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Hannah Arendt, La vie de l'esprit Empty Hannah Arendt, La vie de l'esprit

par Robin Mer 01 Aoû 2012, 09:14
Hannah Arendt, La vie de l'esprit (The Life of the Mind), traduit de l'américain par Lucienne Lotringer, Quadrige/PUF

"Publiés après sa mort, ces textes consacrés à la vie de l'esprit sont, pour Hannah Arendt, un retour à la philosophie pure. Ils constituent son testament philosophique, une élaboration éthique de sa vision de l'Histoire et du politique. Des trois parties initiales, seules les deux premières furent rédigées : la pensée, la volonté. La troisième partie, le jugement, ne comporte que des extraits de conférences sur la philosophie politique de Kant, ébauches préparatoires d'un travail qu'elle envisageait plus court que les deux précédents."

"Hannah Arendt (1906-1975) a commencé ses études de philosophie avec Martin Heidegger, puis présenté sa thèse sur saint Augustin avec Karl Jaspers. Fuyant l'Allemage nazie en 1933, elle connaît une vie d'apatride, d'abord en France, à Paris, puis aux Etats-Unis. Elle n'obtiendra la nationalité américaine qu'en 1951 et commencera une carrière universitaire en publiant son livre majeur, Les origines du totalitarisme." (l'éditeur de la traduction française aux PUF)

Plan de l'ouvrage :

1) - La pensée

I - L'apparence

II - Les activités mentales dans le monde des phénomènes

III - Qu'est-ce qui nous fait penser ?

IV - Où est-on quand on pense ?

2) Le vouloir (la volonté)

I - Les philosophes et la volonté

II - Quaestio mihi factus sum : la découverte de l'homme intérieur

III - Volonté et intellect

IV - Conclusion

Appendice : le juger (le jugement), extraits de conférences sur la philosophie politique de Kant.

Il y a des livres essentiels dans l'histoire de la philosophie. J'ai l'intime certitude que La vie de la pensée est de ceux-là. Il fait le pari, à chaque page, que des penseurs d'un passé ancien ou très ancien (l'origine dont on sait qu'elle est la source vive vers laquelle s'effectue, comme dit René Char, le "retour amont") : Héraclite, Démocrite, Platon, Aristote... ont encore quelque chose à nous dire, le présent d'une parole pour éclairer l'opacité du présent.

Hannah Arendt évoque par exemple, dans la première partie de l'ouvrage (La Pensée), la vieille notion grecque selon laquelle tous les phénomènes, dans la mesure où ils paraissent, impliquent non seulement la présence de créatures dotées de sens, capables de les percevoir, mais nécessitent encore d'être reconnus et loués, justification philosophique de la poésie et des arts que l'on retrouve chez W.H. Auden, Osip Mendelstam, Reiner-Maria Rilke et, bien que trop rarement, dans la tradition spécifiquement chrétienne, chez saint François d'Assise (Le cantique des créatures).

"Se pourrait-il, se demande Hannah Arendt que les apparences n'existent pas pour les besoins de la vie mais, qu'au contraire, la vie soit là pour le plus grand bien des apparences ? Puisque nous vivons dans un monde saisi pendant qu'il apparaît, ne serait-il pas plausible que ce qu'il y a en lui de significatif et de pertinent se situe précisément à la surface ?" (p. 47)

"Notre héritage n'est précédé d'aucun testament. " Hannah Arendt se réfère constamment à cet aphorisme de René Char. Il exprime le droit absolu de chacun de prendre et de laisser, de déconstruire pour reconstruire d'inventorier pour inventer.

Hannah Arendt nous livre ici, sous bénéfice d'inventaire, son propre testament philosophique et spirituel, l'aboutissement de toute sa pensée, depuis Les origines du totalitarisme, jusqu'à La condition de l'homme moderne, en passant par Eichmann à Jérusalem.

"Cependant l'état de non-pensée qui semble tellement se recommander dans les affaires politiques et morales présente certains aléas. En soustrayant les gens au danger de l'examen critique, il leur enseigne à s'accrocher solidement aux règles de conduite, quelles qu'elles soient, d'une société donnée à une époque donnée..." (p. 232)

Hannah Arendt se place d'emblée dans la sillage de l'Aufklarüng : "Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie de l'homme de sa Minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui, minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere audere ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières." (Emmanuel Kant, Réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ?, opuscules philosophiques choisis, édition établie et traduite par Stéphane Piobetta, Denoël-Gonthier, p. 46)

"Beaucoup de choses dans notre expérience nous convainquent que l'événement historique de l' Aufklärung ne nous a pas rendus majeurs et que nous ne le sommes pas encore, écrit Michel Foucault, en écho au fameux opuscule de Kant : Qu'est-ce que les Lumières ?

Cependant, il me semble qu'on peut donner un sens à cette interrogation critique sur le présent et sur nous‑mêmes que Kant a formulée en réfléchissant sur l' Aufklärung. Il me semble que c'est même là une façon de philosopher qui n'a pas été sans importance ni efficacité depuis les deux derniers siècles. L'ontologie critique de nous‑mêmes, il faut la considérer non certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s'accumule; il faut la concevoir comme une attitude, un êthos, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible."

