- RobinFidèle du forum
Épicure (en grec Ἐπίκουρος (Epicouros) est un philosophe grec, né fin -342 ou début -341 et mort en -270. Il est le fondateur, en -306, de l'épicurisme, l'une des plus importantes écoles philosophiques de l'Antiquité. Il soutient que tout ce qui est se compose d'atomes indivisibles. Les atomes se meuvent aléatoirement dans le vide et peuvent se combiner pour former des agrégats de matière. L'âme en particulier serait un de ces agrégats d'atomes, et non une entité spirituelle. Le philosophe grec défend l'idée que le souverain bien est le plaisir, défini essentiellement comme « absence de douleur. Épicure considère que la sensation est à l'origine de toute connaissance et annonce ainsi l'empirisme.
La Lettre à Ménécée est une lettre écrite par le philosophe Épicure à son disciple Ménécée. Le texte résume la doctrine éthique d'Épicure et propose une méthode pour atteindre le bonheur, en même temps qu'elle en précise les conditions. Avec la Lettre à Hérodote et la Lettre à Pythoclès, la Lettre à Ménécée fait partie des rares textes d'Épicure qui nous soient parvenus.
En voici la traduction que propose La Pléiade, parmi les œuvres réunies sous le titre Les Épicuriens, qui vient de paraître. Transmise au livre X de Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, cette lettre est précédée par une sorte de portrait du sage épicurien et suivie par une mise au point doxographique sur ce qui différencie la quête épicurienne du plaisir stable de celle des cyrénaïques, qui eux visent le plaisir en mouvement.
La lettre est censée résumer les principes essentiels de la morale d’Épicure. Elle est adressée à Ménécée, un disciple dont on ne sait rien à part qu'il en est le destinataire. Son plan n'est pas sans rappeler le fameux "quadruple remède" dont la formule est condensée par Philodème de Gadara dans son Contre les sophistes : "Le Dieu n'est pas à redouter ; la mort ne crée pas de souci. Et alors que le bien est facile à obtenir, le mal est facile à supporter" et qu'on retrouve, plus développée, dans les quatre premières des Maximes capitales, citées en conclusion du livre X des Vies, et, d'après certains, dans le paragraphe 133 de la Lettre. On notera qu'il n'est rien dit de l'amitié dont on sait par ailleurs qu'elle est un des piliers de l'éthique épicurienne.
Epicure à Ménécée, salut
"Qu'on ne remette pas à plus tard, parce qu'on est jeune, la pratique de la philosophie et qu'on ne se lasse pas de philosopher, quand on est vieux. En effet, il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, lorsqu'il s'agit de veiller à la santé de son âme. D'ailleurs, celui qui dit que le moment de philosopher n'est pas encore venu, ou que ce moment est passé, ressemble à celui qui dit, s'agissant du bonheur, que son moment n'est pas encore venu ou qu'il n'est plus. Aussi le jeune homme doit-il, comme le vieillard, philosopher : de la sorte, le second, tout en vieillissant, rajeunira grâce aux biens du passé, parce qu'il leur vouera de la gratitude, et le premier sera dans le même temps jeune et fort avancé en âge, parce qu'il ne craindra pas l'avenir. Il faut donc faire de ce qui produit le bonheur l'objet de ses soins, tant il est vrai que, lorsqu'il est présent, nous avons tout et que, quand il est absent, nous faisons tout pour l'avoir.
[123] À propos des recommandations que je te fais continuellement, mets-les en pratique et fais-en l'objet de tes soins, en saisissant distinctement que ce sont les éléments fondamentaux du bien-vivre.
En premier lieu, quand tu considères le dieu comme un vivant incorruptible et bienheureux, conformément à l'esquisse qu'en donne la notion commune1 du dieu, ne lui ajoute rien qui soit étranger à son incorruptibilité ni rien qui ne serait pas approprié à sa béatitude. Mais figure-toi à son propos tout ce qui peut lui conserver la béatitude qui accompagne l'incorruptibilité. Car les dieux existent - évidente en effet est la connaissance que l'on a d'eux -, mais ils ne sont pas tels que [la multitude] les considère. {Celle-ci, en effet, ne les respecte pas tels qu'elle les considère : est donc impie non pas celui qui abolit les dieux de la multitude, mais celui qui rattache aux dieux les opinions de la multitude. [124] Car les déclarations de la multitude à propos des dieux, ce ne sont pas des préconceptions2, mais des suppositions fausses3, desquelles il ressort que les plus grands malheurs échoient aux méchants du fait de dieux, en même temps que les plus grands avantages. En effet, comme elle s'en tient en toutes circonstances à ses propres vertus, la multitude accueille les êtres qui lui ressemblent, et considère tout ce qui n'est pas tel comme étranger.}
Accoutume-toi, en outre, à la pensée que la mort n'est rien pour nous, puisque tout bien et tout mal résident dans la sensation et que la mort est privation de sensation. De là vient qu'une connaissance correcte du fait que la mort n'est rien pour nous a pour effet de nous permettre de jouir du caractère mortel de la vie, parce que cette connaissance, au lieu de nous attribuer un temps problématique4, [125] nous ôte le regret de l'immortalité. En effet, il n'y a rien de terrible dans le fait de vivre, lorsqu'on a réellement saisi que dans le fait de ne pas vivre il n'y a rien de terrible {(aussi est-il stupide, celui qui dit craindre la mort non pour la peine que sa présence lui causera, mais pour celle que sa perspective lui cause; car ce dont la présence ne nous tourmente pas ne cause qu'une peine sans fondement lorsqu'on l'attend. Ainsi, le plus terrifiant des maux, la mort, n'est rien pour nous, puisque précisément, quand nous existons, la mort n'est pas présente et, quand la mort est présente, alors nous n'existons pas. Elle n'est donc ni pour les vivants ni pour ceux qui sont morts, puisque précisément elle n'est pas pour les premiers, et que les seconds ne sont plus. Mais la multitude fuit la mort, parce qu'elle voit en elle tantôt le plus grand des maux, tantôt la cessation de tout ce que comporte la vie)}; [126] et on ne craint pas de ne pas vivre, car alors, vivre n'est pas un poids et ne pas vivre n'est pas tenu pour une sorte de mal.
