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- NLM76Grand Maître
Ok; merci pour ces remarques très intéressantes @sphinx !
Cela dit, la question esthétique demeure. Il ne s'agit pas pour moi de classer hiérarchiquement en me demandant si le chant V est supérieur, égal, ou inférieur aux autres chants, mais de me demander ce qui fait sa valeur. Autrement dit, c'est la bonne vieille question : "Quel est l'effet produit sur le lecteur ?"
@Sylvain de Saint-Sylvain y a en fait répondu en grande partie, à l'aide de Florence Dupont, me semble-t-il.
Je relis le chant V, mais en latin — j'en suis au v. 425, au beau milieu du combat de ceste —, et effectivement, ce qui m'apparaît, c'est une très grande légèreté, où le sourire alterne avec le rire. Et c'est une affaire très importante, au milieu de l'épopée guerrière et de ses horreurs variées. Autrement dit, cela peut être un chant qui fait du bien au lecteur... ou plutôt à l'auditeur ou au réciteur.
@Sylvain : dans quel bouquin Dupont parle-t-elle de cela ?
Cela dit, la question esthétique demeure. Il ne s'agit pas pour moi de classer hiérarchiquement en me demandant si le chant V est supérieur, égal, ou inférieur aux autres chants, mais de me demander ce qui fait sa valeur. Autrement dit, c'est la bonne vieille question : "Quel est l'effet produit sur le lecteur ?"
@Sylvain de Saint-Sylvain y a en fait répondu en grande partie, à l'aide de Florence Dupont, me semble-t-il.
Je relis le chant V, mais en latin — j'en suis au v. 425, au beau milieu du combat de ceste —, et effectivement, ce qui m'apparaît, c'est une très grande légèreté, où le sourire alterne avec le rire. Et c'est une affaire très importante, au milieu de l'épopée guerrière et de ses horreurs variées. Autrement dit, cela peut être un chant qui fait du bien au lecteur... ou plutôt à l'auditeur ou au réciteur.
@Sylvain : dans quel bouquin Dupont parle-t-elle de cela ?
- SphinxProphète
Effectivement il y a des passages comiques, comme dans la course navale lorsque je ne sais plus qui flanque son pilote à l'eau parce qu'il ne gère pas assez bien à son goût, et finit bon dernier vu que, ben, il n'a plus de pilote. Ça n'a pas le poids tragique du chant II par exemple. Mais je ne sais pas si les Romains se tordaient pour autant. On parle du rire homérique mais pas tellement du rire virgilien
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An education was a bit like a communicable sexual disease. It made you unsuitable for a lot of jobs and then you had the urge to pass it on. - Terry Pratchett, Hogfather
"- Alors, Obélix, l'Helvétie c'est comment ? - Plat."
- NLM76Grand Maître
En plus tout le monde se marre parce que Sergeste a foutu en l'air son bateau ; les coureurs à pied se font des pièges dignes des Fous du volant ; Darès est parfaitement ridicule ("Tālis prīma Darēs caput altum in prœlia tollit, / ostenditque umerōs lātōs ; alternaque jactat / bracchia prōtendēns, et verberat ictibus aurās."); Énée joue à l'école des fans pour distribuer ses récompenses. On est bien loin de la guerre, voire de ses cruelles parodies dans le sport fasciste, telles qu'on peut les lire chez Pérec dans W ou le souvenir d'enfance.
Il y a bien quelque chose de comique dans ce chant V, d'une façon très réjouissante... et en même temps très épique.
Il y a bien quelque chose de comique dans ce chant V, d'une façon très réjouissante... et en même temps très épique.
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Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- IphigénieProphète
Sinon:
https://www.persee.fr/doc/palla_0031-0387_1974_num_21_5_1074
Bon c’est malin toutes vos remarques savantes, ça va me donner envie de retourner voir ce chant V
https://www.persee.fr/doc/palla_0031-0387_1974_num_21_5_1074
Bon c’est malin toutes vos remarques savantes, ça va me donner envie de retourner voir ce chant V
- NLM76Grand Maître
Tiens, dans l'introduction, Lesueur parle de jeux qui "retardent abusivement". Or la question du retard me paraît très présente :Iphigénie a écrit:Sinon:
https://www.persee.fr/doc/palla_0031-0387_1974_num_21_5_1074
Bon c’est malin toutes vos remarques savantes, ça va me donner envie de retourner voir ce chant V
- 140 : Inde ubi clāra dedit sonitum tuba, fīnibus omnēs, / — haud mora ! —...
- 184 : Hīc læta extrēmīs spēs est accēnsa duōbus,/ Sergestō Mnestheīque, Gyān superāre morantem.
- 207 : Cōnsurgunt nautæ et magnō clāmōre morantur.
- 368 : Nec mora. Continuō vastīs cum vīribus effert / ōra Darēs
- 381 : Ænēæ stetit ante pedēs, nec plūra morātus, / tum lævā taurum cornū tenet, atque ita fātur :
- 400 : Sī mihi quæ quondam fuerat, quāque improbus iste/ exsultat fīdēns, sī nunc foret illa juventās, / haud equidem pretiō inductus, pulchrōque juvencō, / vēnissem ; nec dōna moror. »
- 458 : Nec mora nec requiēs : quam multā grandine, nimbī / culminibus crepitant, sīc dēnsīs ictibus hērōs / crēber, utrāque manū, pulsat ; versatque Darēta.
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«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- NLM76Grand Maître
Bon; j'ai parcouru l'article de Lesueur. Au total, il ramène l'intérêt sur la préparation à la lecture d'autres chants. Ce n'est certes pas rien dans l'économie de l'épopée virgilienne; mais cela ne permet de voir pourquoi ce "temps faible", cette "diastole", justement, n'est pas seulement "faible"... pourquoi c'est un moment qui fait du bien au lecteur.
Or une des grandes affaires de l'épopée, c'est de ralentir le temps, de retarder la mort : Dē morte morandā... memorandō.
Autrement dit, on est bien loin de L'être-pour-la-mort ; c'est bien un chant pour les vivants, et surtout un chant pour vivre.
Or une des grandes affaires de l'épopée, c'est de ralentir le temps, de retarder la mort : Dē morte morandā... memorandō.
Autrement dit, on est bien loin de L'être-pour-la-mort ; c'est bien un chant pour les vivants, et surtout un chant pour vivre.
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«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- Sylvain de Saint-SylvainGrand sage
NLM76 a écrit:Ok; merci pour ces remarques très intéressantes @sphinx !
Cela dit, la question esthétique demeure. Il ne s'agit pas pour moi de classer hiérarchiquement en me demandant si le chant V est supérieur, égal, ou inférieur aux autres chants, mais de me demander ce qui fait sa valeur. Autrement dit, c'est la bonne vieille question : "Quel est l'effet produit sur le lecteur ?"
@Sylvain de Saint-Sylvain y a en fait répondu en grande partie, à l'aide de Florence Dupont, me semble-t-il.
Je relis le chant V, mais en latin — j'en suis au v. 425, au beau milieu du combat de ceste —, et effectivement, ce qui m'apparaît, c'est une très grande légèreté, où le sourire alterne avec le rire. Et c'est une affaire très importante, au milieu de l'épopée guerrière et de ses horreurs variées. Autrement dit, cela peut être un chant qui fait du bien au lecteur... ou plutôt à l'auditeur ou au réciteur.
@Sylvain : dans quel bouquin Dupont parle-t-elle de cela ?
C'est dans Rome, la ville sans origine. Il s'agit d'un essai sur la conception de l'identité qu'avaient les Romains : paru en 2011, il s'inscrit dans le débat français sur l'identité nationale. Dupont développe particulièrement la notion juridique d'origo et la double appartenance du citoyen à Rome et à sa cité d'origine. C'est dans ce contexte que prend place un long chapitre sur l'Énéide, dont plusieurs pages sur le chant V. Si j'ai le courage je les recopie tout à l'heure.
Si mes souvenirs sont bons, le livre de Florence Dupont est contemporain de la fameuse traduction de Paul Veyne, qui soutient l'idée d'une œuvre avant tout divertissante, d'un roman d'aventure plus que d'une épopée, ce que tend à dissimuler la grandeur homérique dont on veut la draper. Je crois que Dupont exprimait ses points de désaccord dans cette émission : Tous les chemins mènent à Rome (1/4) : l'Enéide de Virgile.
