- JohnMédiateur
Publié dans le "Challenges" de cette semaine :
Qui chante son mal l'enchante
Le poème ressemble toujours à un appel. Irrésistible, à en croire l'ancien ministre de l'Education nationale et nouveau directeur de l'Institut français, par ailleurs auteur d'une anthologie de la poésieUne anthologie historique de la poésie française (PUF, 2011, 584 pages, 29 euros).. Ses mots pour le dire.
Qui chante son mal l'enchante
Le poème ressemble toujours à un appel. Irrésistible, à en croire l'ancien ministre de l'Education nationale et nouveau directeur de l'Institut français, par ailleurs auteur d'une anthologie de la poésieUne anthologie historique de la poésie française (PUF, 2011, 584 pages, 29 euros).. Ses mots pour le dire.
Une anthologie est forcément subjective. C'est un florilège de textes qui nous ont touchés et qui se sont ancrés dans notre mémoire. Cet attachement procède d'une connivence : à certains moments de notre existence, nous nous sentons proches de la vie d'un semblable, d'un frère. Les vers nous impressionnent comme échos d'une humanité, d'une présence. On peut aller voir une pièce de théâtre sans rien savoir du dramaturge. On peut être pris par un roman sans éprouver le besoin de connaître son auteur. Mais est-il possible d'entrer en poésie sans éprouver de la sympathie pour le poète ? L'amateur pense à la pauvreté de Rutebeuf, au gibet de Villon, à l'exil de Du Bellay, au dépit amoureux de Ronsard vieillissant, à la guillotine qui menace Chénier, à la passion déçue de Musset, au travail de deuil de Victor Hugo après la noyade de Léopoldine, au malaise oedipien de Baudelaire, au coup de revolver qui va séparer Verlaine et Rimbaud, au bras amputé de Cendrars, au veuvage d'Eluard, aux yeux d'Elsa, à Desnos déporté... Tout vit, tout parle car « tout est plein d'âme », pour paraphraser Hugo dans les Contemplations.
Cette adhésion avec une intimité est une illusion, probablement. L'oeuvre produit de l'émotion plus qu'elle n'en est le reflet. Et le travail de l'écrivain suppose du recul par rapport à ce qu'il sent. Il serait absurde de voir le poème comme le pur produit d'un instantané ou d'un état d'âme. Toutefois, le poème ressemble toujours à un appel.
L'histoire littéraire française a sauvegardé le principe antique selon lequel l'art poétique, passionné, visionnaire et exalté, s'oppose à la rhétorique impersonnelle. Combien de prisonniers ou de désespérés ont raconté que quelques vers, sus par coeur, les ont aidés à tenir, à se sentir habités d'humanité, à frôler la beauté, à survivre. Qui chante son mal l'enchante. Mais ne soyons pas dupes d'une poésie travestie en fumeuse prophétie, née des brumes, de l'inspiration et du mystère. Si elle nous touche, c'est par ses clartés, par son harmonie et sa beauté. Puis, dans un second temps, nous devenons attentifs à l'individu qui a éprouvé ce besoin d'améliorer son langage.
Baudelaire est un bon exemple de ce processus attachant : il est venu à la poésie par insurrection, pour compenser la laideur du réel, désirant une consolation à ses déceptions. Pour lui, écrire est une posture de l'insoumission, un refus de la conformité. Pour lui, le poète est habité par un potentiel libérateur et mû par une intransigeance qui lui fait préférer l'insolite et le bizarre : « Le beau est toujours bizarre. » La poésie, nostalgique de la beauté idéale, jaillit du « coeur mis à nu », cherchant l'alchimie où l'être et le dire ne font plus qu'un.
