- NLM76Grand Maître
Je me rends compte que je comprends fort mal mes collègues encore une fois parce que je suis un vieux ringard. Dans La Grèce Classique, Bouyssou parle d'une "définition contemporaine" du tragique, évoquant l'homme dans une situation inextricable, piégé par le destin. En face, la définition aristotélicienne, plus ou moins reprise par Furetière et Littré : des personnages "illustres", la terreur, la pitié, une fin funeste.
Quand, comment, cette idée que la fatalité, "l'ironie tragique" constituaient l'essentiel de la tragédie, du "tragique" s'est-elle constituée ?
Quand, comment, cette idée que la fatalité, "l'ironie tragique" constituaient l'essentiel de la tragédie, du "tragique" s'est-elle constituée ?
_________________
Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- EsclarmondeNiveau 5
Pour ce qui est de l'ironie tragique, il me semble que le chapitre 11 de la Poétique d'Aristote donne de bons exemples de péripéties ou de reconnaissances où l'ironie tragique peut jouer.
De plus, la Poétique insiste tellement sur le fait qu'il est recommandé de puiser dans les grands mythes (donc avec familles maudites, interventions des dieux, etc) que je me demande si la fatalité n'est pas incluse dans le paquet cadeau.
Mais je ne suis pas du tout expert.
De plus, la Poétique insiste tellement sur le fait qu'il est recommandé de puiser dans les grands mythes (donc avec familles maudites, interventions des dieux, etc) que je me demande si la fatalité n'est pas incluse dans le paquet cadeau.
Mais je ne suis pas du tout expert.
- valleExpert spécialisé
C'est une bonne question. Je ne sais pas s'il y a des théorisations sur ce glissement de la notion de tragédie avant Maeterlinck et son "tragique quotidien". Je pense que la décodification doit commencer au XIX, mais déjà avant (je pense à Corneille) il y avait une conscience que ce qui "faisait" la tragédie était la situation sans issue plus que la vertu/noblesse en soi des personnages.
- trompettemarineMonarque
Pierre Judet de La Combe a consacré un ouvrage à cette question difficile : Les tragédies grecques sont-elles tragiques ?
- PonocratesExpert spécialisé
Dans la définition d'Aristote il y a aussi l'amartia (la faute, l'erreur tragique) que l'on peut attribuer à l'ubris: Hippolyte se dispense du culte d'Aphrodite et lui préfère Artémis, Thésée refuse de l'écouter parce qu'il croit tout savoir, Oedipe croit pouvoir échapper à son destin en quittant ses parents (adoptifs), etc. Cette erreur, née de l'orgueil de se croire l'égal des dieux, est ce qui enferme le personnage.NLM76 a écrit:Je me rends compte que je comprends fort mal mes collègues encore une fois parce que je suis un vieux ringard. Dans La Grèce Classique, Bouyssou parle d'une "définition contemporaine" du tragique, évoquant l'homme dans une situation inextricable, piégé par le destin. En face, la définition aristotélicienne, plus ou moins reprise par Furetière et Littré : des personnages "illustres", la terreur, la pitié, une fin funeste.
Quand, comment, cette idée que la fatalité, "l'ironie tragique" constituaient l'essentiel de la tragédie, du "tragique" s'est-elle constituée ?
Du moment que l'on ne croit plus aux dieux, voire à dieu, cet aspect n'a plus de sens et l'on substitue la fatalité à cette responsabilité particulière ("ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente") qui explique et justifie ce qui arrive au héros tragique. Pour le glissement des personnages illustres à l'humanité moyenne, j'y vois le résultat du drame bourgeois et de la revendication de mettre en scène les malheurs non seulement de la noblesse ou des héros, mais de l'ensemble de l'humanité. Maupassant est un exemple intéressant de cette transformation du tragique en cours au 19e : dans ses nouvelles il arrive souvent que le personnage principal commette une erreur (en apparence bénigne) mais qui a des conséquences catastrophiques à son échelle. Il n'y a pas de transcendance dans ses nouvelles, mais on retrouve l'idée d'erreur (généralement liées aux conventions sociales, la peur du "qu'en dira-t-on", le fait de ne pas respecter la nature de l'Homme peut-être). Si le destin de Madame Loiseau est tragique ce n'est pas tant parce qu'elle a perdu la parure que parce qu'elle n'a pas osé l'avouer à son amie. Mais je vous rejoins sur le fait que c'est vider le "tragique" de son sens, si l'on évacue la responsabilité du personnage: c'est la différence entre l'usage journalistique et l'usage du critique littéraire.
_________________
"If you think education is too expensive, try ignorance ! "
"As-tu donc oublié que ton libérateur,
C'est le livre ? "
- NLM76Grand Maître
@Esclarmonde. Le chapitre XI de la poétique parle des retournements de situation. Parler à ce sujet d'ironie tragique est peut-être justifié mais de fait, n'est pas du tout dans Aristote : c'est une nouveauté moderne. De même pour l'association entre les grands mythes et la fatalité. C'est une interprétation très moderne, me semble-t-il.
@valle : je vais regarder ce que dit Maeterlinck. Où trouve-t-on cela ? D'autre part, je ne comprends pas ce que tu appelles "décodification". Certes, on peut essayer de se détacher de la condition des personnages pour trouver la grandeur de la tragédie, mais je ne vois pas en quoi Corneille en est un précurseur : il ne choisit pas pour héros des bourgeois et des prostituées. Surtout, il ne renonce aucunement à la grandeur.
