Tableaux de Fragonard

Afin de préparer la rentrée prochaine, je revois un peu mes cours. J'avais organisé cette année une séance d'HDA fondée sur l'étude de deux tableaux de Fragonard (Les Hasards heureux de l'escarpolette et Le Verrou) mais je me suis rendu compte qu'à l'ère me-too, ce qui m'apparaissait, quand j'étais élève, comme simplement badin, frivole et gentiment érotique (le monsieur jette un coup d'œil sous les jupons de la dame) pouvait faire naître un sentiment de malaise en 2023. Par ailleurs, quand je me suis repenché un peu plus sérieusement sur le Verrou, je suis assez rapidement tombé sur l'interprétation d'une agression sexuelle (interprétation totalement étayée et pertinente) alors que, dans mes souvenirs, il s'agissait d'un tableau un peu plus léger (il me semblait que le  le monsieur fermait le verrou pour être plus tranquille et, si j’avais gardé le souvenir d’une forme de fougue et s'il me semblait que la jeune femme s'opposait mollement voire feignait de résister, j’avais totalement oublié la question de l’agression).

Ma question est la suivante : certains collègues étudient-ils ces tableaux avec leurs collégiens ? Si oui, de quelle manière ?

Avec des collégiens, oui, mais il y a longtemps. Avec des lycéens maintenant, parfois. Ce qui est intéressant dans ces deux œuvres me semble-t-il, c'est justement leur ambiguïté, et d'examiner avec les élèves ce qui y contribue. Je serais d'ailleurs moins affirmatif que toi sur l'interprétation qui veut que le Verrou représente une agression sexuelle. C'est une possibilité, oui, mais l'hypothèse d'un jeu érotique n'est pas complètement périmée je pense. Et il est intéressant justement de mettre en évidence l'influence que le contexte actuel peut avoir sur notre perception des œuvres (le fait qu'il nous dispose davantage à interpréter la scène comme une agression sexuelle), en même temps que la distance entre notre perception et ce qu'a pu être le point de vue d'un spectateur du XVIIIe siècle, pour ce que l'on en sait du moins.

Ce n'est pas directement en rapport avec ta question, mais dans l'idée d'examiner les possibilités d'interprétation qu'offre une situation/composition ambiguë, je me suis récemment fait la réflexion que le Verrou pourrait être utilement comparé avec Intérieur (1869, presque un siècle plus tard) de Degas. Les "ingrédients" sont très proches: un lit, une femme un homme, une chambre, l'homme debout contre la porte. Sauf que l'hypothèse de l'agression sexuelle paraît cette fois particulièrement justifiée. Le tableau est d'ailleurs parfois mentionné sous le titre (non "officiel") Le Viol. Habituellement à Philadelphie, il est en ce moment exposé à Orsay dans le cadre de l'expo Manet/Degas.

Oui, enfin vraiment très, très différent du Fragonard, je trouve, pour l'atmosphère, les personnages et la symbolique: Fragonard est plus dans le libertinage, il me semble, et l'expression du plaisir, alors que le Degas fait franchement flipper!

Iphigénie a écrit:Oui, enfin vraiment très, très différent du Fragonard, je trouve, pour l'atmosphère, les personnages et la symbolique: Fragonard est plus dans le libertinage, il me semble, et l'expression du plaisir, alors que le Degas fait franchement flipper!

Absolument. Mais il me semble qu'il y a suffisamment de points communs pour que l'on puisse se demander ce qui contribue à la différence dans notre ressenti de spectateur malgré ces points communs. A partir de là on peut parler de l'incidence de la composition, de la gestuelle, de la saturation/désaturation des couleurs, de la construction de la perspective, du traitement du modelé et des formes, de l'utilisation d'éléments symboliques, etc. pour mettre en évidence la manière dont tout cela produit la différence d'atmosphère que tu soulignes à juste titre.

Et je suis d'accord, le Degas fait flipper. C'est un tableau très sombre, d'une grande violence même.

il y avait une excellente analyse du Verrou de Fragonard dans l'une des non moins excellentes émissions Palettes sur Arte, elle doit être trouvable peut-être sur internet ou l'ina.

Iphigénie a écrit:il y avait une excellente analyse du Verrou de Fragonard dans l'une des non moins excellentes émissions Palettes sur Arte, elle doit être trouvable peut-être sur internet ou l'ina.

Oui! Je l'ai en DVD. J'ai toute la collection en fait.

La série date un peu et trouver les épisodes autrement qu'en DVD - de manière légale je veux dire -, je ne sais pas si c'est possible.

Dans Le Verrou c'est peut-être notamment le fait de vouloir fermer le verrou après que le lit a été défait (et ce lit est en effet central en plus avec ces drapés extraordinaires et ses lignes licencieuses puisqu'elles épousent celles des fesses du monsieur elles aussi bien mises en lumière) et surtout la chaise renversée qui orientent l'interprétation de l'expression du personnage féminin... Je la trouve riche cette oeuvre mais je ne sais pas, je préfère Boucher dont les personnages sont plus franchement avenants !

Mais oui bien sûr, je suis pour, il faut montrer et expliquer ces oeuvres aux élèves, c'est très bien, et surtout ne pas taire toutes les interprétations possibles.

Abdel a écrit:Dans Le Verrou c'est peut-être notamment le fait de vouloir fermer le verrou après que le lit a été défait (et ce lit est en effet central en plus avec ces drapés extraordinaires et ses lignes licencieuses puisqu'elles épousent celles des fesses du monsieur elles aussi bien mises en lumière) et surtout la chaise renversée qui orientent l'interprétation de l'expression du personnage féminin... Je la trouve riche cette oeuvre mais je ne sais pas, je préfère Boucher dont les personnages sont plus franchement avenants !

"Avenants", ça dépend en quel sens, avec le rococo on est vite sur une pente un peu glissante...

J'aime bien le rococo en général (même si avec tous ces ornements, ça peut être fatigant de voir beaucoup d’œuvres d'un seul coup), mais la facture de Fragonard, c'est quand même quelque chose! Cet usage de la touche! Sur ce point il surpasse largement Boucher à mon humble avis.

Je préfère Les Hasards heureux de l'escarpolette au Verrou. Pour le motif des amants qui complotent, les statues complices, le côté anticlérical, la pantoufle en suspension (quelque chose de rarement vu en peinture quand on y pense), et cette touche magique qui fait moutonner la végétation sur des glacis de vert et de bleu.

Au XVIIIe siècle, les femmes ne portaient de pantalon que pour monter à cheval. Sur l'escarpolette, hé bien, elle ne porte rien...