Et de même qu'on ne choisit nullement la nourriture la plus abondante mais la plus plaisante, on ne cherche pas non plus à jouir du moment le plus long, mais du plus plaisant. {D'ailleurs, qui recommande au jeune homme de bien vivre, et au vieillard de bien finir sa vie, est stupide, non seulement à cause du contentement que la vie procure, mais aussi parce que le bien-vivre et le bien-mourir relèvent d'un seul et même soin. Et il est encore bien pire, celui qui dit qu'il est beau de "ne pas naître", "et, une fois né, de franchir au plus vite les portes de l'Hadès" ; [127] car, s'il est convaincu de ce qu'il affirme, comment se fait-il qu'il ne quitte pas la vie? De fait, c'est à sa portée, pourvu qu'il s'y soit fermement déterminé. En revanche, si c'est plaisanterie de sa part, il fait montre d'impertinence sur des questions qui ne l'admettent pas.}
Il faut en outre garder en mémoire que le futur n'est pas sous notre gouverne et qu'il n'y échappe pas non plus tout à fait, afin que nous ne nous attendions pas à ce qu'il advienne à tout coup, et que nous ne désespérions pas de le voir jamais advenir.
Il faut en outre prendre en compte que, parmi les désirs, les uns sont naturels et les autres sans fondement ; que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres seulement naturels ; et que, parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires au bonheur, d'autres à l'absence de tourments corporels, [128] et d'autres à la vie elle-même. En effet, une observation rigoureuse des désirs sait rapporter tout choix et tout rejet à la santé du corps et à l'absence de trouble de l'âme, puisque c'est là la fin de la vie bienheureuse. {De fait, ce pour quoi nous faisons tout, c'est pour éviter la douleur et l'effroi. D'ailleurs, une fois que cet état nous advient, toute la tempête de l'âme se dissipe, le vivant n'ayant pas à se mettre en marche vers quelque chose qui lui manquerait ni à rechercher quelque autre chose, grâce à laquelle le bien de l'âme et du corps atteindrait sa plénitude (de fait, c'est quand l'absence du plaisir nous cause de la douleur que nous avons besoin du plaisir) : nous n'avons plus besoin du plaisir.}
Voilà justement pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse. [129] {Car nous savons qu'il est un bien premier, et de naissance : c'est en partant de lui que nous décidons tout choix et tout rejet, et c'est à lui que nous aboutissons, du fait que nous usons comme règle de l'affection pour juger de tout bien. Et, puisqu'il est un bien premier et conaturel, pour cette raison nous ne choisissons pas tout plaisir - il nous arrive, au contraire, de laisser de côté de nombreux plaisirs, quand il s'ensuit, pour nous, trop de désagrément -, et nous considérons que beaucoup d'états douloureux sont préférables à des plaisirs, quand un plaisir plus grand découle, pour nous, du fait que nous avons enduré pendant longtemps ces états douloureux.}
Ainsi, parce qu'il a une nature qui nous est appropriée, tout plaisir est un bien, et pourtant tout plaisir n'a pas à être choisi. De même encore, tout état douloureux est un mal, [130] mais tout état douloureux n'est pas toujours par nature à rejeter. {C'est assurément par la mesure comparative et l'examen de ce qui est utile et de ce qui ne l'est pas qu'il convient de juger tout cela, car, selon les moments, nous usons du bien comme s'il était un mal ou, à rebours, du mal comme s'il était un bien.}
Et d'ailleurs, si nous considérons l'autosuffisance comme un grand bien, ce n'est pas afin de nous contenter de peu en toute occasion, mais pour nous contenter de peu si nous n'avons pas beaucoup, étant réellement convaincus que ceux qui ont le moins besoin de l'abondance sont ceux qui en jouissent le plus plaisamment et que, s'il est facile de se procurer tout ce qui est naturel, cela est difficile pour ce qui est sans fondement {: les saveurs simples apportent un plaisir égal à un régime riche, [131] quand sont retranchées toutes les sensations de douleur liées à un manque, et une galette d'orge accompagnée d'eau procure le plaisir suprême si l'on était en manque lorsqu'on l'a absorbée. Ainsi, l'accoutumance aux régimes simples, et non riches, est susceptible d'assurer la santé, rend l'homme résolu face aux occupations nécessaires à la vie, nous met dans de meilleures dispositions quand, par intervalles, nous tâtons des régimes riches, et nous prépare à ne pas craindre la fortune}.
Quand donc nous disons que le plaisir constitue la fin, nous ne parlons pas des plaisirs des libertins ni de ceux qui consistent à jouir - comme le croient certains qui, ignorant de quoi nous parlons, sont en désaccord avec nos propos ou les prennent en un mauvais sens -, mais de l'absence de douleur, pour le corps, [132] et de l'absence de trouble5, pour l'âme. {En effet, ce n'est ni l'incessante succession des beuveries et des parties de plaisir, ni les jouissances que l'on retire des garçons et des femmes, ni celles que procurent les poissons et tous les autres mets qu'offre une riche table qui rendent la vie plaisante ; c'est, au contraire, un raisonnement sobre, qui recherche la connaissance exacte des raisons de chaque choix et de chaque rejet et repousse les opinions qui permettent à la perturbation la plus grande de s'emparer des âmes.}
Or le principe de tout cela et le plus grand bien, c'est la prudence6. C'est pourquoi justement la prudence est une chose plus précieuse encore que la philosophie, car elle est la source naturelle de toutes les vertus de reste et enseigne qu'il n'est pas possible de mener une vie plaisante qui ne soit pas prudente ni une vie belle et juste qui ne soit pas plaisante ; car les vertus sont naturellement liées à la vie plaisante, et la vie plaisante en est inséparable.
[133] Qui donc surpasse, à ton idée, l'homme qui forme à propos des dieux des opinions pieuses ; qui demeure en toutes circonstances sans crainte devant la mort; qui a, une fois pour toutes, pris en compte la fin de la nature et a compris que la limite des biens est aisée à atteindre dans sa plénitude et facile à se procurer, alors que celle des maux implique des durées ou des souffrances courtes; qui tourne en dérision celui que certains mettent en scène comme étant le maître de toutes choses, [le destin, et préfère dire pour sa part que, si certaines choses se produisent par nécessité,] d'autres sont dues à la fortune et d'autres encore sont en notre pouvoir - parce qu'il voit qu'on ne peut demander des comptes à la nécessité, que la fortune est incertaine et que ce qui est en notre pouvoir (à quoi s'attachent naturellement le blâmable et son contraire) n'a pas de maître [134] {(de fait, il vaudrait mieux s'en remettre au mythe sur les dieux, que s'asservir au destin des physiciens7 ; car, si le premier esquisse l'espoir de fléchir les dieux par un culte, le second ne contient qu'une inflexible nécessité)} -, et qui n'est pas d'avis ni que la fortune est un dieu, comme le croit la multitude {(de fait, pour un dieu rien ne se fait sans ordre)}, ni que, étant une cause inconstante, elle est donnée aux hommes pour qu'ils mènent une vie bienheureuse {(il croit en effet qu'il découle d'elle du bien comme du mal)}, même si elle leur fournit les principes de grands biens ou de grands maux, [135] [car] il considère qu'un bon calcul qui connaîtrait une mauvaise fortune est préférable à une absence de calcul qui connaîtrait une bonne fortune {(il vaut mieux en tout cas que, dans les actions, ce qu'on a bien jugé réussisse)} à cause de la fortune ?