- SitiaNiveau 5
Je n'ai pas le moindre souvenir de ce célèbre acte V mais vous m'avez donné envie de ressortir l'Enéide de ma bibli (avant-dernier rayon en haut à droite, 2e "strate", c'est bon, je le vois): merci.
- LefterisEsprit sacré
Tu vois, Sphinx développe savamment l'idée que j'évoque. L'interêt de lire Virgile est tout simplement de lire Virgile, et essayer de plonger dans l'imaginaire romain du moins un certain imaginaire, et même les realia de la société romaine. Quel hexamètre vaut mieux que les autres, je ne saurai jamais le dire.NLM76 a écrit:Ok; merci pour ces remarques très intéressantes @sphinx !
Cela dit, la question esthétique demeure. Il ne s'agit pas pour moi de classer hiérarchiquement en me demandant si le chant V est supérieur, égal, ou inférieur aux autres chants, mais de me demander ce qui fait sa valeur. Autrement dit, c'est la bonne vieille question : "Quel est l'effet produit sur le lecteur ?"
@Sylvain de Saint-Sylvain y a en fait répondu en grande partie, à l'aide de Florence Dupont, me semble-t-il.
Je relis le chant V, mais en latin — j'en suis au v. 425, au beau milieu du combat de ceste —, et effectivement, ce qui m'apparaît, c'est une très grande légèreté, où le sourire alterne avec le rire. Et c'est une affaire très importante, au milieu de l'épopée guerrière et de ses horreurs variées. Autrement dit, cela peut être un chant qui fait du bien au lecteur... ou plutôt à l'auditeur ou au réciteur.
@Sylvain : dans quel bouquin Dupont parle-t-elle de cela ?
Le chant 5 prépare aussi un peu l'arrivée en Italie (Enée découvre peu à peu où il doit aller, et il revoit Anchise au chant suivant) et il y a aussi un changement de registre important. Le chant IV est dans le registre tragique, et ressenti comme tel dans l'Antiquité, si l'on en croit la célèbre mosaïque. Dans cette figure imposée de l'épopée, Virgile marque aussi autant la continuité que la rupture. Il y a des scènes risibles, dans des jeux romains, mais il y a presque de la bouffonnerie dans l'Iliade avec le héros ( Ajax je crois) qui dérape sur une bouse, et où le contraste et encore plus fort avec le deuil démesuré d'Achille. Virgile fait un clin d'oeil, mais sans les excès de l'Iliade.
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"La réforme [...] c'est un ensemble de décrets qui s'emboîtent les uns dans les autres, qui ne prennent leur sens que quand on les voit tous ensemble"(F. Robine , expliquant sans fard la stratégie du puzzle)
Gallica Musa mihi est, fateor, quod nupta marito. Pro domina colitur Musa latina mihi.
Δεν ελπίζω τίποτα, δεν φοβούμαι τίποτα, είμαι λεύτερος (Kazantzakis).
- Sylvain de Saint-SylvainGrand sage
Florent Dupont, Rome, la ville sans origine, pp. 103-112 :
La vie de Brian et la course de navires
Ce jeu du calque, du proche et de l’écart se retrouve dans la composition des épisodes. Le texte joue entre la Grèce homérique et la Rome contemporaine de Virgile, en les juxtaposant, comme Éos et l’Aurore. Les séquences homériques sont ponctuées sans cesse de références à la Rome républicaine et augustéenne. Les gloses des Anciens en témoignent abondamment qui relèvent vers par vers toutes les allusions aux coutumes romaines contemporaines de Virgile attribuées aux Troyens. Les Troyens de l’Énéide sont des héros homériques et des Romains du Ier siècle. La Carthage de Didon pourrait être la métropole orientale d’un roi hellénistique dont le faste est tout alexandrin. Toute l’histoire de Rome est sur le bouclier d’Énée. L’avenir est déjà là.
Virgile fait de chaque épisode ce qu’on appelle aujourd’hui au cinéma le remake d’un épisode homérique, un remake affiché qui citerait sans cesse l’œuvre d’origine. Mais à ces deux références temporelles, l’Énéide ajoute un troisième temps, car la Rome contemporaine d’Auguste est par moments travestie en un monde archaïque, qui caractérise, mais pas toujours, l’Italie où Énée débarque. C’est un archaïsme fabriqué selon le goût du jour tel qu’on le trouve chez les autres poètes augustéens et dont la fausseté est souvent explicite.
[…]
Deux mille ans avant Ben Hur, la course de bateaux au cours des jeux funèbres d’Anchise au chant V de l’Énéide est un remake, doucement burlesque, de la course de chars au chant XXIII de l’Iliade lors des funérailles de Patrocle. Ces jeux en l’honneur du père d’Énée mort un an auparavant – selon l’usage romain, les jeux funèbres (ludi funebres) ont lieu le jour anniversaire de la mort – reprennent « à la romaine » la course de chars homériques et lui substituent une course de bateaux. Si les ludi funebres sont bien une traduction culturelle possible des jeux funèbres en l’honneur de Patrocle, en revanche, la course de bateaux n’est pas son adaptation aux coutumes romaines : les Romains ne pratiquent pas plus que les Grecs ce genre de sport. C’est une transposition ludique et dérisoire ; en effet, alors que dans l’Iliade les cochers risquent leur vie en tournant la borne, les pilotes troyens ne feront que tomber à la mer et barboter près du rivage sous les rires des spectateurs.
Mais cette course navale n’est pas simplement une réécriture maritime et cocasse, une parodie d’Homère, elle est introduite par un jeu verbal qui la fait basculer dans le monde contemporain de Virgile et explique pourquoi les chars se sont mués en bateaux.
À Rome, le vocabulaire technique de l’hippodrome, l’argot du cirque, est emprunté à la navigation et un accident de char est appelé « naufrage ». Donc Virgile réalise une métaphore contemporaine et latine pour générer à partir de la course de chars de l’Iliade une course de bateaux d’autant plus dérisoire. S’il avait voulu établir une correspondance avec le temps présent, il lui était facile d’utiliser les courses de chars qui avaient lieu si fréquemment dans le Grand Cirque. Or, ici, il substitue le mot à la chose et le rapprochement avec le temps présent se fait par une métaphore et non par la traduction d’une culture à l’autre, d’un référent à l’autre. Virgile traite Homère comme un langage et non comme la représentation d’un monde même fictif. Son texte n’a de réalité que verbale, ne construit pas une illusion de référent. Tout se passe comme dans Les Acharniens d’Aristophane où un personnage exerce un chantage efficace sur des charbonniers en menaçant d’égorger leurs « enfants » métaphoriques : des sacs de charbon [tiens ça me rappelle l’épisode des outres dans Les Métamorphoses d’Apulée]. Virgile pousse l’anachronisme volontaire jusqu’à attribuer aux Troyens des trirèmes – navires à trois rangs de rame –, dont toute l’Antiquité savait qu’elles n’existaient pas chez Homère ni avant la fin du VIIIe siècle. Mais l’Énéide ne cherche pas l’exactitude historique et, pour les contemporains de Virgile, un navire de guerre est forcément un trirème. Comme aujourd’hui un documentaire fiction sur la Rome de César offre au public européen ce qu’il veut voir, par exemple un Vercingétorix barbu, moustachu, chevelu et couvert de peaux de bête, étranglé en plein forum sous l’oeil sadique de Jules César.
Virgile, ensuite, retourne la métaphore et écrase le temps en comparant cette course de bateaux à une course de chars, telle que ses contemporains en voient dans le cirque :
Dans une course de biges, les chars ne se précipitent pas avec tant d’ardeur,
quand, sortis des carcères, ils ont gagné la plaine et s’y ruent
et, quand les attelages sont lancés, les auriges ne sont pas ainsi penchés,
tête en avant, pendus à leurs fouets, agitant leurs brides ondoyantes. (Énéide, V, 144-147)
Par cette comparaison en retour, les Troyens sont transportés dans le Grand Cirque, mais un grand cirque archaïque : c’est le paysage que dessine l’espace spectaculaire sur le modèle d’un cirque urbain, permettant que résonnent ces cris qui caractérisent rituellement à Rome les courses de chars. Ainsi la clameur des spectateurs troyens est celle des factions (fauentum) du Grand Cirque avec quelques travestissements archaïsants conventionnels : tout ce qui est en pierre dans la Rome de cette fin du Ier siècle av. J.-C. Est en gazon ou en feuillage dans l’Énéide, rien n’est encore construit mais les rivages et les lieux naturels annoncent par leur dessin les futurs édifices urbains. Rus et silua sont le travestissement archaïque de l’Vrbs.
