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Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (abrégé Krisis dans la suite du texte et les notes), Paris, Gallimard, 1976, traduction française et préface de Gérard Granel.[/b]
Edmund Husserl (8 avril 1859 - 26 avril 1938) est un philosophe, logicien et mathématicien allemand, fondateur de la phénoménologie, qui eut une influence majeure sur l'ensemble de la philosophie du XXème siècle.
"La crise de l'existence européenne n'a que deux issues : soit la décadence de l'Europe devenant étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l'hostilité à l'esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l'Europe à partir de l'esprit de la philosophie, grâce à l'héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger pour l'Europe est la lassitude. Luttons avec tout notre zèle contre ce danger des danger, en bons Européens que n'effraye pas même un combat infini et, de l'embrasement anéantissant de l'incroyance, du feu se consumant du désespoir devant la mission humanitaire de l'Occident, des cendres de la grande lassitude, le phénix d'une intériorité de vie et d'une spiritualité nouvelles ressuscitera, gage d'un avenir humain grand et lointain : car seul l'esprit est immortel." (Edmund Husserl, La crise de l'humanité européenne et la philosophie, p.78)
Aux élèves :
Vous pouvez soit vous "attaquer" directement au texte de Husserl ou bien commencer par le lecture de la conférence de Vienne qui constitue la "cellule initiale" (une trentaine de pages) du "testament philosophique" de Husserl.
Le texte intégral est paru chez Hatier (textes philosophiques, profil n° 754, sous le titre La Crise de l'humanité européenne et la philosophie) accompagné de repères biographiques et historiques, d'un aperçu des thèmes essentiels de la pensée de Husserl et d'un commentaire de Natalie Depraz.
Il s'agit du manuscrit de la conférence de Vienne et de sa version dactylographiée, éditée chez Aubier-Montaigne en 1949, traduite par Paul Ricoeur et épuisée à ce jour.
"la crise des sciences européennes" : cette expression est la première partie du titre du dernier ouvrage de Husserl, écrit entre 1934 et 1937 et non publié de son vivant, intitulé La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, traduction française et préface de Gérard Granel (abrégé Krisis dans la suite du texte et des notes)
Prononcée le 5 mai 1935 au Kulturbund, la conférence de Vienne, intitulée La crise de l'humanité européenne et la philosophie, en est donc la première trace publique, les conférences de Prague prononcées la même année, prolongent et approfondissent cette "cellule originaire" qui aboutira à la Krisis.
Pour Husserl, la crise des sciences exprime la crise des valeurs qui déchire l'Europe des années trente. Husserl ne sépare pas crise des sciences et crise éthico-politique, il cherche à décrire d'un point de vue phénoménologique, en son unité, la crise que vit l'Europe. Selon lui, en effet, la crise est une et seul un retour réflexif sur l'état des sciences peut permettre d'en élucider le sens.
Présentant au sein d'un paragraphe introductif le thème de sa conférence, Husserl annonce qu'il le traitera en approfondissant le sens de la notion d'humanité et en l'éclaircissant de façon nouvelle à l'aide de la démarche historico-téléologique.
Dans la première partie du texte, Husserl confère une importance décisive à l'articulation entre la philosophie et les sciences qu'il définit comme un rapport de fondation. Une partie importante de sa réflexion est ensuite consacrée à la différenciation de la science entre "science de la nature" et "science de l'esprit", question qui réapparaît à la fin.
Questions (aide au commentaire de texte) :
1) Quel thème Husserl se propose-t-il de traiter dans cette conférence ?
2) De quel point de vue Husserl se propose-t-il de traiter ce thème ?
3) Quelle différence y a-t-il, selon lui, entre la médecine comme science de la nature et l'art de la médecine naturelle ?
4) Quel est l'objet des sciences de l'esprit ?
5) Pourquoi les sciences de l'esprit échouent-t-elles à remplir la tâche qu'exercent les sciences de la nature ?
6) Le mot "nature" avait-il le même sens pour les anciens Grecs que pour nous ?
7) La notion de monde environnant (Umwelt) a-t-elle un sens en dehors de la sphère de l'esprit ?
8) Pourquoi est-il absurde de vouloir expliquer les sciences de la nature en tant qu'événement historique selon la méthode des sciences de la nature ?
9) Expliquez : "Il n'y a pas de zoologie des peuples".
10) En quoi consiste l'attitude originaire de l'Europe spirituelle ?
11) Quelle est la propriété remarquable de la philosophie ?
12) En quoi le culture européenne a-t-elle le sens d'une révolution de l'historicité ? En quoi consiste cette révolution ?
13) Comment se pose la question de la vérité dans la pensée grecque ?
14) Qu'est-ce qui caractérise la communauté philosophique ?
15) La philosophie est-elle liée à un milieu ou à une nation ?
16) Quel est le rapport de la philosophie à la tradition ?
17) Quel est le rôle du philosophe dans une humanité européenne ?
18) La philosophie est-elle une sagesse ?
19) Quelle est la source de "toutes les détresses" ?
20) Comment la philosophie transcendantale peut-elle surmonter l'objectivisme ?
21) Quelles sont pour Husserl, au moment où il prononce cette conférence, les deux issues possibles de la crise européenne ?
Éléments de réponses :
Husserl se propose de traiter du thème de la crise de l'humanité (et de la conscience) européenne. Il va donc lui falloir définir ce qu'est l'Europe (s'il existe une entité autre que géographique appelée "Europe"), si cette entité est dotée d'une conscience, en quoi et pourquoi cette conscience est en crise au moment où il parle. Pour Husserl, les termes "humanité européenne", "conscience européenne", "sciences européennes" et "raison européenne" sont analogiques.
La situation personnelle de Husserl au moment où il prononce cette conférence (à Vienne, en Autriche qui est encore un pays indépendant de l'Allemagne, puis à Prague) est particulièrement dramatique puisqu'en tant que juif, il ne peut plus ni enseigner, ni parler dans son propre pays où les nazis ont pris le pouvoir depuis 1933 et s'appliquent à persécuter les juifs et à éliminer tous ceux qu'ils considèrent comme suspects (sociaux-démocrates, communistes, mais aussi catholiques et protestants anti nazis). Ce contexte explique le caractère souvent allusif du texte de la conférence de Vienne et bien entendu le fait que la Krisis n'ait pas été publiée du vivant de l'auteur.
L'université de Californie a proposé à Husserl de venir donner des conférences (avec la possibilité de rester aux États-Unis), mais Husserl a refusé obstinément. Il pense que sa place est en Allemagne, au cœur de la crise européenne et nulle part ailleurs. On peut rapprocher cette attitude courageuse et digne de celle de Bergson, en France, quelques années plus tard.
On peut difficilement par ailleurs passer sous silence l'attitude de son collaborateur le plus proche, Martin Heidegger, qui, par conviction, par sottise ("Dumbheit", comme il le dira après la guerre) ou par arrivisme adhère au Parti national socialiste pour pouvoir devenir recteur de l'université de Fribourg, d'où Husserl a été chassé par les nazis (mais non par Heidegger lui--même comme on l'a parfois affirmé) en raison de ses origines juives. Une autre explication possible de l'attitude de Heidegger est qu'il ait cru sincèrement qu'on lui permettrait de réaliser la grande réforme de l'université allemande dont il trace les contours dans son Discours du Rectorat (Die Selbstbehauptung der deutschen Universität, L'auto-affirmation de l'université allemande, 1933, TER bilingue, traduit de l'allemand par Gérard Granel)
Note : Lors des élections de 1932, Heidegger vote pour le NSDAP, et y adhère l'année suivante. Le 21 avril 1933, il est élu recteur de l'Université de Fribourg trois mois après l'avènement de Hitler comme chancelier du Reich (le 10 janvier 1933). Il prononce le fameux Discours du Rectorat, qui lui sera constamment opposé. En désaccord sur l'idéologie politique du national-socialisme, qui ne correspondrait pas avec l'idéal philosophique qui est le sien, il démissionne de ses fonctions administratives le 21 avril 1934 mais poursuit son enseignement jusqu'en 1944 où il est réquisitionné dans la milice en tant que "professeur non-indispensable".
On peut donc dire que la "crise de la conscience européenne" n'est pas une crise purement intellectuelle. Elle ne touche pas seulement la sphère des sciences, mais la société tout entière dans ses fondations. La crise de la science est un symptôme, au sens médical du terme de la crise généralisée qui secoue l'Europe et qui se manifeste de manière spectaculaire sur le plan économique par la crise de 1929 (venue des États-Unis, mais pour Husserl, les États-Unis font partie de l'Europe spirituelle), sur le plan éthico-politique par les persécutions antisémites et la montée des totalitarismes.
Husserl se propose d'analyser les causes de cette crise (qui est en réalité une crise de la raison) en remontant aux origines de l'Europe dont il va chercher à montrer qu'elles déterminent, à la manière d'une "entéléchie" son "destin". Cette approche, Husserl la nomme "historico-téléologique". Le mot français "Histoire" signifie deux choses en allemand, l'étude du passé de l'humanité (Historie) et le devenir humain proprement dit (Geschichte).
Il ne s'agit pas, pour Husserl, de chercher dans l'histoire de l'Europe des "causes" prochaines ou lointaines de la crise actuelle, mais de chercher à comprendre cette crise à la lumière d'un fondement originel qui contient en quelque sorte "en germe" le développement (scientifique, technique, politique, éthique, économique...) de l'Europe, son allure propre.
De même, il ne s'agit pas de définir l'Europe à partir des pays qui la composent, en tant qu'entité géographique dotée de frontières et opposée à d'autres entités géographiques (l'Inde, la Chine, l'Asie...), mais à partir de son identité spirituelle.
Cette démarche (phénoménologique), Husserl l'a nommée "intuition éidétique", "saisie des essences" (Wesenschau)
"Entéléchie" : du grec entelecheia, ce terme désigne le processus d'actualisation et de perfectionnement qui confère une forme à la matière. La problématique husserlienne se situe sur le plan de l'histoire au sens de Geschichte (devenir) et non sur le plan de la nature, comme chez Aristote. La téléologie de l'histoire implique une saisie intentionnelle et compréhensive des événements par la phénoménologie. Téléologie équivaut donc à "devenir spirituel" de l'histoire comprise phénoménologiquement comme "filiation de sens".
Intuition éidétique : l'adjectif "éidétique" est dérivé du grec eidos qui, chez Platon, signifie "forme", "idée", "essence". "Intuition éidétique" est synonyme d'intuition des essences. Par exemple tout triangle est par essence composé de trois angles. Le fait pour un trangle d'être rectangle, isocèle ou équilatéral est inessentiel.
Europe : L’analyse la plus répandue de ce mot le considère comme une composition des mots grecs eurýs (εὐρύς, « large »), la racine Ok, « œil » ; ṓps, (ὤψ, « le regard », qui finit par se généraliser dans le sens d'« aspect ».