@trompettemarine. Que dit Judet La Combe ? A priori, le titre ne me fait pas envie... Pour moi, par définition, les tragédies grecques sont tragiques. Si l'on imagine qu'on peut se poser la question, c'est qu'il existerait une définition préalable de la tragédie et du tragique ; or ce qui définit la tragédie, c'est la tragédie grecque.
@Ponocrates. Je veux bien qu'on substitue aux dieux la Fatalité. Mais il faut que ce soit la Fatalité, avec un grand F. Si c'est juste la faute à pas de chance, ce n'est plus de la tragédie. C'est autre chose. Le destin de Mme Loizeau n'a rien de tragique. Il est surtout ridicule. Bien sûr qu'il est effrayant et terrible. Mais ça ne suffit pas ! C'est bien ce que démontre Bérénice : pour qu'il y ait tragédie, il faut qu'il y ait de la grandeur ; et même la grandeur n'est pas loin de suffire à fonder la tragédie, puisque le funeste n'a pas besoin la mort concrète. Autrement dit, l'essentiel n'est pas dans la "responsabilité" du personnage... ou alors dans la mesure où sa faiblesse, sa faute est tragique parce qu'elle apparaît en un héros pétri de force et de puissance.
En particulier, Maupassant n'a pratiquement rien de tragique (bien sûr qu'il y a quand même quelque chose de tragique, parce que dans tout ce qui est humain, il y a toujours forcément du tragique... mais on tombe là très près du "tout est dans tout"). Le réalisme ne peut être considéré comme tragique que parce qu'il est anti-tragique, que parce qu'il nie à ses personnages toute grandeur. Le "châtiment" des petits, des faibles et des mesquins n'a rien de tragique. Dans la tragédie, il y a de la faiblesse ; mais c'est la faiblesse des forts. C'est pourquoi la tragédie par nature est violente.
@valle : je vais regarder ce que dit Maeterlinck. Où trouve-t-on cela ? D'autre part, je ne comprends pas ce que tu appelles "décodification". Certes, on peut essayer de se détacher de la condition des personnages pour trouver la grandeur de la tragédie, mais je ne vois pas en quoi Corneille en est un précurseur : il ne choisit pas pour héros des bourgeois et des prostituées. Surtout, il ne renonce aucunement à la grandeur.
@trompettemarine. Que dit Judet La Combe ? A priori, le titre ne me fait pas envie... Pour moi, par définition, les tragédies grecques sont tragiques. Si l'on imagine qu'on peut se poser la question, c'est qu'il existerait une définition préalable de la tragédie et du tragique ; or ce qui définit la tragédie, c'est la tragédie grecque.
@Ponocrates. Je veux bien qu'on substitue aux dieux la Fatalité. Mais il faut que ce soit la Fatalité, avec un grand F. Si c'est juste la faute à pas de chance, ce n'est plus de la tragédie. C'est autre chose. Le destin de Mme Loizeau n'a rien de tragique. Il est surtout ridicule. Bien sûr qu'il est effrayant et terrible. Mais ça ne suffit pas ! C'est bien ce que démontre Bérénice : pour qu'il y ait tragédie, il faut qu'il y ait de la grandeur ; et même la grandeur n'est pas loin de suffire à fonder la tragédie, puisque le funeste n'a pas besoin la mort concrète. Autrement dit, l'essentiel n'est pas dans la "responsabilité" du personnage... ou alors dans la mesure où sa faiblesse, sa faute est tragique parce qu'elle apparaît en un héros pétri de force et de puissance.
En particulier, Maupassant n'a pratiquement rien de tragique (bien sûr qu'il y a quand même quelque chose de tragique, parce que dans tout ce qui est humain, il y a toujours forcément du tragique... mais on tombe là très près du "tout est dans tout"). Le réalisme ne peut être considéré comme tragique que parce qu'il est anti-tragique, que parce qu'il nie à ses personnages toute grandeur. Le "châtiment" des petits, des faibles et des mesquins n'a rien de tragique. Dans la tragédie, il y a de la faiblesse ; mais c'est la faiblesse des forts. C'est pourquoi la tragédie par nature est violente.
_________________
Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- faustine62Érudit
A la Sorbonne, un professeur du 17è nous avait vivement conseillé de lire Le Théâtre et l'Existence d'Henri Gouhier, en particulier le chapitre II "Le Tragique", qui est un commentaire d'Aristote.
- valleExpert spécialisé
Voici un lien vers Le tragique quotidien sur le site du théâtre de La Colline.NLM76 a écrit:
@valle : je vais regarder ce que dit Maeterlinck. Où trouve-t-on cela ? D'autre part, je ne comprends pas ce que tu appelles "décodification". Certes, on peut essayer de se détacher de la condition des personnages pour trouver la grandeur de la tragédie, mais je ne vois pas en quoi Corneille en est un précurseur : il ne choisit pas pour héros des bourgeois et des prostituées. Surtout, il ne renonce aucunement à la grandeur.
Les catégories de la théorie de la littérature ou de la théorie des genres sont toujours si embrouillées qu'on devrait passer plus de temps à parler de ce dont on parle qu'à parler tout court, ce qui est quand même gênant, mais pour ce qui est de la "décodification", je parlais précisément du fait que le genre "tragédie" ou, encore plus, le registre du "tragique", ont perdu un certain nombre d'éléments formels qui en constituaient un peu le socle jusqu'au XIX.
