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Le Monde du 16 décembre : Ne le dites surtout pas, mais à Aix, on évalue déjà les profs Empty Le Monde du 16 décembre : Ne le dites surtout pas, mais à Aix, on évalue déjà les profs

par Bélinac Jeu 15 Déc - 13:59
Aurélie Collas
Aix-en-Provence, Envoyée spéciale -

"Dans la salle des professeurs du lycée Vauvenargues, à Aix-en-Provence, les tracts syndicaux sur le tableau d'affichage annoncent le ton de cette fin d'année: combatif. "Non au projet de réforme de l'évaluation des enseignants"; "Pour le retrait de ce projet, actions locales, pétition et grève nationale." Ici comme ailleurs, nombre d'enseignants devaient se mobiliser, jeudi 15 décembre.

A l'origine de la contestation, un projet de décret, élaboré par le ministère de l'éducation nationale et révélé dans la presse en novembre, visant à confier au chef d'établissement – et pratiquement à lui seul – l'évaluation des professeurs. Et donc, à supprimer la visite en classe d'un inspecteur. Un principal de collège ou un proviseur de lycée mènerait, tous les trois ans, un "entretien professionnel" avec chacun de ses enseignants, à l'issue duquel il préconiserait ou non une augmentation de salaire.

"Nous avons deux supérieurs hiérarchiques : l'inspecteur sur le plan pédagogique, et le chef d'établissement sur le plan administratif. Confier à ce dernier la responsabilité entière de notre évaluation, ce n'est pas sérieux", dénonce Patrick Rousseau, professeur de génie électronique.

"Un proviseur ne peut pas savoir comment on enseigne des matières aussi différentes que l'anglais, les maths, le français…", renchérit sa collègue d'anglais, Catherine Cristofari. Sans compter qu'un chef d'établissement distribuant des "bons points", cela pourrait entacher les relations de travail. "C'est favoritisme et cirage de bottes garantis!", assure un enseignant sous couvert d'anonymat.

Pourtant, dans ce grand navire de quelque 2 500 élèves et 300 professeurs – le plus grand lycée d'Aix –, on a déjà un avant-goût de ce qu'est une évaluation par le chef d'établissement. José Fouque, le proviseur, a mis en place des "entretiens individuels de progrès". A la grande différence de ce que projette le gouvernement, ils ne débouchent pas sur l'attribution ou non d'une bonification de salaire. Ils viennent s'ajouter – et non se substituer – à l'évaluation de l'inspecteur pédagogique régional.

Ce matin, Sandrine (le prénom a été modifié à sa demande), une enseignante de langues, a rendez-vous dans le bureau de José Fouque. Son deuxième face-à-face après un entretien d'accueil, il y a près de deux ans. Le côté formel de cette rencontre la rend un peu nerveuse.

Sur la table de réunion, un classeur noir et des fiches d'entretien. Les mêmes depuis vingt ans. "Quand je suis devenu chef d'établissement en 1984, j'ai vite perçu le caractère bureaucratique de la notation des enseignants", explique José Fouque. Un professeur reçoit deux notes: une note "pédagogique", sur 60, à l'issue de la visite en classe, tous les cinq ans en moyenne, d'un inspecteur ; et une note "administrative", celle du chef d'établissement, sur 40. Cette dernière évalue l'"activité", l'"efficacité", le "rayonnement", l'"autorité" ou encore l'assiduité de l'enseignant. Mais "on ne peut augmenter la note administrative que de 0,5 point par an, déplore José Fouque. Si on l'augmente plus ou si on ne veut pas l'augmenter, il faut en général écrire un rapport circonstancié." Autrement dit, un chef d'établissement n'a pas vraiment son mot à dire sur l'évaluation de ses enseignants.

José Fouque ne prétend pas remplacer les inspecteurs, dont la légitimité à évaluer vient de leur culture et de leurs savoirs dans une discipline. Ancien enseignant de français, le proviseur du lycée Vauvenargues reconnaît qu'il serait "incapable de dire comment on enseigne le théorème de Pythagore! Ce serait outrecuidant et ridicule de ma part".

Mais il revendique un droit de regard sur des aspects plus généraux de la pédagogie: la gestion de classe, l'évaluation des élèves, la conduite de projets pédagogiques… "Les chefs d'établissement ont un rôle moteur, estime-t-il. Si on se contente d'une inspection tous les cinq ans, on ne fera pas évoluer les pratiques." L'entretien qu'il a conçu en 1989 obéit à un protocole très normé. Il porte sur la carrière, l'"intégration à l'équipe", les "points forts et les points à améliorer" et les projets de l'enseignant. "L'objectif, dit-il, est de faire progresser l'établissement tout en faisant progresser les personnes : identifier des talents, dégager des responsabilités, aider à rentrer dans le projet d'établissement, clarifier les tenants et les aboutissants des consignes ministérielles…"

Sa démarche est plutôt bien perçue. "C'est bien de prendre le temps de se rencontrer. Généralement, on ne voit notre chef d'établissement que lors d'une assemblée, d'un conseil de classe", estime Sandrine. "Evidemment, reconnaît-elle, s'il y avait eu une carotte au bout, il aurait été difficile d'être aussi honnête." Prendre une telle initiative a été un pari risqué. Longtemps, le rectorat a craint que les "entretiens de progrès" de José Fouque n'attirent les foudres de la communauté enseignante. Car le sujet est sensible. Culturellement épineux. "Ce qui a toujours été considéré comme noble dans l'éducation nationale, c'est l'enseignement, observe le proviseur de Vauvenargues. Le chef d'établissement est celui qui a quitté la classe et qu'on n'autorise pas à porter un jugement." De fait, les enseignants, défendant leur liberté pédagogique, ont la réputation d'avoir du mal à ouvrir la "boîte noire" de la classe…

Le projet de Luc Chatel, s'il venait à aboutir, bouleverserait tout un système qui s'est lentement enraciné depuis la Libération. Il induirait, selon la sociologue Anne Barrère, une "redéfinition du métier d'enseignant" dans la mesure où "le cœur de métier, à savoir le rapport à la discipline, serait marginalisé. Les enseignants pourraient le ressentir comme une sanction". De quoi susciter un vif émoi dans les salles des profs."
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