Ainsi, ces doctrines et celles qui s'y apparentent, fais-en l'objet de tes soins, jour et nuit, pour toi-même et pour qui te ressemble; et jamais, ni dans la veille ni dans tes rêves, tu ne connaîtras de trouble profond, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car il n'est en rien semblable à un vivant mortel, l'homme qui vit au milieu de biens immortels.
Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 122-135.
Les passages entre accolades sont des parenthèses équivalant, dans le rouleau manuscrit, à des notes de bas de page. (Note de l'éditeur.)
NOTES :
1) "notion commune" : renvoi en fait à la "prénotion" ou à la "préconception" que les hommes se font des dieux plutôt qu'à l'opinion commune.
2) "préconceptions" : la prolepse ou la prénotion
3) "suppositions fausses" : désignent les conjectures que la foule se fait des dieux quand elle n'en a pas la notion commune, la bonne préconception.
4) "temps problématique" : le temps auquel nous n'avons pas accès.
5) "absence de trouble de l'âme" : la fameuse ataraxie
6) "prudence" : la fameuse phronésis d'Epicure, distincte de celle d'Aristote, est donc la vertu par excellence, la faculté qui permet d'introduire la bonne mesure dans tous les plaisirs et détourne le sage de certaines recherches de détail inutiles au bonheur.
7) "au destin des physiciens" : expression générale pour désigner tous les systèmes qui défendent un déterminisme strict.
Copyright Gallimard/Bibliothèque de la Pléiade.
Questions sur le texte :
I) Quelles sont les idées principales de ce texte ?
II) Quelles en sont les quatre notions centrales ?
III) Y a-t-il un âge pour philosopher ?
IV) Pourquoi ne doit-on pas craindre la mort ?
V) Les dieux existent-ils ? Faut-il les craindre ? Pourquoi ?
VI) En quoi les vaines opinions sont-elles nuisibles au bonheur ?
VII) Quelles sont les différentes sortes de désirs ? Quels sont les plaisirs qu'il faut rechercher ? Quels sont ceux qu'il faut fuir ?
VIII) Quelle est la vertu philosophique par excellence ? En quoi consiste-t-elle ?
IX) La Fortune est-elle une divinité ?
X) Faites le portait du philosophe épicurien.
Le "tétrapharmacon" ou quadruple remède (à la crainte des dieux, à la crainte de la mort, à la crainte de ne pas pouvoir satisfaire nos désirs, à la crainte de souffrir), formule courte qui résume la doctrine morale d'Epicure : Il ne faut craindre ni la mort, ni la souffrance, ni les dieux, le bonheur est facile à atteindre.
Eléments de réponse :
I) Les idées principales du texte :
1) Il n'y a pas d'âge pour philosopher.
2) Il ne faut pas se conter d'écouter les recommandations d’Épicure, il faut aussi les mettre en pratique.
3) Les dieux existent, mais ils n'ont rien à voir avec l'idée que s'en fait le vulgaire et on ne doit pas les craindre.
4) On ne doit pas craindre la mort.
5) Il faut prendre la vie telle qu'elle est, sans chercher à l'abréger ou à la prolonger.
6) Le futur n'est pas écrit à l'avance.
7) Le bonheur est facile à atteindre, il réside dans l'ataraxie (l'absence de troubles) qui résulte de la satisfaction exclusive des désirs naturels et nécessaires.
8) La frugalité nous met au-dessus des vicissitudes de la fortune.
9) L'honnêteté et la justice et par-dessus tout la prudence doivent guider toutes nos actions.
II/ Les quatre notions centrales de ce texte sont, dans l'ordre hiérarchique (et téléologique) : la raison (logos), la prudence (phronésis), le plaisir (hédonè) et le bonheur (eudaïmonia). La raison qui permet de distinguer entre les désirs est subordonnée à la prudence qui permet d'en préférer certains à d'autres (les plaisirs statiques) et d'agir en conséquence. Le bonheur est supérieur aux "plaisirs mobiles", c'est l'état d'ataraxie, l'absence de troubles de celui qui a régulé ses désirs et hiérarchisé ses plaisirs par l'exercice de la raison et de la prudence.
Les hommes fuient la douleur et recherchent le plaisir, mais tous les plaisirs ne sont pas bons (comme le pensait Aristippe de Cyrène), c'est la raison qui permet à l'homme de se représenter les choses telles qu'elles sont et de se libérer des vaines craintes (la crainte de la mort, des dieux, du destin) et de discerner entre les plaisirs désirables (naturels et nécessaires) et les autres, tandis que la prudence permet d'agir en dirigeant la volonté en vue du bonheur (l'ataraxie, l'absence de troubles).
III/ Selon Épicure, l'homme qui recherche la sagesse doit exercer sa raison (logos) toute sa vie afin d'acquérir la prudence (phronésis) dès qu'il est en mesure de raisonner. Il n'y a donc pas d'âge pour philosopher. Le mot "philosopher" ne doit pas être pris ici simplement au sens de "penser", mais au sens de "bien vivre", de mener une vie conforme aux enseignements d’Épicure.
IV/ La mort n'est pas à craindre : c'est là un des enseignement centraux de la doctrine d'Epicure. Ce qui nous trouble, ce n'est pas la mort, mais l'idée de la mort. Nous devons exercer notre raison pour cesser d'être troublé par l'idée de la mort qui est un obstacle à l'ataraxie, au bonheur parfait. Epicure montre que du point de vue de la raison, la mort n'existe pas. En effet quand nous sommes vivants, elle n'est pas encore et quand nous cessons d'être, elle n'est plus.
V/ Pour Epicure les dieux existent. Epicure n'est pas "athée". J.-A. Festugière (Epicure et ses dieux, Presses universitaires de France, 1968, deuxième édition corrigée, particulièrement à partir du chapitre IV : "La religion d'Epicure") a montré qu'il était un homme sincèrement pieux qui accomplissait tous ses devoirs religieux à l'égard des dieux de la Cité. Épicure croit en l'existence des dieux, mais il ne croit pas de la même façon que ses concitoyens : pour Épicure qui reprend la physique du philosophe atomiste présocratique Démocrite d'Abdère, le corps des dieux sont composés d'atomes subtils, ils vivent dans les "intermondes", très loin de nous. Ils se suffisent parfaitement à eux-mêmes, ils sont parfaitement heureux, ils n'ont ni soucis, ni envie, ni passions et ils ne s'intéressent pas aux affaires des hommes.
