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Robin
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Eloge de la dictée Empty Eloge de la dictée

par Robin Mar 1 Mar 2011 - 1:21
Je voudrais parler d'un sujet très humble et qui ne fera jamais la "Une" des médias, la bonne vieille dictée dont les gens de ma génération ont un souvenir plus ou moins agréable, mais souvent ému, avec son rituel immuable, la première lecture (un texte en général choisi pour ses qualités littéraires), puis la deuxième, la "vraie" qu'il fallait transcrire en pleins et en déliés, en trempant la plume Sergent-Major dans l'encrier de porcelaine blanche, encastré dans le pupitre, (le nettoyage et le remplissage des dits encriers avec la bouteille à bec verseur constituant un autre rituel, mais ça n'est pas le sujet), et enfin la relecture.

Un exercice souvent délaissé, alors que remis au goût du jour et adapté aux difficultés actuelles des élèves, il pourrait avoir une valeur formatrice inappréciable.

Prenons un texte amusant, cet extrait des "Mots" de Jean-Paul Sartre, dans lequel le philosophe évoque l'estime exagérée que son grand-père maternel avait de ses qualités intellectuelles, sa volonté de le faire entrer directement en huitième, sa première dictée et la déconfiture qui s'ensuivit :

"Mon grand-père avait décidé de m'inscrire au lycée Montaigne. Un matin, il m'emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites : je n'avais que le défaut d'être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna les mains à tout : on me fit entrer en huitième et je pus croire que j'allais fréquenter les enfants de mon âge. Mais non : après la première dictée, mon grand-père fut convoqué en hâte par l'administration ; il revint enragé, tira de sa serviette un méchant papier couvert de gribouillis, de taches et le jeta sur la table : c'était la copie que j'avais remise. On avait attiré son attention sur l'orthographe - " Le lapen çovache ême le ten" (le lapin sauvage aime le thym) - et tenté de lui faire comprendre que ma place était en dixième préparatoire. Devant "lapen çovache" ma mère prit le fou rire ; mon grand-père l'arrêta d'un regard terrible. Il commença par m'accuser de mauvaise volonté et par me gronder pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu'on m'avait méconnu ; dès le lendemain, il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur." (Jean-Paul Sartre, "Les mots", Gallimard).

Ce texte pourrait être donné en dictée en classe de 4ème, à condition de la préparer soigneusement au tableau et de faire de cette préparation une leçon à part entière portant sur l'orthographe lexicale, grammaticale, le vocabulaire et le contexte, sans oublier d'expliquer aux élèves que sa mauvaise orthographe, quand il était enfant, n'a pas empêché Jean-Paul Sartre de se rattraper par la suite et de devenir un brillant intellectuel (je suggèrerais toutefois de ne pas trop approfondir la question, à moins que les élèves ne le souhaitent, mais l'expérience m'a montré que c'était rarement le cas !).

"Faire une dictée" n'est donc pas vérifier que les élèves connaissent parfaitement les innombrables pièges de l'orthographe du français en choisissant un casse-tête du "Dico d'Or" de Bernard Pivot, mais constitue un exercice de formation à part entière à l'occasion duquel il est possible de faire un véritable cours de grammaire (emploi des temps, conjugaisons, accords...), de vocabulaire (champs lexicaux, champs sémantiques, étymologie), sans oublier le texte lui-même qui, par ses qualités littéraires, peut constituer un exemple pour les élèves.

... Mais là n'est peut-être pas l'essentiel : la dictée contribue au développement de l'attention, si indispensable dans toutes les matières (et en particulier les mathématiques), attention dont la philosophe Simone Weill disait que son acquisition était le but principal des études primaires et secondaires (au moins jusqu'à la classe de 3ème).

Préparation de la dictée :


