- JohnMédiateur
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DOCUMENTS
Paysages du ciel (Himmlische Lansdschaft)
traduit de l'allemand par Irène Kuhn et Maryse Staiber
(extrait)
Je me souviens de la visite, aux alentours de 1921, d’un jeune poète qui avait fait la guerre en tant que lieutenant d’artillerie. Fatigué et d’humeur maussade, il rentrait de la Ruhr où quatorze mois durant il avait travaillé dans les mines pour financer ses études. Je le conduisis sur une montagne et lui montrai les trésors de la terre.
Mais à peine la vue sur la vallée du Rhin, les Vosges, le vignoble situé sur les contreforts sud de la Forêt-Noire l’eut-elle saisi pour tenter de l’abstraire de sa réalité à lui, que curieusement le sentiment de liberté fraîchement retrouvée le révolta. Son cerveau d’artilleur se mit en quête d’abris, de points d’orientation ; plongé dans une sorte de folie militaire, il faisait la guerre avec tout un arsenal de canons dans ce jardin immense qui s’offrait à ses yeux. Il repartit sans emporter autre chose que le souvenir de la carte d’état-major quelque peu fantastique d’un champ de bataille, sur laquelle il avait fait toutes sortes d’annotations. Et pourtant la guerre ne l’avait jamais conduit dans ce paysage, il le voyait pour la première fois.
Depuis ce moment-là, je suis certain d’une chose : sur le long et fastidieux chemin du retour, les jeunes soldats ne retrouveront qu’à grand-peine le paysage de jadis, leur enfance. Ils auront quarante ans avant de mettre à nouveau le pied sur une terre innocente, avant de pouvoir à nouveau accueillir le paysage qui les entoure d’un regard libéré de l’expérience de la guerre. C’est sans rapport avec la politique, je dirai même que l’esprit dans lequel un individu a vécu la guerre est sans importance. Pour tout un chacun, la guerre a eu lieu : un paysage lunaire, un séisme scientifiquement provoqué et maîtrisé, un effondrement. Cette guerre, elle a d’abord mis sens dessus dessous tous ceux qui l’ont vécue.
Pour prendre la mesure de l’innocence, de l’aptitude au bonheur que l’on porte en soi, il suffit de faire face au paysage. Même pour les artistes qui ne semblent entretenir aucune relation avec le paysage ou très peu, mettons Dostoïevski ou Raphaël (pour citer deux sommités et deux extrêmes à l’opposé l’un de l’autre), l’œuvre ayant atteint son point culminant se présente comme un paysage mystérieusement transformé, ou encore, pour citer Novalis : l’apparence, l’œuvre, est le « monde intérieur élevé au rang de mystère », mais ce monde intérieur est nécessairement le reflet d’un paysage – celui de l’enfance.
D’autres en revanche, à qui le paysage parle directement et pour qui la rencontre avec le paysage est devenue une seconde nature, le perçoivent comme un être vivant, y décryptent leur vie, l’entendent parler à leur place, se promènent en lui comme s’il s’agissait du Grand Silencieux ou du chœur dramatique qui est tantôt l’ami, tantôt l’ennemi. Et cet échange atteint sa plus grande intensité quand le paysage est celui de la terre natale, quand il se fait l’incarnation des mots et des gestes de nos ancêtres, quand il est le moule maternel qui nous a donné forme.
Dans le sud de la Forêt-Noire se trouve la petite ville thermale de Badenweiler. Comparée à Baden-Baden, elle est comme un petit théâtre de province par rapport à une scène nationale. Elle est empreinte d’une noble simplicité. Quand on se promène sur les chemins forestiers, on aperçoit la Suisse et l’Alsace. Depuis que l’Alsace fait à nouveau partie de la France, c’est un Dreiländereck, le triangle entre trois pays. On y trouve des peupliers, des marronniers et de la vigne. Il y a même des pins et des cyprès ; toute proche, une colline en poste avancé, aujourd’hui couverte d’une splendide forêt de hêtres, s’appelle le Mont des Oliviers, parce que les Romains – qui ont introduit la vigne dans cette région – y avaient planté leurs oliviers. Par la Porte de Bourgogne, entre les Vosges et le Jura, le lieu de passage des grandes invasions barbares, les pensées vagabondent vers l’empire de la lumière et sa côte céleste, en direction de la « Province » romaine : la Provence. Avignon n’est pas plus éloignée que Munich, Marseille pas plus éloignée que Berlin. C’est là que j’ai élu domicile.