Corneille suit les codes (c'est pourquoi je disais, légèrement au pif, que la décodification devait dater du XIX), mais dans son discours sur la tragédie, il me semble mettre l'accent sur le "malheur tragique", plus que sur la qualité des personnages :
- Je suis allé chercher:
- Il est vrai qu'on n'introduit d'ordinaire que des rois pour premiers acteurs dans la tragédie, et que les auditeurs n'ont point de sceptres par où leur ressembler, afin d'avoir lieu de craindre les malheurs qui leur arrivent ; mais ces rois sont hommes comme les auditeurs, et tombent dans ces malheurs par l'emportement des passions dont les auditeurs sont capables [...].
ce n'est pas une nécessité de ne mettre que les infortunes des rois sur le théâtre. Celles des autres hommes y trouveraient place, s'il leur en arrivait d'assez illustres et d'assez extraordinaires pour la mériter et que l'histoire prît assez de soin d'eux pour nous les apprendre.
Dans une lecture "contemporaine", ce qui est "tragique" chez Œdipe est qu'il n'est pas réellement coupable, le parricide n'étant pas conscient. Typiquement, Antigone est devant un choix, précisément, cornélien, puisqu'elle n'est en mesure de renoncer ni à la loi de Dieu ni à la loi de la cité, etc. Soixante années après Maeterlinck, la conférence de Camus à Athènes sur la tragédie se plonge aussi sur "l'évidence" que la tragédie attique/aristotélienne est une chose et la tragédie tout court, une autre, qui parle de ces hommes qui sont mus par des forces qui les dépassent, qu'ils ne comprennent pas et qui finissent par les écraser.
- NLM76Grand Maître
J'ai lu Maeterlinck. Pas inintéressant du tout. Même si je vois qu'on peut faire de Maeterlinck une lecture extrêmement sotte, qui aboutit à un théâtre du médiocrement trivial et du minable dépourvu de saveur. Il me semble en particulier que son rejet des passions est une délirante impasse. On voit aussi qu'il y a un double discours qui penche facilement du côté nihiliste : les anciennes tragédies sont belles certes ; mais elles ne nous touchent plus parce qu'au fond elles sont superficielles.
Pour ce qui est de l'histoire de la tragédie en Occident, peut-être faut-il considérer ceci : elle n'a rien de continu. Cette histoire ne se déroule pas. Elle connaît seulement trois moments : le Ve siècle avec Eschyle, Sophocle et Euripide (en négligeant la question des pièces perdues) ; le Ier siècle avec Sénèque ; le XVIIe siècle (en le faisant commencer tôt), avec Shakespeare, Calderon de la Barca et compagnie, Corneille et Racine. Et puis c'est tout.
Après, évidemment, on trouve ici et là du tragique hors de la tragédie ou dans des ébauches de tragédie (dans des Ruy Blas, chez Musset, ou des tentatives à mon avis inabouties comme Mwawad, dans Dostoïevski ou Bernanos, chez Camus qui frappe à la porte du tragique). Mais sans passions, sans violence, sans transcendance, sans transfiguration par la forme (qui me paraît absolument essentielle pour approcher de la catharsis, qui n'est pas une purge, un travail intestinal du haut vers le bas, mais une purification, et donc une élévation, passant par la mise en danse, en chant, en souffle, en rythme...), vous n'apercevrez jamais que l'ombre de l'ébauche du tragique.
Pour ce qui est de l'histoire de la tragédie en Occident, peut-être faut-il considérer ceci : elle n'a rien de continu. Cette histoire ne se déroule pas. Elle connaît seulement trois moments : le Ve siècle avec Eschyle, Sophocle et Euripide (en négligeant la question des pièces perdues) ; le Ier siècle avec Sénèque ; le XVIIe siècle (en le faisant commencer tôt), avec Shakespeare, Calderon de la Barca et compagnie, Corneille et Racine. Et puis c'est tout.
Après, évidemment, on trouve ici et là du tragique hors de la tragédie ou dans des ébauches de tragédie (dans des Ruy Blas, chez Musset, ou des tentatives à mon avis inabouties comme Mwawad, dans Dostoïevski ou Bernanos, chez Camus qui frappe à la porte du tragique). Mais sans passions, sans violence, sans transcendance, sans transfiguration par la forme (qui me paraît absolument essentielle pour approcher de la catharsis, qui n'est pas une purge, un travail intestinal du haut vers le bas, mais une purification, et donc une élévation, passant par la mise en danse, en chant, en souffle, en rythme...), vous n'apercevrez jamais que l'ombre de l'ébauche du tragique.
_________________
Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- DesolationRowEmpereur
Un livre passionnant sur le sujet, qui défend l'idée que les tragédies grecques n'ont rien de tragique au sens moderne du terme, c'est le Tombeau d'Oedipe de William Marx. Je pense que son idée n'est pas réellement défendable, mais son livre est l'un des plus intelligents que j'aie lus sur le sujet.
- faustine62Érudit
Et où situer Claudel, qui n'a pas été mentionné ? Sa définition de la tragédie antique : "ce long cri devant une tombe mal fermée. La tombe : objet fondamental, centre, cause, ombilic du drame grec. Dans notre théâtre moderne, la tombe est remplacée par le lit, et le cri devient une suite de palabres et de quiproquos devant le lit mal fermé de l'épouse. Deux objets, deux espaces : l'espace ouvert, naturel, cosmique du théâtre de plein air ; l'espace confiné, secret, domiciliaire du théâtre bourgeois ».