Alors tout le bois résonne des applaudissements bruyants des soldats
et des cris ardents des supporters ; l’anse du rivage répercute les voix ;
les collines frappées par les clameurs en renvoient l’écho.
À quoi s’ajoute un autre jeu de ressemblance et de distance. Les Romains ont assisté, ou du moins ils en ont entendu parler, à une naumachia qui a été donnée par César en 46 av. J.-C. À l’occasion des funérailles de sa fille Julie. Les circonstances l’apparentent à des munera (combats de gladiateurs). Dans un bassin creusé pour l’occasion, des navires de guerre s’affrontent, reconstituant ainsi une vraie/fausse bataille navale. Chaque flotte incarnait un peuple célèbre de la Grèce classique ou de l’Orient : cette première fois, la naumachie opposa les « Égyptiens » et les « Tyriens ». Le latin naumachia est un calque du nom grec, littéralement « combat naval ». Passant du grec au latin, le terme passe de la réalité historique au spectacle. Ici aussi la Grèce traduite est présente à Rome sous la forme d’une image fabriquée.
Quel rapport entre la maumachia de César et la course navale de l’Énéide ? Des trirèmes font le spectacle dans les deux cas. Mais l’écart est grand entre l’une et l’autre : une naumachia est un combat réel et sans gloire où meurent des gladiateurs, la course de bateaux des Troyens en Italie est une compétition athlétique où des pilotes héroïques, nobles compagnons d’Énée, cherchent la gloire comme des Grecs.
Cette succession de métaphores et comparaisons indique un trajet. Ce trajet verbal fait passer le lecteur romain d’une course de chars à une autre, du texte homérique, réalité compacte, fondement et langage de toute épopée, à son univers contemporain tout aussi compact : entre les deux, la course de bateaux est une image virtuelle, transitoire et instable, qui ne s’inscrit dans aucun temps. À la question « Qu’est-ce que l’Énéide ? » cet épisode de la course de bateaux répond en termes pragmatiques : le lecteur romain contemporain de Virgile est le seul destinataire possible, et cela dans le temps de sa lecture, d’une succession d’images verbales ancrées dans Homère et dans la Rome contemporaine sans appartenir ni à l’un ni à l’autre.
Virgile ne fait pas des courses de chars dans le Grand Cirque de Rome l’analogue historique des courses de chars dans l’Iliade. Il ne dit pas que les Romains sont des Grecs homériques comme le faisait Denys d’Halicarnasse à la même époque. L’Énéide relie les Romains contemporains aux héros homériques par un trajet purement verbal. Les Romains sont au bout du trajet commencé à Homère. Ce trajet est composé en langage homérique et avec toutes sortes de manipulations qui en déconstruisent la fonction représentative. Le trajet verbal ne reproduit aucun trajet temporel réalisable, c’est un parcours des textes homériques que le texte virgilien déconstruit comme épopée narrative, pour se construire par un jeu d’anachronismes, d’archaïsmes et de figures poétiques.
Substituer une course navale à la course de chars de l’Iliade renvoie à la situation du chant V de l’Énéide dans la composition générale du poème : Énée et ses compagnons sont (encore) dans l’Odyssée et sont donc privés de chars. Ainsi pour inscrire dans l’Odyssée une course qui normalement appartiendrait à l’Iliade, Virgile utilise un métaphore, autrement dit une translation (un déplacement). Ces Troyens sur leurs bateaux sont des métaphores odysséennes et latines des Achéens sur leurs chars au pied des murs de Troie. Ce sont des simulacres d’Achéens égarés dans l’Odyssée. Puis ces simulacres d’Achéens de l’Iliade sont à leurs tour comparés à des Romains dans le Cirque, c’est-à-dire aux lecteurs de Virgile. Située entre deux métaphores, entre deux déplacements, dans le temps et l’espace, cette course de bateaux n’est que l’image instable d’un passage et ne contribue pas à construire une fiction temporelle où Énée voyagerait.
Qu’est-ce que l’Énéide ? Un système de translationes multiples et transitoires qui valent comme gestes et non comme résultats. Car le texte se détruit au fur et à mesure qu’il se compose. Le lecteur croyait saisir une réalité, il assistait à une course de bateaux improvisée dans un golfe désert, et le voici détrompé, il est à Rome, dans le Grand Cirque au milieu de supporters hurlants, puis il repart assister à des jeux athlétiques grecs. Cette instabilité crée chez nous, lecteurs du XXIe siècle, un malaise car elle contrevient à nos habitudes de lecture : nous attendons que la lecture d’un récit nous fasse voir un monde auquel nous puissions croire un minimum et non pas un monde incohérent dont changent sans cesse les règles de production.
Le contrat de lecture semble avoir été tout autre avec le destinataire romain de l’Énéide. Il ne lui est pas demandé de croire en une fiction mais de participer à la fabrication du texte comme trajet, dans un va-et-vient permanent entre Homère et son propre monde. Le destinataire qui fait exister l’Énéide est un Romain contemporain de Virgile qui connaît Homère « par cœur », il reconnaît le son homérique et, quand elles ont lieu, perçoit les dissonances, identifie les allusions à son environnement moderne et reconnaît toutes les formes d’archaïsme.
Ainsi ce qui pour nous est une lecture fastidieuse, toute cette dramatisation « ronflante » de la course, avec intervention divine et autres, qu’on qualifiera plus tard de « néoclassique », est pour lui l’actualisation d’un langage familier, celui de l’Iliade ou de l’Odyssée. Par exemple, quand les Néréïdes et autres dieux de la mer interviennent pour donner la victoire à Cloanthe, c’est une façon de citer Homère par ce qui le caractérise, l’intervention des dieux lors des affrontements humains :
Et leurs proues étant alignées,
la « Pristis » l’aurait peut-être emporté,
si Cloanthe, les deux mains tendues vers le large, ne s’était répandu
en prières et n’avait invoqué les dieux en faisant des vœux :
« Dieux qui détenez l’empire de la mer, maîtres de ces flots que je parcours,
je serai heureux de consacrer sur ce rivage un taureau éclatant,
en votre honneur, pour m’acquitter de ce vœu devant vos autels ;
je jetterai ses entrailles dans l’onde salée, et ferai des libations de vin. »
Il parla, et dans les profondeurs des flots, tous l’entendirent :
le chœur des Néréides et de Phorcus, et la vierge Panopée ;
le vénérable Portunus en personne le poussa de sa main puissante.
Plus rapide que le Notus et qu’une flèche ailée,
le navire vola vers le rivage et disparut au fond du port. (Énéide, V, 232-243)
Homère n’est là que pour être travesti selon les règles que nous avons vues précédemment. Cette course de chars va être déguisée « avec les moyens du bord ». Ainsi, puisque les cochers deviennent des pilotes et puisque les chevaux d’Homère ont un nom, les bateaux vont en avoir aussi. Il y aura la « Baleine », la « Chimère », le « Centaure », la « Scylle ».
Et comme dans le cirque romain il y a toujours une borne à contourner, Énée confectionne une borne archaïque pour les navires : avec une branche d’arbre qu’il place sur un récif. Dans l’Iliade, un arbre sec servait de borne.
Un tronc sec se dresse d’une brasse au-dessus du sol,
chêne ou pin, bois que ne pourrit pas la pluie.
Deux pierres s’y appuient de chaque côté, deux pierres blanches,
au croisement des chemins ; mais, tout autour, la piste est unie.
C’est là le tombeau de quelque mort antique,
ou une borne faite au temps des anciens ; et aujourd’hui,
c’est la borne marquée par le rapide, le divin Achille. (Iliade, XXIII, 326-332)
Mais Virgile renchérit d’archaïsme et de sauvagerie : Homère signalait des traces d’occupation humaine, laissées par des hommes d’avant, Virgile les supprime, car ce sont les hommes d’avant qui sont ses héros :
Loin au large, face au rivage écumant, on voit un rocher
que parfois les flots gonflés viennent recouvrir et battre,
lorsque les bises hivernales dissimulent les constellations.