emmener (deux "m" !) ; vanter (et pas venter !) ; "je n'avais que le défaut d'être trop avancé pour mon âge" : le narrateur rapporte les paroles de son grand-père sans verbe de déclaration, au style indirect libre ; "le proviseur donna les mains à tout" : il accepta tout ; je pus croire que j'allais fréquenter" (imparfait à valeur de futur proche) ; en hâte (accent circonflexe !) ; une "serviette" : ici, un porte-documents ; "un méchant papier" : un vilain papier ; "gribouillis" ; taches (sans accent circonflexe : salissures et non tâches : travaux !) ; jeter, il jette (présent de l'indicatif), il jeta (passé simple) ; attirer (deux "t" !) ; "dixième" (adjectif numéral ordinal) ; arrêter / terrible, terreur, terrifiant, terroriser, terroriste ; commencer, il commença : on met une cédille devant un "o" (une leçon), "u" (un reçu) et un "a", (un commerçant) mais pas devant un e ("ce") ou un i ("merci", "ceci") ; accuser, accusation, accusateur ; "il déclara qu'on m'avait méconnu" : "on m'avait méconnu" : plus-que-parfait ; composé de l'imparfait de l'auxiliaire et du participe passé du verbe, le plus-que-parfait de l'indicatif évoque une action antérieure à une autre action passée, exprimée au passé simple ("déclara") ; "Il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur" : remarquer l'emploi inhabituel de l'imparfait qui n'indique ni une action qui se répète, ni une action à durée indéterminée de second plan (imparfaits "flash", "narratifs" ou "pittoresques").

Développement d'un point de grammaire : l'imparfait "pittoresque"


"A trois heures, il franchissait le barrage.» : l'imparfait exprime un procès limité ne se produisant qu'une fois, mais il le montre en train de se produire : on l'appelle souvent imparfait flash.

On peut constater qu'au XX ème siècle, surtout, s'est développé un "imparfait narratif" appelé encore aussi "imparfait pittoresque". On le rencontre fréquemment dans les romans policiers.

* La clef tourna dans la serrure. Monsieur Chabot retirait son pardessus qu’il accrochait à la porte d’entrée, pénétrait dans la cuisine et s’installait dans son fauteuil d’osier. Simenon, La danseuse du Gai-Moulin.

Selon plusieurs linguistes, pour qu’il y ait à proprement parler « imparfait pittoresque », il faut un verbe perfectif à l’imparfait combiné avec un complément temporel. Un test simple pour cet imparfait narratif, c'est qu’il peut être remplacé par un passé simple, auquel cas naturellement l’effet stylistique pittoresque disparaît.

L'effet de l’imparfait provient du conflit entre l’aspect non limité de ce temps verbal et son contexte qui impose une vision limitée du procès. K. Togeby dans sa Grammaire française, 1982, donne cet exemple d'imparfait pittoresque :

* Onze ans après, il perdait la bataille de Waterloo.

Observons avec lui qu'on aurait pu rencontrer des présentations différentes du même événement historique passé :

* Onze ans après, il perdit la bataille de Waterloo. (passé simple banal)
* Onze ans après, il perd la bataille de Waterloo. (présent historique)
* Onze ans après, il perdra la bataille de Waterloo. (futur historique)
* Onze ans après, il perdrait la bataille de Waterloo. (futur du passé).

Deux autres exemples contemporains d'emploi journalistique de cet imparfait narratif :

* « Il y a 14 ans, le 26 avril 1986, un réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, explosait.» Propos de Claude Sérillon dans le Journal de TV5, le 25/4/2000.

* « Un impie nommé Pasolini. Voici juste vingt ans, l'écrivain cinéaste disparaissait violemment.» Titre du journal Le Monde à la date du 27/10/1995.

Écrire au tableau : "Le lapen çovache ême le ten." ("le lapin sauvage aime le thym.") ; "lycée Montaigne".


L'apprentissage de l'orthographe du français doit faire partie des objectifs du cours de français et s'il paraît nécessaire de rappeler cette évidence, c'est que l'évidence a cessé d'en être une depuis longtemps, d'où l'orthographe déplorable des jeunes Français et les problèmes que cette déficience, pourtant remédiable, leur poseront dans leur vie adulte.

Je sais bien qu'il y a d'autres causes (les textos, la prépondérance de l'image dans la société moderne, etc.), mais le rôle de l'École n'est pas d'aller dans le sens du courant ; (ceci dit, en ce qui concerne les méthodes d'apprentissage de la lecture, il est évident que la responsabilité de l'École est directement engagée).

Il existe trois façons de procéder à cet apprentissage : la dictée préparée en classe et faite immédiatement après la préparation, la dictée préparée à la maison et/ou en classe et faite en classe et enfin la dictée non préparée qui est l'exercice donné au brevet des collèges (les textes sont de plus en plus courts et de plus en plus faciles, et pour cause.)

Les dictées préparées à la maison peuvent être considérées comme des exercices de mémorisation, celles préparées en classe comme des exercices d'application directe et les dictées non préparées comme des exercices de réinvestissement ; on peut attribuer un coefficient différent selon le type de dictée, comme on le fait pour la rédaction qui est un exercice de réinvestissement (coefficient 2 : mobilisation de connaissances acquises dans le long terme en faveur d'un travail d'invention).