- trompettemarineMonarque
Cela remonte loin. Je vais rechercher le livre.NLM76 a écrit:
@trompettemarine. Que dit Judet La Combe ? A priori, le titre ne me fait pas envie... Pour moi, par définition, les tragédies grecques sont tragiques. Si l'on imagine qu'on peut se poser la question, c'est qu'il existerait une définition préalable de la tragédie et du tragique ; or ce qui définit la tragédie, c'est la tragédie grecque.
- SeiGrand Maître
DesolationRow a écrit:Un livre passionnant sur le sujet, qui défend l'idée que les tragédies grecques n'ont rien de tragique au sens moderne du terme, c'est le Tombeau d'Oedipe de William Marx. Je pense que son idée n'est pas réellement défendable, mais son livre est l'un des plus intelligents que j'aie lus sur le sujet.
J'ai aussi été séduite par ce livre. Pourquoi dis-tu que son idée (je pense au lien entre tragédie et force performative...) n'est pas défendable ? (vraie question)
Dans la lignée de Marx, il y a aussi les travaux de Nicole Loraux.
[Un autre essai que tu pourrais peut-être aimer (ou détester, d'ailleurs, je serais curieuse de savoir) : Cavallin, Valet Noir, Vers une écologie du récit
(pas de liens directs avec la tragédie grecque, mais de nombreux liens indirects, via une interrogation sur le nouveau sentiment tragique, découlant du désastre écologique, et des échos avec la pensée de W. Marx)]
_________________
"Humanité, humanité, engeance de crocodile."
- trompettemarineMonarque
Je m'autocite et j'éditerai par la suite pour ajouter éventuellment d'autres extraits.trompettemarine a écrit:Cela remonte loin. Je vais rechercher le livre.NLM76 a écrit:
@trompettemarine. Que dit Judet La Combe ? A priori, le titre ne me fait pas envie... Pour moi, par définition, les tragédies grecques sont tragiques. Si l'on imagine qu'on peut se poser la question, c'est qu'il existerait une définition préalable de la tragédie et du tragique ; or ce qui définit la tragédie, c'est la tragédie grecque.
(J'en profite que je pense aussi à Nietzsche et La naissance de la tragédie grecque (mais je ne l'ai pas lue)
Voici déjà la quatrième de couverture :
Et si les tragédies des Grecs, si souvent jouées, ne correspondaient pas tout à fait aux idées que nous nous en faisons? Pierre Judet de La Combe propose de revoir de fond en comble nos conceptions du tragique, forgées tardivement par le Romantisme, et de les confronter aux tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, " ces machines théâtrales extrêmement complexes et raffinées, alliant des matériaux physiques et symboliques hétérogènes, porteurs de cultures historiques et de formes d'origines différentes, masques, vêtements, voix, poésies, dialectes, musiques, danses, cérémonies rituelles... "
En spoiler, pour les droits d'auteur, voici un extrait du début de l'introduction que je recopie (laquelle fait plus de 70 pages) :
- Spoiler:
- Le théâtre, pour se faire ou se voir, a-t-il besoin du concept de "tragique" ? Il est expérience artisanale, découverte, reprise jamais identique d'un même travail. Parfois, l'ensemble très disparates des métiers qui le composent produit dans un spectacle un effet d'unité, et le théâtre, peut-on dire alors, fait "oeuvre". Mais cette unité est à l'évidence d'un tout autre ordre que celle d'un concept, qui n' a de sens que parce qu'il est clairement défini et permet de caractériser de manière non ambiguë des phénomènes. Même si le mot "tragique" semble renvoyer à un abîme, à une profondeur qui échappe à toute forme claire de représentation intellectuelle, il reste qu'il désigne bien un concept, que la catastrophe qu'il exprime n'est pas n'importe quelle catastrophe, qu'elle a des caractères définis, repérables, et bien identifiés selon les définitions que l'on donnera du tragique. Or le théâtre, même quand il crée des cohérences, des synthèses momentanées dans des spectacles, ne relève pas de cette logique de la définition conceptuelle, quand bien même ce concept, comme le tragique, aurait été inspiré par lui. C'est pour cela que les mêmes thèmes sont au théâtre indéfiniment repris et travaillés, même les plus classiquement tragiques ; aucune Médée n'épuise les autres parce qu'elle aurait su être plus tragique, plus conforme au concept tragique d'héroïne. Une nouvelle Médée peut toujours surprendre et, à bon droit, faire comme si elle était la première. C'est pour cela aussi que les oeuvres dramatiques, lues ou vues, sont l'objet de conflits d'interprétation ininterrompus, de redécouvertes, de tentatives nouvelles et parfois désespérées de les comprendre et de les jouer. Nous ne sommes, au théâtre, comme en poésie en général, jamais sûrs de savoir vraiment de quoi ça parle, même si, au-delà de ce doute, l'intuition que quelque chose d'important nous est dit par là, peut prendre corps. Le tragique, concept général comme tout concept, devenu banal et désormais étendu à tous les domaines de la vie, aux accidents les plus communs de l'existence, ne peut sans doute pas caractériser cette pertinence ouverte, idéalement toujours nouvelle et singulière de l'art. Mais il reste qu'il est là, qu'il vient spontanément à l'esprit quand on se confronte à Médée, à Jason ou à leurs semblables. Qu'en faire ?