Par temps calme, c’est le silence ; une plate-forme émerge
de l’onde immobile, où les plongeons s’arrêtent pour prendre le soleil.
Là, d’une yeuse au vert feuillage, le sage Énée fait une borne,
signal dressé pour que les marins sachent d’où revenir
et où tourner en décrivant de longues courbes. (Énéide, V, 124-131)
Quand on pense que c’est précisément cette borne qui dans l’hippodrome romain cause les accidents-naufrages !
Va suivre une série de jeux, une course à pied, un combat de pancrace et un concours de tir à l’arc, tous repris au chant XXIII de l’Iliade, tous plus ou moins proches du texte homérique. Le terme latin qui les désigne, ludi, n’a pas son équivalent grec, puisque les ludi sont un rituel religieux consistant en offrandes de spectacles aux dieux et non pas de concours athlétiques comme en Grèce. Les athlètes participant à ces ludi, bien loin d’y acquérir la gloire, étaient tous des professionnels frappés d’infamie. Le terme latin est inadéquat pour ces « concours virgiliens ». Il dit donc une filiation et rend impossible la réalisation romaine du récit. Si ces ludi sont des concours grecs, ils ne peuvent pas être des jeux romains. Icu encore le texte n’a de réalité que verbale et ne produit aucun référent virtuel.
Selon le même processus d’archaïsation que précédemment Virgile installe les spectateurs troyens dans un espace emprunté à l’amphithéâtre et transformé en espace naturel, pour assister à la course à pied :
Cette compétition achevée, le pieux Énée se dirige vers une prairie,
qu’enserraient de tous côtés des collines boisées ;
le cercle (circus) d’un amphithéâtre (theatri) occupait le centre du vallon. (Énéide, V, 286-288)
Mais en faisant concourir de nobles Troyens, comme dans l’Iliade concouraient de nobles Achéens, Virgile marque une rupture absolue entre des ludi romains et les concours grecs des Troyens en Italie. Les compagnons d’Énée ne sont pas ici de futurs Romains. Ils incarnent une altérité absolue, ce sont des Grecs qui sans s’avilir descendent dans le stade et peuvent cultiver discrètement une pédérastie élégante comme Pallas et Énée ou Nisus et Euryale, deux comportements grecs qui resteront exclus longtemps à Rome même sous l’Empire.
Ces Troyens sont peut-être les ancêtres des Romains et destinés à s’installer en Italie pour devenir leur origo, mais ils sont aussi autres, manifestent par moments une altérité irréductible. Ils sont aussi inconsistants et changeants que l’Italie où ils ont débarqué.
La conclusion des jeux ramène le lecteur en pleine Rome augustéenne, avec le carrousel troyen, lusus Troiae (545-603). Il ne s’agit plus d’un concours, mais d’une parade équestre, dans laquelle des enfants, richement parés et armés, défilent sous les regards de leurs parents, se livrant à des manœuvres compliquées et à une bataille simulée. Rien dans Homère ne peut servir de référence à ce jeu troyen. Il s’agit d’une coutume proprement romaine et historique. Nous connaissons l’existence de ce carrousel à l’époque de Sylla, de César et d’Auguste. Ce dernier en fit une institution régulière, à laquelle participaient des enfants de noble origine. Ce qui justifie sa présence ici est ce nom de lusus Troiae : force du signifiant qui impose un lien entre Énée et le lusus du circus. Cette coutume totalement romaine et contemporaine, à la fin du remake des jeux funèbres en l’honneur de Patrocle, étire le monde d’Énée jusqu’à la Rome historique.
La vie de Brian et la course de navires
Ce jeu du calque, du proche et de l’écart se retrouve dans la composition des épisodes. Le texte joue entre la Grèce homérique et la Rome contemporaine de Virgile, en les juxtaposant, comme Éos et l’Aurore. Les séquences homériques sont ponctuées sans cesse de références à la Rome républicaine et augustéenne. Les gloses des Anciens en témoignent abondamment qui relèvent vers par vers toutes les allusions aux coutumes romaines contemporaines de Virgile attribuées aux Troyens. Les Troyens de l’Énéide sont des héros homériques et des Romains du Ier siècle. La Carthage de Didon pourrait être la métropole orientale d’un roi hellénistique dont le faste est tout alexandrin. Toute l’histoire de Rome est sur le bouclier d’Énée. L’avenir est déjà là.
Virgile fait de chaque épisode ce qu’on appelle aujourd’hui au cinéma le remake d’un épisode homérique, un remake affiché qui citerait sans cesse l’œuvre d’origine. Mais à ces deux références temporelles, l’Énéide ajoute un troisième temps, car la Rome contemporaine d’Auguste est par moments travestie en un monde archaïque, qui caractérise, mais pas toujours, l’Italie où Énée débarque. C’est un archaïsme fabriqué selon le goût du jour tel qu’on le trouve chez les autres poètes augustéens et dont la fausseté est souvent explicite.
[…]
Deux mille ans avant Ben Hur, la course de bateaux au cours des jeux funèbres d’Anchise au chant V de l’Énéide est un remake, doucement burlesque, de la course de chars au chant XXIII de l’Iliade lors des funérailles de Patrocle. Ces jeux en l’honneur du père d’Énée mort un an auparavant – selon l’usage romain, les jeux funèbres (ludi funebres) ont lieu le jour anniversaire de la mort – reprennent « à la romaine » la course de chars homériques et lui substituent une course de bateaux. Si les ludi funebres sont bien une traduction culturelle possible des jeux funèbres en l’honneur de Patrocle, en revanche, la course de bateaux n’est pas son adaptation aux coutumes romaines : les Romains ne pratiquent pas plus que les Grecs ce genre de sport. C’est une transposition ludique et dérisoire ; en effet, alors que dans l’Iliade les cochers risquent leur vie en tournant la borne, les pilotes troyens ne feront que tomber à la mer et barboter près du rivage sous les rires des spectateurs.
Mais cette course navale n’est pas simplement une réécriture maritime et cocasse, une parodie d’Homère, elle est introduite par un jeu verbal qui la fait basculer dans le monde contemporain de Virgile et explique pourquoi les chars se sont mués en bateaux.
À Rome, le vocabulaire technique de l’hippodrome, l’argot du cirque, est emprunté à la navigation et un accident de char est appelé « naufrage ». Donc Virgile réalise une métaphore contemporaine et latine pour générer à partir de la course de chars de l’Iliade une course de bateaux d’autant plus dérisoire. S’il avait voulu établir une correspondance avec le temps présent, il lui était facile d’utiliser les courses de chars qui avaient lieu si fréquemment dans le Grand Cirque. Or, ici, il substitue le mot à la chose et le rapprochement avec le temps présent se fait par une métaphore et non par la traduction d’une culture à l’autre, d’un référent à l’autre. Virgile traite Homère comme un langage et non comme la représentation d’un monde même fictif. Son texte n’a de réalité que verbale, ne construit pas une illusion de référent. Tout se passe comme dans Les Acharniens d’Aristophane où un personnage exerce un chantage efficace sur des charbonniers en menaçant d’égorger leurs « enfants » métaphoriques : des sacs de charbon [tiens ça me rappelle l’épisode des outres dans Les Métamorphoses d’Apulée]. Virgile pousse l’anachronisme volontaire jusqu’à attribuer aux Troyens des trirèmes – navires à trois rangs de rame –, dont toute l’Antiquité savait qu’elles n’existaient pas chez Homère ni avant la fin du VIIIe siècle. Mais l’Énéide ne cherche pas l’exactitude historique et, pour les contemporains de Virgile, un navire de guerre est forcément un trirème. Comme aujourd’hui un documentaire fiction sur la Rome de César offre au public européen ce qu’il veut voir, par exemple un Vercingétorix barbu, moustachu, chevelu et couvert de peaux de bête, étranglé en plein forum sous l’oeil sadique de Jules César.