Kant apporte cependant des restrictions à l'usage de la pensée en distinguant son "usage privé" (dans l'exercice d'un état ou d'une profession) de son "usage public" (en tant que "savant"), en l'autorisant dans le second cas (l'usage public) et le proscrivant dans le premier (l'usage privé). L'usage de la pensée est également limité par l'obéissance à l'autorité du monarque (en l'occurrence Frédéric II). Hannah Arendt ne reprend évidemment pas ces distinctions, mais relie l'usage de la pensée à la question du mal, alors que chez Kant, il est lié aux trois critiques (Critique de la raison pure, de la raison pratique et Critique du Jugement).

Emmanuel Kant a réfléchi par ailleurs à la question du mal. Dans La Religion dans les imites de la simple raison, il montre que le mal radical, qui est à la racine de tous les autres puisqu’il est même dans le meilleur des hommes, n’est pas le mal absolu, extrême. Le mal radical "ne peut être une propriété nécessaire de notre nature ; ce doit être un penchant acquis". Ce mal radical qui est en fait le mal moral ne peut être l'effet que de la volonté. C’est donc librement que l’individu décide de le choisir.

"Si les questions de morales et d'éthique sont vraiment ce que révèle l'étymologie de ces deux mots, il ne devrait pas être plus compliqué de modifier les mœurs et habitudes d'un peuple que sa façon de se tenir à table. La facilité avec laquelle, dans certaines conditions, s'effectue un tel renversement laisse à penser que tout le monde dormait à poings fermés à ce moment-là. Bien entendu, c'est à l'Allemagne nazie que je fais allusion et, dans une certaine mesure, également à la Russie de Staline où, d'un coup, les impératifs fondamentaux de la morale occidentale ont subi une volte-face : le "Tu ne tueras pas" dans le premier cas et "Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain" dans l'autre. Et les suites, le revirement du revirement, le fait qu'on n'ait eu aucun mal, aussi surprenant que cela paraisse, à "rééduquer" les Allemands après la chute du Troisième Reich, comme si la rééducation se faisait automatiquement - n'ont rien de consolant. En fait, c'est du même phénomène qu'il s'agit." (p. 233) Le mal est donc moins dans la volonté perverse de choisir délibérément le mal que dans l'absence de pensée.

Hannah Arendt a la conviction que ce qui a permis au mal absolu de se répandre en Russie sous le nom de communisme et en Allemagne sous le nom de nazisme, fut la complicité passive de millions de gens qui n'étaient ni foncièrement bons ni foncièrement mauvais, mais qui ne trouvaient pas nécessaire de faire usage de leur faculté de penser, en qui les deux interdits majeurs du Décalogue : "Tu ne tueras pas." (les chambres à gaz) et "'Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain." (les procès de Moscou) n'éveillaient aucun écho particulier.

Tant que la pensée ne s'éveille pas, on commence, comme le dit Henrich Heine, par brûler les livres et on finit par brûler les hommes : "Das war ein Vorspiel nur. Dort, wo man Bücher verbrennt, verbrennt man am Ende auch Menschen." ("Ce n'était qu'un prélude. Et là où on brûle des livres, on finit par brûler aussi des hommes")

"La question impossible à éluder était celle-ci : l'activité de penser en elle-même, l'habitude d'examiner tout ce qui vient à se produire ou attire l'attention, sans préjuger du contenu spécifique ou des conséquences, cette activité donc fait-elle partie des conditions qui poussent l'homme à éviter le mal et même le conditionne négativement à cet égard ? (Le mot même de "con-science" semblerait l'indiquer, dans la mesure où il veut dire "connaissance par et avec soi-même", type de connaissance qu'actualise tout processus de pensée.)

... Cette hypothèse n'est-elle pas confortée par tout ce qu'on connaît sur la conscience, à savoir que la "bonne conscience" n'est en général que le fait de gens vraiment mauvais, criminels et autres, tandis que seuls "les bonnes gens" sont capables d'avoir mauvaise conscience ? Ou, pour s'exprimer autrement, en termes kantiens : frappée d'un fait qui, que je le veuille ou non, "m'avait mise en possession d'un concept" (la banalisation du mal), je ne pouvais m'empêcher de soulever la quaestio juris et de me demander "de quel droit je le possédais et l'utilisais". (Introduction, p. 22-23)

Elle estime que l'exercice de la pensée n'est pas l'apanage des "penseurs professionnels", mais qu'il est à la portée de toute personne de bonne volonté.

Elle écrit et elle pense en tant que femme (que les féministes me comprennent et me pardonnent - non pas qu'il y ait une "essence féminine", mais parce qu'il y a des préoccupations féminines liées à la condition ontologique de la femme) parce qu'elle sait que la vie est aussi précieuse que fragile, que la violence (contrairement à ce que prétend Marx) n'accouche que de la violence, que chaque nouvelle naissance en ce monde - bien qu'elle n'ait elle-même pas eu d'enfant - est un miracle et que la liberté laissée à l'homme, son honneur et sa gloire, ne consiste pas à faire n'importe quoi.