C'est insulter les dieux que de leur prêter des passions humaines comme le fait la mythologie. Les dieux ne sont pas des rivaux, mais des modèles dont nous devons chercher à imiter la sérénité, l'absence de troubles, l'ataraxie. Nous ne parviendrons jamais à l'immortalité en raison de notre constitution physiologique (atomique), mais nous pouvons du moins nous efforcer de vivre en ce monde comme les dieux qui peuplent les "intermondes" pendant la durée de vie limitée qui nous est impartie.
Les dieux ne s'occupent pas des affaires des hommes, que ce soit pour les récompenser ou pour les punir, ils ne sont pas "providentiels". Nous ne devons donc pas nous angoisser à leur sujet. Précurseur de Freud, Epicure analyse les effets mortifères de ce que nous appellerions la "névrose religieuse", la crainte permanente de ne pas avoir accompli les bons gestes, effectué le bon rituel pour nous attirer la bienveillance des dieux, l'idée obsédante (Freud parle de "névrose obsessionnelle") que les malheurs qui nous arrivent dans la vie sont une punition des dieux (ou de Dieu).
L'obsession religieuse (liée aux tabous) est la deuxième cause du malheur des hommes avec la crainte de la mort. En desserrant ces deux étaux (la crainte de la mort et la crainte des dieux), Épicure veut aider les hommes à être aussi heureux qu'ils peuvent l'être en éclairant la raison humaine aussi bien sur la réalité de la mort que sur celle des dieux.
VI/ De même qu'il y a des désirs vains (nous verrons lesquels), il y a de "vaines opinions" : que la mort est redoutable, que les dieux s'occupent des hommes pour les punir ou pour les récompenser, que la destinée est écrite d'avance. Les vaines opinions sont nuisibles au bonheur car elles nous jettent dans le trouble, elles sont un obstacle à la vie bienheureuse, à l'ataraxie. Épicure suggère donc de s'en purifier en exerçant notre raison (logos). En ce qui concerne les dieux, par exemple, nous devons nous tenir le raisonnement suivant : soit les dieux sont parfaits, soit ils sont imparfaits. C'est insulter les dieux de les croire imparfaits (semblables aux hommes), donc ils sont parfaits et s'ils sont parfaits, ils ne manquent de rien, donc ils ne s'intéressent pas aux hommes, ils n'en partagent pas les passions (l'envie, la jalousie, la colère, etc.).
Comme l'a montré Pierre Hadot (Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Folios Essais, Gallimard), l'exercice de la raison, aussi bien chez les épicuriens que chez les stoïciens, n'est pas un but en soi, il est au service de l'éthique, de la "vie bonne". C'est pourquoi la raison (logos) est subordonnée à la prudence (phronésis), comme le plaisir (hédonè) est subordonné au bonheur (eudaïmonia).
VII/ Quel est le but de la vie ? C'est, affirme Épicure, le plaisir qui permet d'atteindre le bonheur. Toutefois, ce plaisir, obtenu par la modération des désirs par la raison, ne doit pas être confondu avec le plaisir vulgaire, débridé et uniquement sensuel que recherchent les "débauchés". Épicure défend sa conception du bonheur, en opposant sa définition du plaisir à celle très communément répandue, proche de celle des Cyrénaïques.
L'homme fuit la douleur et recherche le plaisir, mais tous les plaisirs ne sont pas désirables. Épicure distingue entre différentes sortes de désirs : les désirs naturels et les désirs vains. Parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires pour la vie (la nourriture, le sommeil), pour la tranquillité du corps (aponie) et pour le bonheur (ataraxie), d'autres sont simplement naturels sans êtres nécessaires (boire du vin par exemple) et peuvent être cultivés, mais avec modération. Parmi les désirs vains, Épicure distingue entre les désirs artificiels réalisables (par exemple, la richesse, la gloire) et les désirs irréalisables (être immortel). Il faut renoncer aux désirs vains, source d'inquiétude et d'insatisfaction.
Cette classification n'est pas séparable d'un art de vivre, où les désirs sont l'objet d'un calcul en vue d'atteindre le bonheur. Plaisir et douleur, dans cette conception, sont des accidents, ils n'existent pas au niveau des atomes, mais seulement au niveau de la conscience. À partir de là, il est naturel de juger bon le plaisir et mauvaise la douleur, puisque tous les êtres cherchent le plaisir. Ce sont nos sentiments qui nous indiquent que le plaisir est désirable. C'est une conscience naturelle, et notre constitution fait que nous cherchons le bonheur nécessairement.
Mais, pour le calcul des plaisirs, tout plaisir n'est pas digne d'être choisi : le plus grand des plaisirs est la suppression de toute douleur. En conséquence, on doit éviter certains plaisirs, et même accepter certaines douleurs.
Épicure fait également la distinction entre les plaisirs mobiles et les plaisirs statiques. Le plaisir statique est un état corporel et psychologique où nous sommes libérés de toute douleur, le bonheur est à son comble. Le plaisir mobile, en revanche, ne dure que le temps de son activité. Une vie qui suit ces plaisirs, comme celle que préconise les cyrénaïques, consiste à remplir une jarre percée. Les plaisirs mobiles sont donc en réalité subordonnés aux plaisirs statiques.
VIII/ La vertu philosophique par excellence est la prudence (phronésis). Le prudence, le plus grand des biens, est la capacité de mettre la raison (logos) au service de la vie bonne en régulant les désirs et en choisissant les plaisirs modérés, naturels et nécessaires afin d'atteindre le bonheur qui réside dans l'absence de troubles, l'ataraxie, assurant ainsi la conciliation du bonheur et de la vertu.
IX/ Pour Épicure, la Fortune n'est pas une divinité puisque les dieux ne s'occupent pas des affaires humaines. Épicure distingue entre les choses qui se produisent par nécessité, les choses qui sont dues à la fortune et celles qui sont en notre pouvoir. Nous n'avons pas de prise sur les choses qui se passent par nécessité (nous ne pouvons pas changer les lois naturelles) et la fortune est incertaine (elle peut retirer ce qu'elle a donné). Le destin (la fortune) n'est pas un dieu car les dieux ne sont pas inconstants et ne s'occupent pas des affaires humaines. Nous n'avons de prise ni sur la nécessité, ni sur la fortune qui ne dépendent pas de nous, mais seulement sur l'usage de notre raison.
X/ En résumé, le disciple d’Épicure ne craint ni les dieux ni la mort, raisonne avec justesse sur la fin où nous devons tendre (l'absence de troubles). Sa raison le met au-dessus de la souffrance, il n'est pas soumis au destin, mais il s'est rendu libre d'agir comme il convient.
La Lettre à Ménécée est une lettre écrite par le philosophe Épicure à son disciple Ménécée. Le texte résume la doctrine éthique d'Épicure et propose une méthode pour atteindre le bonheur, en même temps qu'elle en précise les conditions. Avec la Lettre à Hérodote et la Lettre à Pythoclès, la Lettre à Ménécée fait partie des rares textes d'Épicure qui nous soient parvenus.