Lorsque j’étais encore à la recherche de l’endroit où j’allais m’installer, je fis la connaissance du peintre Emil Bizer ; pour lui, il était clair que cela ne pouvait être qu’ici. Il ne me donna pas de raisons, il m’emmena en promenade. Nous ne parlions pas beaucoup, mais dès le premier jour nous marchions côte à côte comme des amis qui vont retrouver les chemins et les bois de leur enfance. Tout en cheminant du haut du Hochblauen jusque dans la vallée du Rhin, de Fribourg jusqu’à Bâle, Bizer ouvrit pour moi le livre d’images, tournant les pages d’un doigt léger, et il y avait dans ses yeux une gravité sereine et légère qui semblait dire : « Tu te souviens ? » Et quand il était question de Paris ou de Berlin, nous en parlions comme deux Rhénans alémaniques pour qui un séjour à Paris avait été un plaisir et un enrichissement. Un jour, une dame nous accompagnait, et lorsque fut prononcé le mot « Paris », elle entra littéralement en transe, et à la seconde, Bizer et moi fîmes l’éloge de cette ville sobre et imposante qu’est Bâle. Et ainsi, je découvris non seulement un nouveau très beau coin de mon très beau, très vieux pays, mais aussi un vrai camarade.
Nous avons grandi côte à côte, Bizer à droite et moi à gauche du Rhin, dans ce grand jardin qui enclôt les Vosges et la Forêt-Noire et qui forme un tout indivisible, au point que les frontières politiques apparaissent nettement comme une fiction.
C’est le paysage que Grimmelshausen, installé sur un contrefort de la Forêt-Noire, décrit dans son Simplicissimus comme la région, « où la ville de Strasbourg avec sa haute cathédrale resplendit, enclavée comme un cœur dans un corps », et qu’à la fin du xv° siècle Philesius chante joliment dans son poème consacré aux Vosges : « C’est là que pousse un vin très doux sur des collines bénies par le soleil. »
Je crois que tout Badois à qui je lirais à haute voix ce poème sourirait comme quelqu’un à qui on parlerait de son amour familier. D’ailleurs, nous les Alsaciens, nous reconnaîtrons dans les histoires et les poèmes de Johann Peter Hebel et même dans les tableaux de Hans Thoma le reflet de nos collines et de nos vallées. Leur différence ne rend l’air de famille que plus attrayant. Sur la rive gauche du Rhin, les gens sont plus vivants, plus sociables, plus éveillés à tous points de vue, les montagnes sont plus accidentées, plus sauvages. Sur la rive droite, c’est exactement l’inverse. Les montagnes y sont un immense parc grand ouvert, de vénérables lieux de repos et de détente, où toutes les langues du monde ont déjà été parlées, mais les habitants sont plus carrés, moins abordables, souvent encore tout absorbés en eux-mêmes. Pour l’étranger la différence est plus palpable chez les gens ; nous autres Alémaniques, nous la ressentons davantage dans la nature. (Pour reconnaître les différences dans une nature si parfaitement harmonieuse, il faut vraiment y vivre, les différences de tempérament dérangeront plutôt l’étranger.) Par ailleurs, la plupart d’entre nous voient les choses comme ils ont envie de les voir, à savoir sous un angle politique. C’est pourquoi il n’y a pas un seul coin au monde sur lequel on ait écrit autant de bêtises que sur celui-ci.
Voilà ce qu’est le pays alémanique.
C’est ici que je suis né. C’est ici que je suis chez moi. Heimat : le pays natal est pour nous une réalité si vivante, si savoureuse, que nous en oublions les inévitables errances. Les hommes et les circonstances peuvent nous barrer l’accès du pays natal : nous n’en retrouvons plus le chemin, nous le considérons comme perdu. Mais il n’y a que nous, nous seuls, qui lui soyons infidèles, par la force des choses ou par inattention : il nous suffit d’être là, le cœur pur, pour retrouver l’origine.
À diverses reprises dans mon pays, tant à droite qu’à gauche du Rhin, il est arrivé que mon droit de résidence fût contesté – ce n’était pas vraiment un interdit policier, mais moral. Je ne savais pas s’il valait mieux rire ou pleurer de la légèreté de l’individu qui avait atterri par hasard dans ces contrées ou qui avait été abandonné ici comme un vieux rossignol dans un coin de boutique, et qui se plaignait de ce que je foulais du pied la même terre que lui : la terre qui a accueilli les cercueils de tous mes ancêtres et où ils reposent fidèlement, à la place qui est la leur, dans ce grand caveau familial en pays alémanique. Et sur cette terre natale, je me tiens debout, non pas comme un petit entrepreneur ou un fonctionnaire, tout disposé à chercher un nouveau local commercial plus rentable ou à servir un nouveau maître parce que l’ancien est en faillite – mais comme la conscience vivante et le chant vivant de ce pays.