Virgile, ensuite, retourne la métaphore et écrase le temps en comparant cette course de bateaux à une course de chars, telle que ses contemporains en voient dans le cirque :
Dans une course de biges, les chars ne se précipitent pas avec tant d’ardeur,
quand, sortis des carcères, ils ont gagné la plaine et s’y ruent
et, quand les attelages sont lancés, les auriges ne sont pas ainsi penchés,
tête en avant, pendus à leurs fouets, agitant leurs brides ondoyantes. (Énéide, V, 144-147)
Par cette comparaison en retour, les Troyens sont transportés dans le Grand Cirque, mais un grand cirque archaïque : c’est le paysage que dessine l’espace spectaculaire sur le modèle d’un cirque urbain, permettant que résonnent ces cris qui caractérisent rituellement à Rome les courses de chars. Ainsi la clameur des spectateurs troyens est celle des factions (fauentum) du Grand Cirque avec quelques travestissements archaïsants conventionnels : tout ce qui est en pierre dans la Rome de cette fin du Ier siècle av. J.-C. Est en gazon ou en feuillage dans l’Énéide, rien n’est encore construit mais les rivages et les lieux naturels annoncent par leur dessin les futurs édifices urbains. Rus et silua sont le travestissement archaïque de l’Vrbs.
Alors tout le bois résonne des applaudissements bruyants des soldats
et des cris ardents des supporters ; l’anse du rivage répercute les voix ;
les collines frappées par les clameurs en renvoient l’écho.
À quoi s’ajoute un autre jeu de ressemblance et de distance. Les Romains ont assisté, ou du moins ils en ont entendu parler, à une naumachia qui a été donnée par César en 46 av. J.-C. À l’occasion des funérailles de sa fille Julie. Les circonstances l’apparentent à des munera (combats de gladiateurs). Dans un bassin creusé pour l’occasion, des navires de guerre s’affrontent, reconstituant ainsi une vraie/fausse bataille navale. Chaque flotte incarnait un peuple célèbre de la Grèce classique ou de l’Orient : cette première fois, la naumachie opposa les « Égyptiens » et les « Tyriens ». Le latin naumachia est un calque du nom grec, littéralement « combat naval ». Passant du grec au latin, le terme passe de la réalité historique au spectacle. Ici aussi la Grèce traduite est présente à Rome sous la forme d’une image fabriquée.
Quel rapport entre la maumachia de César et la course navale de l’Énéide ? Des trirèmes font le spectacle dans les deux cas. Mais l’écart est grand entre l’une et l’autre : une naumachia est un combat réel et sans gloire où meurent des gladiateurs, la course de bateaux des Troyens en Italie est une compétition athlétique où des pilotes héroïques, nobles compagnons d’Énée, cherchent la gloire comme des Grecs.
Cette succession de métaphores et comparaisons indique un trajet. Ce trajet verbal fait passer le lecteur romain d’une course de chars à une autre, du texte homérique, réalité compacte, fondement et langage de toute épopée, à son univers contemporain tout aussi compact : entre les deux, la course de bateaux est une image virtuelle, transitoire et instable, qui ne s’inscrit dans aucun temps. À la question « Qu’est-ce que l’Énéide ? » cet épisode de la course de bateaux répond en termes pragmatiques : le lecteur romain contemporain de Virgile est le seul destinataire possible, et cela dans le temps de sa lecture, d’une succession d’images verbales ancrées dans Homère et dans la Rome contemporaine sans appartenir ni à l’un ni à l’autre.
Virgile ne fait pas des courses de chars dans le Grand Cirque de Rome l’analogue historique des courses de chars dans l’Iliade. Il ne dit pas que les Romains sont des Grecs homériques comme le faisait Denys d’Halicarnasse à la même époque. L’Énéide relie les Romains contemporains aux héros homériques par un trajet purement verbal. Les Romains sont au bout du trajet commencé à Homère. Ce trajet est composé en langage homérique et avec toutes sortes de manipulations qui en déconstruisent la fonction représentative. Le trajet verbal ne reproduit aucun trajet temporel réalisable, c’est un parcours des textes homériques que le texte virgilien déconstruit comme épopée narrative, pour se construire par un jeu d’anachronismes, d’archaïsmes et de figures poétiques.
Substituer une course navale à la course de chars de l’Iliade renvoie à la situation du chant V de l’Énéide dans la composition générale du poème : Énée et ses compagnons sont (encore) dans l’Odyssée et sont donc privés de chars. Ainsi pour inscrire dans l’Odyssée une course qui normalement appartiendrait à l’Iliade, Virgile utilise un métaphore, autrement dit une translation (un déplacement). Ces Troyens sur leurs bateaux sont des métaphores odysséennes et latines des Achéens sur leurs chars au pied des murs de Troie. Ce sont des simulacres d’Achéens égarés dans l’Odyssée. Puis ces simulacres d’Achéens de l’Iliade sont à leurs tour comparés à des Romains dans le Cirque, c’est-à-dire aux lecteurs de Virgile. Située entre deux métaphores, entre deux déplacements, dans le temps et l’espace, cette course de bateaux n’est que l’image instable d’un passage et ne contribue pas à construire une fiction temporelle où Énée voyagerait.
Qu’est-ce que l’Énéide ? Un système de translationes multiples et transitoires qui valent comme gestes et non comme résultats. Car le texte se détruit au fur et à mesure qu’il se compose. Le lecteur croyait saisir une réalité, il assistait à une course de bateaux improvisée dans un golfe désert, et le voici détrompé, il est à Rome, dans le Grand Cirque au milieu de supporters hurlants, puis il repart assister à des jeux athlétiques grecs. Cette instabilité crée chez nous, lecteurs du XXIe siècle, un malaise car elle contrevient à nos habitudes de lecture : nous attendons que la lecture d’un récit nous fasse voir un monde auquel nous puissions croire un minimum et non pas un monde incohérent dont changent sans cesse les règles de production.
Le contrat de lecture semble avoir été tout autre avec le destinataire romain de l’Énéide. Il ne lui est pas demandé de croire en une fiction mais de participer à la fabrication du texte comme trajet, dans un va-et-vient permanent entre Homère et son propre monde. Le destinataire qui fait exister l’Énéide est un Romain contemporain de Virgile qui connaît Homère « par cœur », il reconnaît le son homérique et, quand elles ont lieu, perçoit les dissonances, identifie les allusions à son environnement moderne et reconnaît toutes les formes d’archaïsme.
Ainsi ce qui pour nous est une lecture fastidieuse, toute cette dramatisation « ronflante » de la course, avec intervention divine et autres, qu’on qualifiera plus tard de « néoclassique », est pour lui l’actualisation d’un langage familier, celui de l’Iliade ou de l’Odyssée. Par exemple, quand les Néréïdes et autres dieux de la mer interviennent pour donner la victoire à Cloanthe, c’est une façon de citer Homère par ce qui le caractérise, l’intervention des dieux lors des affrontements humains :
Et leurs proues étant alignées,
la « Pristis » l’aurait peut-être emporté,
si Cloanthe, les deux mains tendues vers le large, ne s’était répandu
en prières et n’avait invoqué les dieux en faisant des vœux :
« Dieux qui détenez l’empire de la mer, maîtres de ces flots que je parcours,
je serai heureux de consacrer sur ce rivage un taureau éclatant,
en votre honneur, pour m’acquitter de ce vœu devant vos autels ;
je jetterai ses entrailles dans l’onde salée, et ferai des libations de vin. »
Il parla, et dans les profondeurs des flots, tous l’entendirent :
le chœur des Néréides et de Phorcus, et la vierge Panopée ;
le vénérable Portunus en personne le poussa de sa main puissante.
Plus rapide que le Notus et qu’une flèche ailée,
le navire vola vers le rivage et disparut au fond du port. (Énéide, V, 232-243)
Homère n’est là que pour être travesti selon les règles que nous avons vues précédemment. Cette course de chars va être déguisée « avec les moyens du bord ». Ainsi, puisque les cochers deviennent des pilotes et puisque les chevaux d’Homère ont un nom, les bateaux vont en avoir aussi. Il y aura la « Baleine », la « Chimère », le « Centaure », la « Scylle ».
Et comme dans le cirque romain il y a toujours une borne à contourner, Énée confectionne une borne archaïque pour les navires : avec une branche d’arbre qu’il place sur un récif. Dans l’Iliade, un arbre sec servait de borne.
Un tronc sec se dresse d’une brasse au-dessus du sol,
chêne ou pin, bois que ne pourrit pas la pluie.
Deux pierres s’y appuient de chaque côté, deux pierres blanches,
au croisement des chemins ; mais, tout autour, la piste est unie.
