise de conscience du refoulé.
Freud va maintenant reconstituer le processus par lequel la rébellion se change en contrition mélancolique : la libido, c'est à dire l'énergie psychique, de nature essentiellement sexuelle, au sens large du terme, se fixe, à un certaine phase de l'évolution du patient sur une personne précise (sa mère, par exemple), puis, plus tard "sous l'influence d'une blessure réelle ou d'une vraie déception infligée par sa mère, cette relation à sa mère est compromise ; il ne peut donc pas continuer à fixer sa libido sur sa mère, mais il ne peut pas non plus la transférer vers un autre objet (une autre femme, par exemple), car d'une certaine manière, il reste fixé à sa mère, non pas dans l'amour, mais dans la rébellion. Mais au lieu de se rebeller contre sa mère, le moi du patient se rebelle contre lui-même. La rébellion relève donc de l'attachement névrotique.
Le processus normal est le transfert de la libido, comme on le voit avec le complexe d’œdipe, ce "tourniquet", comme dit Jacques Lacan, à travers lequel la libido s'oriente vers un autre objet que le proche parent, le processus pathologique est la fixation de la libido sur l'objet et la transformation de la plainte contre l'objet en plainte contre le moi. Le moi du patient atteint de mélancolie est un moi clivé, aliéné, étranger à lui-même.
Ce processus est dû au fait que l'inconscient du patient ne s'est résigné ni à perdre l'affection de l'objet aimé, ni à cesser de l'aimer. Ce conflit entre le désir inconscient (conserver l'amour de l'objet) et la réalité (la blessure infligée par l'objet) aboutit à un transfert de la libido contre le moi du patient lui-même.
La "tristesse" du malade, principal symptôme de la mélancolie, vient du fait qu'il a perdu l'objet aimé et qu'il n'a pas réussi à en accepter la perte. La thérapie (talking cure) va donc consister à aider le moi du patient à identifier l'objet perdu, puis à en faire son deuil, de manière à réinvestir sa libido vers un autre objet.
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