- JohnMédiateur
http://passouline.blog.lemonde.fr/2012/04/29/a-qui-les-archives-de-michel-foucault/
A qui les archives de Michel Foucault ?
Ce n’est peut-être pas le premier dossier que le nouveau ministre de la Culture aura bientôt à traiter, n’exagérons rien ; mais le deuxième, probablement. Sinon, l’affaire s’éternisera dans les arcanes des administrations qui se renverront la balle, et on pourra dire adieu aux archives du philosophe Michel Foucault. Car il ne faut pas se leurrer sur l’effet d’un arrêté du Journal officiel qui a récemment révélé le classement comme « Trésor national » de ces 37 000 feuillets, manuscrits et textes dactylographiés s’étalant sur une durée de quarante ans : si dans 30 mois un accord n’a pas été trouvé entre le vendeur et l’Etat, des bibliothèques d’universités américaines (Berkeley, Chicago, Yale), fières de leurs « Centre Michel Foucault » qui ont tant fait pour la mise en valeur de son œuvre, se disputeront le privilège de les acquérir. Message reçu, Monsieur le Ministre ? (ou Madame, il ne faut jurer de rien).
Ce scénario-catastrophe relève d’autant moins de la science-fiction que le classement des Archives Foucault s’est bien fait de manière préventive afin, dans un premier temps, de les empêcher de quitter le territoire en douce. Le sociologue Daniel Defert, qui partagea la vie du philosophe et hérita de leur propriété, a en effet décidé, à 75 ans et au lendemain d’une opération du cœur, de s’en séparer ; il a donc déposé une demande d’autorisation à l’exportation qui a mis le feu aux poudres : « La famille de Michel Foucault et moi-même souhaitons que ces archives restent en France, d’autant que l’édition de ses cours n’est pas achevée. Mais si ce n’est pas possible, je n’ai pas de réticence a priori contre l’Amérique, qui a tant fait pour lui » confie-t-il. Mais qu’est-ce qui ferait capoter l’affaire ? Deux choses qui pourraient n’en faire qu’une : l’argent pour s’aligner sur le prix du marché (nul ne veut se risquer à lâcher un montant, mais pour être plus précis, disons que c’est beaucoup, c’est à dire nettement plus que pour l’acquisition du manuscrit des Mémoires de Casanova ou des archives de Guy Debord) et une ancienne rivalité entre deux institutions culturelles qui ont chacune leurs arguments et… un même ministère de tutelle (ce n’est pas celui des sports et arts martiaux). A ma droite (façon de parler, on n’est jamais trop prudent), la BnF (Bibliothèque nationale de France). Elle fait valoir à juste titre qu’elle n’a pas vocation à s’interdire le XXème siècle comme l’a prouvé l’acquisition du fonds Guy Debord ; qu’elle possède déjà deux manuscrits de Michel Foucault (deux versions de l’Histoire de la sexualité et une première version de L’Archéologie du savoir) reçus en dation lorsque Daniel Defert eut d’importants droits de succession à régler ; et que, comme le rappelle Bruno Racine, président de la BnF, « si un auteur a sa place chez nous, c’est bien Michel Foucault : il avait sa place attitrée dans la salle Labrouste, il y passait ses journées à faire ces fiches de lecture qui constituent justement une partie du fonds, il y a un lien quasi organique entre lui et la Bibliothèque, il a même rêvé d’en être l’administrateur général ! »
A ma gauche (façon de parler, la période est incertaine), l’Imec (Institut mémoires de l’édition contemporaine). Nathalie Léger, sa directrice-adjointe fait valoir à juste titre que son fonds Foucault (des dactylogrammes annotés, des livres, une importante phonothèque), est « le seul centre de recherches au monde consacré à cette œuvre : il attire depuis 1997 de nombreux chercheurs venus de partout, et il a organisé autour de lui nombre d’expositions, de publications, de colloques ».
Voilà pour les forces en présence. Bien que les moyens, le prestige et l’ancienneté de la première soient plus importants que ceux de la deuxième, on ne sait trop laquelle est l’outsider et laquelle le challenger. Le fait est qu’actuellement, les deux négocient avec l’avocat et l’expert en manuscrits délégués par Daniel Defert pour le représenter. « Les deux sont légitimes, il faut laisser faire les règles de la concurrence » dit-il. Le 11 juin, le traditionnel « dîner des mécènes » se tiendra dans le prestigieux hall des Globes de la BnF. Sous la houlette du banquier Jean-Claude Meyer, On y fera appel à la générosité de quelques fondations (Louis Roederer, Pierre Bergé, Total, Lagardère, l’Oréal, Getty, Louis Vuitton et autres foucaldiens de choc) pour acquérir le fonds Foucault. Pas de petit-déjeuner ni même de goûter de donateurs prévus pour l’instant à l’Imec qui cherchera à lever des fonds du côté de mécènes proches de son conseil d’administration. Mais d’un côté comme de l’autre, on s’active en coulisses pour l’emporter. On se dit même prêt de part et d’autre à coopérer (exposition, numérisation etc), en oubliant le ressentiment accumulé entre les deux institutions depuis des années, et réactivé récemment avec la transhumance des papiers de Roland Barthes vers la BnF, après avoir été dûment « travaillés » à l’Imec, ce qui a laissé un goût amer à l'Abbaye d'Ardenne. Car les deux conviennent que le plus important est que les archives Foucault ne quittent pas la France, qu'elles ne soient pas dispersées et qu’elle demeure ouvert aux chercheurs. Ici ou là. Même si chacun est convaincu que ce serait mieux ici plutôt que là.