En voici la traduction que propose La Pléiade, parmi les œuvres réunies sous le titre Les Épicuriens, qui vient de paraître. Transmise au livre X de Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, cette lettre est précédée par une sorte de portrait du sage épicurien et suivie par une mise au point doxographique sur ce qui différencie la quête épicurienne du plaisir stable de celle des cyrénaïques, qui eux visent le plaisir en mouvement.
La lettre est censée résumer les principes essentiels de la morale d’Épicure. Elle est adressée à Ménécée, un disciple dont on ne sait rien à part qu'il en est le destinataire. Son plan n'est pas sans rappeler le fameux "quadruple remède" dont la formule est condensée par Philodème de Gadara dans son Contre les sophistes : "Le Dieu n'est pas à redouter ; la mort ne crée pas de souci. Et alors que le bien est facile à obtenir, le mal est facile à supporter" et qu'on retrouve, plus développée, dans les quatre premières des Maximes capitales, citées en conclusion du livre X des Vies, et, d'après certains, dans le paragraphe 133 de la Lettre. On notera qu'il n'est rien dit de l'amitié dont on sait par ailleurs qu'elle est un des piliers de l'éthique épicurienne.
Epicure à Ménécée, salut
"Qu'on ne remette pas à plus tard, parce qu'on est jeune, la pratique de la philosophie et qu'on ne se lasse pas de philosopher, quand on est vieux. En effet, il n'est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard, lorsqu'il s'agit de veiller à la santé de son âme. D'ailleurs, celui qui dit que le moment de philosopher n'est pas encore venu, ou que ce moment est passé, ressemble à celui qui dit, s'agissant du bonheur, que son moment n'est pas encore venu ou qu'il n'est plus. Aussi le jeune homme doit-il, comme le vieillard, philosopher : de la sorte, le second, tout en vieillissant, rajeunira grâce aux biens du passé, parce qu'il leur vouera de la gratitude, et le premier sera dans le même temps jeune et fort avancé en âge, parce qu'il ne craindra pas l'avenir. Il faut donc faire de ce qui produit le bonheur l'objet de ses soins, tant il est vrai que, lorsqu'il est présent, nous avons tout et que, quand il est absent, nous faisons tout pour l'avoir.
[123] À propos des recommandations que je te fais continuellement, mets-les en pratique et fais-en l'objet de tes soins, en saisissant distinctement que ce sont les éléments fondamentaux du bien-vivre.
En premier lieu, quand tu considères le dieu comme un vivant incorruptible et bienheureux, conformément à l'esquisse qu'en donne la notion commune1 du dieu, ne lui ajoute rien qui soit étranger à son incorruptibilité ni rien qui ne serait pas approprié à sa béatitude. Mais figure-toi à son propos tout ce qui peut lui conserver la béatitude qui accompagne l'incorruptibilité. Car les dieux existent - évidente en effet est la connaissance que l'on a d'eux -, mais ils ne sont pas tels que [la multitude] les considère. {Celle-ci, en effet, ne les respecte pas tels qu'elle les considère : est donc impie non pas celui qui abolit les dieux de la multitude, mais celui qui rattache aux dieux les opinions de la multitude. [124] Car les déclarations de la multitude à propos des dieux, ce ne sont pas des préconceptions2, mais des suppositions fausses3, desquelles il ressort que les plus grands malheurs échoient aux méchants du fait de dieux, en même temps que les plus grands avantages. En effet, comme elle s'en tient en toutes circonstances à ses propres vertus, la multitude accueille les êtres qui lui ressemblent, et considère tout ce qui n'est pas tel comme étranger.}
Accoutume-toi, en outre, à la pensée que la mort n'est rien pour nous, puisque tout bien et tout mal résident dans la sensation et que la mort est privation de sensation. De là vient qu'une connaissance correcte du fait que la mort n'est rien pour nous a pour effet de nous permettre de jouir du caractère mortel de la vie, parce que cette connaissance, au lieu de nous attribuer un temps problématique4, [125] nous ôte le regret de l'immortalité. En effet, il n'y a rien de terrible dans le fait de vivre, lorsqu'on a réellement saisi que dans le fait de ne pas vivre il n'y a rien de terrible {(aussi est-il stupide, celui qui dit craindre la mort non pour la peine que sa présence lui causera, mais pour celle que sa perspective lui cause; car ce dont la présence ne nous tourmente pas ne cause qu'une peine sans fondement lorsqu'on l'attend. Ainsi, le plus terrifiant des maux, la mort, n'est rien pour nous, puisque précisément, quand nous existons, la mort n'est pas présente et, quand la mort est présente, alors nous n'existons pas. Elle n'est donc ni pour les vivants ni pour ceux qui sont morts, puisque précisément elle n'est pas pour les premiers, et que les seconds ne sont plus. Mais la multitude fuit la mort, parce qu'elle voit en elle tantôt le plus grand des maux, tantôt la cessation de tout ce que comporte la vie)}; [126] et on ne craint pas de ne pas vivre, car alors, vivre n'est pas un poids et ne pas vivre n'est pas tenu pour une sorte de mal.
Et de même qu'on ne choisit nullement la nourriture la plus abondante mais la plus plaisante, on ne cherche pas non plus à jouir du moment le plus long, mais du plus plaisant. {D'ailleurs, qui recommande au jeune homme de bien vivre, et au vieillard de bien finir sa vie, est stupide, non seulement à cause du contentement que la vie procure, mais aussi parce que le bien-vivre et le bien-mourir relèvent d'un seul et même soin. Et il est encore bien pire, celui qui dit qu'il est beau de "ne pas naître", "et, une fois né, de franchir au plus vite les portes de l'Hadès" ; [127] car, s'il est convaincu de ce qu'il affirme, comment se fait-il qu'il ne quitte pas la vie? De fait, c'est à sa portée, pourvu qu'il s'y soit fermement déterminé. En revanche, si c'est plaisanterie de sa part, il fait montre d'impertinence sur des questions qui ne l'admettent pas.}
Il faut en outre garder en mémoire que le futur n'est pas sous notre gouverne et qu'il n'y échappe pas non plus tout à fait, afin que nous ne nous attendions pas à ce qu'il advienne à tout coup, et que nous ne désespérions pas de le voir jamais advenir.
Il faut en outre prendre en compte que, parmi les désirs, les uns sont naturels et les autres sans fondement ; que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres seulement naturels ; et que, parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires au bonheur, d'autres à l'absence de tourments corporels, [128] et d'autres à la vie elle-même. En effet, une observation rigoureuse des désirs sait rapporter tout choix et tout rejet à la santé du corps et à l'absence de trouble de l'âme, puisque c'est là la fin de la vie bienheureuse. {De fait, ce pour quoi nous faisons tout, c'est pour éviter la douleur et l'effroi. D'ailleurs, une fois que cet état nous advient, toute la tempête de l'âme se dissipe, le vivant n'ayant pas à se mettre en marche vers quelque chose qui lui manquerait ni à rechercher quelque autre chose, grâce à laquelle le bien de l'âme et du corps atteindrait sa plénitude (de fait, c'est quand l'absence du plaisir nous cause de la douleur que nous avons besoin du plaisir) : nous n'avons plus besoin du plaisir.}
Voilà justement pourquoi nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse. [129] {Car nous savons qu'il est un bien premier, et de naissance : c'est en partant de lui que nous décidons tout choix et tout rejet, et c'est à lui que nous aboutissons, du fait que nous usons comme règle de l'affection pour juger de tout bien. Et, puisqu'il est un bien premier et conaturel, pour cette raison nous ne choisissons pas tout plaisir - il nous arrive, au contraire, de laisser de côté de nombreux plaisirs, quand il s'ensuit, pour nous, trop de désagrément -, et nous considérons que beaucoup d'états douloureux sont préférables à des plaisirs, quand un plaisir plus grand découle, pour nous, du fait que nous avons enduré pendant longtemps ces états douloureux.}
Ainsi, parce qu'il a une nature qui nous est appropriée, tout plaisir est un bien, et pourtant tout plaisir n'a pas à être choisi. De même encore, tout état douloureux est un mal, [130] mais tout état douloureux n'est pas toujours par nature à rejeter. {C'est assurément par la mesure comparative et l'examen de ce qui est utile et de ce qui ne l'est pas qu'il convient de juger tout cela, car, selon les moments, nous usons du bien comme s'il était un mal ou, à rebours, du mal comme s'il était un bien.}
Et d'ailleurs, si nous considérons l'autosuffisance comme un grand bien, ce n'est pas afin de nous contenter de peu en toute occasion, mais pour nous contenter de peu si nous n'avons pas beaucoup, étant réellement convaincus que ceux qui ont le moins besoin de l'abondance sont ceux qui en jouissent le plus plaisamment et que, s'il est facile de se procurer tout ce qui est naturel, cela est difficile pour ce qui est sans fondement {: les saveurs simples apportent un plaisir égal à un régime riche, [131] quand sont retranchées toutes les sensations de douleur liées à un manque, et une galette d'orge accompagnée d'eau procure le plaisir suprême si l'on était en manque lorsqu'on l'a absorbée. Ainsi, l'accoutumance aux régimes simples, et non riches, est susceptible d'assurer la santé, rend l'homme résolu face aux occupations nécessaires à la vie, nous met dans de meilleures dispositions quand, par intervalles, nous tâtons des régimes riches, et nous prépare à ne pas craindre la fortune}.
Quand donc nous disons que le plaisir constitue la fin, nous ne parlons pas des plaisirs des libertins ni de ceux qui consistent à jouir - comme le croient certains qui, ignorant de quoi nous parlons, sont en désaccord avec nos propos ou les prennent en un mauvais sens -, mais de l'absence de douleur, pour le corps, [132] et de l'absence de trouble5, pour l'âme. {En effet, ce n'est ni l'incessante succession des beuveries et des parties de plaisir, ni les jouissances que l'on retire des garçons et des femmes, ni celles que procurent les poissons et tous les autres mets qu'offre une riche table qui rendent la vie plaisante ; c'est, au contraire, un raisonnement sobre, qui recherche la connaissance exacte des raisons de chaque choix et de chaque rejet et repousse les opinions qui permettent à la perturbation la plus grande de s'emparer des âmes.}
Or le principe de tout cela et le plus grand bien, c'est la prudence6. C'est pourquoi justement la prudence est une chose plus précieuse encore que la philosophie, car elle est la source naturelle de toutes les vertus de reste et enseigne qu'il n'est pas possible de mener une vie plaisante qui ne soit pas prudente ni une vie belle et juste qui ne soit pas plaisante ; car les vertus sont naturellement liées à la vie plaisante, et la vie plaisante en est inséparable.
[133] Qui donc surpasse, à ton idée, l'homme qui forme à propos des dieux des opinions pieuses ; qui demeure en toutes circonstances sans crainte devant la mort; qui a, une fois pour toutes, pris en compte la fin de la nature et a compris que la limite des biens est aisée à atteindre dans sa plénitude et facile à se procurer, alors que celle des maux implique des durées ou des souffrances courtes; qui tourne en dérision celui que certains mettent en scène comme étant le maître de toutes choses, [le destin, et préfère dire pour sa part que, si certaines choses se produisent par nécessité,] d'autres sont dues à la fortune et d'autres encore sont en notre pouvoir - parce qu'il voit qu'on ne peut demander des comptes à la nécessité, que la fortune est incertaine et que ce qui est en notre pouvoir (à quoi s'attachent naturellement le blâmable et son contraire) n'a pas de maître [134] {(de fait, il vaudrait mieux s'en remettre au mythe sur les dieux, que s'asservir au destin des physiciens7 ; car, si le premier esquisse l'espoir de fléchir les dieux par un culte, le second ne contient qu'une inflexible nécessité)} -, et qui n'est pas d'avis ni que la fortune est un dieu, comme le croit la multitude {(de fait, pour un dieu rien ne se fait sans ordre)}, ni que, étant une cause inconstante, elle est donnée aux hommes pour qu'ils mènent une vie bienheureuse {(il croit en effet qu'il découle d'elle du bien comme du mal)}, même si elle leur fournit les principes de grands biens ou de grands maux, [135] [car] il considère qu'un bon calcul qui connaîtrait une mauvaise fortune est préférable à une absence de calcul qui connaîtrait une bonne fortune {(il vaut mieux en tout cas que, dans les actions, ce qu'on a bien jugé réussisse)} à cause de la fortune ?
Ainsi, ces doctrines et celles qui s'y apparentent, fais-en l'objet de tes soins, jour et nuit, pour toi-même et pour qui te ressemble; et jamais, ni dans la veille ni dans tes rêves, tu ne connaîtras de trouble profond, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car il n'est en rien semblable à un vivant mortel, l'homme qui vit au milieu de biens immortels.
Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, X, 122-135.
Les passages entre accolades sont des parenthèses équivalant, dans le rouleau manuscrit, à des notes de bas de page. (Note de l'éditeur.)
NOTES :
1) "notion commune" : renvoi en fait à la "prénotion" ou à la "préconception" que les hommes se font des dieux plutôt qu'à l'opinion commune.
2) "préconceptions" : la prolepse ou la prénotion
3) "suppositions fausses" : désignent les conjectures que la foule se fait des dieux quand elle n'en a pas la notion commune, la bonne préconception.