C’est là le tombeau de quelque mort antique,
ou une borne faite au temps des anciens ; et aujourd’hui,
c’est la borne marquée par le rapide, le divin Achille. (Iliade, XXIII, 326-332)
Mais Virgile renchérit d’archaïsme et de sauvagerie : Homère signalait des traces d’occupation humaine, laissées par des hommes d’avant, Virgile les supprime, car ce sont les hommes d’avant qui sont ses héros :
Loin au large, face au rivage écumant, on voit un rocher
que parfois les flots gonflés viennent recouvrir et battre,
lorsque les bises hivernales dissimulent les constellations.
Par temps calme, c’est le silence ; une plate-forme émerge
de l’onde immobile, où les plongeons s’arrêtent pour prendre le soleil.
Là, d’une yeuse au vert feuillage, le sage Énée fait une borne,
signal dressé pour que les marins sachent d’où revenir
et où tourner en décrivant de longues courbes. (Énéide, V, 124-131)
Quand on pense que c’est précisément cette borne qui dans l’hippodrome romain cause les accidents-naufrages !
Va suivre une série de jeux, une course à pied, un combat de pancrace et un concours de tir à l’arc, tous repris au chant XXIII de l’Iliade, tous plus ou moins proches du texte homérique. Le terme latin qui les désigne, ludi, n’a pas son équivalent grec, puisque les ludi sont un rituel religieux consistant en offrandes de spectacles aux dieux et non pas de concours athlétiques comme en Grèce. Les athlètes participant à ces ludi, bien loin d’y acquérir la gloire, étaient tous des professionnels frappés d’infamie. Le terme latin est inadéquat pour ces « concours virgiliens ». Il dit donc une filiation et rend impossible la réalisation romaine du récit. Si ces ludi sont des concours grecs, ils ne peuvent pas être des jeux romains. Icu encore le texte n’a de réalité que verbale et ne produit aucun référent virtuel.
Selon le même processus d’archaïsation que précédemment Virgile installe les spectateurs troyens dans un espace emprunté à l’amphithéâtre et transformé en espace naturel, pour assister à la course à pied :
Cette compétition achevée, le pieux Énée se dirige vers une prairie,
qu’enserraient de tous côtés des collines boisées ;
le cercle (circus) d’un amphithéâtre (theatri) occupait le centre du vallon. (Énéide, V, 286-288)
Mais en faisant concourir de nobles Troyens, comme dans l’Iliade concouraient de nobles Achéens, Virgile marque une rupture absolue entre des ludi romains et les concours grecs des Troyens en Italie. Les compagnons d’Énée ne sont pas ici de futurs Romains. Ils incarnent une altérité absolue, ce sont des Grecs qui sans s’avilir descendent dans le stade et peuvent cultiver discrètement une pédérastie élégante comme Pallas et Énée ou Nisus et Euryale, deux comportements grecs qui resteront exclus longtemps à Rome même sous l’Empire.
Ces Troyens sont peut-être les ancêtres des Romains et destinés à s’installer en Italie pour devenir leur origo, mais ils sont aussi autres, manifestent par moments une altérité irréductible. Ils sont aussi inconsistants et changeants que l’Italie où ils ont débarqué.
La conclusion des jeux ramène le lecteur en pleine Rome augustéenne, avec le carrousel troyen, lusus Troiae (545-603). Il ne s’agit plus d’un concours, mais d’une parade équestre, dans laquelle des enfants, richement parés et armés, défilent sous les regards de leurs parents, se livrant à des manœuvres compliquées et à une bataille simulée. Rien dans Homère ne peut servir de référence à ce jeu troyen. Il s’agit d’une coutume proprement romaine et historique. Nous connaissons l’existence de ce carrousel à l’époque de Sylla, de César et d’Auguste. Ce dernier en fit une institution régulière, à laquelle participaient des enfants de noble origine. Ce qui justifie sa présence ici est ce nom de lusus Troiae : force du signifiant qui impose un lien entre Énée et le lusus du circus. Cette coutume totalement romaine et contemporaine, à la fin du remake des jeux funèbres en l’honneur de Patrocle, étire le monde d’Énée jusqu’à la Rome historique.
- NLM76Grand Maître
Bon, du coup, j'ai terminé mon édition du chant V pour la lecture apertō librō. Mode d'emploi : vous copiez le texte, "laisse" après "laisse", en le scandant. Vous cherchez le vocabulaire que vous ne connaissez pas, vous l'écrivez en face. Et si ça vous dit, vous apprenez par cœur. Ensuite, vous passez à la laisse suivante.
Quelquefois, vous vous promenez avec le texte, et vous le scandez en marchant.
En passant, vous pouvez faire attention aux temps des verbes, pour adapter votre posture énonciative...
À la fin, vous aurez amélioré votre santé mentale et physique, et vous aurez appris un peu de latin.
En tout cas, je pense que vous apercevrez alors que la partie des Lūdī est vraiment ludique.
Au fait, que pensez-vous de mon titre ? Ça tient la route ?
(Il doit rester quelques coquilles et maladresses)
Quelquefois, vous vous promenez avec le texte, et vous le scandez en marchant.
En passant, vous pouvez faire attention aux temps des verbes, pour adapter votre posture énonciative...
À la fin, vous aurez amélioré votre santé mentale et physique, et vous aurez appris un peu de latin.
En tout cas, je pense que vous apercevrez alors que la partie des Lūdī est vraiment ludique.
Au fait, que pensez-vous de mon titre ? Ça tient la route ?
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«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- NLM76Grand Maître
Du coup, je me suis lancé à traduire un peu le chant V.
Améliorable. Mais je pense que c'est, malgré d'innombrables défauts, meilleur que tout ce qu'on trouve. J'ai honte d'avancer quelque chose de si prétentieux; mais cela va me donner l'occasion de proposer des éléments d'interprétation qui permettent de comprendre la poésie de Virgile... et la question de sa traduction.
En outre, c'est l'occasion que des yeux extérieurs puissent être sévères avec mes enfants, pour lesquels je suis naturellement beaucoup trop indulgent...
- https://e.pcloud.link/publink/show?code=XZWajJZ3wsMVlnmpk7r84EtS7jHFBwoMzhV
Améliorable. Mais je pense que c'est, malgré d'innombrables défauts, meilleur que tout ce qu'on trouve. J'ai honte d'avancer quelque chose de si prétentieux; mais cela va me donner l'occasion de proposer des éléments d'interprétation qui permettent de comprendre la poésie de Virgile... et la question de sa traduction.
En outre, c'est l'occasion que des yeux extérieurs puissent être sévères avec mes enfants, pour lesquels je suis naturellement beaucoup trop indulgent...
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- NicétasNiveau 9
Magnifique traduction ! Bravo...
Syntaxiquement,
"lumineuse et sereine,
les chevaux du Soleil apportaient l’aurore neuvième"
me fait un peu tiquer (place des adjectifs par rapport à "aurore neuvième"). Non ?
Syntaxiquement,
"lumineuse et sereine,
les chevaux du Soleil apportaient l’aurore neuvième"
me fait un peu tiquer (place des adjectifs par rapport à "aurore neuvième"). Non ?
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« Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu'on entend, laquelle on ne savait pas qu'elle y fût, en sorte qu'on est porté à aimer celui qui nous le fait sentir ; car il ne nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre ; et ainsi ce bienfait nous le rend aimable, outre que cette communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l'aimer. »
Pascal, Pensées
- NLM76Grand Maître
Oui, il y a quelque chose de spécial qui se passe ici; mais je crois que ça se défend :
Ce que tu m'obliges à expliciter est très intéressant... si tant est que mes vers fonctionnent. En effet, c'est une des raisons qui démontrent qu'il est impossible de traduire passablement Virgile en prose, voire en vers libres. Il est indispensable que la mesure soit très très rigoureuse pour que cela puisse fonctionner, sans quoi 70% de l'intérêt disparaît corps et bien, dilué, engadouillé dans les marais Pontins.
- An plan syntaxico-sémantico-morphologique, ça se tient : "lumineuse" et "sereine", dès lors qu'ils sont au féminin, et que ça s'entend à l'oral, ne peuvent pas se rapporter à "Les chevaux du soleil".
- Les syntagmes "lumineuse et sereine" et "l'aurore neuvième" sont associés topologiquement, dans les seconds hémistiches, avec en outre une assonance ("-eine/-ème"). Cette affaire topologique est à mon avis très très importante. Il ne s'agit pas seulement de leur association dans le texte écrit, pour l'œil, mais de ce qui se passe dans la performance. Le corps du récitant est présent, et soit qu'il se déplace, soit qu'il se balance, soit qu'il accompagne de gestes la parole, soit tout simplement que sa parole soit adressée rythmiquement à l'auditoire, elle se place quelque part entre lui et son auditoire et ce quelque part ici associe les deux syntagmes dans le souffle de la parole.