A cet égard, un essai très original vient de paraître sous le titre Une parole inquiète (273 pages, 26 euros, Ellug – les éditions de l’université Stendhal de Grenoble). Guillaume Bellon, chercheur à l’Item, fait la jonction entre Barthes et Foucault en étudiant leurs cours au Collège de France dans une démarche génétique, celle du laboratoire de l’œuvre en cours. Pour mieux montrer la fragilité du discours enseignant, il passe au tamis tous les documents liés à cette parole, les notes manuscrites comme les enregistrements sonores ; puis il interroge la responsabilité éthique par laquelle on décide de rendre public (édition en librairie, communication en bibliothèque) ce qui était conçu comme une archive privée : Leçons sur la volonté de savoir, le Pouvoir psychiatrique, Le Courage de la vérité etc (Foucault) et Le Neutre, La Préparation du roman (Barthes). De Michelet à Lacan, le problème s’est souvent posé, mais il prend toute son acuité avec le cas de ces deux intellectuels. Leur parole magistrale, avec ce que cela peut avoir d’intimidant du haut de cette tribune prestigieuse, n’est pas seulement « inquiète », comme l’énonce l’essai en couverture, mais tenue car il s’agit bien là de tenir un discours dans un temple du savoir dont la devise est Docet omnia (il enseigne tout). Que Foucault et Barthes lisent ou parlent, avec ou sans notes sous les yeux, ils nous font entrer dans leur laboratoire, leur fabrique, leur atelier de pensée, où le cours oral dialogue avec l’œuvre écrite, avant de donner un texte qui finira par acquérir le statut d’un livre.
A qui les archives de Michel Foucault ?
Ce n’est peut-être pas le premier dossier que le nouveau ministre de la Culture aura bientôt à traiter, n’exagérons rien ; mais le deuxième, probablement. Sinon, l’affaire s’éternisera dans les arcanes des administrations qui se renverront la balle, et on pourra dire adieu aux archives du philosophe Michel Foucault. Car il ne faut pas se leurrer sur l’effet d’un arrêté du Journal officiel qui a récemment révélé le classement comme « Trésor national » de ces 37 000 feuillets, manuscrits et textes dactylographiés s’étalant sur une durée de quarante ans : si dans 30 mois un accord n’a pas été trouvé entre le vendeur et l’Etat, des bibliothèques d’universités américaines (Berkeley, Chicago, Yale), fières de leurs « Centre Michel Foucault » qui ont tant fait pour la mise en valeur de son œuvre, se disputeront le privilège de les acquérir. Message reçu, Monsieur le Ministre ? (ou Madame, il ne faut jurer de rien).
