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Robin
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J.J. Rousseau, l'Emile ou le triomphe de l'oubli ? Empty J.J. Rousseau, l'Emile ou le triomphe de l'oubli ?

par Robin Dim 17 Mar 2013 - 13:22
Pour apporter de l'eau au moulin du débat sur l’Émile de J.J. Rousseau et sur son influence sur la pédagogie moderne, je donne ici un point de vue du grand linguiste Harald Weinrich. La conclusion de Weinrich souligne l'influence déterminante des idées de Rousseau et le triomphe de l'oubli :

"L'éducation d’Émile vise-t-elle donc à l'oubli ? Tel n'est pas exactement le propos de Rousseau. selon ses vœux, Émile doit acquérir "la véritable mémoire" dans sa vie active. Mais il sera, du fait de son éducation - et cela constitue toujours pour lui un risque personnel à courir - un étranger pour son entourage (un "aimable étranger", précise Rousseau), car tant que cet entourage ne sera pas lui même disposé à changer, il traitera Émile comme un homme ayant oublié tout ce qui avait jusqu'alors reçu l'approbation générale en tant qu’œuvre culturelle de la mémoire. devant cette mémoire collective, Émile est un étranger, un orphelin de la culture ; même si l'espoir lointain subsiste qu'un jour, quand tous les hommes auront reçu la même éducation, ce ne sera plus lui mais au contraire les enfants prodiges de la mémoire verbale qui seront de véritables étrangers pour leur entourage culturel - ce qui est effectivement devenu le cas en Europe."


Émile ou De l’éducation est un traité d'éducation portant sur « l'art de former les hommes » de Jean-Jacques Rousseau publié en 1762.

Les quatre premiers livres décrivent l’éducation idéale d’un jeune garçon fictif, Émile, et sont ordonnés chronologiquement, abordant, étape par étape, les questions éducatives qui émergent à mesure qu’il grandit. Le dernier livre traite de l’« éducation », ou plutôt le manque d'éducation des filles à partir d’un autre exemple fictionnel : Sophie, élevée et éduquée pour être l’épouse d’Émile. En effet, Rousseau s'oppose à l'éducation des jeunes filles et adopte une position très sexiste sur le rôle des femmes dans la société, à l'image de leur rôle dans la famille.

Parallèlement aux théories proprement pédagogiques, l’Émile comprend la célèbre Profession de foi du Vicaire savoyard (livre IV), qui fournit de précieuses indications sur les idées religieuses de Rousseau.

"Notre commentaire de la biographie de J.J. Rousseau, jusqu'ici, nous a fait abruptement passer de l'arrivée du jeune bourgeois genevois dans la métropole parisienne aux Confessons et aux Rêveries de ses premières années ; nous avons omis un long intervalle rempli et marqué par des pensées critiques sur le monde dans lequel il lui fallait vivre et dans lequel d'autres jeunes gens, après lui, seraient encore amenés à vivre. Dans ce contexte, un mot doit être dit du traité pédagogique auquel Rousseau a donné pour titre Emile (1762), du nom de l'élève dont l'éducation y est envisagée. la question du traitement qu'il faut réserver à la mémoire dans cette éducation à la fois naturelle et rationnelle y joue un rôle clé.

Note : les principales déclarations de Rousseau sur le rôle réservé à la mémoire et à l'oubli dans l'éducation d'Emile figurent dans le Livre II, vol. IV de l'édition de la Pléiade, p. 350-352. Sur l'inutilité de l'apprentissage des langues, cf. aussi lire IV, op. cit., p. 675.

D'entrée de jeu, le lecteur se voit clairement expliquer que l'éducation scolaire et supérieure est entachée d'une tare originelle : un dressage excessif de la mémoire. Que ne doivent pas apprendre docilement par coeur les jeunes gens, pendant leur triste jeunesse ! En Histoire, la longue kyrielle des rois et toute la masse des dates à retenir, les interminables nomenclatures de la géographie et de l'astronomie - et surtout, bien sûr, les langues anciennes qui accablent la mémoire de leur fardeau... Et professeurs et parents de s'enorgueillir, quand ils ont réussi à transformer leurs enfants en "petits prodiges" de mémoire !