Elle rappelle qu'il n'existe pas de pensée dangereuse car l'exercice même de la pensée est dangereux, dangereux pour les opinions toutes faites et les pensées instituées, dangereux pour le penseur, comme en témoigne la vie et la mort de Socrate, figure centrale de ce livre. Oui penser est dangereux, reconnaît Hannah Arendt, mais ne pas penser est encore plus dangereux.

"Concrètement, c'est pour deux raisons assez différentes que je m'intéresse aux activités de l'esprit, explique Hannah Arendt dans l'introduction... Tout a commencé quand j'ai assisté au procès Eichmann à Jérusalem. dans mon rapport (Eichmann à Jérusalem, trad. A. Guérin, Paris, 1966), je parle de la "banalité du mal". cette expression ne recouvre ni thèse, ni doctrine, bien que j'aie confusément senti qu'elle prenait à rebours la pensée traditionnelle - littéraire, théologique, philosophique - sur le phénomène du mal." (p. 20)

... "Ce qui me frappait chez le coupable, c'était un manque de profondeur évident, et tel qu'on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu'au plus profond des racines ou motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable - tout au moins le responsable hautement efficace qu'on jugeait alors - était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque ni monstrueux. Il n'y avait en lui trace ni de conviction idéologique solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu'on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l'avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n'était pas de la stupidité, mais un manque de pensée."

Il est possible qu'Hannah Arendt se soit laissée prendre au système de défense d'Adolf Eichmann. Alain Finkielkraut cite une phrase qui ne cadre pas avec cette idée d'un homme ordinaire : "Je rirai, en sautant dans ma tombe, car j'ai le sentiment d'avoir tué cinq millions de Juifs. Voilà qui me donne beaucoup de satisfaction et de plaisir."

En 1942, Reinhard Heydrich invite Eichmann à participer à la conférence de Wannsee où l'Allemagne nazie décide officiellement de la « solution finale » ; l'extermination avait cependant commencé avant, notamment dans le gouvernement général de Pologne et dans les Reichskommissariat du front de l'Est. Eichmann est alors nommé « administrateur du transport », chargé de tous les trains qui transportent les Juifs vers les camps de la mort en Pologne. Durant les deux années suivantes, Eichmann assume son rôle avec zèle et déclare qu'il rirait « en sautant dans [s]a tombe, car j'ai le sentiment d'avoir tué cinq millions de Juifs. Voilà qui me donne beaucoup de satisfaction et de plaisir »

"Petit fonctionnaire consciencieux, écrit Luc Ferry dans L'homme-Dieu ou le sens de la vie, bon père et bon époux, Eichmann aurait accompli sa tâche "sans y penser", de manière instrumentale et mécanique, comme s'il se fût agi de n'importe quelle entreprise ordinaire... Je suis convaincu du contraire et, tout bien pesé, je me demande si la théologie, là encore, n'avait pas atteint une vérité autrement profonde que celle de nos discours contemporains, en dénonçant la "méchanceté" dans une entité personnifiée, en attribuant la volonté de faire le mal comme tel à un sujet conscient... Je ne prétends pas que le mystère du mal fût par là dissipé, mais au moins était-il nommé et demeurait-il, même pour les non-croyants, une question. Baudelaire disait du Diable que sa plus belle ruse consiste à nous persuader qu'il n'existe pas. Tout donne à croire que cette ruse a marché, qu'elle nous a convaincu. Et il ajoute dans une note : "Comme je l'avais suggéré dans Philosophie politique II, il existe en vérité deux figures de la négation de la subjectivité et, par là même, du mal : celle du déterminisme et celle, tout aussi redoutable, des déconstructions de la "métaphysique". C'est évidemment à ce second courant, d'inspiration heideggerienne, que se rattache Arendt lorsqu'elle plaide l'idée, à mes yeux malheureuse, d'une banalité du mal." (L'Homme-Dieu ou le sens de la vie, Grasset, coll. Folio, p. 72)

Mais que l'on croie ou non en l'existence d'une entité radicalement maléfique qui suggère le mal, il reste à savoir pourquoi l'homme cède (ou non) à la tentation de faire le mal. la notion de "banalité du mal" est sans doute discutable, mais on ne peut pas blâmer Hannah Arendt de chercher une "explication", même approximative, plutôt que d'en rester à l'idée d'un "mystère" à jamais incompréhensible.

"C'est cette absence de pensée, ajoute-t-elle - tellement courante dans la vie de tous les jours où l'on a à peine le temps et pas davantage l'envie de réfléchir - qui éveilla mon intérêt. Le mal (par omission aussi bien que par action) est-il possible quand manquent non seulement les "motifs répréhensibles" (selon la terminologie légale), mais encore les motifs tout court, le moindre mouvement d'intérêt ou de volonté ? Le mal en nous est-il, de quelque façon qu'on le définisse, "ce parti de s'affirmer mauvais" et non la condition nécessaire à l'accomplissement du mal ? Le problème du bien et du mal, seraient-ils en rapport avec notre faculté de penser ?

Hannah Arendt se demande donc, à partir du procès d'Adolf Eichmann à Jérusalem si la pensée (comme semble l'indiquer le mot même de con-science) ne fait pas partie des conditions qui poussent l'homme à éviter le mal et même le conditionne négativement à cet égard.