La question de l'utilité du tragique devient directe et précise quand on la pose, comme je tenterai dans cet essai, aux tragédies que nous ont léguées les anciens Grecs et sont censées avoir été la première expression du "tragique". Qu'ont-elles à faire aujourd'hui, si on les joue, si on les retraduit ou si, en philologue, on les déchiffre pas à pas, de ce concept qu'elles ont tardivement inspiré et qui est devenu un bien culturel européen indéfiniment exploité, jusqu'à la saturation ? Né à l'époque du romantisme, à un moment critique bien précis de l'idéalisme allemand, le "tragique" n'a-t-il pas épuisé toutes ses promesses, ne tend-il pas à réduire le théâtre ancien et, en raison même de son succès, le théâtre moderne également, à une vulgate de sens plus ennuyeuse que créative ? Peut-on encore s'intéresser aux affres convenues et tant de fois commentées de héros sacrifiant avec grandeur leur liberté face à la force de leur destin, aux cruautés de dieux sans pitié, versatiles et arrogants, ou prend-on encore plaisir à l'extase répétitive et somme toute confortable, de spectacle en spectacle, que procure la fréquentation distanciée du néant insondable qui semble faire souffrir les héros sur scène et qui est censé sous-tendre nos existences ? ce sont là autant de figures du "tragique", tel que les philosophes l'ont exposé.
Un résumé (un peu confus) de l'ouvrage, dans le bulletin de philosophie ancienne (autant lire le livre) :
- Spoiler:
Les tragédies grecques sont-elles tragiques?Théâtre et théorie, Montrouge, Éditions Bayard, 2010, 335 p.Volume après volume, Pierre Judet de La Combe (ci-après l'A.) poursuit une œuvre qui couvre à la fois la tragédie grecque et sa réception et qui apporte une contribution féconde à une meilleure compréhension du tragique. Le présent ouvrage illustre cette approche et se place dans la lignée de l’Essai sur le tragique de Peter Szondi (1961). C’est en quelque sorte un défi d’en rendre compte, étant donné la richesse de son contenu, le nombre des questions abordées et sa portée heuristique. Y sont confrontés théâtre et théorie, tragique ancien et tragique théorisé, philologie et philosophie. À contre-courant du refus de la science philologique de tenir compte de la «philosophie spéculative» de l’idéalisme allemand dans son interprétation des tragédies grecques et des théories du tragique qui en découlent, l'A. se propose d’évaluer leur pertinence pour une lecture contemporaine en revenant sur l’histoire du concept de tragique:«Le pari est que relire les premiers textes théoriques qui l’ont défini à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles n’est de loin pas sans utilité pour une interprétation plus juste des œuvres grecques et pour une meilleure saisie des potentialités actuelles de cet art ancien» (p. 21), nous avertit-il dans l'introduction qui offre un cadrage théorique substantiel et qui permet de s’orienter dans cet ouvrage foisonnant. L’approche résolument problématique annoncée par le titre conduit à une première question: «Comment lit-on la tragédie?» Le premier chapitre analyse les théories du tragique issues des trois principales orientations de lecture de la tragédie grecque qu’on retrouve, sous diverses formes, dans les interprétations philosophiques, philologiques et théâtrales. La démarche va au-delà de la description de leurs présupposés et limites respectives et les inscrit dans leurs contextes «idéologiques». Selon une première orientation, purement théorique et calquée en quelque sorte sur une théorie de l’être, la tragédie inviterait à une«contemplation» (selon l’acception platonicienne du mot theôria) révélatrice d’une réalité plus profonde que toutes les compréhensions du réel auxquellesous avons recours dans la vie courante. Il s’agit d’une réalité première qui fonde les relations, foncièrement conflictuelles, de l'’
individu avec le monde extérieur qui se présente sous la forme d'un destin imposé par les dieux. La fonction révélatrice de la tragédie, inséparable du contenu de vérité qu’elle véhicule, correspond ainsi dialectiquement à l’état profond de la réalité de premier ordre qu’elle est censée cacher et dévoiler à la fois. Les limites de ce type de lecture proviennent, selon l'A., de son caractère partiel, car elle dissout l’action tragique dans une seule théorie, essentiellement cognitive, qui ignore l’aspect ouvert du drame tragique compris comme artefact esthétique. À cette orientation théorique s’oppose une orientation pragmatique et anti-spéculative,qui conçoit la tragédie comme inséparable de l'action tragique, comme un art de produire des émotions et des affects, intéressants par et pour eux-mêmes, et des effets dramatiques immédiats au fur et à mesure que l’action progresse.Très limitatif s’avère ce refus de cerner les contenus de vérité mis en cause et les développements de type théorique propres aux textes tragiques : normes de droit, impératifs éthiques, prescriptions religieuses, principes politiques, etc. Comme alternative à ces lectures, l’A. propose une «hypothèse morphologique» qui conjugue poésie, vérité expressive et représentation et qui refuse la perspective unilatérale de la connaissance de la vérité promue, sur un mode négatif, par l’orientation théorique, parce que la tragédie, en tant que poésie,«aurait la capacité de dire ce qui est vraiment, au-delà des apparences» (p. 93) et, en en donnant une représentation, nie le statut exclusivement cognitif de la vérité. Il propose d’aller à la recherche des formes de vérité expressive qui parsèment les discours tragiques – vérité dont la source est l’authenticité des personnages et du chœur qui, dans leurs débats, se rapportent à eux-mêmes,tout en énonçant des conceptions et mentalités communes, spécifiques de leur époque; et là, le théâtre côtoie la théorie. La perspective de lecture proposée s'écarte du problème du primat de l’œuvre ou du primat du spectacle: l’œuvre tragique pose sous diverses formes la question de l’individu par le biais des figures de scène (les héros, le chœur, les messagers, les dieux). La question de l’individualité est donc posée par la rencontre du texte et de sa mise en scène qui, ensemble, provoquent dans le public des débats sur les significations que prend l'individualité des héros tragiques. C’est uniquement ainsi (grâce à la rencontre entre texte et représentation) que la tragédie fait sens.
