- RobinFidèle du forum
"La psychanalyse nous apprend que les émotions de notre enfance gouvernent notre vie, que le but de nos passions est de les retrouver. Ainsi, bien des hommes, prisonniers d'un souvenir ancien qu'ils ne parviennent pas à évoquer à leur conscience claire, sont contraints par ce souvenir à mille gestes qu'ils recommencent toujours, en sorte que toutes leurs aventures semblent une même histoire, perpétuellement reprise. Don Juan est si certain de n'être pas aimé que toujours il séduit, et toujours refuse de croire à l'amour qu'on lui porte, le présent ne pouvant lui fournir la preuve qu'il cherche en vain pour guérir sa blessure ancienne. De même, l'avarice a souvent pour cause quelque crainte infantile de mourir de faim, l'ambition prend souvent sa source dans le désir de compenser une ancienne humiliation de jeunesse. Mais ces souvenirs, n'étant pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse recommencer les actes qui les pourraient apaiser..."
(Ferdinand Alquié, Le désir d'éternité, PUF, coll. Quadrige, p. 23)
Selon Ferdinand Alquié, la passion est une erreur, une "moindre conscience" d'une part et d'autre part, un refus affectif du temps : "le passionné est celui qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie."
Mais la passion entretient aussi avec le passé un rapport privilégié. Le phénomène du "coup de foudre", évoqué par Alquié dans le lignes qui précèdent ce passage, nous donne le sentiment que nous avons rencontré jadis, dans une vie antérieure, la personne qui nous émeut si soudainement. Ce qui est vrai du coup de foudre l'est aussi des autres passions comme la passion de séduire, l'avarice, l'ambition...
Toutes ces passions, selon Alquié, prennent leur source dans des événements douloureux, générateurs de frustration, mais inconnus de nous. La conduite répétitive qui caractérise beaucoup de passionnés, s'interprète comme une tentative, forcément vouée à l'échec, pour combler un traumatisme inconscient qui remonte souvent à l'enfance.
"La psychanalyse nous apprend..." : bien qu'il renoue avec l'analyse classique de la passion, F. Alquié n'en a pas moins recours à l'apport de la théorie psychanalytique. Le "pervers" se caractérise, selon Freud par une distorsion au niveau du but : "la disposition à la perversion, écrit Freud, est la disposition générale, originelle, de la pulsion sexuelle, laquelle ne devient "normale" qu'en raison de modifications organiques et d'inhibitions psychiques survenues au cours de son développement (S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, p. 146)
Selon Freud, notre histoire personnelle, les événements que nous avons vécus, se trouvent inscrits dans notre inconscient sous forme d'images, d'affects, de "complexes" qui reçoivent dans la théorie psychanalytique le nom de "traces mnésiques" (du grec mnémosumé = mémoire). Notre inconscient est donc constitué par une superposition de ces traces, des plus anciennes aux plus récentes (comme un site archéologique) ; tel événement, telle situation présente trouve un écho dans notre organisation psychique et peut lui faire subir une réorganisation. Inversement, les traces mnésiques viennent investir notre présent sous forme de "tendances" et donnent à tel ou tel de nos comportements une coloration particulière.
Mais ce qui distingue la passion, c'est son caractère répétitif, obsessionnel et le fait que le moi conscient investit une grande quantité d'énergie psychique sur un objet unique.
Mais tandis que la psychanalyse se refuse à porter sur la perversion une appréciation morale, le philosophe préoccupé d'éthique qu'est Ferdinand Alquié, trace une perspective axiologique, dans la lignée des grandes philosophies morales de l'antiquité grecque (Aristote, Platon, les Stoïciens) : la passion apparaît comme "subie" par la conscience, elle est le signe d'une impuissance, elle s'oppose à notre liberté et nous contraint à agir de façon répétitive. Nous n'agissons pas, nous sommes agis par nos passions. Elles nous installent dans une temporalité répétitive, sans avenir parce que sans devenir, sans réel changement. Elles nous rendent donc étrangers à nous-mêmes, à ces dimensions essentielles de nous-mêmes que sont le projet et l'avenir.
Au fond, le passionné ne vit pas le présent comme présent, car l'essence du présent est de se dépasser sans cesse (et de s'abolir, comme l'a montré saint Augustin) vers et dans l'avenir. Vivre le présent, c'est sortir de soi-même, c'est ek-sister, se transcender. Or les passions nous installent dans l'être, elles nous font une fois pour toutes et nous interdisent toute "néantisation" (les bouddhistes parlent de "lâcher prise"), tout dépassement.