Cette symbiose du sentiment et du style prend mille aspects. Elle tourne à la rébellion blasphématoire et furieuse, comme dans Les Tragiques, d'Agrippa d'Aubigné, ou Les Chants de Maldoror, de Lautréamont. Elle peut se doubler d'une voyance déroutante, comme dans les cauchemars baroques de la fin du XVIe siècle ou dans les déconstructions du Rimbaud des Illuminations. Mais elle se fonde sur une sorte de réconciliation : un bercement consolateur, une respiration de l'esprit, une ondulation où l'homme se coule dans le rythme des choses, attendant une sensation apaisante, un refuge et un ancrage : pensons à Charles d'Orléans, Chénier, Lamartine, Verlaine, Eluard. Enfin, le glissement vers la musicalité peut se radicaliser, vouloir rompre avec toute éloquence, cherchant, dans la splendeur inouïe d'un langage sophistiqué, un remède à l'impureté triviale des choses, au risque de l'hermétisme.
C'est le lecteur qui fait advenir un texte au statut de poème. La musique des mots ou l'intensité des sentiments exposés ne sauraient suffire sans l'acquiescement, la connivence ou le partage. D'où des surprises, comme ce sonnet de l'obscur Félix Arvers (« Mon âme a son secret, ma vie a son mystère... »), aussitôt reçu comme un chef-d'oeuvre, sans explication.
C'est que le poème, tout comme la photo, est toujours un fragment qui oblige le regard à s'arrêter. Il ne dispose pas de la continuité discursive du roman ou du cinéma. Ses moyens sont plus modestes, il tente de happer un moment, une vérité essentielle, un état d'âme. Le temps y suspend son vol. On peut traduire ou résumer un roman ou une pièce de théâtre, tandis que le poème est une totalité esthétique intouchable, qu'on ne saurait manipuler. C'est au point qu'on a parfois l'impression qu'il n'a été écrit que pour être appris par coeur et pour nous accompagner, tel un talisman, toute notre vie.
On assiste alors à une sorte de régression hédoniste, pour atteindre et rendre sensible un en-deçà de la raison. Le poème suggère des sensations, réveille des émotions. D'où le privilège accordé à l'état d'enfant (l'infans est, littéralement, celui qui ne parle pas), vu comme source créatrice, avant que l'homme ne soit apte à mentir grâce au trafic des mots maîtrisés. L'enfant amplifie ce qu'il perçoit, dans la joie comme dans l'angoisse : sa connaissance est sensorielle, principe de plaisir et de magie. La poésie est donc nostalgie, « vert paradis des amours enfantines » ; elle convoque le passé (« Que sont mes amis devenus ? » se demande Rutebeuf, « Où sont ces doux plaisirs... », s'interroge Du Bellay). Elle tâche à conjurer la fuite du temps, lieu commun - comme le résume Paul-Jean Toulet : « Dans Arles où sont les Alyscamps... »
Synthèse de tous les moments où vibre notre sensibilité, l'amour est forcément le sujet le plus constant de toute poésie. N'insistons pas sur cette évidence. Mais cette ardeur se réveille aussi par la grâce des beautés du réel. D'où la louange des éléments primordiaux (pain, eau, fruit, cruche) ou autres : la pampa de Supervielle, les îles battues par les vents de Saint-John Perse, les feuilles mortes de Prévert, la Méditerranée de Valéry... Ces thèmes récurrents (tels le nocturne, l'onde qui passe, les nuées, la mer) sont des balises où la méditation se fixe et s'épanouit. La poésie a besoin des choses de la vie pour ricocher et prendre son élan.