Tout cela relève d'une pédagogie foncièrement erronée. Comme Rousseau l'affirme avec passion, cette pédagogie axée sur la mémoire - et à laquelle il rattache explicitement la mnémotechnique antique - constitue une fatale aberration éducative. Si Émile doit être éduqué selon les lois de la nature et de la raison, il faut lui donner une formation radicalement nouvelle ; en priorité, il faut remiser toute cette "science des mots" et son encombrant bagage mnésique. Rousseau y inclut également les langues, jusque là tenues en si haute estime, et qu'il bannit sans autre forme de procès comme des "inutilités de l'éducation". Une seule langue suffit pour commencer ; chaque langue supplémentaire ne fait que semer le trouble dans la mémoire de l'élève. Rousseau n'admet l'enseignement du latin que plus tard, chez les élèves avancés.

Enfin, dans l'éducation qu'il projette pour Émile, Rousseau sacrifie (en même temps que la fâcheuse pratique du par cœur) toute l'étude des rudiments de la littérature, ici représentés par les fables de La Fontaine, qui forment en France (comme La Divine Comédie de Dante en Italie et les Ballades de Schiller en Allemagne) le thème classique des exercices de récitation. Il ne mâche pas ses mots :

"Émile n'apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même celles de La Fontaine, toute naïves, toutes charmantes qu'elles sont. (...) On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il n'y en a pas un seul qui les entende ; quand ils les entendraient ce serait encore pis, car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge qu'elle les porterait plus au vice qu'à la vertu."

Pour bien comprendre ce jugement de Rousseau, il faut voir que les enfants auxquels on donne ces fables à apprendre n'ont pas encore, selon lui, atteint "l'âge de raison". Aussi n'ont-ils encore aucun discernement, ou, si c'est le cas, celui-ci n'embrasse que les objets et les actions qui appartiennent à leur monde enfantin. La "morale" proprement dite des fables, qui traitent du bien et du mal, de la ruse et de la force, de la domination et de la servitude, n'a encore aucune place dans ce monde. Inciter les enfants à les apprendre par cœur et à s'imprégner de leur morale, c'est leur insuffler des pensées qui ne seront soumises à aucun contrôle rationnel et qui, par conséquent, favorisent de "dangereux préjugés".

Le jeune Émile de lira-t-il donc rien ? A cette question Rousseau répond avec habileté. Émile, selon ses vœux, devra lire le grand "livre de la nature", spectacle qui formera son esprit par les "choses" au lieu de le former par les "mots". La mémoire d’Émile devra donc d'abord être une "mémoire des choses", memoria rerum, avant d'être une "mémoire des mots", memoria verborum, puisque ceux qui connaissent bien les choses trouvent tout naturellement les mots appropriés. C'était déjà ce qu'enseignait à Rome le vieux Caton : "Maîtrise les choses, les mots suivront !" (Rem tene, verba sequentur.")

Un seul livre échappe à cette interdiction : le Robinson Crusoé de Defoe. Il est permis, il est même recommandé à Émile d'en lire l'histoire, car elle lui prouve qu'un homme peut se créer son propre monde sans l'assistance d'autrui. Le naufrage qui a jeté Robinson sur une île déserte et l'a coupé de la civilisation a été, pour cet aventurier, l'occasion fructueuse d'exiger de ses forces des performances inouïes, qu'il n'aurait jamais obtenues dans le confort de son existence antérieure. L'histoire de Robinson est donc une parabole : elle enseigne à Emile qu'il sera lui aussi capable de faire son chemin dans la vie par ses propres forces, sans le secours de la civilisation.

L'éducation d’Émile vise-t-elle donc à l'oubli ? Tel n'est pas exactement le propos de Rousseau. selon ses vœux, Émile doit acquérir "la véritable mémoire" dans sa vie active. Mais il sera, du fait de son éducation - et cela constitue toujours pour lui un risque personnel à courir - un étranger pour son entourage (un "aimable étranger", précise Rousseau), car tant que cet entourage ne sera pas lui même disposé à changer, il traitera Émile comme un homme ayant oublié tout ce qui avait jusqu'alors reçu l'approbation générale en tant qu’œuvre culturelle de la mémoire. devant cette mémoire collective, Émile est un étranger, un orphelin de la culture ; même si l'espoir lointain subsiste qu'un jour, quand tous les hommes auront reçu la même éducation, ce ne sera plus lui mais au contraire les enfants prodiges de la mémoire verbale qui seront de véritables étrangers pour leur entourage culturel - ce qui est effectivement devenu le cas en Europe."