La première mention connue du mot provient néanmoins d'une stèle assyrienne qui distingue les rivages de la mer Égée par deux mots phéniciens : Ereb, le « couchant », et Assou, le « levant ». L'origine des noms grecs Eurôpê et Asia se trouve vraisemblablement dans ces deux termes sémitiques.
Les marins phéniciens désignaient ainsi les deux rives opposées de la Grèce actuelle et de l'Anatolie (Ἀνατολή signifiant pareillement, en grec, le levant). En grec, dans un hymne à Apollon datant d’environ 700 avant notre ère, Eurôpê représente encore, comme Ereb, le simple littoral occidental de l’Égée. La mythologie grecque perpétue l’origine sémitique du mot en en faisant le nom d’une princesse phénicienne.
Dans son acception géographique, le mot a signifié d'abord la Grèce continentale. La première fois que le terme « Europe » est mentionné dans les écrits pour désigner un continent, c'est vers 590 avant J.-C par Hésiode dans sa Théogonie. Depuis l'année 500 avant J.-C, sa signification comprend toutes les terres au Nord.
(d'après l'encyclopédie en ligne wikipedia)
Pour cerner l'essence de l'Europe, Husserl se sert de l'exemple de la médecine.Toutes les civilisations, toutes les cultures possèdent des savoirs et des pratiques destinés à soigner et à guérir les maladies. Husserl n'entend pas établir de hiérarchie entre les cultures et entre les médecines dites "naturelles" et la médecine comme "science de la nature", mais à cerner ce qui fait leur essence.
Les médecines naturelles reposent sur l'observation et l'expérience (au sens de transmission d'une mémoire, d'un savoir ancestral, d'une expertise empirique concernant, par exemple les propriétés des plantes), la médecine comme "science de la nature", qui ne s'est véritablement développée en Europe qu'à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle (pensez à la satire des médecins du XVIIème siècle dans les pièces de Molière) est une médecine basée sur l'observation en tant qu'auscultation des symptômes (invention du stéthoscope par Laënnec), mais aussi sur l'expérimentation (Pasteur, Claude Bernard) et sur des bases théoriques : l'anatomie et la physiologie qui reposent à leur tour sur la physique et la chimie.
La médecine occidentale moderne est une lointaine héritière moins d'un savoir que d'une attitude face au monde, née en Grèce, vers le Vème siècle avant Jésus-Christ et illustrée par Hippocrate). Au lieu de chercher à guérir le patient en le réintégrant dans un ordre cosmique (religieux) altéré, elle commence à se séparer d'une conception religieuse (mythique) de la maladie pour analyser ses causes naturelles et ses effets.
Note sur la médecine dans la Grèce antique :
Probablement inspirée par la médecine égyptienne, la médecine en Grèce antique est censée remonter à l'époque homérique. Elle ne prend toutefois son véritable essor qu'au Vème siècle av. J.-C avec Hippocrate.
L'enseignement qui ressort du Corpus hippocratique apporte trois innovations qui marqueront durablement la médecine occidentale.
Observation et raisonnement
Premièrement, Hippocrate écarte les considérations religieuses. Ainsi, l'auteur de Sur la maladie sacrée entreprend de montrer que l'épilepsie, appelée alors « maladie sacrée », n'est pas « plus divine ou plus sacrée que n'importe quelle autre maladie. »
Sa preuve est simple : la maladie ne s'en prend qu'aux « flegmatiques » or, si la maladie était véritablement une visitation divine, tous devraient pouvoir en être atteints. « Toutes les maladies sont divines et toutes sont humaines », conclut l'auteur.
La médecine hippocratique est fondée, de manière générale, sur l'observation et le raisonnement. Les Épidémiques comprennent ainsi des séries d'observations quotidiennes effectuées par le médecin sur son patient : il commence par décrire précisément les symptômes puis observe jour après jour l'état général (calme, agitation) en veille et pendant le sommeil. Son examen porte aussi sur l'état de la langue, l'urine et les selles. Un effort de rationalisation est fait : on distingue fièvre continue, fièvre quotidienne, fièvre tierce ou quarte suivant le rythme observé dans les poussées de fièvre.
Un cadre théorique
Deuxièmement, l'enseignement hippocratique tente de se donner un cadre théorique. Le plus connu est la théorie des humeurs (bile jaune, bile noire ou atrabile, phlegme ou lymphe et sang), dont le déséquilibre cause maladie physique mais aussi trouble psychique. Œuvre de Polybe, gendre et disciple d'Hippocrate, cette théorie sera répandue ensuite par Galien. On sait que d'autres attribuent la cause des maladies aux déséquilibres entre le chaud et le froid, le sec et l'humide dans le corps ; on cite également d'autres humeurs : sang, bile, eau et phlegme, par exemple. Cependant, d'autres auteurs comme ceux de Sur l'ancienne médecine ou Sur la nature de l'homme mettent en garde contre toute tentation de simplification excessive : pour eux, le médecin doit avant tout agir et réfléchir de manière empirique.
Outre la recherche des grandes causes des maladies, les médecins hippocratiques s'intéressent à des problèmes de nature plutôt théorique, comme la croissance biologique (comment l'alimentation aboutit-elle à une croissance du corps ?) et la reproduction (comment la semence peut-elle donner naissance à un être complet ?). Sur un plan plus pratique, ils étudient le fonctionnement du corps humain, faisant ainsi considérablement progresser l'anatomie. Pour ce faire, ils se fondent surtout sur des connaissances cliniques : ainsi, la connaissance des os et des tendons se fonde probablement sur l'étude des entorses et autres luxations. Les médecins recourent également, dès cette époque, à la dissection, mais la pratique reste très marginale.
Une déontologie
Enfin, l'enseignement hippocratique repose sur une véritable déontologie médicale, exprimée dans les traités Sur l'ancienne médecine, Sur la bienséance, Sur le médecin, les Préceptes et surtout le célèbre Serment d'Hippocrate, qui commence ainsi :
« Je jure par Apollon, médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin que je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le serment et l'engagement suivant. (…) Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m'abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison, si on m'en demande, ni ne prendrai l'initiative d'une pareille suggestion ; semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif. Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans l'innocence et la pureté… »
Les médecins hippocratiques soignent tous les malades, les personnes libres comme les esclaves, les riches comme les pauvres, les hommes comme les femmes, les citoyens comme les étrangers. « Là où est l'amour des hommes, là est aussi l'amour de l'art », déclare l'un des aphorismes d'Hippocrate. (d'après l'encyclopédie en ligne wikipedia)
Ce n'est évidemment pas un hasard si Husserl prend l'exemple de la médecine pour tenter de saisir l'essence de la culture européenne (occidentale) puisqu'il s'agit de déterminer la cause de la crise qu'elle traverse comme symptôme d'une maladie.
Husserl suggère que la science occidentale ne peut rien dire de cette maladie. Il convient de souligner ici que Husserl n'est pas un philosophe "romantique", partisan de l'irrationnel contre la science. Il est lui-même un homme de science et de raison, un philosophe et un mathématicien (sa thèse de doctorat en mathématiques, en 1883, porte sur le concept de nombre).
Husserl reproche à la science moderne :
a) de s'être détachée de ce que Descartes appelait "l'arbre de la philosophie" et en particulier de la métaphysique : la science moderne ne s'interroge pas sur le sens.
Note : "Ainsi toute la Philosophie est comme un arbre dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale ; j'entends la plus haute et la plus parfaite Morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la Sagesse."
Descartes, Principes de la philosophie (sélection), lettre-préface, Paris, Vrin, 2009, p. 260.
b) de ne pas s'interroger sur ses procédures. C'est dans ce sens (husserlien) que Heidegger ira jusqu'à dire que "la science ne pense pas". Le naturalisme, l'objectivisme croient que la science, qui est une construction de l'esprit, a affaire à des "faits" sans s'interroger sur la manière dont "ces faits sont faits".
c) d'avoir creusé un fossé infranchissable entre elle (le monde de la science) et le monde de la vie, le monde environnant (de la vie) (Lebenswelt, Lebens-umwelt).
Note : le concept de "monde de la vie" naît chez Husserl d'un refus de plus en plus accusé de l'abstraction que secrètent la logique et les sciences positives. Le "monde de la vie" offre au phénoménologue un mode d'accès inédit à ce qu'il y a d'unitaire et d'originaire dans l'expérience. Cette unité est préalable à l'opposition d'un pôle objectif et d'un pôle subjectif, c'est-à-dire aussi à celle des sciences de la nature et des sciences de l'esprit.
d) de partir de présupposés tels qu'ils rendent impossible d'établir une "science de l'esprit", distincte des "sciences de la nature".
Notes :
Le positivisme : ce terme désigne un ensemble de courants qui considère que seules l'analyse et la connaissance des faits réels vérifiés par l'expérience peuvent expliquer les phénomènes du monde sensible. La certitude en est fournie exclusivement par l'expérience scientifique. Il rejette l'introspection, l'intuition et toute approche métaphysique pour expliquer la connaissance des phénomènes. Le positivisme est aussi appelé empirisme logique. Il a fortement marqué la plupart des domaines de la pensée occidentale du XIXème siècle.
Le positivisme d'Auguste Comte affirme :
- que l'esprit scientifique (ou positif) va, par une loi invincible du progrès de l'esprit humain, remplacer les croyances théologiques ou les explications métaphysiques. En devenant "positif", l'esprit renonce à la question "pourquoi ?", c'est-à-dire à chercher une explication absolue des choses. Il se limite au "comment", c'est-à-dire à la formulation des lois de la nature, en dégageant, par le moyen d'observations et d'expériences répétées, les relations constantes qui unissent les phénomènes.
- qu'il est possible de présenter un tableau encyclopédique des sciences : après les mathématiques, l'astronomie, la physique, la chimie et la biologie, c'est à la sociologie dont Auguste Comte invente le nom, d'entrer enfin dans le domaine du savoir positif. Ces six disciplines constituent le système unifié et achevé de la connaissance.
- qu'à cet âge de la science (qui est aussi l'âge industriel) doivent correspondre une politique, fondée sur une organisation rationnelle de la société, et aussi une nouvelle religion sans Dieu : la religion de l'Humanité. (La pratique de la philosophie, AZ Lycée, Hatier)
Le scientisme :
Le scientisme est une idéologie apparue au XIXe siècle selon laquelle la science expérimentale est le seul mode de connaissance valable, ou, du moins, supérieur à toutes les autres formes d'interprétation du monde.
Le scientisme veut, selon la formule d'Ernest Renan (1823-1892), « organiser scientifiquement l'humanité ». Il s'agit donc d'une foi dans l'application des principes et méthodes de la science expérimentale dans tous les domaines.
Dans cette perspective, il n'existe pas de vérités philosophiques, religieuses ou morales supérieures aux théories scientifiques. Seul compte ce qui est "scientifiquement" démontré (la science supérieure pouvant être, selon les cas, la mathématique, la physique, la biologie, ou autre).
Le politique doit aussi s'effacer devant la gestion « scientifique » des problèmes sociaux et toute querelle ne peut dès lors que relever de l'ignorance ou d'une volonté de nuire : il existerait pour chaque problème une solution optimale s'imposant universellement sans que la volonté, les desiderata ou la subjectivité d'un décideur ni des populations concernées aient à intervenir ou à être pris en compte.