Ce scénario-catastrophe relève d’autant moins de la science-fiction que le classement des Archives Foucault s’est bien fait de manière préventive afin, dans un premier temps, de les empêcher de quitter le territoire en douce. Le sociologue Daniel Defert, qui partagea la vie du philosophe et hérita de leur propriété, a en effet décidé, à 75 ans et au lendemain d’une opération du cœur, de s’en séparer ; il a donc déposé une demande d’autorisation à l’exportation qui a mis le feu aux poudres : « La famille de Michel Foucault et moi-même souhaitons que ces archives restent en France, d’autant que l’édition de ses cours n’est pas achevée. Mais si ce n’est pas possible, je n’ai pas de réticence a priori contre l’Amérique, qui a tant fait pour lui » confie-t-il. Mais qu’est-ce qui ferait capoter l’affaire ? Deux choses qui pourraient n’en faire qu’une : l’argent pour s’aligner sur le prix du marché (nul ne veut se risquer à lâcher un montant, mais pour être plus précis, disons que c’est beaucoup, c’est à dire nettement plus que pour l’acquisition du manuscrit des Mémoires de Casanova ou des archives de Guy Debord) et une ancienne rivalité entre deux institutions culturelles qui ont chacune leurs arguments et… un même ministère de tutelle (ce n’est pas celui des sports et arts martiaux). A ma droite (façon de parler, on n’est jamais trop prudent), la BnF (Bibliothèque nationale de France). Elle fait valoir à juste titre qu’elle n’a pas vocation à s’interdire le XXème siècle comme l’a prouvé l’acquisition du fonds Guy Debord ; qu’elle possède déjà deux manuscrits de Michel Foucault (deux versions de l’Histoire de la sexualité et une première version de L’Archéologie du savoir) reçus en dation lorsque Daniel Defert eut d’importants droits de succession à régler ; et que, comme le rappelle Bruno Racine, président de la BnF, « si un auteur a sa place chez nous, c’est bien Michel Foucault : il avait sa place attitrée dans la salle Labrouste, il y passait ses journées à faire ces fiches de lecture qui constituent justement une partie du fonds, il y a un lien quasi organique entre lui et la Bibliothèque, il a même rêvé d’en être l’administrateur général ! »
A ma gauche (façon de parler, la période est incertaine), l’Imec (Institut mémoires de l’édition contemporaine). Nathalie Léger, sa directrice-adjointe fait valoir à juste titre que son fonds Foucault (des dactylogrammes annotés, des livres, une importante phonothèque), est « le seul centre de recherches au monde consacré à cette œuvre : il attire depuis 1997 de nombreux chercheurs venus de partout, et il a organisé autour de lui nombre d’expositions, de publications, de colloques ».
Voilà pour les forces en présence. Bien que les moyens, le prestige et l’ancienneté de la première soient plus importants que ceux de la deuxième, on ne sait trop laquelle est l’outsider et laquelle le challenger. Le fait est qu’actuellement, les deux négocient avec l’avocat et l’expert en manuscrits délégués par Daniel Defert pour le représenter. « Les deux sont légitimes, il faut laisser faire les règles de la concurrence » dit-il. Le 11 juin, le traditionnel « dîner des mécènes » se tiendra dans le prestigieux hall des Globes de la BnF. Sous la houlette du banquier Jean-Claude Meyer, On y fera appel à la générosité de quelques fondations (Louis Roederer, Pierre Bergé, Total, Lagardère, l’Oréal, Getty, Louis Vuitton et autres foucaldiens de choc) pour acquérir le fonds Foucault. Pas de petit-déjeuner ni même de goûter de donateurs prévus pour l’instant à l’Imec qui cherchera à lever des fonds du côté de mécènes proches de son conseil d’administration. Mais d’un côté comme de l’autre, on s’active en coulisses pour l’emporter. On se dit même prêt de part et d’autre à coopérer (exposition, numérisation etc), en oubliant le ressentiment accumulé entre les deux institutions depuis des années, et réactivé récemment avec la transhumance des papiers de Roland Barthes vers la BnF, après avoir été dûment « travaillés » à l’Imec, ce qui a laissé un goût amer à l'Abbaye d'Ardenne. Car les deux conviennent que le plus important est que les archives Foucault ne quittent pas la France, qu'elles ne soient pas dispersées et qu’elle demeure ouvert aux chercheurs. Ici ou là. Même si chacun est convaincu que ce serait mieux ici plutôt que là.
A cet égard, un essai très original vient de paraître sous le titre Une parole inquiète (273 pages, 26 euros, Ellug – les éditions de l’université Stendhal de Grenoble). Guillaume Bellon, chercheur à l’Item, fait la jonction entre Barthes et Foucault en étudiant leurs cours au Collège de France dans une démarche génétique, celle du laboratoire de l’œuvre en cours. Pour mieux montrer la fragilité du discours enseignant, il passe au tamis tous les documents liés à cette parole, les notes manuscrites comme les enregistrements sonores ; puis il interroge la responsabilité éthique par laquelle on décide de rendre public (édition en librairie, communication en bibliothèque) ce qui était conçu comme une archive privée : Leçons sur la volonté de savoir, le Pouvoir psychiatrique, Le Courage de la vérité etc (Foucault) et Le Neutre, La Préparation du roman (Barthes). De Michelet à Lacan, le problème s’est souvent posé, mais il prend toute son acuité avec le cas de ces deux intellectuels. Leur parole magistrale, avec ce que cela peut avoir d’intimidant du haut de cette tribune prestigieuse, n’est pas seulement « inquiète », comme l’énonce l’essai en couverture, mais tenue car il s’agit bien là de tenir un discours dans un temple du savoir dont la devise est Docet omnia (il enseigne tout). Que Foucault et Barthes lisent ou parlent, avec ou sans notes sous les yeux, ils nous font entrer dans leur laboratoire, leur fabrique, leur atelier de pensée, où le cours oral dialogue avec l’œuvre écrite, avant de donner un texte qui finira par acquérir le statut d’un livre.
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