Mais en quoi consiste l'activité de penser ? Contrairement à la "Vita activa" évoquée en détail dans La Condition de l'homme moderne, la vie contemplative est tranquillité pure. "Dialogue silencieux qu'on a avec soi-même" (Platon), la pensée, pendant toute l'antiquité, est méditation et débouche sur la contemplation.

Les choses changent radicalement à l'ère moderne, à partir de Galilée, de Bacon et de Descartes. La pensée se met avant tout au service de la science (pour Descartes, il existe une "analogie entre l'ordre des raisons mathématiques et l'ordre des effets de la nature" (Descartes, Œuvres et Lettres, introduction A. Bridoux, Paris, 1957, p. 16)

Il reste pourtant une place pour la pensée "méditante" (à vrai dire, cette place ne lui est pas accordée, elle doit la faire envers et contre tout), que Heidegger oppose à la "pensée calculante". Que fait-on, se demande Hannah Arendt, quand on ne fait que penser ? Où est-on quand, alors qu'on est normalement entouré d'autres êtres humains, on se retrouve en sa seule compagnie ?

Lors même que la métaphysique est tombée en désuétude depuis les coups fatals que lui ont porté Kant, ses arguments, aussi spécieux qu'ils nous paraissent, contiennent les seuls indices connus de ce que signifie la pensée pour ceux qui s'y consacrent.

Dégagés de la contrainte et du poids de la tradition, il s'agit donc de puiser dans ses trésors sans que s'imposent de diktats quant à leur exploitation : "Notre héritage n'est précédé d'aucun testament (René Char, Feuillets d'Hypnos, Paris, 1964, n° 62)

"Le philosophe, dans la mesure où il est philosophe, et non pas (ce que, bien sûr, il est aussi) "un homme comme vous et moi", se place en retrait du monde des phénomènes..." : Hannah Arendt analyse longuement ce mouvement de retrait de la pensée, notamment à partir d'une parabole de Kafka. L'homme pris entre le parallélogramme des forces du passé et du futur, prend la tangente (au sens propre et au sens figuré) dans une région qui est en dehors du temps et de l'espace, du présent, vers l'éternité, le "nunc stans". La vie de la pensée suppose donc une sorte de dédoublement (la conscience est tantôt au monde et hors du monde) qui, selon Arendt a donné naissance à la théorie des "mondes duels".

Hannah Arendt rappelle l'anecdote de Xénophon concernant Socrate. Ce dernier, se trouvant dans un camp militaire demeura pendant une journée entière, entièrement immobile, absorbé en lui-même. Mary Mc. Carthy rapporte qu'Hanna Arendt réfléchissait un peu de la même manière ; elle était couchée, les yeux fermés, et on avait l'impression qu'elle dormait, mais c'est dans ces moments-là que sa pensée était la plus active et la plus "éveillée" et il fallait absolument éviter de la déranger.

La dernière phrase de La condition de l'homme moderne, une citation de Caton, est le trait d'union avec La vie de la pensée, entre la "via activa" et la via contemplativa : "Nunquam se plus agere quam nihil cum ageret, nunquam minus solum esse quam cum solus esset" (il ne se savait jamais plus actif que lorsqu'il ne faisait rien, jamais moins seul que lorsqu'il était seul."

Hannah Arendt distingue la solitude, état fécond et bienheureux (on n'est pas seul, puisqu'on est en compagnie de soi-même et en amitié avec soi dans le dialogue silencieux de soi-même avec soi-même) de l'esseulement, état malheureux qui exclut la pensée réflexive, le "deux en un", la conscience de soi..

C'est parce qu'il a cette possibilité de se placer "hors du monde", possibilité qui est la condition même de la liberté, que l'être humain peut échapper à la pression du passé comme aux conditionnements du présent et "penser par lui-même", ce qui ne veut pas dire penser tout seul, puisqu'il se tient compagnie et que les autres sont présents en lui comme autant d'interlocuteurs (et éventuellement de contradicteurs) imaginaires.

Hannah Arendt rappelle l'importance de la distinction que fait Kant entre "Vernunft" (raison) et "Verstand" (entendement). la distinction entre ces deux facultés, la raison et l'intellect, coïncide avec une différenciation entre deux activités, pensée et savoir et deux types de préoccupations totalement distinctes, la signification et la connaissance. L'exigence de la raison n'est pas inspirée par la recherche de la vérité, mais par celle de la signification, la recherche de la signification n'ayant elle-même aucune signification.

C'est la partie de l'ouvrage consacrée à la volonté qui, selon Hannah Arendt, lui a demandé le plus de mal. Elle aborde cette question d'un point de vue historique, en montrant que le concept de volonté fut quasiment ignoré des anciens, sauf d'Aristote, mais de façon embryonnaire et périphérique, avec la notion de "proairésis" (faculté de commencer) et que la problématique de la volonté, qu'elle examine de façon serrée autour des points de vues antagonistes de Spinoza et de Hobbes, partisans de la nécessité d'une part et de Bergson, partisan de la liberté, d'autre part, ne prend une dimension centrale et essentielle qu'à partir du christianisme (avec saint Augustin et Duns Scott, le penseur de la "contingence"), où elle est liée à la question de la puissance divine, de la liberté et de la grâce.