Les parents peuvent être associés à cet apprentissage quand la dictée est préparée à la maison.

Il est évidemment préférable de donner un texte qui a été (ou qui va être) étudié en lecture expliquée et qui pourra ensuite servir de support pour un travail d'expression écrite.

La dictée préparée (à distinguer de la "dictée de contrôle" non préparée), loin d'être désuète et "dépassée", est un exercice complet et fructueux.

P.S. : Merçi 2 meu signalé lé fôtes d'ortografe queu j'auré put laissé dan se tesxte ! ;-)




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par Golou Mar 1 Mar 2011 - 5:23
excellente idée!!! Je garde cette dictée pour mes 3e! Merci!!!

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par sand Mar 1 Mar 2011 - 7:03
Merci Robin !
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par Golou Mar 1 Mar 2011 - 7:30
On remarquera l'heure où Robin a posté ce travail... Robin serait-il un prof qui travaille que la nuit? ou un prof en vacances?

en tout cas encore merci

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Cava
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par Cava Mar 1 Mar 2011 - 8:03
Je viens de lire ... cela donne des idées!
Merci Robin!
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par bellaciao Mar 1 Mar 2011 - 9:59
Je voulais ce sujet !! yesyes
La discussion avec une de mes collègues s'est engagée sur le fait qu'elle estime la dictée inutile et "dangereuse" pour les élèves. J'en fais régulièrement, et je m'en sers de différentes manières pour la rendre formatrice effectivement et non seulement évaluative. Après une correction, je peux relever des points d'orthographe et donner un petit contrôle sur ces points. Exemple : les homophones trouvés dans le texte, une liste de mots courants commençant par app-). Je peux faire une leçon précise à partir d'une difficulté : les consonnes finales muettes.
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par Robin Mar 1 Mar 2011 - 10:56
Re: Eloge de la dictée

Message par Golou Aujourd'hui à 8:30
On remarquera l'heure où Robin a posté ce travail... Robin serait-il un prof qui travaille que la nuit? ou un prof en vacances?

en tout cas encore merci

Robin est un mystère ! Very Happy
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par Carabas Mar 1 Mar 2011 - 13:20
bellaciao a écrit:Je voulais ce sujet !! yesyes
La discussion avec une de mes collègues s'est engagée sur le fait qu'elle estime la dictée inutile et "dangereuse" pour les élèves. J'en fais régulièrement, et je m'en sers de différentes manières pour la rendre formatrice effectivement et non seulement évaluative. Après une correction, je peux relever des points d'orthographe et donner un petit contrôle sur ces points. Exemple : les homophones trouvés dans le texte, une liste de mots courants commençant par app-). Je peux faire une leçon précise à partir d'une difficulté : les consonnes finales muettes.
J'en fais beaucoup en cours particuliers. Je peux varier, vu que je n'ai qu'un élève : dictée dialoguée, dictée "préparée" (c'est-à-dire je fais lire le texte avant... et c'est dingue, mais beaucoup trouvent le moyen de faire 10 fautes minimum) pour les plus en difficulté ou dictée traditionnelle pour les autres. Eh bien ça marche. Au bout d'un moment, les plus en difficulté n'ont plus besoin que je donne le texte avant et je guide de moins en moins...

Donc quand on me dit que la dictée n'est pas formative, je pouffe... et je continue.

Je combine souvent avec un exercice de réécriture : je trouve que ça les oblige à réfléchir à l'importance de l'orthographe. Bons résultats aussi.

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par Chocolat Mar 1 Mar 2011 - 14:07
Merci pour ce fil!

Je ne comprends pas que l'on puisse douter de l'utilité de la dictée - il s'agit d'une exercice qui peut prendre plusieurs formes et qui permet la mise en place d'une remédiation qui donne des résultats très satisfaisants auprès des élèves, des étudiants et des adultes.


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par retraitée Mar 1 Mar 2011 - 16:11
Duneton a écrit quelque chose là-dessus, à moins que cela soit un autre.
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par Chocolat Mar 1 Mar 2011 - 16:21
http://www.lefigaro.fr/livres/2010/11/18/03005-20101118ARTFIG00483-eloge-de-la-dictee.php Wink

Et surtout

"Pendant les années 50, les gens voulaient être intelligents à tout prix. Il y eut un grand vent d’intelligence qui souffla partout. La décennie 40 ayant été particulièrement obtuse, une sorte de faux pas tragique dans le siècle le plus éclairé, le plus en progrès de l’histoire de l’humanité, on éprouvait un besoin de compensation.