Le scientisme accorde une grande importance à l'éducation qui, en libérant le plus grand nombre des illusions métaphysiques et théologiques, rend possible une gestion supposée rationnelle de la société. De même que Platon voulait que les rois fussent philosophes, les scientistes les plus radicaux estiment que le pouvoir politique doit être confié à des savants et non à des politiciens élus ou non et à leurs bureaucrates. Cette conception, qu'on peut rapprocher de la technocratie, est donc plus proche d'une aristocratie ("gouvernement par les meilleurs") que d'une démocratie : une solution « scientifique » élaborée par des experts compétents n'a pas à être discutée, sinon par d'autres experts. Cette perspective enthousiasma Renan, mais inquiéta plus tard sérieusement Bernanos (La France contre les robots).
La science moderne ne peut donc pas guérir la conscience européenne, car elle est elle-même l'une des causes de cette crise (elle est d'ailleurs elle-même en crise, faute de s'être interrogée sur son essence : elle n'est pas un ensemble de faits, mais une émanation de l'esprit humain - comme le montrent les incertitudes de la physique quantique). La science est incapable de guérir la conscience européenne, elle n'a rien à nous dire concernant les problèmes fondamentaux de l'existence et loin d'être "neutre" elle peut être, dans ses applications techniques, un puissant auxiliaire de la barbarie.
Lorsqu'un homme de science s'interroge sur la science, comme Jacques Monod ou Axel Kahn, il échappe à la critique de Husserl. Husserl ne reproche pas aux savants de faire de la science, mais de faire de la science sans s'interroger sur ce qu'ils font. Cette réflexion sur la science s'appelle "l'épistémologie" (du grec épistémé = savoir, réflexion sur le savoir)
Parmi les reproches que l'on peut faire à la science moderne et à ses présupposés (le scientisme, le positivisme, l'objectivisme, issus de la pensée du XIXème siècle), le plus grave porte sur sa façon de considérer l'homme, l'esprit humain (qui est pourtant le sujet de la science) comme un objet du monde parmi d'autres : "C'est un contresens que de vouloir appréhender la nature comme étant en soi étrangère à l'esprit, et ensuite, d'asseoir la science de l'esprit sur la science de la nature en prétendant ainsi la rendre exacte." (p. 53).
Husserl se réfère ici à Franz Brentano (1838-1917) auquel Husserl reprend le concept "d'intentionnalité" et qui définit la psychologie comme "science des phénomènes de l'esprit" (Psychologie, p. 18). Brentano propose des critères pour distinguer les phénomènes de l'esprit des phénomènes de la nature : les phénomènes de l'esprit sont l'objet exclusif de la perception interne, ils apparaissent toujours comme unité et ils sont toujours intentionnellement dirigés vers un objet.
La critique de Husserl vise en particulier la psychologie expérimentale et le "behaviorisme" qui prétendent assimiler psychologie (étymologiquement la science de la psyché, de l'âme) aux sciences de la nature en éliminant de la vie psychique tout ce qui n'est pas observable, et non seulement la psychologie, mais l'ensemble des sciences humaines : la sociologie (Durkheim, par exemple, préconisant de traiter les faits sociaux comme des choses), ainsi que l'Histoire.
Husserl se réfère à Wilhelm Dilthey (1833-1911), historien, psychologue, sociologue et philosophe allemand. Dilthey distingue les sciences de la nature des sciences de l'esprit (la psychologie, la sociologie, l'Histoire) quant à leur objet et à leur méthode.
Les recherches de Dilthey l'ont conduit à une réflexion épistémologique sur la compréhension dont relèvent les sciences de l'esprit (Geisteswissenschaft) et l'explication dont relèvent les sciences de la nature. Les sciences de la nature requièrent une méthode explicative de type causal fondée sur un déterminisme de principe, les sciences de l'esprit sont dirigées par une démarche compréhensive qui privilégie le sens de l'expérience vécue. : on explique (Erklären) la nature, on comprend (Verstehen) la vie psychique.
Fondateur de la "sociologie compréhensive", Dilthey sépare les sciences de l'esprit des sciences de la nature. Selon lui, les sciences humaines subjectives devraient être centrées sur une "réalité-humaine-sociale-historique". A ses yeux, l'étude des sciences humaines subjectives implique l'interaction de l'expérience personnelle, la compréhension réflexive de l'expérience et l'empreinte de l'esprit dans les gestes, les mots et l'art. Dilthey soutenait que tout enseignement doit être envisagé à la lumière de l'histoire sans laquelle la connaissance et la compréhension ne sauraient être que partielles.
La réussite des sciences de la nature (astronomie, physique, chimie, biologie) sont incontestables parce que leurs méthodes : hypothèse, expérimentation, vérification, induction sont éprouvées et qu'elles sont parfaitement adaptées aux objets qu'elles étudient.
Il n'en est pas de même des sciences de l'esprit auxquelles les procédures et les méthodes des sciences de la nature ne conviennent pas parce que l'esprit n'est pas un objet du monde.
Les sciences de l'esprit s'occupent tout autant de la vie spirituelle individuelle que de la communauté (Gemeinschaft), ressaisie comme lieu spirituel commun, qu'il s'agisse de la famille, d'une corporation, de la nation ou d'un ensemble d’États.
"Descartes n’est pas seulement le fondateur de la philosophie moderne, il est aussi celui du dualisme ; il n’a pas seulement entrevu la nécessité d’un retour à l’Ego, il a commis l’erreur de psychologiser celui-ci. Il est le père de ce contresens fondamental qu’est, selon Husserl, le "réalisme transcendantal".
Le doute de Descartes, dans la Première Méditation, constitue une sorte d’épochè phénoménologique (une mise entre parenthèse du monde qui doit nous donner accès à la vie de la subjectivité). Mais Descartes manque l’Ego transcendantal, dans la mesure où il en fait une chose, une âme, une partie du monde, dans la seconde Méditation.
Or, pour Husserl, ce qui constitue le sens du monde, à savoir la subjectivité, ne peut être une partie du monde.
Ainsi, dans la Krisis, le long § 9 consacré à Galilée est suivi d’une analyse du dualisme, qui en est le complément logique, et qui constitue le fondement de la psychologie moderne. Le dualisme est présent en germe dans la pensée de Galilée, dans la mesure où il reconduit à la subjectivité toutes les qualités sensibles. Mais c’est Descartes qui lui donne une forme philosophique achevée : en face de la nature étendue, du monde des corps, on trouve une res cogitans ; celle-ci est comme le résultat de l’abstraction de Galilée qui a donné lieu à "l’idée d’une nature en tant que monde-des-corps réellement séparé et fermé sur soi ".
S’ensuit une mutation de l’idée de monde : "Le monde se dissocie pour ainsi dire en deux mondes : nature et monde-du-psychologique dont le second à vrai dire ne s’élève pas à la consistance d’un être-monde, à cause de la façon dont il est relié à la nature".
La physique moderne semble donc appeler une psychologie, mais celle-ci est alors condamnée à suivre le modèle de la physique : "La dissociation et la mutation-de-sens du monde fut la conséquence, parfaitement saisissable, d’un fait en réalité inévitable au commencement de l’époque moderne : le rôle de modèle tenu par la méthode de la science de la nature, ou, en d’autres termes, par la rationalité physique » (Krisis, p. 70).
Le dualisme de Descartes a donc bien un double sens : il est retour à la subjectivité, mais il est aussi manifestation du rationalisme objectiviste qui rend possible une "psychologie naturaliste", qui elle-même donne lieu à une forme de scepticisme, et rend incompréhensibles les opérations de la subjectivité." (Jonathan Racine, doctorant en philosophie, La place de Descartes dans l'analyse husserlienne de la crise des sciences et de la philosophie, 2009)
La cause historiale de la crise de la science européenne (en tant que symptôme de la conscience, de la raison et de l'humanité européennes) est le divorce entre la science et la philosophie qui s'est accompli au XVIIIème siècle, le siècle de la Raison et des Lumières et l'oubli par la Raison de ses origines philosophiques en tant qu'étonnement devant l’Être (Ti to en einaï), en tant que Logos et en tant que relation à la vérité.
La position de thèse de Husserl est que "l'irruption de la philosophie, prise en ce sens où toutes les sciences y sont incluses, est le phénomène originaire de l'Europe spirituelle."
"Les grands bouleversements dans l'histoire du monde, disait Nietzsche, s'avancent sur des pattes de colombe". Husserl montre que cette attitude radicalement nouvelle face au monde (l'étonnement devant l'Être, la recherche désintéressée de la vérité pour elle-même... a introduit une "révolution de l'historicité".
Il a suffi qu'une poignée d'hommes (les Présocratiques, Pythagore, Euclide, Thalès, Platon, Aristote, Hérodote, Thucydide...) "invente" la philosophie (ainsi que les mathématiques, la géométrie et l'histoire) comme "recherche de la vérité" pour bouleverser le rapport à la tradition. Husserl parle d'une ouverture de l'esprit sur l'infini : la philosophie et la science assignent à l'esprit humain des tâches infinies dans le temps : exister ne consiste plus à "reproduire" mais à "connaître théoriquement tout ce qui est" (p. 68) et dans l'espace : la communauté des penseurs et des savants n'est pas limitée à une seule nation, elle est virtuellement universelle.
Emmanuel Kant, dans la Préface à la seconde édition de la Critique de la Raison pure (1787) fait remonter cette ouverture sur l'infini à Thalès : "Je crois qu'elle (la logique) est restée longtemps à tâtonner (surtout chez les Égyptiens), et que ce changement fut l'effet d'une révolution due à un seul homme, qui conçut l'heureuse idée d'un essai après lequel il n'y avait plus à se tromper sur la route à suivre, et le chemin sûr de la science se trouvait ouvert et tracé pour tous les temps et à des distances infinies."
Husserl montre que la pensée philosophique s'est constituée à partir de la pensée commune et du polythéisme grec (la croyance aux dieux de la Cité) tantôt comme rejet, tantôt comme réinterprétation et comme transposition, comme en témoigne la notion de Logos chez Héraclite.
Le mot "Philosophie" vient du grec "philein" (aimer) et sophia (la sagesse). La philosophie elle-même est née en Grèce (et nulle part ailleurs), en un lieu (les pourtours de la Méditerranée) et à une époque bien précise (entre les VIIème et IVème siècles avant Jésus-Christ).
Tous les hommes ont fabriqué des outils, vénéré des dieux, crée des œuvres d'art, inventé des sagesses, mais ils n'ont pas toujours été philosophes. La philosophie apparaît quand les hommes ne se satisfont plus des explications mythologiques ou magiques et cherchent à expliquer le monde en se fondant sur la raison (en grec : "Logos")
Pour Aristote, la Philosophie commence avec l'étonnement ; elle est "la seule de toutes les sciences qui soient libres, car seule elle est sa propre fin." :
"Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin.