La pensée et la volonté se heurtent : la pensée (méditante) est tournée vers le passé, elle est liée à la mémoire (on peut aller jusqu'à dire qu'elle se confond avec la mémoire), la volonté est tournée vers l'avenir : "le passage du vouloir au penser ne cause guère qu'une paralysie temporaire de la volonté, de la même façon que le passage du penser au vouloir est ressenti, par le moi pensant, comme une paralysie temporaire de l'activité de penser." (p. 323)

La pensée, il est vrai, peut se tourner également vers l'avenir (Zukunft), mais elle y perd sa sérénité, elle abandonne la méditation pour l'inquiétude. En se tournant vers l'avenir, l'âme, la psyché, se met à osciller sans répit entre la crainte et l'espoir.

S'appuyant sur les analyses d'Alexandre Koyré (Hegel à Iéna, Etudes d'histoire de la pensée philosophique, Paris, 1961), Hannah Arendt examine la manière dont Hegel, le penseur de la conciliation des contraires a tenté de résoudre l'opposition entre la pensée et la volonté : "Pour simplifier plus que de raison : s'il existe une vie de l'Esprit, on le doit à la mort qui, pressentie comme fin absolue, bloque la volonté et transforme le futur en passé anticipé, les projets de la volonté en objets de pensée, et l'attente de l'âme en souvenir préconçu." (p. 330)

Dans le chapitre 2 de la deuxième partie : la découverte du monde intérieur , (p. 341), Hannah Arendt étudie les origines de la notion de volonté telle que nous l'entendons aujourd'hui comme "capacité d'élaborer des volitions", d'abord chez Aristote, le seul philosophe de l'antiquité à s'être réellement intéressé à ce problème, avec la notion de "proairesis", médiation entre la raison et le désir, capacité de "mise en mouvement", et ancêtre du "librum arbitrum" médiéval : "On est tenté de conclure que la faculté de choix, proairesis, est le précurseur de la Volonté. Elle dégage, pour la première fois, un petit espace limité qu'occupe l'esprit humain qui, sans cela, était aux mains de deux forces opposées et contraignantes : celle de la vérité d'évidence, qui ne laisse pas loisir d'acquiescer ou non, d'une part, la force des passions et des appétits ou l'on dirait que la nature engloutit l'homme à moins que la raison de le "contraigne" à décamper..."

Elle montre que cette notion, à peu près inconnue dans l'antiquité, acquiert une importance fondamentale au début du christianisme, avec Paul de Tarse (saint Paul), "l'apôtre des Gentils", chez qui cette faculté est impuissante sans la grâce : "Une fois venu le commandement, le péché a pris vie et moi je suis mort" (Epître aux Romains, 7,9 et 10). Il en résulte que "ce que je fais, je ne le comprends pas ("je suis devenu énigme à moi-même") car ce que je veux, je ne le pratique pas, mais ce que je hais, je le fais (7,15) et à la fin de l'Empire romain, avec Epictète, chez qui la volonté est au contraire, omnipotente : "Je forme un désir et il ne se réalise pas. Qu'y a-t-il de plus malheureux que moi ? Je ne veux pas telle chose et elle arrive. Qu'y a-t-il de plus malheureux que moi ? En deux mots, pour "vivre bien", "Ne demande pas que les événements arrivent au gré de ta volonté ; mais tâche de vouloir les événements tels qu'ils arrivent, et ta vie s'écoulera heureuse." (Epictète, Entretiens et Manuel), (La vie de l'esprit, p. 375)

Mais c'est saint Augustin, "premier philosophe chrétien et "le seul que les Romains aient jamais eu", qui élabore une philosophie - Hannah Arendt parle de "description phénoménologique" (p. 389) - de la volonté et une doctrine du "libre arbitre", à partir de l'Epître aux Romains et contre les Stoïciens : "Non hoc est velle quod posse." : "Vouloir et pouvoir ne sont pas la même chose" (Confessions Livre VIII, chap. 8)... La loi n'ordonnerait pas si la volonté n'existait pas ; la grâce n'aiderait pas, si la volonté suffisait." (du libre arbitre), (La vie de l'esprit, p. 383)

"Si saint Augustin commence par conceptualiser la thèse de saint Paul, il va beaucoup plus loin et dépasse même ses premières conclusions conceptuelles - "faire acte de volonté et pouvoir accomplir ne sont pas la même chose", "la loi n'ordonnerait pas si la volonté n'existait pas ; la grâce n'aiderait pas si la volonté suffisait.", c'est le mode d'être attribué à l'esprit que de percevoir uniquement à travers une succession de contraires, le jour se changeant en nuit, la nuit en jour, l'apprentissage de la justice se faisant seulement en subissant l'injustice, celui du courage par la lâcheté, et ainsi de suite. Méditant sur ce qui s'était vraiment produit "au cours de la discussion orageuse dans laquelle il s'était lancé lui-même" avant sa conversion, il découvre que l'interprétation de saint Paul d'une lutte entre la chair et l'esprit est fausse. Car "mon corps obéissait plus aisément à la plus ténue volonté de mon âme, en remuant tel ou tel membre, au moindre commandement, que mon âme ne s'obéissait à elle-même pour réaliser seule sa grande volonté" (Confessions, Livre VIII, chap. 8). Le problème ne provient donc pas de la double nature humaine, mi-chair, mi-esprit ; il tient à la faculté de Volonté elle-même." (p. 390)