Le "séducteur" dont le prototype est Don Juan, et dont on a suggéré que son comportement provenait d'une carence maternelle, est aveuglé par l'obsession d'être aimé. Mais aucune femme, dans sa vie présente, ne peut venir combler le manque d'affection ressenti dans le passé et oublié comme tel. Don Juan veut être aimé, mais son inconscient ne veut que d'un objet désormais inaccessible. Le passé du passionné dénature l'usage de sa raison : Don Juan posera toujours la conclusion avant la preuve ; Don Juan abandonne parce qu'il a été abandonné, dans son angoisse ancienne d'être abandonné, avant d'être abandonné le premier. Le désir ancien, ne trouvant pas à se réaliser, cherche des "substituts". La passion s'apparente donc à l'illusion : la passion est un quiproquo, le passionné se trompe d'objet.
L'avare, c'est le deuxième exemple donné par F. Alquié, entasse et ne donne pas. L'interprétation que donne l'auteur de son comportement diffère quelque peu de celle de Freud. Selon ce dernier, l'avare n'a pas surmonté le "stade anal" : il accumule l'argent dans son coffre-fort comme l'enfant accumulait les matières fécales dans son intestin. Selon Alquié, l'accumulation est issue de la crainte infantile de mourir de faim. Quoi qu'il en soit de cette divergence, les deux interprétations se recoupent sur un point : l'avarice est une inhibition du développement, une marque d'infantilisme.
Dans la mesure où le souvenir de cette peur de mourir de faim n'a pas été clairement évoqué à la conscience, l'avare est condamné à accumuler toujours davantage. Son désir, dans la mesure où il n'est pas reconnu comme désir d'apaiser sa crainte infantile, est condamné à ne pas trouver d'apaisement durable ; l'argent ne peut constituer qu'un substitut momentané.
L'ambitieux n'a pas conscience, lui non plus, que son désir de réussir à tout prix a pour source le souvenir d'une ancienne humiliation ; il eût fallu qu'il fût reconnu au lieu d'être humilié. Les humiliations qu'il fait subir à autrui ne peuvent combler là encore ce désir ancien d'avoir été estimé par une personne bien précise (son père, par exemple). Toutes ses victoires sont des "revanches", mais sa conscience ne les reconnaît pas comme telles. Aussi est-il condamné à persévérer indéfiniment dans sa recherche effrénée de substituts.
La passion, on le voit, se déploie sur un mode répétitif, obsessionnel. La servitude du passionné vient de son ignorance de ce qui le passionne.
On remarquera la relation que fait Alquié entre "passion" et "erreur", héritage de la tradition socratique : "nul fait pas le mal volontairement." ; on fait le mal parce que l'on ignore le vrai bien. Le mal n'existe pas en soi, ce n'est qu'un bien dégradé, un manque d'être auquel on donne une valeur absolue.
Cette analyse débouche sur une éthique. Pour exister d'une façon plus authentique, nous devons essayer de nous connaître en clarifiant notre passé. Même si nous ne pouvons abolir les souvenirs pénibles du passé, nous devons chercher à en prendre conscience pour ne plus en être esclaves.
(Ferdinand Alquié, Le désir d'éternité, PUF, coll. Quadrige, p. 23)
Selon Ferdinand Alquié, la passion est une erreur, une "moindre conscience" d'une part et d'autre part, un refus affectif du temps : "le passionné est celui qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie."
Mais la passion entretient aussi avec le passé un rapport privilégié. Le phénomène du "coup de foudre", évoqué par Alquié dans le lignes qui précèdent ce passage, nous donne le sentiment que nous avons rencontré jadis, dans une vie antérieure, la personne qui nous émeut si soudainement. Ce qui est vrai du coup de foudre l'est aussi des autres passions comme la passion de séduire, l'avarice, l'ambition...
Toutes ces passions, selon Alquié, prennent leur source dans des événements douloureux, générateurs de frustration, mais inconnus de nous. La conduite répétitive qui caractérise beaucoup de passionnés, s'interprète comme une tentative, forcément vouée à l'échec, pour combler un traumatisme inconscient qui remonte souvent à l'enfance.
"La psychanalyse nous apprend..." : bien qu'il renoue avec l'analyse classique de la passion, F. Alquié n'en a pas moins recours à l'apport de la théorie psychanalytique. Le "pervers" se caractérise, selon Freud par une distorsion au niveau du but : "la disposition à la perversion, écrit Freud, est la disposition générale, originelle, de la pulsion sexuelle, laquelle ne devient "normale" qu'en raison de modifications organiques et d'inhibitions psychiques survenues au cours de son développement (S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, p. 146)
Selon Freud, notre histoire personnelle, les événements que nous avons vécus, se trouvent inscrits dans notre inconscient sous forme d'images, d'affects, de "complexes" qui reçoivent dans la théorie psychanalytique le nom de "traces mnésiques" (du grec mnémosumé = mémoire). Notre inconscient est donc constitué par une superposition de ces traces, des plus anciennes aux plus récentes (comme un site archéologique) ; tel événement, telle situation présente trouve un écho dans notre organisation psychique et peut lui faire subir une réorganisation. Inversement, les traces mnésiques viennent investir notre présent sous forme de "tendances" et donnent à tel ou tel de nos comportements une coloration particulière.