(Aristote, Métaphysique, L. I)
"Le terme de "philosophie" est une création de Pythagore. Le premier, il s'est appelé philosophe (...) Il alléguait qu'aucun homme n'est sage, que la sagesse est le privilège des dieux. Avant lui, en effet, cette discipline s'appelait la "sagesse", et celui qui en faisait profession, s'il avait une âme riche et élevée, s'appelait "sage". Un philosophe, c'est, au contraire, quelqu'un qui cherche à atteindre la sagesse." (Diogène Laërce, Doctrines et sentences des philosophes illustres, tome I, IIIème siècle, trad. R. Genaille, éd. GF, 1965)
Pour les Grecs, la sophia est à la fois la sagesse et le savoir.
"Ce qu'on appelle le "miracle grec", écrit Patrice Rosenberg, consiste dans le souci nouveau d'éclairer les phénomènes par une justification rationnelle appuyée sur la démonstration et sur la preuve. Aucun domaine ne doit alors échapper à l'investigation de la raison et à l'examen critique.
Les Grecs inventent ainsi la démonstration mathématique (Euclide, Pythagore), l'enquête historique (Hérodote, Thucydide), mais aussi le débat politique. C'est dans ce contexte que la philosophie se donne un projet : explorer méthodiquement la réalité dans le but de la connaître. Mais cette connaissance possède également une finalité pratique : elle doit permettre de comprendre et de savoir comment vivre, elle est une invitation à la "vie bonne".
Comme le rappelait Pierre Hadot, "primum vivere, deinde philosophare" ne signifie pas qu'il est plus important de vivre que de philosopher, mais que toute pensée authentique s'enracine dans la "vie bonne", la justesse de l'âme et la conversion du regard, bref, dans une existence philosophique aussi authentique que possible.
Toutefois, pour Husserl, défendre l'idée de la philosophie comme sagesse, selon son étymologie (philo-sophia = amour de la sagesse), c'est assimiler la philosophie à un "art de vivre" , ainsi que le proposent par exemple les épicuriens et les stoïciens. Husserl rompt avec cette conception de la philosophie en la définissant comme "science rigoureuse", c'est-à-dire en mettant davantage d'accent sur sa dimension de scientificité universelle et radicalement fondatrice que sur sa portée éthique individuelle : "La philosophie conserve la fonction d'un retour théorique sur soi-même, libre et universel qui englobe aussi tous les idéaux et l'idéal total, c'est-à-dire l'universel des normes. Dans une humanité européenne, la philosophie doit exercer de manière constante sa fonction d'archonte de l'humanité entière." (p. 65)
Nous avons vu que les conférences de Vienne et de Prague ont été données dans un contexte particulièrement dramatique qui explique leur caractère allusif par rapport à l'actualité, même si Husserl fait comprendre à ses auditeurs que la pensée requiert une prise de distance pour intégrer les événements dans une perspective plus large qui est celle de la crise de la conscience (de la raison, de la science) européenne.
Cette crise se manifeste sur le plan éthico-politique, historial et épistémologique comme rupture entre la science et la pensée commune (le monde de la vie), divorce entre le monde de la nature et le monde de l'esprit et refus de s'interroger sur le sens, et donc oubli par la conscience européenne de ses sources grecques (la philosophie comme unité de l'ontologie, du savoir et de l'éthique).
Husserl évoque à la fin de sa conférence "l'embrasement anéantissant de l'incroyance" et le phénix d'une "nouvelle spiritualité" renaissant de ses cendres, mais la relation au judéo-christianisme est rendue problématique par l'héritage de Kant (la séparation entre foi et savoir) et Husserl n'indique pas de quelle façon, à quel titre et à quelles conditions la révélation judéo-chrétienne s'intègrerait dans son projet refondateur.
Hannah Arendt se demande, à partir du procès d'Adolf Eichmann à Jérusalem si la pensée (comme semble l'indiquer le mot même de con-science) ne fait pas partie des conditions qui poussent l'homme à éviter le mal et même le conditionne négativement à cet égard. "Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale." (Blaise Pascal)
Il convient de distinguer entre la philosophie comme fait historique d'une époque quelconque et la philosophie comme idée, idée d'une tâche infinie. "La philosophie historique effective de chaque époque est la tentative plus ou moins réussie pour réaliser l'idée directrice de l'infinité et même la totalité des vérités..." (p. 67)
En définissant la philosophie comme tâche infinie, tentative historique de réaliser l'idée historiale de la vérité, Husserl garde à l'esprit le double danger de l'esprit de système et de la spécialisation qui menace la philosophie : " Le risque constant est de retomber dans des points de vue exclusifs et des satisfactions précipitées, qui assouvissent leur vengeance au sein de contradictions conséquentes. D'où le contraste entre les grandes prétentions des systèmes philosophiques et leur incompatibilité les uns par rapport aux autres. D'où, de surcroît, la nécessité, et pourtant aussi le danger de la spécialisation." (p. 67)
On a souvent souligné la dimension de "Manifeste" de la Krisis et plus encore des conférences de Vienne et de Prague. Il a fallu que Husserl perçoive le caractère particulièrement grave de la "maladie" européenne pour sortir de sa réserve. Sans doute était-il conscient de la nécessité de mettre ses recherches (la phénoménologie transcendantale) à la portée du plus grand nombre, mais aussi des dangers de contresens que fait courir à la pensée toute simplification excessive :
Le "retour au monde environnant", au "monde de la vie" (Umwelt, Lebenswelt) n'est évidemment pas retour à l'attitude "naïve" de l'opinion commune, mais retour à l'unité d'un sens antérieur à tout dualisme stérile (le monde comme donation originelle), enrichi par les acquis de la philosophie historiale : la dialectique platonicienne, la doute cartésien comme recherche d'une certitude apodictique fondatrice, la révolution copernicienne et le criticisme de Kant, l'idéalisme allemand comme conciliation du sujet et de l'objet, de la nature et de l'esprit (Hegel, Schelling et Fichte), sans ignorer les acquis des sciences de la nature : l'esprit de rigueur et la recherche de lois universelles, désormais éclairées sur leurs méthodes et leurs démarches par la réflexivité et l'intersubjectivité transcendantales.
Le "monde de la vie" est donc le sol d'évidence originaire, en deçà de l'opposition naïve entre sciences de la nature et sciences de l'esprit. Il est le milieu où ces deux modalités de connaissance reviennent à leur unité première qui est la connaissance phénoménologique elle-même. Il est aussi et corrélativement ce lieu d'unité intentionnelle de sens, qui est le seul réel phénoménologique.
Rien n'est plus étranger à la pensée de Husserl que l'apologie du philosophe solitaire. La science (les mathématiques, la physique) est une entreprise où la recherche de la vérité n'a de sens qu'à l'intérieur d'une communauté de chercheurs. Les philosophes doivent imiter les hommes de science et se constituer eux aussi en une communauté accueillante et ouverte sur le monde.
La conférence de Vienne est un plaidoyer en faveur de la raison ; c'est à partir d'une raison renouvelée par un "retour aux sources" que la conscience européenne pourra se montrer capable de surmonter la tentation du nihilisme et de dissiper les sortilèges de l'irrationnel. "Étant averti du pouvoir que recèle le savoir, explique Natalie Depraz, Husserl voit dans l'éducation le refuge contre les dictatures fascistes ou totalitaires qui menacent alors. La philosophie a bien une mission éducative, renouant une nouvelle fois avec l'idéal grec de la paideia, développé notamment dans la République (le mythe de la caverne), et proche de la formation (Bildung) chère aux philosophes des Lumières."
"Seul l'esprit est immortel" : la raison bien comprise et l'esprit non naturalisé convergent dans la même quête d'un sens délivré du contingent et tendant vers l'éternel.
"Husserl n'était-il pas conscient des dimensions éthiques de sa pensée ? On a du mal à le croire. Husserl, dont la voix a retenti comme un appel dans les sombres années 30, a certainement saisi la centralité de l'éthique, même si pour lui cela n'a jamais représenté qu'un moyen pour accéder à une humanité scientifique. Ce n'est pas malgré son attachement à la science, mais en raison de cet attachement même, que Husserl - dans une conversation avec Eugen Fink, le 22 septembre 1931 - dit que le telos de la science dépend de l'honnêteté des scientifiques. La vérité dépendant de la sincérité - ce sera un thème central de Totalité et Infini d'Emmanuel Lévinas.
C'est pourquoi, finalement, nous ne sommes pas du tout surpris que Husserl poursuive cette conversation sur la science en invoquant Dostoïevski, et précisément la phrase des Frères Karamazov qu'Emmanuel Lévinas, des décennies plus tard, citera à maintes reprises: "Chacun d'entre nous est responsable de tout devant tous." (Richard Cohen, professeur d'études juives à l'université de Caroline du Nord, La bonne oeuvre d'Edmond Husserl, article traduit par Carine Brenner)
"Ressaisissons la pensée fondamentale de notre développement : la crise de l'existence européenne" dont on parle tant aujourd'hui, et qui s'atteste dans des symptômes innombrables de désagrégation de la vie, n'est pas un destin obscur, une fatalité impénétrable ; bien au contraire, on peut la comprendre et la percer à jour à partir de l'arrière-fond de la découverte philosophique de la téléologie de l'histoire européenne. La présupposition de cette compréhension réside cependant dans la saisie préalable du phénomène "Europe" dans son noyau central d'essence. Pour pouvoir concevoir l'énigme de la "crise" présente, il faudrait élaborer le concept d'Europe en tant que téléologie historique des buts infinis de la raison ; il faudrait montrer comment le "monde" européen est né des idées de la raison, c'est-à-dire de l'esprit de la philosophie. La "crise" pourrait alors être interprétée comme l'échec apparent du rationalisme. Le motif de l'insuccès d'une culture rationnelle réside cependant, comme nous le disions, non dans l'essence du rationalisme lui-même, mais uniquement dans son extériorisation, dans son engloutissement dans le "naturalisme" et "l'objectivisme".
"La crise de l'existence européenne n'a que deux issues : soit la décadence de l'Europe devenant étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l'hostilité à l'esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l'Europe à partir de l'esprit de la philosophie, grâce à l'héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger pour l'Europe est la lassitude. Luttons avec tout notre zèle contre ce danger des danger, en bons Européens que n'effraye pas même un combat infini et, de l'embrasement anéantissant de l'incroyance, du feu se consumant du désespoir devant la mission humanitaire de l'Occident, des cendres de la grande lassitude, le phénix d'une intériorité de vie et d'une spiritualité nouvelles ressuscitera, gage d'un avenir humain grand et lointain : car seul l'esprit est immortel." (Edmund Husserl, La crise de l'humanité européenne et la philosophie, p.78)
Edmund Husserl (8 avril 1859 - 26 avril 1938) est un philosophe, logicien et mathématicien allemand, fondateur de la phénoménologie, qui eut une influence majeure sur l'ensemble de la philosophie du XXème siècle.