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Paysages du ciel (Himmlische Lansdschaft)
traduit de l'allemand par Irène Kuhn et Maryse Staiber
(extrait)
Je me souviens de la visite, aux alentours de 1921, d’un jeune poète qui avait fait la guerre en tant que lieutenant d’artillerie. Fatigué et d’humeur maussade, il rentrait de la Ruhr où quatorze mois durant il avait travaillé dans les mines pour financer ses études. Je le conduisis sur une montagne et lui montrai les trésors de la terre.
Mais à peine la vue sur la vallée du Rhin, les Vosges, le vignoble situé sur les contreforts sud de la Forêt-Noire l’eut-elle saisi pour tenter de l’abstraire de sa réalité à lui, que curieusement le sentiment de liberté fraîchement retrouvée le révolta. Son cerveau d’artilleur se mit en quête d’abris, de points d’orientation ; plongé dans une sorte de folie militaire, il faisait la guerre avec tout un arsenal de canons dans ce jardin immense qui s’offrait à ses yeux. Il repartit sans emporter autre chose que le souvenir de la carte d’état-major quelque peu fantastique d’un champ de bataille, sur laquelle il avait fait toutes sortes d’annotations. Et pourtant la guerre ne l’avait jamais conduit dans ce paysage, il le voyait pour la première fois.
Depuis ce moment-là, je suis certain d’une chose : sur le long et fastidieux chemin du retour, les jeunes soldats ne retrouveront qu’à grand-peine le paysage de jadis, leur enfance. Ils auront quarante ans avant de mettre à nouveau le pied sur une terre innocente, avant de pouvoir à nouveau accueillir le paysage qui les entoure d’un regard libéré de l’expérience de la guerre. C’est sans rapport avec la politique, je dirai même que l’esprit dans lequel un individu a vécu la guerre est sans importance. Pour tout un chacun, la guerre a eu lieu : un paysage lunaire, un séisme scientifiquement provoqué et maîtrisé, un effondrement. Cette guerre, elle a d’abord mis sens dessus dessous tous ceux qui l’ont vécue.
Pour prendre la mesure de l’innocence, de l’aptitude au bonheur que l’on porte en soi, il suffit de faire face au paysage. Même pour les artistes qui ne semblent entretenir aucune relation avec le paysage ou très peu, mettons Dostoïevski ou Raphaël (pour citer deux sommités et deux extrêmes à l’opposé l’un de l’autre), l’œuvre ayant atteint son point culminant se présente comme un paysage mystérieusement transformé, ou encore, pour citer Novalis : l’apparence, l’œuvre, est le « monde intérieur élevé au rang de mystère », mais ce monde intérieur est nécessairement le reflet d’un paysage – celui de l’enfance.
D’autres en revanche, à qui le paysage parle directement et pour qui la rencontre avec le paysage est devenue une seconde nature, le perçoivent comme un être vivant, y décryptent leur vie, l’entendent parler à leur place, se promènent en lui comme s’il s’agissait du Grand Silencieux ou du chœur dramatique qui est tantôt l’ami, tantôt l’ennemi. Et cet échange atteint sa plus grande intensité quand le paysage est celui de la terre natale, quand il se fait l’incarnation des mots et des gestes de nos ancêtres, quand il est le moule maternel qui nous a donné forme.
Dans le sud de la Forêt-Noire se trouve la petite ville thermale de Badenweiler. Comparée à Baden-Baden, elle est comme un petit théâtre de province par rapport à une scène nationale. Elle est empreinte d’une noble simplicité. Quand on se promène sur les chemins forestiers, on aperçoit la Suisse et l’Alsace. Depuis que l’Alsace fait à nouveau partie de la France, c’est un Dreiländereck, le triangle entre trois pays. On y trouve des peupliers, des marronniers et de la vigne. Il y a même des pins et des cyprès ; toute proche, une colline en poste avancé, aujourd’hui couverte d’une splendide forêt de hêtres, s’appelle le Mont des Oliviers, parce que les Romains – qui ont introduit la vigne dans cette région – y avaient planté leurs oliviers. Par la Porte de Bourgogne, entre les Vosges et le Jura, le lieu de passage des grandes invasions barbares, les pensées vagabondent vers l’empire de la lumière et sa côte céleste, en direction de la « Province » romaine : la Provence. Avignon n’est pas plus éloignée que Munich, Marseille pas plus éloignée que Berlin. C’est là que j’ai élu domicile.