Le deuxième chapitre tente de replacer les textes des philosophes post-kantiens, tels que Schiller, Schelling, Hegel et Hölderlin, dans le contexte de la pensée sur la tragédie, en les considérant comme «les premières conceptions du tragique». Peu de pièces ont été l’objet d’une interprétation par les philosophes idéalistes allemands du tragique, seules l’Orestie, les Euménides, Œdipe Roi, Antigone ont été considérées. La «tragédie» est ici traitée d’
abord comme un genre (sans référence particulière à l’auteur) lié à la société athénienne contemporaine, ensuite, dans la perspective de résoudre certains problèmes laissés ouverts par le kantisme. La force de ce chapitre repose sur la rigoureuse mise en valeur des échos de ces théories dans le champ des interprétations philologiques et des théories modernes de la théâtralogie qui reprennent ce genre d’analyses. L’A. voit un puissant «reste philosophique» (p. 179) dans ces sciences, qui opère néanmoins en sous-main. Force est de constater que les idées se télescopent avec une surprenante inventivité grâce à cette rencontre entre philosophie et philologie sur le terrain de la tragédie grecque.
Les deux chapitres suivants où l’A. procède à la confrontation entre les lectures tragiques (d’origine philosophique) de la tragédie et les tragédies proprement dites sont particulièrement stimulants. Eschyle a la part belle, lui, «leplus théoricien des trois Tragiques» (p. 229), dont l’A. revisite les œuvres à la lumière des textes de Hegel. La scène de délibération d’Aulis, dans la parodos de l’ Agamemnon, lui permet de remettre en question la théorie qui, dès le commentaire de l’Œdipe Roi de Sophocle par Schelling, voit la source du tragique dans le conflit irréductible entre nécessité objective et liberté subjective, binôme dont les termes équivaudraient, en valeur absolue, l’un à l’autre, d’où leur union. La scène des blasons des Sept contre Thèbes nous conduit,quant à elle, sur l’un des terrains de prédilection des analyses de l’A.: les conséquences de la crise tragique sur le langage des personnages. Au terme de cette analyse sur le tragique et la tragédie chez Eschyle, certaines conceptions philosophiques du tragique sont présentées sous forme d’un premier bilan en tant qu’outils d’analyse encore pertinents pour la lecture des tragédies athéniennes que sont: (1) l’idée hégélienne de destin «comme relation de soi à soi obscure et différée dans le temps et comme lien nécessaire et juridique entre une première et seconde violences» (p. 217), (2) le lien entre droit et violence où, selon la célèbre formule de W. Benjamin («Schicksal und Charakter»,1921) qui renoue avec Hegel, «le droit condamne les héros à la faute»;(3) l’impuissance langagière des personnages: théorie qui se vérifie à la fin de l’ Agamemnon, des Choéphores
ou tout au long des Euménides; (4) l’idée de crise, ce qui donne matière à des considérations intéressantes sur la façon dont Eschyle traite le rapport conflictuel entre la rationalité divine et ses desseins concernant les mortels, et la façon dont ses héros en font l’expérience dans le déchirement et la déraison.
Suivent des remarques intéressantes sur la discontinuité de la forme tragique et sur la fonction cognitive de la tragédie. On en vient ensuite aux successeurs d’Eschyle. L’A. s’interroge sur le rapport historique entre les auteurs tragiques et leurs œuvres respectives: cette «diachronie qui produit ou accompagne des formes différentes de la tragédie»(p. 233): s’agit-il d’un temps linéaire où la tragédie dans sa forme aboutie s’est rapprochée par étapes de la forme la plus conforme à sa véritable définition,ainsi que le pensait Aristote (Poétique, IV, 1149a13-15), ensuite les Romantiques allemands? Ou bien s’agit-il d’une histoire non programmée, produite par les aléas des créations proposées et de leur réception par le public? Cela nous renvoie au thème de l’existence a priori d’une nécessité dans l’histoire. Mais quand il s’agit de l’histoire d’un genre littéraire comme celui de la tragédie grecque, on voit bien les pièges et les limites autant des approches théoriques modernes qui prônent une évolution fermée et finalisée de la tragédie que de celles qui soutiennent l’idée d’une histoire aléatoire. L’infléchissement philosophique de la tragédie grecque, voilà un apport essentiel de ce volume qui ne se prête guère à une lecture univoque, car il vise à susciter la réflexion. Parce qu’elle reprend les idées constitutives de la pensée philosophique de son temps, la tragédie tantôt accueille et intègre ces discours abstraits qui lui servent à élaborer son propre point de vue, tantôt les détourne et les utilise pour élaborer son propre mode de représentation, ou même les tient à l’écart. Sa «liberté» relève autant de son ouverture très hétérogène «car disposée à intégrer toutes les traditions instituées» et toutes les figures du temps (temps des époques mythiques ou temps des histoires projetées dans l’avenir, temps des dieux, des humains, de la scène, du chant, du dialogue) que de sa capacité à prendre ses distances avec l’
état des choses pour l’analyser du dehors, de façon anonyme et générale. Cette distance théâtrale se mue en principe d’universalisation, même si «l'’
universel se fait événement, expérience sensible, et non pas principe d’une réflexion conceptuelle et objectivante»(p. 301). Gabriela CURSARU
- NLM76Grand Maître
Donc, il se fonde sur "nos conceptions du tragique", qu'il dit forgées par le romantisme... autrement dit sur l'haleine d'une ombre. Même chose pour le résumé que tu fais, @DesolationRow, du bouquin de Marx.trompettemarine a écrit:
Et si les tragédies des Grecs, si souvent jouées, ne correspondaient pas tout à fait aux idées que nous nous en faisons? Pierre Judet de La Combe propose de revoir de fond en comble nos conceptions du tragique, forgées tardivement par le Romantisme, et de les confronter aux tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, " ces machines théâtrales extrêmement complexes et raffinées, alliant des matériaux physiques et symboliques hétérogènes, porteurs de cultures historiques et de formes d'origines différentes, masques, vêtements, voix, poésies, dialectes, musiques, danses, cérémonies rituelles... "
[Pardonnez-moi, j'écris un peu n'importe quoi sans réfléchir. Mais il faut me comprendre ; je suis censément en train de corriger des copies.]