"La crise de l'existence européenne n'a que deux issues : soit la décadence de l'Europe devenant étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l'hostilité à l'esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l'Europe à partir de l'esprit de la philosophie, grâce à l'héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger pour l'Europe est la lassitude. Luttons avec tout notre zèle contre ce danger des danger, en bons Européens que n'effraye pas même un combat infini et, de l'embrasement anéantissant de l'incroyance, du feu se consumant du désespoir devant la mission humanitaire de l'Occident, des cendres de la grande lassitude, le phénix d'une intériorité de vie et d'une spiritualité nouvelles ressuscitera, gage d'un avenir humain grand et lointain : car seul l'esprit est immortel." (Edmund Husserl, La crise de l'humanité européenne et la philosophie, p.78)
Aux élèves :
Vous pouvez soit vous "attaquer" directement au texte de Husserl ou bien commencer par le lecture de la conférence de Vienne qui constitue la "cellule initiale" (une trentaine de pages) du "testament philosophique" de Husserl.
Le texte intégral est paru chez Hatier (textes philosophiques, profil n° 754, sous le titre La Crise de l'humanité européenne et la philosophie) accompagné de repères biographiques et historiques, d'un aperçu des thèmes essentiels de la pensée de Husserl et d'un commentaire de Natalie Depraz.
Il s'agit du manuscrit de la conférence de Vienne et de sa version dactylographiée, éditée chez Aubier-Montaigne en 1949, traduite par Paul Ricoeur et épuisée à ce jour.
"la crise des sciences européennes" : cette expression est la première partie du titre du dernier ouvrage de Husserl, écrit entre 1934 et 1937 et non publié de son vivant, intitulé La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 1976, traduction française et préface de Gérard Granel (abrégé Krisis dans la suite du texte et des notes)
Prononcée le 5 mai 1935 au Kulturbund, la conférence de Vienne, intitulée La crise de l'humanité européenne et la philosophie, en est donc la première trace publique, les conférences de Prague prononcées la même année, prolongent et approfondissent cette "cellule originaire" qui aboutira à la Krisis.
Pour Husserl, la crise des sciences exprime la crise des valeurs qui déchire l'Europe des années trente. Husserl ne sépare pas crise des sciences et crise éthico-politique, il cherche à décrire d'un point de vue phénoménologique, en son unité, la crise que vit l'Europe. Selon lui, en effet, la crise est une et seul un retour réflexif sur l'état des sciences peut permettre d'en élucider le sens.
Présentant au sein d'un paragraphe introductif le thème de sa conférence, Husserl annonce qu'il le traitera en approfondissant le sens de la notion d'humanité et en l'éclaircissant de façon nouvelle à l'aide de la démarche historico-téléologique.
Dans la première partie du texte, Husserl confère une importance décisive à l'articulation entre la philosophie et les sciences qu'il définit comme un rapport de fondation. Une partie importante de sa réflexion est ensuite consacrée à la différenciation de la science entre "science de la nature" et "science de l'esprit", question qui réapparaît à la fin.
Questions (aide au commentaire de texte) :
1) Quel thème Husserl se propose-t-il de traiter dans cette conférence ?
2) De quel point de vue Husserl se propose-t-il de traiter ce thème ?
3) Quelle différence y a-t-il, selon lui, entre la médecine comme science de la nature et l'art de la médecine naturelle ?
4) Quel est l'objet des sciences de l'esprit ?
5) Pourquoi les sciences de l'esprit échouent-t-elles à remplir la tâche qu'exercent les sciences de la nature ?
6) Le mot "nature" avait-il le même sens pour les anciens Grecs que pour nous ?
7) La notion de monde environnant (Umwelt) a-t-elle un sens en dehors de la sphère de l'esprit ?
8) Pourquoi est-il absurde de vouloir expliquer les sciences de la nature en tant qu'événement historique selon la méthode des sciences de la nature ?
9) Expliquez : "Il n'y a pas de zoologie des peuples".
10) En quoi consiste l'attitude originaire de l'Europe spirituelle ?
11) Quelle est la propriété remarquable de la philosophie ?
12) En quoi le culture européenne a-t-elle le sens d'une révolution de l'historicité ? En quoi consiste cette révolution ?
13) Comment se pose la question de la vérité dans la pensée grecque ?
14) Qu'est-ce qui caractérise la communauté philosophique ?
15) La philosophie est-elle liée à un milieu ou à une nation ?
16) Quel est le rapport de la philosophie à la tradition ?
17) Quel est le rôle du philosophe dans une humanité européenne ?
18) La philosophie est-elle une sagesse ?
19) Quelle est la source de "toutes les détresses" ?
20) Comment la philosophie transcendantale peut-elle surmonter l'objectivisme ?
21) Quelles sont pour Husserl, au moment où il prononce cette conférence, les deux issues possibles de la crise européenne ?
Éléments de réponses :
Husserl se propose de traiter du thème de la crise de l'humanité (et de la conscience) européenne. Il va donc lui falloir définir ce qu'est l'Europe (s'il existe une entité autre que géographique appelée "Europe"), si cette entité est dotée d'une conscience, en quoi et pourquoi cette conscience est en crise au moment où il parle. Pour Husserl, les termes "humanité européenne", "conscience européenne", "sciences européennes" et "raison européenne" sont analogiques.
La situation personnelle de Husserl au moment où il prononce cette conférence (à Vienne, en Autriche qui est encore un pays indépendant de l'Allemagne, puis à Prague) est particulièrement dramatique puisqu'en tant que juif, il ne peut plus ni enseigner, ni parler dans son propre pays où les nazis ont pris le pouvoir depuis 1933 et s'appliquent à persécuter les juifs et à éliminer tous ceux qu'ils considèrent comme suspects (sociaux-démocrates, communistes, mais aussi catholiques et protestants anti nazis). Ce contexte explique le caractère souvent allusif du texte de la conférence de Vienne et bien entendu le fait que la Krisis n'ait pas été publiée du vivant de l'auteur.
L'université de Californie a proposé à Husserl de venir donner des conférences (avec la possibilité de rester aux États-Unis), mais Husserl a refusé obstinément. Il pense que sa place est en Allemagne, au cœur de la crise européenne et nulle part ailleurs. On peut rapprocher cette attitude courageuse et digne de celle de Bergson, en France, quelques années plus tard.
On peut difficilement par ailleurs passer sous silence l'attitude de son collaborateur le plus proche, Martin Heidegger, qui, par conviction, par sottise ("Dumbheit", comme il le dira après la guerre) ou par arrivisme adhère au Parti national socialiste pour pouvoir devenir recteur de l'université de Fribourg, d'où Husserl a été chassé par les nazis (mais non par Heidegger lui--même comme on l'a parfois affirmé) en raison de ses origines juives. Une autre explication possible de l'attitude de Heidegger est qu'il ait cru sincèrement qu'on lui permettrait de réaliser la grande réforme de l'université allemande dont il trace les contours dans son Discours du Rectorat (Die Selbstbehauptung der deutschen Universität, L'auto-affirmation de l'université allemande, 1933, TER bilingue, traduit de l'allemand par Gérard Granel)
Note : Lors des élections de 1932, Heidegger vote pour le NSDAP, et y adhère l'année suivante. Le 21 avril 1933, il est élu recteur de l'Université de Fribourg trois mois après l'avènement de Hitler comme chancelier du Reich (le 10 janvier 1933). Il prononce le fameux Discours du Rectorat, qui lui sera constamment opposé. En désaccord sur l'idéologie politique du national-socialisme, qui ne correspondrait pas avec l'idéal philosophique qui est le sien, il démissionne de ses fonctions administratives le 21 avril 1934 mais poursuit son enseignement jusqu'en 1944 où il est réquisitionné dans la milice en tant que "professeur non-indispensable".
On peut donc dire que la "crise de la conscience européenne" n'est pas une crise purement intellectuelle. Elle ne touche pas seulement la sphère des sciences, mais la société tout entière dans ses fondations. La crise de la science est un symptôme, au sens médical du terme de la crise généralisée qui secoue l'Europe et qui se manifeste de manière spectaculaire sur le plan économique par la crise de 1929 (venue des États-Unis, mais pour Husserl, les États-Unis font partie de l'Europe spirituelle), sur le plan éthico-politique par les persécutions antisémites et la montée des totalitarismes.
Husserl se propose d'analyser les causes de cette crise (qui est en réalité une crise de la raison) en remontant aux origines de l'Europe dont il va chercher à montrer qu'elles déterminent, à la manière d'une "entéléchie" son "destin". Cette approche, Husserl la nomme "historico-téléologique". Le mot français "Histoire" signifie deux choses en allemand, l'étude du passé de l'humanité (Historie) et le devenir humain proprement dit (Geschichte).
Il ne s'agit pas, pour Husserl, de chercher dans l'histoire de l'Europe des "causes" prochaines ou lointaines de la crise actuelle, mais de chercher à comprendre cette crise à la lumière d'un fondement originel qui contient en quelque sorte "en germe" le développement (scientifique, technique, politique, éthique, économique...) de l'Europe, son allure propre.
De même, il ne s'agit pas de définir l'Europe à partir des pays qui la composent, en tant qu'entité géographique dotée de frontières et opposée à d'autres entités géographiques (l'Inde, la Chine, l'Asie...), mais à partir de son identité spirituelle.
Cette démarche (phénoménologique), Husserl l'a nommée "intuition éidétique", "saisie des essences" (Wesenschau)
"Entéléchie" : du grec entelecheia, ce terme désigne le processus d'actualisation et de perfectionnement qui confère une forme à la matière. La problématique husserlienne se situe sur le plan de l'histoire au sens de Geschichte (devenir) et non sur le plan de la nature, comme chez Aristote. La téléologie de l'histoire implique une saisie intentionnelle et compréhensive des événements par la phénoménologie. Téléologie équivaut donc à "devenir spirituel" de l'histoire comprise phénoménologiquement comme "filiation de sens".
Intuition éidétique : l'adjectif "éidétique" est dérivé du grec eidos qui, chez Platon, signifie "forme", "idée", "essence". "Intuition éidétique" est synonyme d'intuition des essences. Par exemple tout triangle est par essence composé de trois angles. Le fait pour un trangle d'être rectangle, isocèle ou équilatéral est inessentiel.
Europe : L’analyse la plus répandue de ce mot le considère comme une composition des mots grecs eurýs (εὐρύς, « large »), la racine Ok, « œil » ; ṓps, (ὤψ, « le regard », qui finit par se généraliser dans le sens d'« aspect ».
La première mention connue du mot provient néanmoins d'une stèle assyrienne qui distingue les rivages de la mer Égée par deux mots phéniciens : Ereb, le « couchant », et Assou, le « levant ». L'origine des noms grecs Eurôpê et Asia se trouve vraisemblablement dans ces deux termes sémitiques.
Les marins phéniciens désignaient ainsi les deux rives opposées de la Grèce actuelle et de l'Anatolie (Ἀνατολή signifiant pareillement, en grec, le levant). En grec, dans un hymne à Apollon datant d’environ 700 avant notre ère, Eurôpê représente encore, comme Ereb, le simple littoral occidental de l’Égée. La mythologie grecque perpétue l’origine sémitique du mot en en faisant le nom d’une princesse phénicienne.
Dans son acception géographique, le mot a signifié d'abord la Grèce continentale. La première fois que le terme « Europe » est mentionné dans les écrits pour désigner un continent, c'est vers 590 avant J.-C par Hésiode dans sa Théogonie. Depuis l'année 500 avant J.-C, sa signification comprend toutes les terres au Nord.
(d'après l'encyclopédie en ligne wikipedia)
Pour cerner l'essence de l'Europe, Husserl se sert de l'exemple de la médecine.Toutes les civilisations, toutes les cultures possèdent des savoirs et des pratiques destinés à soigner et à guérir les maladies. Husserl n'entend pas établir de hiérarchie entre les cultures et entre les médecines dites "naturelles" et la médecine comme "science de la nature", mais à cerner ce qui fait leur essence.
Les médecines naturelles reposent sur l'observation et l'expérience (au sens de transmission d'une mémoire, d'un savoir ancestral, d'une expertise empirique concernant, par exemple les propriétés des plantes), la médecine comme "science de la nature", qui ne s'est véritablement développée en Europe qu'à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle (pensez à la satire des médecins du XVIIème siècle dans les pièces de Molière) est une médecine basée sur l'observation en tant qu'auscultation des symptômes (invention du stéthoscope par Laënnec), mais aussi sur l'expérimentation (Pasteur, Claude Bernard) et sur des bases théoriques : l'anatomie et la physiologie qui reposent à leur tour sur la physique et la chimie.
La médecine occidentale moderne est une lointaine héritière moins d'un savoir que d'une attitude face au monde, née en Grèce, vers le Vème siècle avant Jésus-Christ et illustrée par Hippocrate). Au lieu de chercher à guérir le patient en le réintégrant dans un ordre cosmique (religieux) altéré, elle commence à se séparer d'une conception religieuse (mythique) de la maladie pour analyser ses causes naturelles et ses effets.
Note sur la médecine dans la Grèce antique :
Probablement inspirée par la médecine égyptienne, la médecine en Grèce antique est censée remonter à l'époque homérique. Elle ne prend toutefois son véritable essor qu'au Vème siècle av. J.-C avec Hippocrate.
L'enseignement qui ressort du Corpus hippocratique apporte trois innovations qui marqueront durablement la médecine occidentale.
Observation et raisonnement
Premièrement, Hippocrate écarte les considérations religieuses. Ainsi, l'auteur de Sur la maladie sacrée entreprend de montrer que l'épilepsie, appelée alors « maladie sacrée », n'est pas « plus divine ou plus sacrée que n'importe quelle autre maladie. »
Sa preuve est simple : la maladie ne s'en prend qu'aux « flegmatiques » or, si la maladie était véritablement une visitation divine, tous devraient pouvoir en être atteints. « Toutes les maladies sont divines et toutes sont humaines », conclut l'auteur.
La médecine hippocratique est fondée, de manière générale, sur l'observation et le raisonnement. Les Épidémiques comprennent ainsi des séries d'observations quotidiennes effectuées par le médecin sur son patient : il commence par décrire précisément les symptômes puis observe jour après jour l'état général (calme, agitation) en veille et pendant le sommeil. Son examen porte aussi sur l'état de la langue, l'urine et les selles. Un effort de rationalisation est fait : on distingue fièvre continue, fièvre quotidienne, fièvre tierce ou quarte suivant le rythme observé dans les poussées de fièvre.
Un cadre théorique
Deuxièmement, l'enseignement hippocratique tente de se donner un cadre théorique. Le plus connu est la théorie des humeurs (bile jaune, bile noire ou atrabile, phlegme ou lymphe et sang), dont le déséquilibre cause maladie physique mais aussi trouble psychique. Œuvre de Polybe, gendre et disciple d'Hippocrate, cette théorie sera répandue ensuite par Galien. On sait que d'autres attribuent la cause des maladies aux déséquilibres entre le chaud et le froid, le sec et l'humide dans le corps ; on cite également d'autres humeurs : sang, bile, eau et phlegme, par exemple. Cependant, d'autres auteurs comme ceux de Sur l'ancienne médecine ou Sur la nature de l'homme mettent en garde contre toute tentation de simplification excessive : pour eux, le médecin doit avant tout agir et réfléchir de manière empirique.
Outre la recherche des grandes causes des maladies, les médecins hippocratiques s'intéressent à des problèmes de nature plutôt théorique, comme la croissance biologique (comment l'alimentation aboutit-elle à une croissance du corps ?) et la reproduction (comment la semence peut-elle donner naissance à un être complet ?). Sur un plan plus pratique, ils étudient le fonctionnement du corps humain, faisant ainsi considérablement progresser l'anatomie. Pour ce faire, ils se fondent surtout sur des connaissances cliniques : ainsi, la connaissance des os et des tendons se fonde probablement sur l'étude des entorses et autres luxations. Les médecins recourent également, dès cette époque, à la dissection, mais la pratique reste très marginale.
Une déontologie
Enfin, l'enseignement hippocratique repose sur une véritable déontologie médicale, exprimée dans les traités Sur l'ancienne médecine, Sur la bienséance, Sur le médecin, les Préceptes et surtout le célèbre Serment d'Hippocrate, qui commence ainsi :
« Je jure par Apollon, médecin, par Esculape, par Hygie et Panacée, par tous les dieux et toutes les déesses, les prenant à témoin que je remplirai, suivant mes forces et ma capacité, le serment et l'engagement suivant. (…) Je dirigerai le régime des malades à leur avantage, suivant mes forces et mon jugement, et je m'abstiendrai de tout mal et de toute injustice. Je ne remettrai à personne du poison, si on m'en demande, ni ne prendrai l'initiative d'une pareille suggestion ; semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif. Je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans l'innocence et la pureté… »
Les médecins hippocratiques soignent tous les malades, les personnes libres comme les esclaves, les riches comme les pauvres, les hommes comme les femmes, les citoyens comme les étrangers. « Là où est l'amour des hommes, là est aussi l'amour de l'art », déclare l'un des aphorismes d'Hippocrate. (d'après l'encyclopédie en ligne wikipedia)
Ce n'est évidemment pas un hasard si Husserl prend l'exemple de la médecine pour tenter de saisir l'essence de la culture européenne (occidentale) puisqu'il s'agit de déterminer la cause de la crise qu'elle traverse comme symptôme d'une maladie.
Husserl suggère que la science occidentale ne peut rien dire de cette maladie. Il convient de souligner ici que Husserl n'est pas un philosophe "romantique", partisan de l'irrationnel contre la science. Il est lui-même un homme de science et de raison, un philosophe et un mathématicien (sa thèse de doctorat en mathématiques, en 1883, porte sur le concept de nombre).
Husserl reproche à la science moderne :
a) de s'être détachée de ce que Descartes appelait "l'arbre de la philosophie" et en particulier de la métaphysique : la science moderne ne s'interroge pas sur le sens.
Note : "Ainsi toute la Philosophie est comme un arbre dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la Médecine, la Mécanique et la Morale ; j'entends la plus haute et la plus parfaite Morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la Sagesse."
Descartes, Principes de la philosophie (sélection), lettre-préface, Paris, Vrin, 2009, p. 260.
b) de ne pas s'interroger sur ses procédures. C'est dans ce sens (husserlien) que Heidegger ira jusqu'à dire que "la science ne pense pas". Le naturalisme, l'objectivisme croient que la science, qui est une construction de l'esprit, a affaire à des "faits" sans s'interroger sur la manière dont "ces faits sont faits".
c) d'avoir creusé un fossé infranchissable entre elle (le monde de la science) et le monde de la vie, le monde environnant (de la vie) (Lebenswelt, Lebens-umwelt).
Note : le concept de "monde de la vie" naît chez Husserl d'un refus de plus en plus accusé de l'abstraction que secrètent la logique et les sciences positives. Le "monde de la vie" offre au phénoménologue un mode d'accès inédit à ce qu'il y a d'unitaire et d'originaire dans l'expérience. Cette unité est préalable à l'opposition d'un pôle objectif et d'un pôle subjectif, c'est-à-dire aussi à celle des sciences de la nature et des sciences de l'esprit.
d) de partir de présupposés tels qu'ils rendent impossible d'établir une "science de l'esprit", distincte des "sciences de la nature".
Notes :
Le positivisme : ce terme désigne un ensemble de courants qui considère que seules l'analyse et la connaissance des faits réels vérifiés par l'expérience peuvent expliquer les phénomènes du monde sensible. La certitude en est fournie exclusivement par l'expérience scientifique. Il rejette l'introspection, l'intuition et toute approche métaphysique pour expliquer la connaissance des phénomènes. Le positivisme est aussi appelé empirisme logique. Il a fortement marqué la plupart des domaines de la pensée occidentale du XIXème siècle.
Le positivisme d'Auguste Comte affirme :
- que l'esprit scientifique (ou positif) va, par une loi invincible du progrès de l'esprit humain, remplacer les croyances théologiques ou les explications métaphysiques. En devenant "positif", l'esprit renonce à la question "pourquoi ?", c'est-à-dire à chercher une explication absolue des choses. Il se limite au "comment", c'est-à-dire à la formulation des lois de la nature, en dégageant, par le moyen d'observations et d'expériences répétées, les relations constantes qui unissent les phénomènes.
- qu'il est possible de présenter un tableau encyclopédique des sciences : après les mathématiques, l'astronomie, la physique, la chimie et la biologie, c'est à la sociologie dont Auguste Comte invente le nom, d'entrer enfin dans le domaine du savoir positif. Ces six disciplines constituent le système unifié et achevé de la connaissance.
- qu'à cet âge de la science (qui est aussi l'âge industriel) doivent correspondre une politique, fondée sur une organisation rationnelle de la société, et aussi une nouvelle religion sans Dieu : la religion de l'Humanité. (La pratique de la philosophie, AZ Lycée, Hatier)
Le scientisme :
Le scientisme est une idéologie apparue au XIXe siècle selon laquelle la science expérimentale est le seul mode de connaissance valable, ou, du moins, supérieur à toutes les autres formes d'interprétation du monde.
Le scientisme veut, selon la formule d'Ernest Renan (1823-1892), « organiser scientifiquement l'humanité ». Il s'agit donc d'une foi dans l'application des principes et méthodes de la science expérimentale dans tous les domaines.
Dans cette perspective, il n'existe pas de vérités philosophiques, religieuses ou morales supérieures aux théories scientifiques. Seul compte ce qui est "scientifiquement" démontré (la science supérieure pouvant être, selon les cas, la mathématique, la physique, la biologie, ou autre).
Le politique doit aussi s'effacer devant la gestion « scientifique » des problèmes sociaux et toute querelle ne peut dès lors que relever de l'ignorance ou d'une volonté de nuire : il existerait pour chaque problème une solution optimale s'imposant universellement sans que la volonté, les desiderata ou la subjectivité d'un décideur ni des populations concernées aient à intervenir ou à être pris en compte.