Ce que tu m'obliges à expliciter est très intéressant... si tant est que mes vers fonctionnent. En effet, c'est une des raisons qui démontrent qu'il est impossible de traduire passablement Virgile en prose, voire en vers libres. Il est indispensable que la mesure soit très très rigoureuse pour que cela puisse fonctionner, sans quoi 70% de l'intérêt disparaît corps et bien, dilué, engadouillé dans les marais Pontins.
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- NicétasNiveau 9
Merci de ta réponse ; je me suis essayé à le dire plusieurs fois et je reste un peu gêné, mais peut-être suis-je encore trop formaté par la version de concours... Je suis bien plus convaincu par ta traduction des vers 105-106 ; c'est très beau aussi, et ça passe cette fois parfaitement, je crois. Je trouve en tout cas ton approche passionnante, et je souscris à l'importance de la topologie quant à la vocalité, à la corporéité, à la performance (tu as peut-être en tête quelqu'un comme Zumthor, La Lettre et la voix de la littérature médiévale) même si je n'arrive pas à lui sacrifier la syntaxe ! Mais évidemment, on ne peut pas comprendre autre chose, et bon, c'est très beau ainsi.
Je n'arrive pas à accéder à la suite, le lien semble ne pas fonctionner.
Je n'arrive pas à accéder à la suite, le lien semble ne pas fonctionner.
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« Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu'on entend, laquelle on ne savait pas qu'elle y fût, en sorte qu'on est porté à aimer celui qui nous le fait sentir ; car il ne nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre ; et ainsi ce bienfait nous le rend aimable, outre que cette communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l'aimer. »
Pascal, Pensées
- NLM76Grand Maître
J'ai corrigé le lien.
En tout cas, pour la question de la syntaxe, tu pointes une affaire importante, que je ne suis pas sûr d'avoir résolu. Tu "restes un peu gêné" et "c'est très beau ainsi"; c'est donc assez bien réussi. Cela pourrait suffire ; mais est-ce suffisamment juste ? Autrement dit, est-ce que cette "gêne" que tu ressens peut être considérée comme la même que celle ressentie par un latin augustéen, face aux bizarreries de la langue de Virgile ? C'est ce que j'aurais tendance à prétendre. Ne pas introduire de heurts au plan syntaxique dans la traduction de Virgile, ce serait, me semble-t-il, lui être vraiment infidèle — aussi infidèle, mais d'une façon inversée, que de traduire comme Klossowski : la langue de Virgile est complexe, voire alambiquée; mais elle n'est pas incompréhensible comme celle de Klossowski.
En tout cas, pour la question de la syntaxe, tu pointes une affaire importante, que je ne suis pas sûr d'avoir résolu. Tu "restes un peu gêné" et "c'est très beau ainsi"; c'est donc assez bien réussi. Cela pourrait suffire ; mais est-ce suffisamment juste ? Autrement dit, est-ce que cette "gêne" que tu ressens peut être considérée comme la même que celle ressentie par un latin augustéen, face aux bizarreries de la langue de Virgile ? C'est ce que j'aurais tendance à prétendre. Ne pas introduire de heurts au plan syntaxique dans la traduction de Virgile, ce serait, me semble-t-il, lui être vraiment infidèle — aussi infidèle, mais d'une façon inversée, que de traduire comme Klossowski : la langue de Virgile est complexe, voire alambiquée; mais elle n'est pas incompréhensible comme celle de Klossowski.
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- OudemiaBon génie
À propos des traductions de Virgile, en vers ou en prose, je te conseille la très intéressante préface de Pagnol à sa traduction (en vers) des Bucoliques. C'est de nouveau disponible, depuis trois ans, aux éditions de Fallois (avec des notes pour chaque égloque...).
- SomniumNiveau 5
NLM76 a écrit: En tout cas, pour la question de la syntaxe, tu pointes une affaire importante, que je ne suis pas sûr d'avoir résolu. Tu "restes un peu gêné" et "c'est très beau ainsi"; c'est donc assez bien réussi. Cela pourrait suffire ; mais est-ce suffisamment juste ? Autrement dit, est-ce que cette "gêne" que tu ressens peut être considérée comme la même que celle ressentie par un latin augustéen, face aux bizarreries de la langue de Virgile ? C'est ce que j'aurais tendance à prétendre. Ne pas introduire de heurts au plan syntaxique dans la traduction de Virgile, ce serait, me semble-t-il, lui être vraiment infidèle — aussi infidèle, mais d'une façon inversée, que de traduire comme Klossowski : la langue de Virgile est complexe, voire alambiquée; mais elle n'est pas incompréhensible comme celle de Klossowski.
J'ai jeté un oeil à ta traduction en parfait ignare. Si j'ai bien compris pour que ce soit bon il faudrait que quelqu'un qui traduise ton texte en latin tombe sur quelque chose de très proche de celui de Virgile (désolé de la naïveté de cette remarque, j'ai fait un tout petit peu de thème en langue vivante mais je crois que c'est la première fois que je me formule la chose ainsi). Les couleurs et les italiques, c'est pour une distinction temporelle? Différentes voix à différents temps?
Pour "lumineuse et sereine", ce n'est qu'en relisant que je me suis fait la remarque: c'est le signe que pour moi, c'est réussi.
NLM76 a écrit:Ce que tu m'obliges à expliciter est très intéressant... si tant est que mes vers fonctionnent. En effet, c'est une des raisons qui démontrent qu'il est impossible de traduire passablement Virgile en prose, voire en vers libres. Il est indispensable que la mesure soit très très rigoureuse pour que cela puisse fonctionner, sans quoi 70% de l'intérêt disparaît corps et bien, dilué, engadouillé dans les marais Pontins.
Ta traduction est en vers non libres?
Sinon j'hésite un peu sur les vers 118-119: "Pour GYAS, c'est la gigantesque chimère, géante / comme une ville, que tractent une triple rangée de jeunesse / dardanienne". L'accord au pluriel plutôt qu'avec "rangée" (même si elle est triple) me pique un peu les yeux. C'est pour coller au latin ou pour d'autres raisons? [En fait je me rends compte que ce qui me travaille aussi c'est que l'accord au singulier permettrait une belle séquence de 8 syllabes]
- NLM76Grand Maître
Merci beaucoup pour tes remarques, Somnium !
Quant à ta première question : non il ne s'agit pas de cela. Ce ne serait que de la version. Il s'agit d'essayer de retransmettre quelque chose de l'émotion, de la poésie présente dans le texte de Virgile, qui naît d'un ensemble de facteurs très complexe à déterminer, mais pas complètement indéfinissable.
Les couleurs pour les temps, c'est une obsession que j'ai développée dans ma thèse. Il s'agit de faire attention au jeu entre les différents temps du récit, qui en effet impliquent des voix différentes, une sorte de danse entre le récitant, ses auditeurs et la fiction poétique. Dans l'épopée en particulier, cela implique très souvent une alternance rapide entre, par exemple, le présent de narration et les temps "du passé". Je les ai laissées ici, dans l'idée que cela arrête le lecteur, trop façonné par le roman moderne, et donc trop rapide, qui veut "savoir ce qui se passe dans l'histoire". Quant à la faute d'accord, c'est une horrible coquille, liée sans doute au fait que j'ai amendé plusieurs fois mon texte. En plus, comme tu l'as senti, le vers était faux avec ce "-ent" superfétatoire. [J'ai scandé graphiquement aussi ce vers dans le fichier renouvelé.]
Pour commencer : non, il ne s'agit pas de vers libres, mais d'hexamètres dactyliques, où les temps forts tombent sur des voyelles accentuables en langue, considérant aussi que la première syllabe du vers prend un relief particulier en diction poétique. Ces temps forts sont séparés par deux syllabes "faibles", dans le cas d'un dactyle, ou d'une seule syllabe, dans le cas d'un spondée. J'ai scandé graphiquement les quatre premiers vers dans le fichier que je viens de réactualiser.Somnium a écrit:
J'ai jeté un oeil à ta traduction en parfait ignare. Si j'ai bien compris pour que ce soit bon il faudrait que quelqu'un qui traduise ton texte en latin tombe sur quelque chose de très proche de celui de Virgile (désolé de la naïveté de cette remarque, j'ai fait un tout petit peu de thème en langue vivante mais je crois que c'est la première fois que je me formule la chose ainsi). Les couleurs et les italiques, c'est pour une distinction temporelle? Différentes voix à différents temps?