Lorsque j’étais encore à la recherche de l’endroit où j’allais m’installer, je fis la connaissance du peintre Emil Bizer ; pour lui, il était clair que cela ne pouvait être qu’ici. Il ne me donna pas de raisons, il m’emmena en promenade. Nous ne parlions pas beaucoup, mais dès le premier jour nous marchions côte à côte comme des amis qui vont retrouver les chemins et les bois de leur enfance. Tout en cheminant du haut du Hochblauen jusque dans la vallée du Rhin, de Fribourg jusqu’à Bâle, Bizer ouvrit pour moi le livre d’images, tournant les pages d’un doigt léger, et il y avait dans ses yeux une gravité sereine et légère qui semblait dire : « Tu te souviens ? » Et quand il était question de Paris ou de Berlin, nous en parlions comme deux Rhénans alémaniques pour qui un séjour à Paris avait été un plaisir et un enrichissement. Un jour, une dame nous accompagnait, et lorsque fut prononcé le mot « Paris », elle entra littéralement en transe, et à la seconde, Bizer et moi fîmes l’éloge de cette ville sobre et imposante qu’est Bâle. Et ainsi, je découvris non seulement un nouveau très beau coin de mon très beau, très vieux pays, mais aussi un vrai camarade.
Nous avons grandi côte à côte, Bizer à droite et moi à gauche du Rhin, dans ce grand jardin qui enclôt les Vosges et la Forêt-Noire et qui forme un tout indivisible, au point que les frontières politiques apparaissent nettement comme une fiction.
C’est le paysage que Grimmelshausen, installé sur un contrefort de la Forêt-Noire, décrit dans son Simplicissimus comme la région, « où la ville de Strasbourg avec sa haute cathédrale resplendit, enclavée comme un cœur dans un corps », et qu’à la fin du xv° siècle Philesius chante joliment dans son poème consacré aux Vosges : « C’est là que pousse un vin très doux sur des collines bénies par le soleil. »
Je crois que tout Badois à qui je lirais à haute voix ce poème sourirait comme quelqu’un à qui on parlerait de son amour familier. D’ailleurs, nous les Alsaciens, nous reconnaîtrons dans les histoires et les poèmes de Johann Peter Hebel et même dans les tableaux de Hans Thoma le reflet de nos collines et de nos vallées. Leur différence ne rend l’air de famille que plus attrayant. Sur la rive gauche du Rhin, les gens sont plus vivants, plus sociables, plus éveillés à tous points de vue, les montagnes sont plus accidentées, plus sauvages. Sur la rive droite, c’est exactement l’inverse. Les montagnes y sont un immense parc grand ouvert, de vénérables lieux de repos et de détente, où toutes les langues du monde ont déjà été parlées, mais les habitants sont plus carrés, moins abordables, souvent encore tout absorbés en eux-mêmes. Pour l’étranger la différence est plus palpable chez les gens ; nous autres Alémaniques, nous la ressentons davantage dans la nature. (Pour reconnaître les différences dans une nature si parfaitement harmonieuse, il faut vraiment y vivre, les différences de tempérament dérangeront plutôt l’étranger.) Par ailleurs, la plupart d’entre nous voient les choses comme ils ont envie de les voir, à savoir sous un angle politique. C’est pourquoi il n’y a pas un seul coin au monde sur lequel on ait écrit autant de bêtises que sur celui-ci.
Voilà ce qu’est le pays alémanique.
C’est ici que je suis né. C’est ici que je suis chez moi. Heimat : le pays natal est pour nous une réalité si vivante, si savoureuse, que nous en oublions les inévitables errances. Les hommes et les circonstances peuvent nous barrer l’accès du pays natal : nous n’en retrouvons plus le chemin, nous le considérons comme perdu. Mais il n’y a que nous, nous seuls, qui lui soyons infidèles, par la force des choses ou par inattention : il nous suffit d’être là, le cœur pur, pour retrouver l’origine.
À diverses reprises dans mon pays, tant à droite qu’à gauche du Rhin, il est arrivé que mon droit de résidence fût contesté – ce n’était pas vraiment un interdit policier, mais moral. Je ne savais pas s’il valait mieux rire ou pleurer de la légèreté de l’individu qui avait atterri par hasard dans ces contrées ou qui avait été abandonné ici comme un vieux rossignol dans un coin de boutique, et qui se plaignait de ce que je foulais du pied la même terre que lui : la terre qui a accueilli les cercueils de tous mes ancêtres et où ils reposent fidèlement, à la place qui est la leur, dans ce grand caveau familial en pays alémanique. Et sur cette terre natale, je me tiens debout, non pas comme un petit entrepreneur ou un fonctionnaire, tout disposé à chercher un nouveau local commercial plus rentable ou à servir un nouveau maître parce que l’ancien est en faillite – mais comme la conscience vivante et le chant vivant de ce pays.
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