_________________
Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- valleExpert spécialisé
Précisément. Ce qui semble avoir fait l'objet d'une crise à partir du XIX est la manière de traiter ces éléments, puisque la logique du grand homme qui tombe semblait peu exploitable. Fin de partie de Beckett est pour moi un bon exemple. Il ne s'agit pas d'une tragédie aristotélicienne, mais ce n'est pas un drame non plus.NLM76 a écrit:Mais sans passions, sans violence, sans transcendance, sans transfiguration par la forme ([...]), vous n'apercevrez jamais que l'ombre de l'ébauche du tragique.
Mais si on part d'une description purement formelle de la tragédie à partir de la Poétique, il est un effet un peu inéluctable de conclure qu'il n'y a que deux types de tragédies : celles qui ont permis à Aristote de formuler ses préceptes et celles qui s'efforcent de suivre ces préceptes.
- NLM76Grand Maître
Je pense que Corneille et Racine, fondamentalement, n'ont pas essayé de suivre Aristote. En revanche, ils avaient lu Sophocle et Euripide, voire Sénèque, et se sont efforcé de les imiter. (En réalité, Corneille avait sans doute davantage lu les Espagnols).
Quant à Fin de partie, je trouve qu'il y a un rapport indéniable avec le tragique : c'est qu'il s'agit, précisément, de non-tragique : "Notre condition humaine est terrible : nous n'avons même plus droit au tragique !"
Quant à Fin de partie, je trouve qu'il y a un rapport indéniable avec le tragique : c'est qu'il s'agit, précisément, de non-tragique : "Notre condition humaine est terrible : nous n'avons même plus droit au tragique !"
_________________
Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- DesolationRowEmpereur
Sei a écrit:DesolationRow a écrit:Un livre passionnant sur le sujet, qui défend l'idée que les tragédies grecques n'ont rien de tragique au sens moderne du terme, c'est le Tombeau d'Oedipe de William Marx. Je pense que son idée n'est pas réellement défendable, mais son livre est l'un des plus intelligents que j'aie lus sur le sujet.
J'ai aussi été séduite par ce livre. Pourquoi dis-tu que son idée (je pense au lien entre tragédie et force performative...) n'est pas défendable ? (vraie question)
Dans la lignée de Marx, il y a aussi les travaux de Nicole Loraux.
[Un autre essai que tu pourrais peut-être aimer (ou détester, d'ailleurs, je serais curieuse de savoir) : Cavallin, Valet Noir, Vers une écologie du récit
(pas de liens directs avec la tragédie grecque, mais de nombreux liens indirects, via une interrogation sur le nouveau sentiment tragique, découlant du désastre écologique, et des échos avec la pensée de W. Marx)]
Ah, je vais essayer, merci du conseil ! Dès que je serai sorti de l'abominable période actuelle, ça me fera une découverte
J'ai beaucoup aimé le livre de Marx (c'est son meilleur, je trouve), mais je l'ai trouvé trop radical. Le lien entre tragédie et force performative, l'importance du héros, du lieu, tout cela me convainc sans peine ; en revanche, l'exclusion radicale de tout ce qui se rattache à ce que nous, aujourd'hui, appelons tragique, me paraît difficile à défendre étant donnés les textes.
- PonocratesExpert spécialisé
Maupassant voulait intituler l'un de ses recueil "Grandeur et misère des petites gens", c'étaitt un lecteur de Schopenhauer affirmant que la vie vue dans son détail est une comédie mais une tragédie vue dans son ensemble, Maupassant voulait montrer la souffrance née de l'antagonisme entre les instincts naturels et les lois et la condamnation d'une société méprisant ces mêmes instincts: il n'écrit pas "la Parure" pour raconter un destin "ridicule". Le ridicule fait rire ou met mal à l'aise. Je ne connais personne qui rit en terminant la nouvelle. La réaction la plus commune est le choc, comme si le souffle était coupé. Le silence suit la révélation. Il n'y pas de "happy end", pas de conclusion, le même silence qui clôt la joute verbale du "Le loup et l'agneau" "sans autre forme de procès".NLM76 a écrit:
@Ponocrates. Le destin de Mme Loizeau n'a rien de tragique. Il est surtout ridicule. Bien sûr qu'il est effrayant et terrible. Mais ça ne suffit pas ! [...] Le réalisme ne peut être considéré comme tragique que parce qu'il est anti-tragique, que parce qu'il nie à ses personnages toute grandeur. Le "châtiment" des petits, des faibles et des mesquins n'a rien de tragique. Dans la tragédie, il y a de la faiblesse ; mais c'est la faiblesse des forts. C'est pourquoi la tragédie par nature est violente.