4) "temps problématique" : le temps auquel nous n'avons pas accès.
5) "absence de trouble de l'âme" : la fameuse ataraxie
6) "prudence" : la fameuse phronésis d'Epicure, distincte de celle d'Aristote, est donc la vertu par excellence, la faculté qui permet d'introduire la bonne mesure dans tous les plaisirs et détourne le sage de certaines recherches de détail inutiles au bonheur.
7) "au destin des physiciens" : expression générale pour désigner tous les systèmes qui défendent un déterminisme strict.
Copyright Gallimard/Bibliothèque de la Pléiade.
Questions sur le texte :
I) Quelles sont les idées principales de ce texte ?
II) Quelles en sont les quatre notions centrales ?
III) Y a-t-il un âge pour philosopher ?
IV) Pourquoi ne doit-on pas craindre la mort ?
V) Les dieux existent-ils ? Faut-il les craindre ? Pourquoi ?
VI) En quoi les vaines opinions sont-elles nuisibles au bonheur ?
VII) Quelles sont les différentes sortes de désirs ? Quels sont les plaisirs qu'il faut rechercher ? Quels sont ceux qu'il faut fuir ?
VIII) Quelle est la vertu philosophique par excellence ? En quoi consiste-t-elle ?
IX) La Fortune est-elle une divinité ?
X) Faites le portait du philosophe épicurien.
Le "tétrapharmacon" ou quadruple remède (à la crainte des dieux, à la crainte de la mort, à la crainte de ne pas pouvoir satisfaire nos désirs, à la crainte de souffrir), formule courte qui résume la doctrine morale d'Epicure : Il ne faut craindre ni la mort, ni la souffrance, ni les dieux, le bonheur est facile à atteindre.
Eléments de réponse :
I) Les idées principales du texte :
1) Il n'y a pas d'âge pour philosopher.
2) Il ne faut pas se conter d'écouter les recommandations d’Épicure, il faut aussi les mettre en pratique.
3) Les dieux existent, mais ils n'ont rien à voir avec l'idée que s'en fait le vulgaire et on ne doit pas les craindre.
4) On ne doit pas craindre la mort.
5) Il faut prendre la vie telle qu'elle est, sans chercher à l'abréger ou à la prolonger.
6) Le futur n'est pas écrit à l'avance.
7) Le bonheur est facile à atteindre, il réside dans l'ataraxie (l'absence de troubles) qui résulte de la satisfaction exclusive des désirs naturels et nécessaires.
8) La frugalité nous met au-dessus des vicissitudes de la fortune.
9) L'honnêteté et la justice et par-dessus tout la prudence doivent guider toutes nos actions.
II/ Les quatre notions centrales de ce texte sont, dans l'ordre hiérarchique (et téléologique) : la raison (logos), la prudence (phronésis), le plaisir (hédonè) et le bonheur (eudaïmonia). La raison qui permet de distinguer entre les désirs est subordonnée à la prudence qui permet d'en préférer certains à d'autres (les plaisirs statiques) et d'agir en conséquence. Le bonheur est supérieur aux "plaisirs mobiles", c'est l'état d'ataraxie, l'absence de troubles de celui qui a régulé ses désirs et hiérarchisé ses plaisirs par l'exercice de la raison et de la prudence.
Les hommes fuient la douleur et recherchent le plaisir, mais tous les plaisirs ne sont pas bons (comme le pensait Aristippe de Cyrène), c'est la raison qui permet à l'homme de se représenter les choses telles qu'elles sont et de se libérer des vaines craintes (la crainte de la mort, des dieux, du destin) et de discerner entre les plaisirs désirables (naturels et nécessaires) et les autres, tandis que la prudence permet d'agir en dirigeant la volonté en vue du bonheur (l'ataraxie, l'absence de troubles).
III/ Selon Épicure, l'homme qui recherche la sagesse doit exercer sa raison (logos) toute sa vie afin d'acquérir la prudence (phronésis) dès qu'il est en mesure de raisonner. Il n'y a donc pas d'âge pour philosopher. Le mot "philosopher" ne doit pas être pris ici simplement au sens de "penser", mais au sens de "bien vivre", de mener une vie conforme aux enseignements d’Épicure.
IV/ La mort n'est pas à craindre : c'est là un des enseignement centraux de la doctrine d'Epicure. Ce qui nous trouble, ce n'est pas la mort, mais l'idée de la mort. Nous devons exercer notre raison pour cesser d'être troublé par l'idée de la mort qui est un obstacle à l'ataraxie, au bonheur parfait. Epicure montre que du point de vue de la raison, la mort n'existe pas. En effet quand nous sommes vivants, elle n'est pas encore et quand nous cessons d'être, elle n'est plus.
V/ Pour Epicure les dieux existent. Epicure n'est pas "athée". J.-A. Festugière (Epicure et ses dieux, Presses universitaires de France, 1968, deuxième édition corrigée, particulièrement à partir du chapitre IV : "La religion d'Epicure") a montré qu'il était un homme sincèrement pieux qui accomplissait tous ses devoirs religieux à l'égard des dieux de la Cité. Épicure croit en l'existence des dieux, mais il ne croit pas de la même façon que ses concitoyens : pour Épicure qui reprend la physique du philosophe atomiste présocratique Démocrite d'Abdère, le corps des dieux sont composés d'atomes subtils, ils vivent dans les "intermondes", très loin de nous. Ils se suffisent parfaitement à eux-mêmes, ils sont parfaitement heureux, ils n'ont ni soucis, ni envie, ni passions et ils ne s'intéressent pas aux affaires des hommes.
C'est insulter les dieux que de leur prêter des passions humaines comme le fait la mythologie. Les dieux ne sont pas des rivaux, mais des modèles dont nous devons chercher à imiter la sérénité, l'absence de troubles, l'ataraxie. Nous ne parviendrons jamais à l'immortalité en raison de notre constitution physiologique (atomique), mais nous pouvons du moins nous efforcer de vivre en ce monde comme les dieux qui peuplent les "intermondes" pendant la durée de vie limitée qui nous est impartie.
Les dieux ne s'occupent pas des affaires des hommes, que ce soit pour les récompenser ou pour les punir, ils ne sont pas "providentiels". Nous ne devons donc pas nous angoisser à leur sujet. Précurseur de Freud, Epicure analyse les effets mortifères de ce que nous appellerions la "névrose religieuse", la crainte permanente de ne pas avoir accompli les bons gestes, effectué le bon rituel pour nous attirer la bienveillance des dieux, l'idée obsédante (Freud parle de "névrose obsessionnelle") que les malheurs qui nous arrivent dans la vie sont une punition des dieux (ou de Dieu).