Pour "lumineuse et sereine", ce n'est qu'en relisant que je me suis fait la remarque: c'est le signe que pour moi, c'est réussi.
Ta traduction est en vers non libres?
Sinon j'hésite un peu sur les vers 118-119: "Pour GYAS, c'est la gigantesque chimère, géante / comme une ville, que tractent une triple rangée de jeunesse / dardanienne". L'accord au pluriel plutôt qu'avec "rangée" (même si elle est triple) me pique un peu les yeux. C'est pour coller au latin ou pour d'autres raisons? [En fait je me rends compte que ce qui me travaille aussi c'est que l'accord au singulier permettrait une belle séquence de 8 syllabes]
Quant à ta première question : non il ne s'agit pas de cela. Ce ne serait que de la version. Il s'agit d'essayer de retransmettre quelque chose de l'émotion, de la poésie présente dans le texte de Virgile, qui naît d'un ensemble de facteurs très complexe à déterminer, mais pas complètement indéfinissable.
Les couleurs pour les temps, c'est une obsession que j'ai développée dans ma thèse. Il s'agit de faire attention au jeu entre les différents temps du récit, qui en effet impliquent des voix différentes, une sorte de danse entre le récitant, ses auditeurs et la fiction poétique. Dans l'épopée en particulier, cela implique très souvent une alternance rapide entre, par exemple, le présent de narration et les temps "du passé". Je les ai laissées ici, dans l'idée que cela arrête le lecteur, trop façonné par le roman moderne, et donc trop rapide, qui veut "savoir ce qui se passe dans l'histoire". Quant à la faute d'accord, c'est une horrible coquille, liée sans doute au fait que j'ai amendé plusieurs fois mon texte. En plus, comme tu l'as senti, le vers était faux avec ce "-ent" superfétatoire. [J'ai scandé graphiquement aussi ce vers dans le fichier renouvelé.]
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«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- SomniumNiveau 5
Ah oui, pour la versification je n'avais pas calculé: c'est ce qui s'appelle "perdre pied"... Il faut dire que la scansion en latin m'est pour l'instant inconnue. Sacré boulot auquel tu t'attelles alors. Cela signifie par exemple qu'il faut faire la diérèse sur "dardanienne"?
Ok pour les temps, en effet ta mise en page fait bien percevoir différentes voix. Je dois dire qu'elle entrave un peu la lecture pour moi mais c'est sans doute dû au manque d'habitude, il faut voir ce que ça donne sur la longueur, en y étant accoutumé.
Ok pour les temps, en effet ta mise en page fait bien percevoir différentes voix. Je dois dire qu'elle entrave un peu la lecture pour moi mais c'est sans doute dû au manque d'habitude, il faut voir ce que ça donne sur la longueur, en y étant accoutumé.
- NLM76Grand Maître
Au plan métrique, les deux sont possibles. Avec synérèse, cela fait un spondée au premier pied.Somnium a écrit:Ah oui, pour la versification je n'avais pas calculé: c'est ce qui s'appelle "perdre pied"... Il faut dire que la scansion en latin m'est pour l'instant inconnue. Sacré boulot auquel tu t'attelles alors. Cela signifie par exemple qu'il faut faire la diérèse sur "dardanienne"?
Ok pour les temps, en effet ta mise en page fait bien percevoir différentes voix. Je dois dire qu'elle entrave un peu la lecture pour moi mais c'est sans doute dû au manque d'habitude, il faut voir ce que ça donne sur la longueur, en y étant accoutumé.
Pour les couleurs, ce n'est sans doute pas nécessaire; mais la question est de savoir jusqu'à quel point il est bon d'entraver la lecture, de sorte que le lecteur adopte le tempo de la voix haute.
Cela dit, je ne m'attelle pas à ce boulot : il y a déjà un copain (Aymeric Münch, pour ne pas le nommer), qui s'est déjà lancé (Les Géorgiques sont traduites, et sont l'objet de sa thèse, soutenue, et 3 chants de L'Énéide)... et j'ai déjà trop de chantiers titanesques sur le dos ! Il ne s'agit là que d'écrire un article qui permettrait de creuser un peu ce qu'est la poésie de Virgile, en se demandant comment on peut la traduire.
@Oudemia : je me souviens d'avoir été sollicité au moment de la reparution du livre de Pagnol, et de n'avoir pas été convaincu... je ne sais plus pourquoi. Tu pourrais nous dire la substantifique moelle de sa préface, nous donner trois ou quatre vers de sa main ?
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- SomniumNiveau 5
D'accord. Bon au détour d'un clic je viens d'aller voir ton site et je t'annonce avoir téléchargé ta chrestomathie des lettres françaises. MERCI de mettre en ligne de telles ressources, je suis admiratif (et j'aime beaucoup tes mises en page - le titre encadré de rouge, je pratique ça aussi, le petit côté Nrf a un cachet que j'apprécie). A la première lecture je suis juste un peu déçu de ne pas voir figurer en poésie un extrait du dernier grand versificateur français (Valéry) - mais c'est somme toute compréhensible si le recueil était destiné aux classes de collège. D'ailleurs pour rejoindre le sujet et une remarque faite plus haut, Valéry aussi a traduit Virgile - Les Bucoliques, en alexandrins non rimés, et en faisant du Valéry. Je ne saurais dire si la traduction est bonne en tant que telle mais de mémoire la lecture était plaisante. Il y a également une préface. Je ne savais pas pour Pagnol, en revanche (et je dois avouer ma surprise d'ailleurs).
- NLM76Grand Maître
Oui; Valéry, d'après mon souvenir, ce n'est pas mal du tout (je parle de sa traduction des Bucoliques)... de même Marot, ou que Du Bellay, pour L'Énéide.
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- NicétasNiveau 9
NLM76 a écrit: Ne pas introduire de heurts au plan syntaxique dans la traduction de Virgile, ce serait, me semble-t-il, lui être vraiment infidèle — aussi infidèle, mais d'une façon inversée, que de traduire comme Klossowski : la langue de Virgile est complexe, voire alambiquée; mais elle n'est pas incompréhensible comme celle de Klossowski.
C'est très juste, en effet. La deuxième page est excellente !
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« Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu'on entend, laquelle on ne savait pas qu'elle y fût, en sorte qu'on est porté à aimer celui qui nous le fait sentir ; car il ne nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre ; et ainsi ce bienfait nous le rend aimable, outre que cette communauté d'intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l'aimer. »
Pascal, Pensées
- NLM76Grand Maître
- Les syntagmes "lumineuse et sereine" et "l'aurore neuvième" sont associés topologiquement, dans les seconds hémistiches, avec en outre une assonance ("-eine/-ème"). Cette affaire topologique est à mon avis très très importante. Il ne s'agit pas seulement de leur association dans le texte écrit, pour l'œil, mais de ce qui se passe dans la performance. Le corps du récitant est présent, et soit qu'il se déplace, soit qu'il se balance, soit qu'il accompagne de gestes la parole, soit tout simplement que sa parole soit adressée rythmiquement à l'auditoire, elle se place quelque part entre lui et son auditoire et ce quelque part ici associe les deux syntagmes dans le souffle de la parole.
[...]Il est impossible de traduire passablement Virgile en prose, voire en vers libres. Il est indispensable que la mesure soit très très rigoureuse pour que cela puisse fonctionner, sans quoi 70% de l'intérêt disparaît corps et bien, dilué, engadouillé dans les marais Pontins.
Je reviens sur la question du vers mesuré, face au vers libre. En l'absence de mesure du vers, les hémistiches, ou les tritèstiches (tiers de vers) ne se répondent plus; et ça c'est une affaire extrêmement importante. [Note : la mesure, peut être syllabique, syllabo-accentuelle, accentuelle, liée à la durée, à des parallélismes de sens (comme dans la poésie hébraïque), à des distinctions de masse par l'allitération (comme dans la poésie germanique), par la rime, etc ; mais il faut qu'il y ait une mesure. Il faut qu'on sente où on en est dans la mesure du vers.]
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