Le scientisme accorde une grande importance à l'éducation qui, en libérant le plus grand nombre des illusions métaphysiques et théologiques, rend possible une gestion supposée rationnelle de la société. De même que Platon voulait que les rois fussent philosophes, les scientistes les plus radicaux estiment que le pouvoir politique doit être confié à des savants et non à des politiciens élus ou non et à leurs bureaucrates. Cette conception, qu'on peut rapprocher de la technocratie, est donc plus proche d'une aristocratie ("gouvernement par les meilleurs") que d'une démocratie : une solution « scientifique » élaborée par des experts compétents n'a pas à être discutée, sinon par d'autres experts. Cette perspective enthousiasma Renan, mais inquiéta plus tard sérieusement Bernanos (La France contre les robots).
La science moderne ne peut donc pas guérir la conscience européenne, car elle est elle-même l'une des causes de cette crise (elle est d'ailleurs elle-même en crise, faute de s'être interrogée sur son essence : elle n'est pas un ensemble de faits, mais une émanation de l'esprit humain - comme le montrent les incertitudes de la physique quantique). La science est incapable de guérir la conscience européenne, elle n'a rien à nous dire concernant les problèmes fondamentaux de l'existence et loin d'être "neutre" elle peut être, dans ses applications techniques, un puissant auxiliaire de la barbarie.
Lorsqu'un homme de science s'interroge sur la science, comme Jacques Monod ou Axel Kahn, il échappe à la critique de Husserl. Husserl ne reproche pas aux savants de faire de la science, mais de faire de la science sans s'interroger sur ce qu'ils font. Cette réflexion sur la science s'appelle "l'épistémologie" (du grec épistémé = savoir, réflexion sur le savoir)
Parmi les reproches que l'on peut faire à la science moderne et à ses présupposés (le scientisme, le positivisme, l'objectivisme, issus de la pensée du XIXème siècle), le plus grave porte sur sa façon de considérer l'homme, l'esprit humain (qui est pourtant le sujet de la science) comme un objet du monde parmi d'autres : "C'est un contresens que de vouloir appréhender la nature comme étant en soi étrangère à l'esprit, et ensuite, d'asseoir la science de l'esprit sur la science de la nature en prétendant ainsi la rendre exacte." (p. 53).
Husserl se réfère ici à Franz Brentano (1838-1917) auquel Husserl reprend le concept "d'intentionnalité" et qui définit la psychologie comme "science des phénomènes de l'esprit" (Psychologie, p. 18). Brentano propose des critères pour distinguer les phénomènes de l'esprit des phénomènes de la nature : les phénomènes de l'esprit sont l'objet exclusif de la perception interne, ils apparaissent toujours comme unité et ils sont toujours intentionnellement dirigés vers un objet.
La critique de Husserl vise en particulier la psychologie expérimentale et le "behaviorisme" qui prétendent assimiler psychologie (étymologiquement la science de la psyché, de l'âme) aux sciences de la nature en éliminant de la vie psychique tout ce qui n'est pas observable, et non seulement la psychologie, mais l'ensemble des sciences humaines : la sociologie (Durkheim, par exemple, préconisant de traiter les faits sociaux comme des choses), ainsi que l'Histoire.
Husserl se réfère à Wilhelm Dilthey (1833-1911), historien, psychologue, sociologue et philosophe allemand. Dilthey distingue les sciences de la nature des sciences de l'esprit (la psychologie, la sociologie, l'Histoire) quant à leur objet et à leur méthode.
Les recherches de Dilthey l'ont conduit à une réflexion épistémologique sur la compréhension dont relèvent les sciences de l'esprit (Geisteswissenschaft) et l'explication dont relèvent les sciences de la nature. Les sciences de la nature requièrent une méthode explicative de type causal fondée sur un déterminisme de principe, les sciences de l'esprit sont dirigées par une démarche compréhensive qui privilégie le sens de l'expérience vécue. : on explique (Erklären) la nature, on comprend (Verstehen) la vie psychique.
Fondateur de la "sociologie compréhensive", Dilthey sépare les sciences de l'esprit des sciences de la nature. Selon lui, les sciences humaines subjectives devraient être centrées sur une "réalité-humaine-sociale-historique". A ses yeux, l'étude des sciences humaines subjectives implique l'interaction de l'expérience personnelle, la compréhension réflexive de l'expérience et l'empreinte de l'esprit dans les gestes, les mots et l'art. Dilthey soutenait que tout enseignement doit être envisagé à la lumière de l'histoire sans laquelle la connaissance et la compréhension ne sauraient être que partielles.
La réussite des sciences de la nature (astronomie, physique, chimie, biologie) sont incontestables parce que leurs méthodes : hypothèse, expérimentation, vérification, induction sont éprouvées et qu'elles sont parfaitement adaptées aux objets qu'elles étudient.
Il n'en est pas de même des sciences de l'esprit auxquelles les procédures et les méthodes des sciences de la nature ne conviennent pas parce que l'esprit n'est pas un objet du monde.
Les sciences de l'esprit s'occupent tout autant de la vie spirituelle individuelle que de la communauté (Gemeinschaft), ressaisie comme lieu spirituel commun, qu'il s'agisse de la famille, d'une corporation, de la nation ou d'un ensemble d’États.
"Descartes n’est pas seulement le fondateur de la philosophie moderne, il est aussi celui du dualisme ; il n’a pas seulement entrevu la nécessité d’un retour à l’Ego, il a commis l’erreur de psychologiser celui-ci. Il est le père de ce contresens fondamental qu’est, selon Husserl, le "réalisme transcendantal".
Le doute de Descartes, dans la Première Méditation, constitue une sorte d’épochè phénoménologique (une mise entre parenthèse du monde qui doit nous donner accès à la vie de la subjectivité). Mais Descartes manque l’Ego transcendantal, dans la mesure où il en fait une chose, une âme, une partie du monde, dans la seconde Méditation.
Or, pour Husserl, ce qui constitue le sens du monde, à savoir la subjectivité, ne peut être une partie du monde.
Ainsi, dans la Krisis, le long § 9 consacré à Galilée est suivi d’une analyse du dualisme, qui en est le complément logique, et qui constitue le fondement de la psychologie moderne. Le dualisme est présent en germe dans la pensée de Galilée, dans la mesure où il reconduit à la subjectivité toutes les qualités sensibles. Mais c’est Descartes qui lui donne une forme philosophique achevée : en face de la nature étendue, du monde des corps, on trouve une res cogitans ; celle-ci est comme le résultat de l’abstraction de Galilée qui a donné lieu à "l’idée d’une nature en tant que monde-des-corps réellement séparé et fermé sur soi ".
S’ensuit une mutation de l’idée de monde : "Le monde se dissocie pour ainsi dire en deux mondes : nature et monde-du-psychologique dont le second à vrai dire ne s’élève pas à la consistance d’un être-monde, à cause de la façon dont il est relié à la nature".
La physique moderne semble donc appeler une psychologie, mais celle-ci est alors condamnée à suivre le modèle de la physique : "La dissociation et la mutation-de-sens du monde fut la conséquence, parfaitement saisissable, d’un fait en réalité inévitable au commencement de l’époque moderne : le rôle de modèle tenu par la méthode de la science de la nature, ou, en d’autres termes, par la rationalité physique » (Krisis, p. 70).
Le dualisme de Descartes a donc bien un double sens : il est retour à la subjectivité, mais il est aussi manifestation du rationalisme objectiviste qui rend possible une "psychologie naturaliste", qui elle-même donne lieu à une forme de scepticisme, et rend incompréhensibles les opérations de la subjectivité." (Jonathan Racine, doctorant en philosophie, La place de Descartes dans l'analyse husserlienne de la crise des sciences et de la philosophie, 2009)
La cause historiale de la crise de la science européenne (en tant que symptôme de la conscience, de la raison et de l'humanité européennes) est le divorce entre la science et la philosophie qui s'est accompli au XVIIIème siècle, le siècle de la Raison et des Lumières et l'oubli par la Raison de ses origines philosophiques en tant qu'étonnement devant l’Être (Ti to en einaï), en tant que Logos et en tant que relation à la vérité.
La position de thèse de Husserl est que "l'irruption de la philosophie, prise en ce sens où toutes les sciences y sont incluses, est le phénomène originaire de l'Europe spirituelle."
"Les grands bouleversements dans l'histoire du monde, disait Nietzsche, s'avancent sur des pattes de colombe". Husserl montre que cette attitude radicalement nouvelle face au monde (l'étonnement devant l'Être, la recherche désintéressée de la vérité pour elle-même... a introduit une "révolution de l'historicité".
Il a suffi qu'une poignée d'hommes (les Présocratiques, Pythagore, Euclide, Thalès, Platon, Aristote, Hérodote, Thucydide...) "invente" la philosophie (ainsi que les mathématiques, la géométrie et l'histoire) comme "recherche de la vérité" pour bouleverser le rapport à la tradition. Husserl parle d'une ouverture de l'esprit sur l'infini : la philosophie et la science assignent à l'esprit humain des tâches infinies dans le temps : exister ne consiste plus à "reproduire" mais à "connaître théoriquement tout ce qui est" (p. 68) et dans l'espace : la communauté des penseurs et des savants n'est pas limitée à une seule nation, elle est virtuellement universelle.
Emmanuel Kant, dans la Préface à la seconde édition de la Critique de la Raison pure (1787) fait remonter cette ouverture sur l'infini à Thalès : "Je crois qu'elle (la logique) est restée longtemps à tâtonner (surtout chez les Égyptiens), et que ce changement fut l'effet d'une révolution due à un seul homme, qui conçut l'heureuse idée d'un essai après lequel il n'y avait plus à se tromper sur la route à suivre, et le chemin sûr de la science se trouvait ouvert et tracé pour tous les temps et à des distances infinies."
Husserl montre que la pensée philosophique s'est constituée à partir de la pensée commune et du polythéisme grec (la croyance aux dieux de la Cité) tantôt comme rejet, tantôt comme réinterprétation et comme transposition, comme en témoigne la notion de Logos chez Héraclite.
Le mot "Philosophie" vient du grec "philein" (aimer) et sophia (la sagesse). La philosophie elle-même est née en Grèce (et nulle part ailleurs), en un lieu (les pourtours de la Méditerranée) et à une époque bien précise (entre les VIIème et IVème siècles avant Jésus-Christ).
Tous les hommes ont fabriqué des outils, vénéré des dieux, crée des œuvres d'art, inventé des sagesses, mais ils n'ont pas toujours été philosophes. La philosophie apparaît quand les hommes ne se satisfont plus des explications mythologiques ou magiques et cherchent à expliquer le monde en se fondant sur la raison (en grec : "Logos")
Pour Aristote, la Philosophie commence avec l'étonnement ; elle est "la seule de toutes les sciences qui soient libres, car seule elle est sa propre fin." :
"Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin.