Il faut dire que la connerie à l’ancienne avait poussé un peu loin le bouchon, en effet... Le maréchal Pétain, enfermé à l’île d’Yeu, n’en finissait pas de s’attarder parmi nous comme un remords : la bicyclette et l’intelligence furent donc, alors, les deux petites reines des Français. On analysait tout, tous les trois pas on se demandait quelle était la signification du premier, et du second, en relation avec le quatrième qui allait venir – ce fut naturellement une sorte d’âge d’or de la pédagogie. La mode devint qu’il ne fallait plus faire, dans les écoles, que des choses strictement intelligentes : il fallait tout expliquer, tout comprendre au fur et à mesure. C’était extrêmement louable. Afin de mieux raisonner on décida de désencombrer la mémoire des enfants, de rompre radicalement avec l’enseignement millénaire et moyenâgeux des apprentissages « par cœur » – une expression qui signifiait jadis « en pensée », mais dont le mot «cœur » sentait à présent l’irrationnel... En même temps, donc, que les nouvelles méthodes de lecture intelligente s’implantaient, les vieux exercices qui faisaient appel à la mémoire commencèrent à être regardés de travers par les enseignants et débarrassèrent peu à peu le plancher des classes. C’était une bénédiction de voir disparaître les listes de dates historiques, les résumés à réciter le matin toutes affaires cessantes ; un courant d’air frais rajeunit considérablement les manières d’enseigner. Le revers de toutes ces bonnes choses, c’est que les enseignants ont pris soudain, l’habitude du « planter, récolter », et perdu peu à peu le sens du mûrissement... Ce qu’acquiert un enfant ne se transforme pas forcément en « résultats » quelconques au cours de la semaine suivante. Il y a des choses qui l’imprègnent ,et qui le transforment peu à peu d’une manière imperceptible – et donc inattribuable à qui ou à quoi que ce soit. Alors, bon, en reléguant le « par cœur », on a aussi relégué – parce qu’elle n’avait aucun résultat immédiat – la récitation traditionnelle de textes. La « récitation » : fables, monologues, extraits de pièces, poèmes... Elle est très vite apparue comme un exercice vieillot destiné à orner l’esprit tout en formant le sens civique des écoliers de la Troisième République, et progressivement, sans le dire tout à fait, au bon gré et au bon cœur de chacun, elle est finalement tombée en désuétude à peu près entièrement. A mon avis c’est une erreur considérable, car c’est priver le jeune individu d’une partie très importante de ce bain de langue qui permet l’assimilation intuitive, l'osmose des termes, des structures, du rythme, de tout ce qui fait la vie d’une langue. On a supprimé ce qui est peut-être le plus important relais de la transmission orale. On l’a abandonné au moment même où l’on aurait dû le renforcer beaucoup pour compenser les pertes « en rabâchage » occasionnées par les méthodes de lecture analytiques – lesquelles auraient sans doute donné alors toute leur efficacité, et entière satisfaction. Cela dit, étant donné le manque de réflexion chronique dont les responsables de l’éducation font preuve au sujet de la langue à enseigner, tant qu’on n’a pas épuré le mythe, le grand mythe de la langue française qui dévore nos petits enfants, génération après génération, il vaut peut-être mieux que l’on ne fasse plus de récitation du tout – ça limite au moins les dégâts... Je suis, pour des tas de raisons, qui tiennent aussi à l’expérience, persuadé que la récitation de textes (sous une forme qui peut être tout à fait rajeunie !) est un des plus puissants, remèdes que l’on puisse appliquer aujourd’hui à la crise de l’enseignement du français – et persuadé aussi que c’est le remède le plus dangereux à manier. Tant qu’on n’aura pas commencé à répondre à la question: « Quelle langue enseigner ? », il vaut mieux, et de loin, ne rien réciter.

Un autre des exercices ultra-classique que l’on s’est mis à négliger, sans en connaître, heureusement, la véritable portée, c’est la dictée. La dictée n’a jamais eu, contrairement à ce qu’on pense, un intérêt bien considérable pour l’apprentissage de l’orthographe... Et encore il faut distinguer entre la dictée vraiment enseignante, expliquée tout du long, et la dictée dite « de contrôle », la plus pratiquée, celle où l’on comptait les fautes à la fin, et les points – et qui ne servait à rien ! Au moins en ce qui concerne la graphie de la langue, car elle avait un rôle très important on revanche – je dis bien en revanche, car c’en est une ! –, un rôle généralement incompris et peu soupçonné : insuffler dans l’inconscient des gosses une dose de langue française qui l’alimentait d’une manière des plus subtiles et des plus efficaces, parce que détournée. Ces textes d’une dizaine de lignes, choisis la plupart du temps, dans les phrases longues de la littérature pour donner une meilleure prise à l’analyse logique qui suivait, étaient d’abord lus lentement dans une sorte d’attention sacrée, rituelle, où chaque auditeur essayait de détailler les mots et les tournures, et de se faire une première idée des difficultés à venir. On vous le faisait ensuite au détail: chaque phrase lue et relue séparément, articulée à l’extrême des possibilités et même un peu au-delà, chaque membre de la phrase soigneusement répété, cinq ou six fois, toujours dans le silence, la tension la plus recueillie, pendant que tous les mots étaient mimés par toutes les glottes, des récepteurs à porte-plume, repassaient muettement par les langues. les dents, et les voiles des palais... Ainsi jusqu’au bout, puis, da capo, on vous rechantait tout le morceau jusqu’à la signature qui était inscrite respectueusement au tableau. A la fin de la demi-heure, un être normalement constitué connaissait le texte absolument par cœur. Gratuitement et en prime. C’était mon cas, je m’en souviens très bien, quand j’étais môme ; certaines dictées me restaient plusieurs jours dans l’oreille, du moins des phrases entières. Eh bien, cette cérémonie constituait une phase privilégiée de l’apprentissage de la langue : la demi-heure sacrée hebdomadaire qui valait à elle seule une semaine de méthode Assimil. C’était une technique d’assimilation involontaire d’autant plus géniale que l’attention consciente n’était justement pas portée sur la langue elle-même, mais détournée sur un objet parallèle: l’orthographe. Ça n’aurait sûrement pas marché aussi bien si l’acquisition avait été la règle du jeu – et si elle avait compté dans la sanction finale que savent mettre les pédagogues à tout ce qu’ils font. Là, c’était merveilleusement gratuit, mesdames et messieurs! Le petit tour de cirque clandestin pour le plus grand amusement des enfants sages !... J’ai connu plusieurs témoignages d’élèves du secondaire qui m’assuraient avoir appris le français dans les dictées des classes primaires – ce qu’ils en savaient –.

"A hurler le soir au fond des collèges", l'enseignement de la langue française, dialogue Claude Duneton/Frédéric Pagès, page 191 et suiv., Editions du Seuil (coll. Points actuel, mars 84)


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par Robin Mar 1 Mar 2011 - 16:34
Chocolat a tiré plus vite que moi et c'est moi qui le suis.... "chocolat" ! Rolling Eyes
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par bellaciao Mar 1 Mar 2011 - 21:09
Merci pour les références, Chcolat et retraitée. Mais je n'ai pas tout saisi pour la récitation : en quoi serait-elle "un remède dangereux" ? Eloge de la dictée 3795679266

En fait, je ne comprends pas vraiment ce passage qui me paraît contradictoire :
"Cela dit, étant donné le manque de réflexion chronique dont les responsables de l’éducation font preuve au sujet de la langue à enseigner, tant qu’on n’a pas épuré le mythe, le grand mythe de la langue française qui dévore nos petits enfants, génération après génération, il vaut peut-être mieux que l’on ne fasse plus de récitation du tout – ça limite au moins les dégâts... Je suis, pour des tas de raisons, qui tiennent aussi à l’expérience, persuadé que la récitation de textes (sous une forme qui peut être tout à fait rajeunie !) est un des plus puissants, remèdes que l’on puisse appliquer aujourd’hui à la crise de l’enseignement du français – et persuadé aussi que c’est le remède le plus dangereux à manier. Tant qu’on n’aura pas commencé à répondre à la question: « Quelle langue enseigner ? », il vaut mieux, et de loin, ne rien réciter. "
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par Robin Mar 1 Mar 2011 - 21:51
Je pense que Claude Duneton fait allusion à la dichotomie établie par la doxa pédagogiste entre la mémoire et l'intelligence et à une conception mythique (et philosophiquement infondée) de la langue comme "instrument de la pensée", alors qu'elle lui est "consubstantielle" (il n'y a pas de pensée "pure").

Il y aussi une mauvaise interprétation d'une phrase du cours inaugural au collège de France de Roland Barthes "la langue est fasciste" qui a fait beaucoup de dégâts.

Barthes voulait simplement dire que la langue s'impose à nous, avec ses règles, sa syntaxe, ses signifiants..., que nous la recevons et qu'elle précède la parole individuelle.

Certains en ont tiré l'idée, comme le dit Duneton, d'une langue dévoratrice, d'une ogresse, d'une mauvaise mère. Ce n'est pas du tout ce qu'a voulu dire Roland Barthes.

Je suis né en 1950 et je me suis aperçu, au fil des années, que ce qui nous semblait aller de soi, ce que personne ne remettait en question jusque dans les années 70 : la nécessité par exemple de savoir les conjugaisons par cœur, de faire travailler la mémoire était inséparable de l'exercice de l'intelligence et j'ai aussi bénéficié de cours de grammaire structurés.

Tout cela a été remis en question par des gens qui voulaient, comme le dit Duneton être (ou paraître) intelligents à tout prix ; lui parle des années 50, je dirais que les choses se sont accélérées à partir des années 70 avec la remise en cause de l'enseignement traditionnel : introduction des maths modernes, remplacement de l'enseignement de la grammaire par l'ORL - Observation réfléchie de la langue - bannissement du "par cœur", des dictées, des récitations, introduction de la méthode globale qui privilégie le sens au détriment de l'acquisition méthodique du code (association graphème/phonème).

Je ne dis pas que tous les enseignants ont suivi ce mouvement, mais il y a eu une sorte de tournant à ce moment-là et vous avez constaté vous-même à quel point certains collègues sont rétifs à la seule idée que la dictée puisse avoir une valeur pédagogique ou que l'enseignement de la grammaire puisse avoir une valeur par lui-même.
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bellaciao
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par bellaciao Mer 2 Mar 2011 - 11:26
Robin a écrit:Je pense que Claude Duneton fait allusion à la dichotomie établie par la doxa pédagogiste entre la mémoire et l'intelligence et à une conception mythique (et philosophiquement infondée) de la langue comme "instrument de la pensée", alors qu'elle lui est "consubstantielle" (il n'y a pas de pensée "pure").

Il y aussi une mauvaise interprétation d'une phrase du cours inaugural au collège de France de Roland Barthes "la langue est fasciste" qui a fait beaucoup de dégâts.

Barthes voulait simplement dire que la langue s'impose à nous, avec ses règles, sa syntaxe, ses signifiants..., que nous la recevons et qu'elle précède la parole individuelle.

Certains en ont tiré l'idée, comme le dit Duneton, d'une langue dévoratrice, d'une ogresse, d'une mauvaise mère. Ce n'est pas du tout ce qu'a voulu dire Roland Barthes.

Je suis né en 1950 et je me suis aperçu, au fil des années, que ce qui nous semblait aller de soi, ce que personne ne remettait en question jusque dans les années 70 : la nécessité par exemple de savoir les conjugaisons par cœur, de faire travailler la mémoire était inséparable de l'exercice de l'intelligence et j'ai aussi bénéficié de cours de grammaire structurés.

Tout cela a été remis en question par des gens qui voulaient, comme le dit Duneton être (ou paraître) intelligents à tout prix ; lui parle des années 50, je dirais que les choses se sont accélérées à partir des années 70 avec la remise en cause de l'enseignement traditionnel : introduction des maths modernes, remplacement de l'enseignement de la grammaire par l'ORL - Observation réfléchie de la langue - bannissement du "par cœur", des dictées, des récitations, introduction de la méthode globale qui privilégie le sens au détriment de l'acquisition méthodique du code (association graphème/phonème). Je ne dis pas que tous les enseignants ont suivi ce mouvement, mais il y a eu une sorte de tournant à ce moment-là et vous avez constaté vous-même à quel point certains collègues sont rétifs à la seule idée que la dictée puisse avoir une valeur pédagogique ou que l'enseignement de la grammaire puisse avoir une valeur par lui-même.

Merci pour avoir éclairé ma lanterne. Ce qui est malheureux, c'est qu'alors qu'on pourrait garder le bien de chaque exercice, on part toujours trop loin dans une direction fumeuse, une mode pédagogique. Ensuite, le simple retour au bon sens apparaît comme une horrible manoeuvre réactionnaire. Tout juste si, parce qu'on veut faire des dictées et avoir une progression de grammaire cohérente, on ne passe pas pour le Père ou la Mère Fouettard guettant les enfants derrière la porte la badine à la main. Pourtant, les parents sont contents de ce retour à des méthodes cadrées.
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