Après les choses viendront les images. Pour déjouer le rationalisme du langage, le poète crée des rapprochements inattendus, oblige l'esprit à des dérapages. La surprise (dont Cocteau, après Apollinaire, faisait le principe de toute poésie) atteint un double impact : elle donne à voir le monde sous un jour neuf et stimulant ; puis elle invite le lecteur à imaginer à son tour. Est poésie ce qui rend poète, pour paraphraser Eluard. Elle révèle nos manques, nos obsessions, nos fantasmes, nos projections. Même un seul vers, sec et lapidaire, peut ouvrir un champ à l'imagination. Voyez ce poème d'Apollinaire : « Et l'unique cordeau des trompettes marines. »
En jouant sur les images et sur les mots, la poésie se signale comme un écart face à la norme. Or la langue étant en perpétuelle évolution, la poésie n'a cessé de se démarquer plus nettement, ce qui explique la difficulté de certains poètes contemporains. Intransitif, le texte poétique se replie sur lui-même (le mot versus vient de là). Les linguistes parlent de la « négativité » de la poésie, car elle viole les codes usuels et préfère la déviance, l'allusion, la connotation. Comme tout interdit, cette révolte est source de plaisir et d'aventure. « Les mots font l'école buissonnière », dit Prévert. Rien d'étonnant si la plus ancienne métaphore de la création poétique est celle du voyage, de l'embarquement, de l'errance. « Bateau ivre », le poème rompt les amarres, comme le dit Rimbaud : « O Que ma quille éclate ! O Que j'aille à la mer ! »
Voilà pourquoi la poésie et la chanson entretiennent des rapports si étroits : la connivence des poètes et des compositeurs est originelle (des aèdes aux troubadours) et se poursuit jusqu'au XXe siècle : Verlaine et Fauré ou Debussy, Eluard et Poulenc, Claudel et Darius Milhaud, Prévert et Kosma, René Char et Boulez. La musique aide la poésie à remplir son rôle de mémento. Elle fixe ce qui ne doit pas être oublié : la légende, l'épopée, les aphorismes antiques, les textes religieux. C'est ainsi qu'elle concourt aux apprentissages de l'enfant : les comptines, les alphabets chantés... Les régularités rythmiques et les refrains favorisent la force mnémotechnique. Charles Trenet chante : « Longtemps, longtemps, longtemps / Après que les poètes ont disparu / Leurs chansons courent encore dans les rues. »
Aussi les hommes retrouvent-ils naturellement le chemin de la poésie quand ils ont à se fondre dans une forme d'unanimité. Tout chant d'amour est litanie, de la berceuse, qui ressasse et apaise, au requiem, qui tisse ses redites consolatrices. S'il est un pouvoir de la poésie, c'est bien celui-là : elle nous aide à habiter notre propre intimité, elle ranime des impressions insoupçonnées, elle offre un refuge et une trouée de lumière. Elle remplit de ses mots le vide, le néant et la mort. Car de ces trous noirs, qui orientent l'essentiel de nos hantises et de nos vies, quel langage, autre que poétique, peut nous parler
Livres de chevet
Les Regrets, de Joachim Du Bellay. Un livre où le poète, de son propre aveu, a mis « du fiel, du miel et du sel », de l'amertume, de la douceur nostalgique et de la satire.
Les Rayons et les Ombres, de Victor Hugo. La poésie y prend un tour métaphysique, débouchant sur un système de pensée dualiste. L'homme est double, tiraillé entre la matière et l'esprit.
Les Fleurs du mal, de Baudelaire. Une oeuvre essentielle, qui servira de référence aux poètes qui suivront. Son esthétique est une combinaison entre romantisme et formalisme.
Capitale de la douleur, de Paul Eluard. L'inspiration du poète repose sur le désir, la fraternité et la passion. Confronté très jeune à la douleur, il se sent frère des combattants et des opprimés.
Hier régnant désert, d'Yves Bonnefoy. Tout en méditant sur la mort, l'auteur célèbre les beautés tremblantes et fragiles d'ici-bas.
LA MUSICALITE DU VERS
A écouter : Les Contemplations, de Victor Hugo, Lyre Audio, 19,90 euros (coffret de 2 CD).
Baudelaire. Petits poèmes en prose, lus par Michel Piccoli, Frémeaux et Associés, 29,90 euros (coffret de 4 CD).
Anthologie de la poésie de langue française par les voix de la Comédie-Française, Frémeaux et Associés, 59,90 euros (coffret de 6 CD).
Et aussi...
Louis Aragon. Anthologie de la poésie chantée, EPM, 29,50 euros (coffret de 3 CD).
On peut même entendre Apollinaire réciter lui-même son « Pont Mirabeau » avec une emphase étonnante et quasi ridicule. Le Pont Mirabeau enregistré par Apollinaire en 1913 sur http ://www.youtube.com/
Xavier Darcos
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