L'obsession religieuse (liée aux tabous) est la deuxième cause du malheur des hommes avec la crainte de la mort. En desserrant ces deux étaux (la crainte de la mort et la crainte des dieux), Épicure veut aider les hommes à être aussi heureux qu'ils peuvent l'être en éclairant la raison humaine aussi bien sur la réalité de la mort que sur celle des dieux.
VI/ De même qu'il y a des désirs vains (nous verrons lesquels), il y a de "vaines opinions" : que la mort est redoutable, que les dieux s'occupent des hommes pour les punir ou pour les récompenser, que la destinée est écrite d'avance. Les vaines opinions sont nuisibles au bonheur car elles nous jettent dans le trouble, elles sont un obstacle à la vie bienheureuse, à l'ataraxie. Épicure suggère donc de s'en purifier en exerçant notre raison (logos). En ce qui concerne les dieux, par exemple, nous devons nous tenir le raisonnement suivant : soit les dieux sont parfaits, soit ils sont imparfaits. C'est insulter les dieux de les croire imparfaits (semblables aux hommes), donc ils sont parfaits et s'ils sont parfaits, ils ne manquent de rien, donc ils ne s'intéressent pas aux hommes, ils n'en partagent pas les passions (l'envie, la jalousie, la colère, etc.).
Comme l'a montré Pierre Hadot (Qu'est-ce que la philosophie antique ?, Folios Essais, Gallimard), l'exercice de la raison, aussi bien chez les épicuriens que chez les stoïciens, n'est pas un but en soi, il est au service de l'éthique, de la "vie bonne". C'est pourquoi la raison (logos) est subordonnée à la prudence (phronésis), comme le plaisir (hédonè) est subordonné au bonheur (eudaïmonia).
VII/ Quel est le but de la vie ? C'est, affirme Épicure, le plaisir qui permet d'atteindre le bonheur. Toutefois, ce plaisir, obtenu par la modération des désirs par la raison, ne doit pas être confondu avec le plaisir vulgaire, débridé et uniquement sensuel que recherchent les "débauchés". Épicure défend sa conception du bonheur, en opposant sa définition du plaisir à celle très communément répandue, proche de celle des Cyrénaïques.
L'homme fuit la douleur et recherche le plaisir, mais tous les plaisirs ne sont pas désirables. Épicure distingue entre différentes sortes de désirs : les désirs naturels et les désirs vains. Parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires pour la vie (la nourriture, le sommeil), pour la tranquillité du corps (aponie) et pour le bonheur (ataraxie), d'autres sont simplement naturels sans êtres nécessaires (boire du vin par exemple) et peuvent être cultivés, mais avec modération. Parmi les désirs vains, Épicure distingue entre les désirs artificiels réalisables (par exemple, la richesse, la gloire) et les désirs irréalisables (être immortel). Il faut renoncer aux désirs vains, source d'inquiétude et d'insatisfaction.
Cette classification n'est pas séparable d'un art de vivre, où les désirs sont l'objet d'un calcul en vue d'atteindre le bonheur. Plaisir et douleur, dans cette conception, sont des accidents, ils n'existent pas au niveau des atomes, mais seulement au niveau de la conscience. À partir de là, il est naturel de juger bon le plaisir et mauvaise la douleur, puisque tous les êtres cherchent le plaisir. Ce sont nos sentiments qui nous indiquent que le plaisir est désirable. C'est une conscience naturelle, et notre constitution fait que nous cherchons le bonheur nécessairement.
Mais, pour le calcul des plaisirs, tout plaisir n'est pas digne d'être choisi : le plus grand des plaisirs est la suppression de toute douleur. En conséquence, on doit éviter certains plaisirs, et même accepter certaines douleurs.
Épicure fait également la distinction entre les plaisirs mobiles et les plaisirs statiques. Le plaisir statique est un état corporel et psychologique où nous sommes libérés de toute douleur, le bonheur est à son comble. Le plaisir mobile, en revanche, ne dure que le temps de son activité. Une vie qui suit ces plaisirs, comme celle que préconise les cyrénaïques, consiste à remplir une jarre percée. Les plaisirs mobiles sont donc en réalité subordonnés aux plaisirs statiques.
VIII/ La vertu philosophique par excellence est la prudence (phronésis). Le prudence, le plus grand des biens, est la capacité de mettre la raison (logos) au service de la vie bonne en régulant les désirs et en choisissant les plaisirs modérés, naturels et nécessaires afin d'atteindre le bonheur qui réside dans l'absence de troubles, l'ataraxie, assurant ainsi la conciliation du bonheur et de la vertu.
IX/ Pour Épicure, la Fortune n'est pas une divinité puisque les dieux ne s'occupent pas des affaires humaines. Épicure distingue entre les choses qui se produisent par nécessité, les choses qui sont dues à la fortune et celles qui sont en notre pouvoir. Nous n'avons pas de prise sur les choses qui se passent par nécessité (nous ne pouvons pas changer les lois naturelles) et la fortune est incertaine (elle peut retirer ce qu'elle a donné). Le destin (la fortune) n'est pas un dieu car les dieux ne sont pas inconstants et ne s'occupent pas des affaires humaines. Nous n'avons de prise ni sur la nécessité, ni sur la fortune qui ne dépendent pas de nous, mais seulement sur l'usage de notre raison.
X/ En résumé, le disciple d’Épicure ne craint ni les dieux ni la mort, raisonne avec justesse sur la fin où nous devons tendre (l'absence de troubles). Sa raison le met au-dessus de la souffrance, il n'est pas soumis au destin, mais il s'est rendu libre d'agir comme il convient.
Note :
"Ainsi, ces doctrines et celles qui s'y apparentent, fais-en l'objet de tes soins, jour et nuit, pour toi-même et pour qui te ressemble; et jamais, ni dans la veille ni dans tes rêves, tu ne connaîtras de trouble profond, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car il n'est en rien semblable à un vivant mortel, l'homme qui vit au milieu de biens immortels."
(Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Lettre à Ménécée, X, 122-135.)
"Pour parvenir à la guérison de l'âme et à une vie conforme au choix fondamental, il ne suffit pas d'avoir pris connaissance du discours philosophique épicurien. Il faut s'exercer continuellement. Tout d'abord il faut méditer, c'est-à-dire assimiler intimement, prendre conscience intensément des dogmes fondamentaux. La systématisation des dogmes, leur concentration dans des résumés et des sentences est destinée précisément à les rendre plus persuasifs, plus frappants et plus faciles à tenir dans la mémoire, comme le fameux "quadruple remède" (tétrapharmacos) destiné à assurer la santé de l'âme, dans lequel se résume tout l'essentiel du discours philosophique épicurien :
"Les dieux ne sont pas à craindre,
La mort n'est pas à redouter,
Le bien est facile à acquérir,
Le mal est facile à supporter."
(Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique ?, p. 191-192)
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