(Harald Weinrich, Léthé, art et critique de l'oubli, Fayard, 1999, page 98-101)

Luigi_B
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J.J. Rousseau, l'Emile ou le triomphe de l'oubli ? Empty Re: J.J. Rousseau, l'Emile ou le triomphe de l'oubli ?

par Luigi_B Jeu 18 Avr 2013 - 22:26
Pour bien comprendre ce jugement de Rousseau, il faut voir que les enfants auxquels on donne ces fables à apprendre n'ont pas encore, selon lui, atteint "l'âge de raison". Aussi n'ont-ils encore aucun discernement, ou, si c'est le cas, celui-ci n'embrasse que les objets et les actions qui appartiennent à leur monde enfantin. La "morale" proprement dite des fables, qui traitent du bien et du mal, de la ruse et de la force, de la domination et de la servitude, n'a encore aucune place dans ce monde. Inciter les enfants à les apprendre par cœur et à s'imprégner de leur morale, c'est leur insuffler des pensées qui ne seront soumises à aucun contrôle rationnel et qui, par conséquent, favorisent de "dangereux préjugés".

Le jeune Émile ne lira-t-il donc rien ?

En contrepoint amusant, il faut citer ces lignes du début des Confessions.

Je sentis avant de penser: c'est le sort commun de l'humanité. Je l'éprouvai plus qu'un autre. J'ignore ce que je fis jusqu'à cinq ou six ans; je ne sais comment j'appris à lire; je ne me souviens que de mes premières lectures et de leur effet sur moi: c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même. Ma mère avait laissé des romans. Nous nous mîmes à les lire après souper mon père et moi. Il n'était question d'abord que de m'exercer à la lecture par des livres amusants; mais bientôt l'intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche et passions les nuits à cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'à la fin du volume.
Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux: allons nous coucher; je suis plus enfant que toi.
En peu de temps j'acquis, par cette dangereuse méthode, non seulement une extrême facilité à lire et à m'entendre mais une intelligence unique à mon âge sur les passions. Je n'avais aucune idée des choses que tous les sentiments m'étaient déjà connus. Je n'avais rien conçu, j'avais tout senti.
Ces émotions confuses que j'éprouvais coup sur coup n'altéraient point la raison que je n'avais pas encore; mais elles m'en formèrent une d'une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques, dont l'expérience et la réflexion n'ont jamais bien pu me guérir.
Les romans finirent avec l'été de 1719. L'hiver suivant, ce fut autre chose. La bibliothèque de ma mère épuisée, on eut recours à la portion de celle de son père qui nous était échue. Heureusement il s'y trouva de bons livres; et cela ne pouvait guère être autrement, cette bibliothèque ayant été formée par un ministre, à la vérité, et savant même, car c'était la mode alors, mais homme de goût et d'esprit. L'Histoire de l'Eglise et de l'Empire, par Le Sueur; le Discours de Bossuet sur l'Histoire universelle; les Hommes illustres de Plutarque; l'Histoire de Venise par Nani; les Métamorphoses d'Ovide; La Bruyère; les Mondes de Fontenelle; ses Dialogues des morts, et quelques tomes de Molière, furent transportés dans le cabinet de mon père, et je les lui lisais tous les jours, durant son travail.
J'y pris un goût rare et peut-être unique à cet âge. Plutarque surtout devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenais à le relire sans cesse me guérit un peu des romans; et je préférai bientôt Agésilas, Brutus, Aristide, à Orondate, Artamène et Juba. De ces intéressantes lectures, des entretiens qu'elles occasionnaient entre mon père et moi, se forma cet esprit libre et républicain, ce caractère indomptable et fier, impatient de joug et de servitude, qui m'a tourmenté tout le temps de ma vie dans les situations les moins propres à lui donner l'essor. Sans cesse occupé de Rome et d'Athènes, vivant pour ainsi dire avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d'une république et fils d'un père dont l'amour de la patrie était la plus forte passion, je m'en enflammais à son exemple; je me croyais Grec ou Romain; je devenais le personnage dont je lisais la vie: le récit des traits de constance et d'intrépidité qui m'avaient frappé me rendait les yeux étincelants et la voix forte. Un jour que je racontais à table l'aventure de Scaevola, on fut effrayé de me voir avancer et tenir la main sur un réchaud pour représenter son action.



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par Reine Margot Jeu 18 Avr 2013 - 22:39
certes, mais Jean-Jacques se décrit d'emblée comme un cas à part (comme toujours d'ailleurs Rolling Eyes)

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