Saint Augustin, explique Hannah Arendt, trouve une solution en abordant le problème par un tout autre bout. Il entreprend d'examiner la Volonté, non pas isolée des autres facultés mentales, mais dans ses rapports avec elles ; la grande question devient alors : quelle est la fonction de la volonté dans la vie de l'esprit pris comme un tout ? (p. 395)

La réponse à cette question se trouve dans Les Confessions et dans le De Trinitate (De la Trinité), sous deux formes légèrement différentes : la triade mentale la plus importante est à l'image du Dieu trinitaire et se compose de la Mémoire (de l'Etre dans Les Confessions), de l'Intellect et de la Volonté... Ces trois facultés sont de rang égal, mais leur unicité est due à la Volonté : "La Volonté désigne à la Mémoire ce qu'il faut conserver et ce qu'il faut oublier ; elle dit à l'intellect quel objet choisir. La Mémoire et l'Intellect sont tous deux contemplatifs et, à ce titre passifs ; c'est la Volonté qui les fait fonctionner et, finalement, "les unit l'un à l'autre". Et ce n'est que quand, grâce à l'un des trois, à savoir la Volonté, "ces trois éléments sont réunis (coguntur) en un seul tout, cette réunion (coactus) fait donner à ce tout le nom de pensée (cogitatio)" (de Trinitate, Livre X, chap. 11, 18) (La Vie de l'esprit, p. 398)

"La Volonté, au moyen de l'attention unit, dans un premier temps, nos organes sensoriels au monde réel de façon significative, puis draine, si l'on peut dire, ce monde extérieur en nous et le prépare en vue d'autres opérations mentales : être retenu, compris, affirmé ou nié." (p. 399)

Elle est tournée vers l'action : "en canalisant l'attention des sens, réglant les images imprimées dans la mémoire et fournissant à l'intellect le matériau nécessaire à la compréhension, elle prépare le terrain à l'action." (p. 400)

"Chez saint Augustin, comme par la suite chez Duns Scot, le conflit interne de la Volonté se résout par une transformation de la Volonté elle-même, transformation en Amour. La Volonté - conçue dans son aspect fonctionnel et opérationnel comme agent de cohésion et d'appariement - peut aussi se définir en tant qu'Amour (dilectio)"

Pour résumer, explique Hannah Arendt, chez saint Augustin, la Volonté, qui n'est pas conçue comme faculté séparée, mais en fonction du rôle qu'elle joue dans l'ensemble de l'esprit, où les facultés individuelles - mémoire, intellect, volonté - "sont en relation mutuelles" (de Trinitate, Livre X, chap. 10), trouve la rédemption en se transformant en Amour." (p. 404)

Une dizaine de siècles après saint Augustin, saint Thomas d'Aquin, reprend la tripartition des facultés de l'âme : Mémoire, Intellect, Volonté, mais, contrairement à saint Augustin, privilégie l'Intellect. "Le vrai motif qui pousse saint Thomas à plaider la primauté de l'Intellect - tout comme la raison dernière qu'a saint Augustin de faire sienne celle de la Volonté, explique Hannah Arendt, tient à la réponse indémontrable à la question suprême que se posent tous les penseurs du Moyen-âge : "En quoi réside... la fin dernière de l'homme, son ultime félicité ?" (p. 424-425)

"Si l'on résume les arguments adverses : alors que saint Thomas soutenait que la Volonté est un organe d'exécution nécessaire à la mise en oeuvre des vues de l'Intellect, simple faculté "subordonnée", Duns Scot affirme que "Intellectus... est causa subserviens voluntatis". L'Intellect sert la Volonté en lui fournissant des objets et le savoir utile ; autrement dit, l'Intellect devient à son tour simple faculté servante. Il a besoin de la Volonté pour canaliser son attention, et ne fonctionne convenablement que lorsque son objet est "confirmé" par la Volonté. Privé de cette confirmation, l'Intellect cesse de fonctionner." (p. 429-430)

Arendt consacre un chapitre entier, le chapitre 12 à Duns Scot "le philosophe de la contingence", auquel elle rend un hommage appuyé. L'enjeu pour Duns Scot est de "sauvegarder la liberté" et l'on sent bien qu'elle partage le souci du "docteur subtil". A propos des deux dernières guerres, elle s'étonne par exemple que la plupart des historiens évoquent ces événements comme s'ils n'eussent pas pu ne pas se produire, "chaque théorie sélectionnant une cause unique". Or, remarque Hannah Arendt "rien n'est plus plausible que la coïncidence de plusieurs causes, auxquelles une dernière est venue s'ajouter ; dans la "cause contingente" des deux explosions." (p. 446)

L'illusion de la nécessité vient du fait que nous considérons les événements une fois qu'ils se sont produits et nous avons du mal à nous débarrasser de l'idée qu'ils eussent pu ne pas se produire ou se produire autrement. "Tout ce qui est passé est absolument nécessaire." affirme Duns Scot, mais ce n'est pas pour autant que tout ce qui s'est passé s'est produit nécessairement : "Tout ce qu'on peut dire de l'actuel c'est que, de toute évidence, il n'était pas impossible ; on ne pourra jamais prouver qu'il était nécessaire, pour la seule raison qu'il se révèle maintenant infaisable d'envisager un état de fait dans lequel il ne s'était pas produit." (p. 447)