(Aristote, Métaphysique, L. I)
"Le terme de "philosophie" est une création de Pythagore. Le premier, il s'est appelé philosophe (...) Il alléguait qu'aucun homme n'est sage, que la sagesse est le privilège des dieux. Avant lui, en effet, cette discipline s'appelait la "sagesse", et celui qui en faisait profession, s'il avait une âme riche et élevée, s'appelait "sage". Un philosophe, c'est, au contraire, quelqu'un qui cherche à atteindre la sagesse." (Diogène Laërce, Doctrines et sentences des philosophes illustres, tome I, IIIème siècle, trad. R. Genaille, éd. GF, 1965)
Pour les Grecs, la sophia est à la fois la sagesse et le savoir.
"Ce qu'on appelle le "miracle grec", écrit Patrice Rosenberg, consiste dans le souci nouveau d'éclairer les phénomènes par une justification rationnelle appuyée sur la démonstration et sur la preuve. Aucun domaine ne doit alors échapper à l'investigation de la raison et à l'examen critique.
Les Grecs inventent ainsi la démonstration mathématique (Euclide, Pythagore), l'enquête historique (Hérodote, Thucydide), mais aussi le débat politique. C'est dans ce contexte que la philosophie se donne un projet : explorer méthodiquement la réalité dans le but de la connaître. Mais cette connaissance possède également une finalité pratique : elle doit permettre de comprendre et de savoir comment vivre, elle est une invitation à la "vie bonne".
Comme le rappelait Pierre Hadot, "primum vivere, deinde philosophare" ne signifie pas qu'il est plus important de vivre que de philosopher, mais que toute pensée authentique s'enracine dans la "vie bonne", la justesse de l'âme et la conversion du regard, bref, dans une existence philosophique aussi authentique que possible.
Toutefois, pour Husserl, défendre l'idée de la philosophie comme sagesse, selon son étymologie (philo-sophia = amour de la sagesse), c'est assimiler la philosophie à un "art de vivre" , ainsi que le proposent par exemple les épicuriens et les stoïciens. Husserl rompt avec cette conception de la philosophie en la définissant comme "science rigoureuse", c'est-à-dire en mettant davantage d'accent sur sa dimension de scientificité universelle et radicalement fondatrice que sur sa portée éthique individuelle : "La philosophie conserve la fonction d'un retour théorique sur soi-même, libre et universel qui englobe aussi tous les idéaux et l'idéal total, c'est-à-dire l'universel des normes. Dans une humanité européenne, la philosophie doit exercer de manière constante sa fonction d'archonte de l'humanité entière." (p. 65)
Nous avons vu que les conférences de Vienne et de Prague ont été données dans un contexte particulièrement dramatique qui explique leur caractère allusif par rapport à l'actualité, même si Husserl fait comprendre à ses auditeurs que la pensée requiert une prise de distance pour intégrer les événements dans une perspective plus large qui est celle de la crise de la conscience (de la raison, de la science) européenne.
Cette crise se manifeste sur le plan éthico-politique, historial et épistémologique comme rupture entre la science et la pensée commune (le monde de la vie), divorce entre le monde de la nature et le monde de l'esprit et refus de s'interroger sur le sens, et donc oubli par la conscience européenne de ses sources grecques (la philosophie comme unité de l'ontologie, du savoir et de l'éthique).
Husserl évoque à la fin de sa conférence "l'embrasement anéantissant de l'incroyance" et le phénix d'une "nouvelle spiritualité" renaissant de ses cendres, mais la relation au judéo-christianisme est rendue problématique par l'héritage de Kant (la séparation entre foi et savoir) et Husserl n'indique pas de quelle façon, à quel titre et à quelles conditions la révélation judéo-chrétienne s'intègrerait dans son projet refondateur.
Hannah Arendt se demande, à partir du procès d'Adolf Eichmann à Jérusalem si la pensée (comme semble l'indiquer le mot même de con-science) ne fait pas partie des conditions qui poussent l'homme à éviter le mal et même le conditionne négativement à cet égard. "Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale." (Blaise Pascal)
Il convient de distinguer entre la philosophie comme fait historique d'une époque quelconque et la philosophie comme idée, idée d'une tâche infinie. "La philosophie historique effective de chaque époque est la tentative plus ou moins réussie pour réaliser l'idée directrice de l'infinité et même la totalité des vérités..." (p. 67)
En définissant la philosophie comme tâche infinie, tentative historique de réaliser l'idée historiale de la vérité, Husserl garde à l'esprit le double danger de l'esprit de système et de la spécialisation qui menace la philosophie : " Le risque constant est de retomber dans des points de vue exclusifs et des satisfactions précipitées, qui assouvissent leur vengeance au sein de contradictions conséquentes. D'où le contraste entre les grandes prétentions des systèmes philosophiques et leur incompatibilité les uns par rapport aux autres. D'où, de surcroît, la nécessité, et pourtant aussi le danger de la spécialisation." (p. 67)
On a souvent souligné la dimension de "Manifeste" de la Krisis et plus encore des conférences de Vienne et de Prague. Il a fallu que Husserl perçoive le caractère particulièrement grave de la "maladie" européenne pour sortir de sa réserve. Sans doute était-il conscient de la nécessité de mettre ses recherches (la phénoménologie transcendantale) à la portée du plus grand nombre, mais aussi des dangers de contresens que fait courir à la pensée toute simplification excessive :
Le "retour au monde environnant", au "monde de la vie" (Umwelt, Lebenswelt) n'est évidemment pas retour à l'attitude "naïve" de l'opinion commune, mais retour à l'unité d'un sens antérieur à tout dualisme stérile (le monde comme donation originelle), enrichi par les acquis de la philosophie historiale : la dialectique platonicienne, la doute cartésien comme recherche d'une certitude apodictique fondatrice, la révolution copernicienne et le criticisme de Kant, l'idéalisme allemand comme conciliation du sujet et de l'objet, de la nature et de l'esprit (Hegel, Schelling et Fichte), sans ignorer les acquis des sciences de la nature : l'esprit de rigueur et la recherche de lois universelles, désormais éclairées sur leurs méthodes et leurs démarches par la réflexivité et l'intersubjectivité transcendantales.
Le "monde de la vie" est donc le sol d'évidence originaire, en deçà de l'opposition naïve entre sciences de la nature et sciences de l'esprit. Il est le milieu où ces deux modalités de connaissance reviennent à leur unité première qui est la connaissance phénoménologique elle-même. Il est aussi et corrélativement ce lieu d'unité intentionnelle de sens, qui est le seul réel phénoménologique.
Rien n'est plus étranger à la pensée de Husserl que l'apologie du philosophe solitaire. La science (les mathématiques, la physique) est une entreprise où la recherche de la vérité n'a de sens qu'à l'intérieur d'une communauté de chercheurs. Les philosophes doivent imiter les hommes de science et se constituer eux aussi en une communauté accueillante et ouverte sur le monde.
La conférence de Vienne est un plaidoyer en faveur de la raison ; c'est à partir d'une raison renouvelée par un "retour aux sources" que la conscience européenne pourra se montrer capable de surmonter la tentation du nihilisme et de dissiper les sortilèges de l'irrationnel. "Étant averti du pouvoir que recèle le savoir, explique Natalie Depraz, Husserl voit dans l'éducation le refuge contre les dictatures fascistes ou totalitaires qui menacent alors. La philosophie a bien une mission éducative, renouant une nouvelle fois avec l'idéal grec de la paideia, développé notamment dans la République (le mythe de la caverne), et proche de la formation (Bildung) chère aux philosophes des Lumières."
"Seul l'esprit est immortel" : la raison bien comprise et l'esprit non naturalisé convergent dans la même quête d'un sens délivré du contingent et tendant vers l'éternel.
"Husserl n'était-il pas conscient des dimensions éthiques de sa pensée ? On a du mal à le croire. Husserl, dont la voix a retenti comme un appel dans les sombres années 30, a certainement saisi la centralité de l'éthique, même si pour lui cela n'a jamais représenté qu'un moyen pour accéder à une humanité scientifique. Ce n'est pas malgré son attachement à la science, mais en raison de cet attachement même, que Husserl - dans une conversation avec Eugen Fink, le 22 septembre 1931 - dit que le telos de la science dépend de l'honnêteté des scientifiques. La vérité dépendant de la sincérité - ce sera un thème central de Totalité et Infini d'Emmanuel Lévinas.
C'est pourquoi, finalement, nous ne sommes pas du tout surpris que Husserl poursuive cette conversation sur la science en invoquant Dostoïevski, et précisément la phrase des Frères Karamazov qu'Emmanuel Lévinas, des décennies plus tard, citera à maintes reprises: "Chacun d'entre nous est responsable de tout devant tous." (Richard Cohen, professeur d'études juives à l'université de Caroline du Nord, La bonne oeuvre d'Edmond Husserl, article traduit par Carine Brenner)
"Ressaisissons la pensée fondamentale de notre développement : la crise de l'existence européenne" dont on parle tant aujourd'hui, et qui s'atteste dans des symptômes innombrables de désagrégation de la vie, n'est pas un destin obscur, une fatalité impénétrable ; bien au contraire, on peut la comprendre et la percer à jour à partir de l'arrière-fond de la découverte philosophique de la téléologie de l'histoire européenne. La présupposition de cette compréhension réside cependant dans la saisie préalable du phénomène "Europe" dans son noyau central d'essence. Pour pouvoir concevoir l'énigme de la "crise" présente, il faudrait élaborer le concept d'Europe en tant que téléologie historique des buts infinis de la raison ; il faudrait montrer comment le "monde" européen est né des idées de la raison, c'est-à-dire de l'esprit de la philosophie. La "crise" pourrait alors être interprétée comme l'échec apparent du rationalisme. Le motif de l'insuccès d'une culture rationnelle réside cependant, comme nous le disions, non dans l'essence du rationalisme lui-même, mais uniquement dans son extériorisation, dans son engloutissement dans le "naturalisme" et "l'objectivisme".
"La crise de l'existence européenne n'a que deux issues : soit la décadence de l'Europe devenant étrangère à son propre sens vital et rationnel, la chute dans l'hostilité à l'esprit et dans la barbarie ; soit la renaissance de l'Europe à partir de l'esprit de la philosophie, grâce à l'héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme. Le plus grand danger pour l'Europe est la lassitude. Luttons avec tout notre zèle contre ce danger des danger, en bons Européens que n'effraye pas même un combat infini et, de l'embrasement anéantissant de l'incroyance, du feu se consumant du désespoir devant la mission humanitaire de l'Occident, des cendres de la grande lassitude, le phénix d'une intériorité de vie et d'une spiritualité nouvelles ressuscitera, gage d'un avenir humain grand et lointain : car seul l'esprit est immortel." (Edmund Husserl, La crise de l'humanité européenne et la philosophie, p.78)
- Emmanuel Lévinas, en découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger
- Merleau-Ponty, "Phénoménologie de la perception" (III, 1)
- E. Husserl, Méditations cartésiennes, présentation (rapide !) de l'ouvrage
- Martin Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie
- Edith Stein, Phénoménologie et philosophie chrétienne
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