Madame Loizeau se veut forte, prend " son parti, d'ailleurs, tout d'un coup, héroïquement" et l'ironie tragique est que c'est précisément quand elle s'efforce d'agir héroïquement qu'elle se condamne. Si l'on veut vraiment trouver une différence entre le tragique antique et ce tragique moderne, ce serait que lorsque le spectateur d'Athènes s'assoit, il sait déjà ce que va découvrir Oedipe, il observe Hippolyte et Phèdre avançant sur une route toute tracée, alors que la nouvelle de Maupassant fait s'associer lecteur et héros dans une même découverte que ce la vie du protagoniste n'était pas ce qu'ils ont cru, qu'ils se sont trompés. Et ce n'est qu'à la relecture enclenchée par la pointe que l'ironie tragique peut se déployer. Mais je n'espère pas vous convaincre NLM76, nous ne lisons pas la même chose dans la tragédie antique, ou la définition qu'en donne Aristote: la terreur, la pitié, la catharsys, sont pour moi inséparables de l'amartia et de l'ubris.
_________________
"If you think education is too expensive, try ignorance ! "
"As-tu donc oublié que ton libérateur,
C'est le livre ? "
- NLM76Grand Maître
@trompettemarine. J'ai enfin lu tes spoilers. Très intéressant. Je ne comprends pas tout ; mais je vois ce que je ne comprends pas. En fait, la notion moderne de "tragique" naîtrait avec les idéalistes allemands post-kantiens (Schelling, Hölderlin, Schiller, Hegel), auxquels je ne connais absolument rien, de même que je ne comprends pas grand-chose à Kant.
@Ponocrates. Il faudra que je relise "La parure". Mais quand je relis la nouvelle en ma mémoire, il me vient une espèce de rire. En revanche, je ne vois pas de désaccord indépassable sur la question de l'hamartia et de l'hybris. La question est de savoir quelle place elles ont dans ce qui fait qu'une tragédie est une tragédie. Notre désaccord porte sur le fait qu'il y a ou non un sixième "concept" incontournable dans la tragédie, et indissociablement lié aux cinq autres. Outre terreur, pitié, catharsis, hamartia, hybris ; il y a quelque chose comme la grandeur.
@Ponocrates. Il faudra que je relise "La parure". Mais quand je relis la nouvelle en ma mémoire, il me vient une espèce de rire. En revanche, je ne vois pas de désaccord indépassable sur la question de l'hamartia et de l'hybris. La question est de savoir quelle place elles ont dans ce qui fait qu'une tragédie est une tragédie. Notre désaccord porte sur le fait qu'il y a ou non un sixième "concept" incontournable dans la tragédie, et indissociablement lié aux cinq autres. Outre terreur, pitié, catharsis, hamartia, hybris ; il y a quelque chose comme la grandeur.
_________________
Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- faustine62Érudit
J'ai lu je ne sais plus où que la notion de grandeur se trouvait chez Aristote (peut-être dans un bouquin de Forestier), alors que je croyais naïvement que ça venait de Corneille (valeurs aristocratiques). Dans quel passage de La Poétique peut-on retrouver cette notion ?
- NLM76Grand Maître
Je suis allé regarder ce que disait wp en allemand sur le Tragik (traduit par DeepL). Intéressant.
Deutsche WP a écrit:D'une part, un événement tragique doit être une souffrance, car sinon il ne pourrait pas lui-même susciter de la souffrance ; mais il ne doit pas être la juste punition d'un crime réel, car nous le regretterions, mais ne le plaindrions pas. D'autre part, elle doit être terrible, car sinon nous ne la craindrions pas, et elle doit être infligée de manière arbitraire. Seule la souffrance imméritée est vraiment tragique, un "coup du sort de la vie contre l'homme".
Entrent en ligne de compte un acte héroïque, le dieu vengeur ou le destin capricieux (comme dans le cas du vol de feu de Prométhée, qui est pour cela forgé sur le rocher par l'envieux Zeus). Une deuxième possibilité est que le présumé coupable ne le soit que partiellement, que les "puissances célestes" qui "ont rendu le pauvre coupable" soient les véritables coupables (comme Œdipe, que le destin a désigné dans le ventre de sa mère comme futur parricide et époux de sa mère ; Wallenstein, dont "les astres malheureux" portent la "plus grande moitié" de la faute).
Le tragique, tout comme le comique, repose donc sur un contraste entre ce qui arrive (ce qui est injuste dans le tragique) et ce qui devrait arriver. La différence essentielle entre le tragique et le comique est que ce qui arrive est une souffrance dans le tragique, alors que ce n'est qu'une folie dans le comique.
Or, comme - selon la théorie d'Aristote - la tragédie naît essentiellement de la compréhension de ce contraste, il doit en résulter une impression mitigée. La souffrance imméritée et la chute du personnage tragique, la victoire du destin (ou des dieux "envieux"), est un triomphe de l'injustice et, en tant que tel, fait naître le sentiment d'impuissance humaine face au "grand destin gigantesque".
La condamnation de l'événement tragique par la raison, qui ne se laisse elle-même ébranler ni par l'imminence de la ruine ni par la supériorité du destin, devient un triomphe de la justice. Le refus de considérer l'immérité comme mérité, le Dieu injuste comme juste, engendre le sentiment "exaltant" de la souveraineté et de la supériorité humaines face au destin cruel qui "peut bien tuer le corps, mais ne peut tuer l'âme".
_________________
Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum