- JohnMédiateur
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Erasme, l’adage de raison
Pour la première fois sont publiés dans leur intégralité et en édition bilingue «les Adages» que l’humaniste collecta sa vie durant, soit 4 151 proverbes recensés dans la littérature gréco-latine.
Par Robert Maggiori
Certes, ça ne se dit plus, «jeter les sexagénaires du haut d’un pont». Dans la Rome antique, ça se disait et se faisait. Cela signifiait que les hommes d’un certain âge étaient écartés de la gestion des affaires et perdaient le droit de vote : on devait les «jeter du pont», puisqu’on avait alors l’habitude de voter en passant sur un pont, au sens où la foule des votants, pour être canalisée, devait traverser de hautes passerelles avant d’arriver à la tribune du président. D’autres sources rapportent que la jeunesse romaine, afin d’être seule à voter, précipitait vraiment des vieillards tête la première dans le Tibre.
«Mon œil droit bondit» - traduisant l’espoir de voir se produire un événement joyeux, et emprunté «à la superstition des femmelettes qui ont l’habitude de deviner l’avenir d’après la démangeaison d’un membre» - ne se dit pas davantage. Pas plus que «prends garde à ne pas tomber sur un cul noir» (sur quelqu’un d’actif et «étranger à la mollesse»), «pleurer sur la tombe de sa belle-mère» (simuler l’affliction par les gestes, quand en réalité on se réjouit), «avoir deux genres avec une seule fille» (exiger la faveur de deux personnes en retour d’un service rendu à une seule d’entre elles), ni «quand Nibas aura fait cocorico», qui en gros signifie «quand les poules auront des dents», «aux calendes grecques».
Mais pour une kyrielle d’expressions, maximes, proverbes tombés en désusage, il en est des milliers qui nous sont parvenus, que l’on répète à l’envi : «parler comme un charretier», «entre le marteau et l’enclume», «demain on rase gratis», «le malheur des uns fait le bonheur des autres», «tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir», «tomber dans le panneau», «souffler le chaud et le froid», «jeter de l’huile sur le feu», etc., mais dont l’origine, souvent, s’est perdue dans la nuit des temps, la Babel des langues et des traductions, les océans des textes anciens. Comment la retrouver ? Il faudrait un «esprit encyclopédique», un homme qui se qualifie de «misérable homoncule» mais se révèle être «plus qu’un Hercule» du savoir, un homme capable de consulter tous les livres grecs et latins, des recueils de vers et des ouvrages savants, des pièces comiques et des tragédies, des traités de philosophie, de cuisine, de littérature, de médecine, de musique, d’histoire, d’astronomie, dans lesquels tantôt sont accueillies des expressions du parler populaire, tantôt sont inventées des façons de dire originales, susceptibles ensuite d’émigrer vers les formes proverbiales du langage quotidien.
Le prince de l’humanisme
Cet homme est d’extraction obscure : il est le fils illégitime d’un prêtre, Gerhardt de Gouda, et d’une certaine Marguerite de Zevenberghe, dont on ne sait pas grand-chose. Il est né à Rotterdam, aux Pays-Bas, probablement en 1469. Après la mort de ses parents, emportés par la peste en 1479, il entre au couvent augustinien de Steyn et est ordonné prêtre l’année où Colomb découvre les «Indes». Dispensé de la vie monastique, de l’habit et des offices sacrés, il voyage. Il est d’abord au service de l’évêque de Cambrai, puis s’en va étudier à Paris, se rend à Louvain (dans l’actuelle Belgique), Bâle (l’actuelle Suisse), Fribourg (l’actuelle Allemagne), gagnant sa vie comme précepteur, ensuite en Angleterre, où il fait la connaissance de Thomas More, auteur de l’Utopie. Il obtient son doctorat de théologie à Turin en 1506. Il meurt à Bâle, dans la nuit du 11 au 12 juillet 1536. Michel-Ange avait alors 61 ans, Rabelais, 43, Calvin, 27, et Montaigne était un enfant de 3 ans. Tout le monde connaît son nom, depuis qu’il désigne un programme européen d’échange universitaire et de mobilité des étudiants - pas son vrai nom, Geer Geertz, mais son nom latinisé : Desiderius Erasmus Roterodamus, le «prince de l’humanisme».