"L'idée qu'il puisse exister une activité qui trouve son repos en elle-même est aussi étonnamment originale - sans précédent et sans suite dans l'histoire de la pensée occidentale - que la préférence ontologique que manifeste Duns Scot pour le contingent plutôt que le nécessaire, pour le particulier existant plutôt que l'universel. J'ai essayé de montrer, conclut Hannah Arendt, à la fin de son étude sur le concept de Volonté chez Duns Scot, qu'on ne rencontre pas chez Duns Scot de simples renversements conceptuels, mais de véritables trouvailles qui, toutes, sans doute, pourraient s'expliquer comme conditions spéculatives d'une philosophie de la liberté." (p. 455)

La quatrième partie de l'ouvrage s'attache à suivre les avatars de la philosophie de la Volonté, depuis Descartes jusqu'à Heidegger ("La Volonté-de-ne-pas-vouloir"), en passant par Nietzsche ("La répudiation de la Volonté").

Hannah Arendt montre que la problématique de la volonté, à l'époque moderne, s'inscrit dans un contexte paradoxal : "ce n'est qu'à la fin du XIXème siècle que la conviction de ne pas détenir la vérité s'est installée en tant qu'opinion courante parmi les gens éduqués et s'est instauré comme une sorte d'Esprit du siècle, dont Nietzsche est certainement le représentant le plus intrépide." (p. 460)

Cette conviction coexiste étrangement avec la croyance dans l'idée de "Progrès" suscité par l'extraordinaire avancée des sciences et des techniques.

Hannah Arendt résume ce paradoxe de la façon suivante : "Ainsi, tandis que la "nouvelle philosophie" (le cartésianisme) avait, en démontrant l'incapacité des sens, "tout remis en doute", et donné naissance au soupçon (Nietzsche parle "de l'époque moderne comme de l'ère du soupçon") et au désespoir, le bond en avant du savoir, tout aussi manifeste, provoquait un immense optimisme quant à ce que l'homme peut savoir et apprendre." (p. 462)

Dans le chapitre "l'idéalisme allemand et l'arc-en-ciel des concepts", elle "se justifie d'avoir omis de ses considérations l'idéalisme allemand" (p. 468). Je cite ce passage très important et notamment la fin où Hannah Arendt range aussi bien Heidegger que Nietzsche parmi ses représentants (!) : "Il est indiscutable que le concept personnifié s'enracinait dans l'expérience vérifiable, mais le pseudo-royaume des esprits désincarnés s'activant derrière le dos des hommes avait pour matériau la nostalgie d'un autre monde (la Grèce idéalisée) où l'esprit de l'homme se sentirait chez lui...

Voilà qui me justifie d'avoir omis de mes considérations l'idéalisme allemand, ce système de pensée dans lequel la pure spéculation dans le domaine métaphysique atteint peut-être son point suprême en même temps que sa fin. Je n'ai pas voulu suivre "l'arc-en-ciel des concepts", sans doute parce que je ne suis pas suffisamment nostalgique, en tout cas parce que je ne crois pas en un monde, qu'il soit passé ou futur, dans lequel l'esprit humain, capable de se placer en retrait du monde des phénomènes, puisse ou doive trouver le confort d'un chez soi. De plus, dans le cas de Nietzsche et Heidegger tout au moins, c'est précisément en affrontant la Volonté, faculté humaine et non catégorie ontologique, qu'ils ont été amenés à répudier cette faculté dans un premier temps avant de faire demi-tour pour accorder leur confiance à la demeure fantomatique des concepts personnifiés, si manifestement "élevée" et ornée par le moi pensant distinct du moi voulant." (p. 468)... On ne peut pas être plus claire.

En d'autres termes, il s'agit d'aménager les conditions d'un monde vivable pour l'homme (et non une "demeure fantômatique"), sans verser dans la nostalgie d'un âge d'or (Schelling), ni dans l' illusion passive d'un "retour des dieux" (Heidegger).

Elle analyse les notions de "volonté de puissance" et "d'éternel retour" chez Nietzsche en soulignant le rapport avec l'acquiescement au devenir et le refus du "finalisme" : "1) Le Devenir n'a pas de condition finale et n'aboutit pas à l'être. 2) Le Devenir n'est pas une condition apparente ; peut-être le monde de l'être n'est-il qu'apparence. 3) Le Devenir reste, à chaque moment égal à lui-même dans sa totalité... autrement dit, il n'a pas du tout de valeur, car il manque quelque chose qui pourrait lui servir de mesure et par rapport à quoi le mot "valeur" aurait un sens. La valeur générale du monde n'est pas appréciable." (La Volonté de puissance, t. II)

"... Ce qui paraît évident, mais n'avait jamais été souligné auparavant - le fait que "la Volonté ne peut pas vouloir en arrière" elle ne peut pas arrêter la roue du temps. C'est la version nietzschéenne du Je-veux-et-je-ne-peux-pas (saint Paul), car c'est précisément ce vouloir en arrière que la Volonté veut et qui constitue son intention. Cette impuissance est aux yeux de Nietzsche, le source du mal en l'homme - ressentiment, appétit de vengeance (on punit parce qu'on ne peut revenir sur ce qui a été fait), soif du pouvoir de dominer les autres. A cette "généalogie de la morale", on peut ajouter que l'impuissance de la Volonté convainc les hommes de choisir de regarder en arrière, se souvenir et penser car au regard tourné vers l'arrière, tout ce qui est paraît nécessaire (nous avons déjà vu ce phénomène plus haut à propos de la notion de contingence chez Duns Scot). La répudiation du vouloir (c'est le titre du chapitre) les libère d'une responsabilité qui serait insupportable si rien de ce qui a été fait ne pouvait être annulé. Quoi qu'il en soit, ajoute Hannah Arendt, c'est probablement le choc de la Volonté et du passé qui a amené Nietzsche à se lancer dans l'Eternel Retour." (p. 481)

Hannah Arendt croit à une démarche individuelle responsable qui ne verse pas dans le subjectivisme parce que nous ne sommes pas seuls au monde, nous vivons avec d'autres hommes. Il s'agit toujours pour elle de ménager les conditions de possibilité d'une éthique et d'une politique fondée sur la pensée critique, sur la volonté libre et sur un jugement éclairé. Elle n'a pas eu le temps de développer ce dernier point, mais le fait que l'ouvrage se termine par une conférence sur la philosophie politique de Kant, montre bien qu'elle ne se serait appuyée ni sur la pensée de Nietzsche, ni sur celle de Heidegger . Les jalons dans la pensée éthique et politique d'Hannah Arendt, les penseurs chez qui elle va chercher son "héritage", sous bénéfice d'inventaire, ne sont donc ni Hegel, ni Schelling, ni Nietzsche, ni Heidegger, mais Socrate, Duns Scot, John Stuart Mill et Emmanuel Kant.

En ce qui concerne Emmanuel Kant, ses "écrits politiques" ont été établis et traduits par Stéphane Piobetta et publiés aux Editions Montaigne (1947), puis chez Denoel/Gonthier. Ce sont principalement : Idée d'une Histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, l'opuscule Qu'est-ce que les Lumières ?, le compte-rendu d'un ouvrage de Herder : Philosophie de l'Histoire de l'Humanité, Conjectures sur les débuts de l'Histoire humaine, Sur l'emploi des principes téléologiques dans la Philosophie, et Le conflit des facultés (il ne s'agit pas des facultés humaines, mais de la Faculté de Droit et de la Faculté de Philosophie !) ; Hannah Arndt se serait également appuyée sur la Critique de la raison pratique, la Critique du jugement et le Projet de paix perpétuelle et sans doute aussi sur un texte pré-critique qui traite également de la question du mal : L'essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative.

Car ce n'est certainement pas le "Gedankenexperiment" de l'éternel retour nietzschéen, ni l'indifférence heideggerienne envers la question politique (ni même envers la question éthique qu'il s'obstine à ramener à la question des "valeurs") qui parviendront à prévenir le retour toujours possible de la barbarie ou contrer la "barbarie ordinaire" déjà présente. Tout en reconnaissant sa dette envers Heidegger, la "déconstruction" et un certain mode de questionnement, Hannah Arendt refuse d'en assumer "l'idéalisme".

Le chapitre 16 : "l'abîme de la liberté et le novus ordo seclorum" montre, à propos de l'exemple américain une situation où il s'est agi de bâtir quelque chose d'entièrement nouveau et qui permet donc de saisir concrètement l'activité conjointe de la mémoire, du jugement et de la volonté libre dans le domaine du politique.

Arendt remarque qu'il n'est pas possible de bâtir politiquement une nation à partir de rien et explique que les pères fondateurs des États-Unis d'Amérique sont allé chercher leurs modèles du côté d'Athènes et surtout de Rome et qu'ils se sont vus obligés, par ailleurs, en plein siècle des Lumières, d'avoir recours à la notion de Providence. Hannah Arendt revient ici sur la relation à ses yeux essentielle entre "velle" (vouloir) et "posse" (pouvoir). Le liberté est avant tout la possibilité, comme le dit Montesquieu de "faire ce que l'on veut en toute sûreté" (liberté de mouvement, de réunion, d'opinion, etc.), en toute sûreté, c'est-à-dire sous la protection des lois.

On peut toutefois se demander si le recours à Athènes et à Rome n'introduit pas une contradiction durable entre l'idéal démocratique et la volonté de puissance "impérialiste" (militaire, financière, culturelle, économique...)

Si le jugement se fonde sur la mémoire - en ce qui concerne les États-Unis d'Amérique l'imperium romanum et la démocratie athénienne, il appartient à la pensée d'examiner et de purifier la mémoire.

Ce livre suggère qu'un autre aspect de "l'héritage" persiste obstinément, celui de Socrate, celui des plus belles pages de l'Ancien Testament, où le Nom s'écrit au futur ("Je serai qui je serai, librement, avec vous.") et où, devant le Roi et le Juge, se tient le prophète.
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