Mais ce qui distingue la passion, c'est son caractère répétitif, obsessionnel et le fait que le moi conscient investit une grande quantité d'énergie psychique sur un objet unique.
Mais tandis que la psychanalyse se refuse à porter sur la perversion une appréciation morale, le philosophe préoccupé d'éthique qu'est Ferdinand Alquié, trace une perspective axiologique, dans la lignée des grandes philosophies morales de l'antiquité grecque (Aristote, Platon, les Stoïciens) : la passion apparaît comme "subie" par la conscience, elle est le signe d'une impuissance, elle s'oppose à notre liberté et nous contraint à agir de façon répétitive. Nous n'agissons pas, nous sommes agis par nos passions. Elles nous installent dans une temporalité répétitive, sans avenir parce que sans devenir, sans réel changement. Elles nous rendent donc étrangers à nous-mêmes, à ces dimensions essentielles de nous-mêmes que sont le projet et l'avenir.
Au fond, le passionné ne vit pas le présent comme présent, car l'essence du présent est de se dépasser sans cesse (et de s'abolir, comme l'a montré saint Augustin) vers et dans l'avenir. Vivre le présent, c'est sortir de soi-même, c'est ek-sister, se transcender. Or les passions nous installent dans l'être, elles nous font une fois pour toutes et nous interdisent toute "néantisation" (les bouddhistes parlent de "lâcher prise"), tout dépassement.
Le "séducteur" dont le prototype est Don Juan, et dont on a suggéré que son comportement provenait d'une carence maternelle, est aveuglé par l'obsession d'être aimé. Mais aucune femme, dans sa vie présente, ne peut venir combler le manque d'affection ressenti dans le passé et oublié comme tel. Don Juan veut être aimé, mais son inconscient ne veut que d'un objet désormais inaccessible. Le passé du passionné dénature l'usage de sa raison : Don Juan posera toujours la conclusion avant la preuve ; Don Juan abandonne parce qu'il a été abandonné, dans son angoisse ancienne d'être abandonné, avant d'être abandonné le premier. Le désir ancien, ne trouvant pas à se réaliser, cherche des "substituts". La passion s'apparente donc à l'illusion : la passion est un quiproquo, le passionné se trompe d'objet.
L'avare, c'est le deuxième exemple donné par F. Alquié, entasse et ne donne pas. L'interprétation que donne l'auteur de son comportement diffère quelque peu de celle de Freud. Selon ce dernier, l'avare n'a pas surmonté le "stade anal" : il accumule l'argent dans son coffre-fort comme l'enfant accumulait les matières fécales dans son intestin. Selon Alquié, l'accumulation est issue de la crainte infantile de mourir de faim. Quoi qu'il en soit de cette divergence, les deux interprétations se recoupent sur un point : l'avarice est une inhibition du développement, une marque d'infantilisme.
Dans la mesure où le souvenir de cette peur de mourir de faim n'a pas été clairement évoqué à la conscience, l'avare est condamné à accumuler toujours davantage. Son désir, dans la mesure où il n'est pas reconnu comme désir d'apaiser sa crainte infantile, est condamné à ne pas trouver d'apaisement durable ; l'argent ne peut constituer qu'un substitut momentané.
L'ambitieux n'a pas conscience, lui non plus, que son désir de réussir à tout prix a pour source le souvenir d'une ancienne humiliation ; il eût fallu qu'il fût reconnu au lieu d'être humilié. Les humiliations qu'il fait subir à autrui ne peuvent combler là encore ce désir ancien d'avoir été estimé par une personne bien précise (son père, par exemple). Toutes ses victoires sont des "revanches", mais sa conscience ne les reconnaît pas comme telles. Aussi est-il condamné à persévérer indéfiniment dans sa recherche effrénée de substituts.
La passion, on le voit, se déploie sur un mode répétitif, obsessionnel. La servitude du passionné vient de son ignorance de ce qui le passionne.
On remarquera la relation que fait Alquié entre "passion" et "erreur", héritage de la tradition socratique : "nul fait pas le mal volontairement." ; on fait le mal parce que l'on ignore le vrai bien. Le mal n'existe pas en soi, ce n'est qu'un bien dégradé, un manque d'être auquel on donne une valeur absolue.
Cette analyse débouche sur une éthique. Pour exister d'une façon plus authentique, nous devons essayer de nous connaître en clarifiant notre passé. Même si nous ne pouvons abolir les souvenirs pénibles du passé, nous devons chercher à en prendre conscience pour ne plus en être esclaves.
- Aristote, Politique, III, 9 (explication d'un extrait)
- Henri Bergson, L'évolution créatrice (explication d'un extrait)
- Sigmund Freud, L'avenir d'une illusion, explication d'un extrait
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