Aujourd’hui, d’Erasme, on ne lit plus que le célébrissime Eloge de la folie, dont on a récemment fêté le 500e anniversaire de la publication (1511). La raison en est simple : c’est un livre extraordinaire, inépuisable, où le lettré hollandais, jouant sur les registres de l’ironie, du paradoxe et de la causticité, personnifie la folie et en montre tous les degrés, depuis la saine folie qui est foi en Christ et folie de la Croix, jusqu’à l’«humaine illusion», la fausse religiosité, l’inconscience, l’ignorance satisfaite et les mille masques de l’imposture avec lesquels l’homme joue la comédie de la vie et (se) cache la réalité. Mais l’Eloge n’est pas le plus populaire des ouvrages d’Erasme, si on considère la diffusion, le nombre de traductions, les rééditions, les parutions en extraits : ce «titre» revient plutôt à ses Colloques et aux Adages.
Il fallait donc un homme d’une curiosité et d’une érudition infinies pour pouvoir ouvrir l’archive des sapiences antiques, en recueillant les maximes, les apophtegmes, les dictons, les aphorismes, les sentences qui la traduisent et la perpétuent. Dans la première édition des Adages, imprimée en 1500 à Paris par J. Philippi, Erasme recueille 820 proverbes, puis, dans la réimpression de 1506, 838. Mais il n’est pas satisfait, notamment parce que le grec n’y figure pas, sinon par quelques mots grossièrement imprimés et non accentués. En 1506, alors qu’il se trouve en Angleterre, il obtient d’accompagner en Italie le fils de Battista Boerio, médecin du roi Henri VII, et, à Venise, entre dans le cercle de l’humaniste Alde Manuce, sans doute le plus grand typographe de son temps (il inventa entre autres le caractère italique et le format in-octavo, plus réduit que celui des ouvrages in-folio, encombrants et difficiles à feuilleter). Le rêve de Manuce, lui-même fin lettré et auteur d’ouvrages de grammaire classique, était de sauver la philosophie et la littérature greco-latines de l’oubli où elles seraient progressivement tombées sans éditions imprimées. Les œuvres sortant de son atelier - Homère, Aristote, Thucydide, Aristophane, Hérodote, Sophocle, Euripide, Démosthène, Platon, Lucien, Virgile, etc. - furent bientôt appelées «Aldine», nom synonyme de qualité et de nouveautés typographiques qui se diffusèrent rapidement dans toute l’Europe.
Une œuvre continuellement sur le métier
L’imprimeur avait aussi créé une Accademia Aldina (faisant obligation à ses membres de parler grec entre eux), qui comprenait d’éminents hellénistes, des intellectuels, des artistes et des érudits venus de Byzance après la chute de l’Empire romain. Erasme en fait partie. Aussi, auprès de Manuce, bénéficie-t-il non seulement de la féconde collaboration des meilleurs spécialistes de philologie grecque et latine, mais, dans l’imprimerie même, peut-il consulter l’«antre des merveilles» de l’Antiquité et même avoir accès à des manuscrits non encore imprimés, dont ceux d’œuvres de Platon, Plutarque, Athénée… Une nouvelle édition des Adages, considérablement enrichie, sort donc chez Manuce en 1508, avec un titre qu’on croyait définitif : Adagiorum chiliades tres ac centuriae fere totidem («près de trois mille deux cents adages»). En réalité, Erasme remettra continuellement son œuvre sur le métier, et l’améliorera sans cesse, au fil des huit rééditions que fera paraître l’éditeur bâlois Johann Froben. On arrivera, au total, à 4 151 proverbes.
Une édition les comprenant tous, avec texte latin, traduction française, et citations en grec, n’avait cependant jamais paru, jusqu’à la publication aujourd’hui, sous un élégant coffret, des cinq volumes des Adages aux Belles Lettres, fruit d’un travail de plusieurs années réalisé, sous la direction de Jean-Christophe Saladin, par une équipe de cinquante-huit latinistes et hellénistes.
Pérégriner dans la terre infinie de ces Adages, qui ouvrent ce siècle de renaissance que les Essais de Montaigne fermeront, est un émerveillement. Le trajet, bien sûr, ne se fait pas d’une traite. Au gré des déambulations, on découvre telle perle ou on visite tel «cabinet des curiosités». «Marquer d’une pierre blanche» : dans l’Antiquité, «les juges rendaient leurs sentences en mettant une pierre dans une urne : une pierre blanche s’ils absolvaient, une noire s’ils condamnaient». «Etre assis entre deux chaises» : intégré au Sénat par César, un auteur de mimes, Labérius, devant le refus de Cicéron de lui faire une place à son côté, «lui répondit avec beaucoup de mordant : "C’est que tu étais habitué à être assis sur deux chaises", reprochant ainsi à ce grand homme son inconstance politique». «Parler comme un charretier» : à Athènes, «lors des festivités appelées Lénéennes, l’habitude était que les poètes rivalisent entre eux à coups de poèmes comiques, qu’ils déclamaient assis sur des chariots en se lançant des insultes». «Décrocher la lune» : très compétente en astrologie, Aglaonikê «prévoyait les éclipses de lune et prétendait qu’elle décrocherait la lune pour la ramener sur Terre. Némésis entendit cette parole si arrogante, et eut vite fait de la punir.» «Passer au peigne fin» : l’expression est employée «à propos de ceux qui, comme les pauvres, grattent sur tout pour pouvoir vivre. Apparemment l’image vient des femmes cardant la laine.» «Prends la vie du bon côté» : le porcher Eumée invite Ulysse «à manger de bon cœur les aliments qu’il lui offre, aussi simples et rustiques soient-ils. Cela peut être transposé en toutes circonstances de la vie d’un homme, à chaque fois que nous exhortons quelqu’un à vivre joyeusement et tranquillement la vie que le sort lui a donnée. Dans le livre X d’Athénée, on trouve ces vers : "Tisse ta vie avec ce qui est sous ta main."»
Erasme rapporte chaque expression proverbiale à sa langue d’origine, grecque ou latine, il cite les auteurs qui l’ont utilisée, les divers sens ou interprétations qui lui ont été donnés, mais il livre aussi sa propre pensée, se laisse aller à d’agréables digressions ou excursions, profitant d’une maxime, Festina lente («hâte-toi lentement»), pour saluer affectueusement l’entreprise de son ami Alde Manuce, transformant une autre (Sileni Alcibiadis, «les silènes d’Alcibiade») en un long pamphlet contre la dégénération de l’Eglise, une autre encore en illustration de son propre travail (Herculei labores, «les travaux d’Hercule»), et tant d’autres enfin pour défendre, inlassablement, la paix. Son propos, autrement dit, n’a pas été de simplement recueillir les fleurs de la sagesse antique afin d’en faire un bouquet - littéralement une «anthologie», un florilège - dont les rhéteurs pourraient agrémenter leurs discours. Son but est de transmettre à travers les époques le sens fondamental de ce qui «humanise» l’homme, de ce qui véhicule les valeurs universelles de tolérance, de dignité et de liberté. «Les contemporains ne s’y sont pas trompés, écrit Jean-Christophe Saladin, et l’on retrouve les adages "érasmiens" à chaque page des humanistes du XVIe siècle, sans qu’aucun ne juge utile de citer sa source», comme s’ils étaient «l’antidote aux traités dogmatiques "fermés" de leurs ennemis scolastiques».
La mise à l’Index
On a dit des Adages qu’ils étaient le soleil de la Renaissance. Mais l’opposition à toute guerre, la prise de position discrète en faveur du mariage des prêtres, la manière de défendre la dignité et l’émancipation intellectuelle des femmes, la volonté de secouer le fratras sous lequel le pouvoir ecclésiastique et les disputes scolastiques avaient recouvert la simplicité des vérités évangéliques, la critique du fanatisme, de la superstition, du dogmatisme, la défense, contre Luther, entre autres, du libre arbitre, l’éloge du cosmopolitisme («Là où je suis, là est ma patrie»), de la modération, de la nuance, etc. n’ont pas fait d’Erasme de Rotterdam le plus aimé des autorités de son temps. Luther, parce qu’il n’avait pas voulu se prononcer en faveur de la Réforme, bien qu’il en approuvât les principes, le traita de bouffon, sophiste, charlatan, auteur d’une œuvre d’«ordure et d’excréments». Et la sainte Eglise romaine lui reprocha au contraire «d’avoir pondu les œufs que Luther allait couver». Aussi, dès que le pape Paul IV promulga l’Index librorum prohibitorum, ses ouvrages y furent-ils immédiatement inscrits. Ils continuèrent d’être publiés et lus dans l’Europe protestante, mais, dans les pays catholiques, nul n’avait le droit d’en détenir des exemplaires, sauf permission expresse de l’évêque. Les Adages restèrent à l’Index jusqu’en… 1900.
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"La nostalgie, c'est plus ce que c'était" (Simone Signoret)
- Marie LaetitiaBon génie
Mon Érasme...
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Si tu crois encore qu'il nous faut descendre dans le creux des rues pour monter au pouvoir, si tu crois encore au rêve du grand soir, et que nos ennemis, il faut aller les pendre... Aucun rêve, jamais, ne mérite une guerre. L'avenir dépend des révolutionnaires, mais se moque bien des petits révoltés. L'avenir ne veut ni feu ni sang ni guerre. Ne sois pas de ceux-là qui vont nous les donner (J. Brel, La Bastille)
Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. [...] Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout...
Et on ne dit pas "voir(e) même" mais "voire" ou "même".
- AbraxasDoyen
Pour la petite histoire, l'une des traductrices intervient régulièrement sur Néo — gloire à elle, ça n'a pas été de la tarte…
- User5899Demi-dieu
5 volumes bilingues pour 350€ : alléchant !
- User5899Demi-dieu
Qui est-elle, que nous entonnions un majestueux péan ?Abraxas a écrit:Pour la petite histoire, l'une des traductrices intervient régulièrement sur Néo — gloire à elle, ça n'a pas été de la tarte…
- Marie LaetitiaBon génie
Cripure a écrit:Qui est-elle, que nous entonnions un majestueux péan ?Abraxas a écrit:Pour la petite histoire, l'une des traductrices intervient régulièrement sur Néo — gloire à elle, ça n'a pas été de la tarte…
Elle se nomme
- Spoiler:
- PR... quoi, je ne suis pas claire? Mais si, mais si...
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Si tu crois encore qu'il nous faut descendre dans le creux des rues pour monter au pouvoir, si tu crois encore au rêve du grand soir, et que nos ennemis, il faut aller les pendre... Aucun rêve, jamais, ne mérite une guerre. L'avenir dépend des révolutionnaires, mais se moque bien des petits révoltés. L'avenir ne veut ni feu ni sang ni guerre. Ne sois pas de ceux-là qui vont nous les donner (J. Brel, La Bastille)
Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. [...] Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout...
Et on ne dit pas "voir(e) même" mais "voire" ou "même".
- AbraxasDoyen
Marie Laetitia a écrit:Cripure a écrit:Qui est-elle, que nous entonnions un majestueux péan ?Abraxas a écrit:Pour la petite histoire, l'une des traductrices intervient régulièrement sur Néo — gloire à elle, ça n'a pas été de la tarte…
Elle se nomme
- Spoiler:
PR... quoi, je ne suis pas claire? Mais si, mais si...
Eh oui… Total respect !
- User5899Demi-dieu
J'ignorais qu'elle eût à se cacher.
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