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- NLM76Grand Maître
Merci Hannibal. J'ai amendé mon corrigé en notant en marge quelques suggestions issues de tes idées. Je ne les ai cependant pas ajoutées au corrigé rédigé, mais seulement comme des suggestions en marge, afin de veiller à ce que le commentaire proposé soit réaliste pour trois heures de travail d'un élève de 1re.Hannibal a écrit:Je pensais à des bricoles d'analyse comme, en vrac: [...]
Je n'ai pas évoqué le présent d'habitude: la remarque me paraît très accessoire, ni ton hypothèse sur la pointe, qui me paraît sinon hasardeuse, du moins alambiquée. L'analyse du système de variation des hypothétiques me paraît très juste et très intéressante; mais je crois quand même qu'elle est trop élaborée pour des élèves de 1re en général — en tout cas dans le cadre d'un commentaire, qu'ils sont censés faire eux-mêmes, et non d'une explication menée en classe. J'avais déjà évoqué le chiasme ; mais pourquoi, de ton côté, le qualifies-tu d'ironique ?
Pour ce qui est du "lexique satirique", si ton propos me paraît excellent, je suis très réticent à l'idée de présenter cela sous la rubrique du lexique: il ne s'agit pas du lexique, mais du propos de Du Bellay. Je pense qu'il faut être très vigilant à cela, pour éviter la dérive vers les fadaises qui accompagnent quasi-systématiquement l'utilisation du concept de «champ lexical».
En tout cas, ce que tu dis me donne envie de (re)lire et de mieux connaître le recueil !
- HannibalHabitué du forum
NLM76: content si quelques-unes de mes propositions ont pu paraître utiles. Le présent d'habitude est certes une évidence, il prend un peu plus de sens si on le relie à tout ce qui évoque un comportement systématique, presque mécanique. Le chiasme rend spectaculaire l'invraisemblance du discours courtisan; il souligne l'ironie critique avec laquelle Du Bellay rapporte ce discours, et plus encore, il met en scène par son inversion le renversement des valeurs épistémiques (abandon de toute logique) et morales (abandon de toute bonne foi), au profit du seul souci de "complaire". D'accord enfin pour le raccourci qui me faisait évoquer un "lexique satirique". Disons que c'est un lexique qui élargit la satire, en situant le comportement des modèles les plus haut placés du côté de l'apparence, dans ce qu'elle a de faux et de superficiel (la pompe, le mensonge, la moquerie).
Iphigénie: entièrement d'accord sur les remarques qui visent à distinguer le rire courtisan du rire satirique, et à conjurer le risque de les confondre.
Le vers 1 pourrait exprimer le refus (poli, d'où la litote) d'adhérer au point de vue de quelque protecteur réel ou imaginaire (un Philinte avant la lettre, reprochant au poète sa rigueur satirique voire lui conseillant l'éloge stratégique de certains...). A l'inverse des courtisans prêts à aliéner leur jugement, Du Bellay refuserait d'emprunter un regard (un jugement) de commande et de se livrer à la contrefaçon hypocrite de l'éloge, réservant ses louanges à qui les mérite. La suite du sonnet serait alors une justification de ce refus initial, et même si la satire en vient parfois à frôler le comportement qu'elle dénonce (on montre au doigt avec le démonstratif méprisant "ces vieux singes", on se moque de ce qu'ont d'affecté gestes et paroles), elle s'en distingue par le fait qu'elle n'est pas gouvernée par le souci de complaire et procède bien d'un jugement personnel, qu'elle n'égratigne que des comportements généraux et des types humains, en épargnant les personnes, et qu'elle n'a pas pour seule fin le rire dans sa gratuité, mais articule ses traits de dérision à une posture de réprobation morale qui n'est pas dénuée de sérieux voire de gravité (vers 1, vers 12). Bref, Du Bellay positionnerait ici sa satire par contraste avec les comportements mêmes qu'elle dénonce.
Iphigénie: entièrement d'accord sur les remarques qui visent à distinguer le rire courtisan du rire satirique, et à conjurer le risque de les confondre.
Le vers 1 pourrait exprimer le refus (poli, d'où la litote) d'adhérer au point de vue de quelque protecteur réel ou imaginaire (un Philinte avant la lettre, reprochant au poète sa rigueur satirique voire lui conseillant l'éloge stratégique de certains...). A l'inverse des courtisans prêts à aliéner leur jugement, Du Bellay refuserait d'emprunter un regard (un jugement) de commande et de se livrer à la contrefaçon hypocrite de l'éloge, réservant ses louanges à qui les mérite. La suite du sonnet serait alors une justification de ce refus initial, et même si la satire en vient parfois à frôler le comportement qu'elle dénonce (on montre au doigt avec le démonstratif méprisant "ces vieux singes", on se moque de ce qu'ont d'affecté gestes et paroles), elle s'en distingue par le fait qu'elle n'est pas gouvernée par le souci de complaire et procède bien d'un jugement personnel, qu'elle n'égratigne que des comportements généraux et des types humains, en épargnant les personnes, et qu'elle n'a pas pour seule fin le rire dans sa gratuité, mais articule ses traits de dérision à une posture de réprobation morale qui n'est pas dénuée de sérieux voire de gravité (vers 1, vers 12). Bref, Du Bellay positionnerait ici sa satire par contraste avec les comportements mêmes qu'elle dénonce.
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"Quand la pierre tombe sur l'oeuf, malheur à l'oeuf.
Quand l'oeuf tombe sur la pierre, malheur à l'oeuf." (proverbe)
- e-WandererGrand sage
Je me demande si "Seigneur" peut réellement être lu comme une adresse à un puissant. Dans ce cas on aurait "Sire", ou le titre ("À moi, Comte, deux mots !", "Baron" etc.). "Seigneur", comme vocatif, me semble être l'adresse réservée à Dieu, ou bien une exclamation figée qui a cette valeur à l'origine ("Ô Seigneur !", comme disait encore la génération de mes grands-parents). Il faudrait vérifier dans le dictionnaire de Huguet pour les emplois au XVIe s.
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« Profitons du temps qui nous reste avant la définitive invasion de la grande muflerie du Nouveau Monde » (Huysmans)
- HannibalHabitué du forum
La dédicace à Monsieur d'Avanson utilise ainsi le terme "seigneur", je crois:
Le sonnet LX semble y recourir aussi :
Le sonnet XLIX parle de "celui que je sers" et l'appelle ensuite "mon cher seigneur".
bref, cela semble assez usuel dans les Regrets, d'où l'impression d'une sorte de refus poli ou au moins de justification auprès d'un Grand, que j'ai eue en lisant le vers 1.
Or si mes vers méritent qu’on les louë,
Ou qu’on les blasme, à vous seul entre tous
Je m’en rapporte ici : car c’est à vous,
A vous, Seigneur, à qui seul je les vouë :
Comme celuy qui avec la sagesse
Avez conjoint le droit et l’equité,
Et qui portez de toute antiquité
Joint à vertu le titre de noblesse"
Le sonnet LX semble y recourir aussi :
Seigneur, ne pensez pas d’ouïr chanter ici
Les louanges du Roy, ni la gloire de Guise,
Ni celle que se sont les Chastillons acquise,
Ni ce Temple sacré au grand Montmorenci.
N’y penser voir encor' le severe sourci,
De madame Sagesse, ou la brave entreprise,
Qui au Ciel, aux Doemons, aux Estoiles s’est prise,
La Fortune, la Mort, et la Justice aussi :
De l’or encore moins, de luy je ne suis digne :
Mais bien d’un petit chat j’ay fait un petit hymne,
Lequel je vous envoye : autre present je n’ay.
Prenez-le donc, (Seigneur) et m’excusez de grace,
Si pour le bal ayant la musique trop basse,
Je sonne un passepied, ou quelque branle gay.
Le sonnet XLIX parle de "celui que je sers" et l'appelle ensuite "mon cher seigneur".
bref, cela semble assez usuel dans les Regrets, d'où l'impression d'une sorte de refus poli ou au moins de justification auprès d'un Grand, que j'ai eue en lisant le vers 1.
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"Quand la pierre tombe sur l'oeuf, malheur à l'oeuf.
Quand l'oeuf tombe sur la pierre, malheur à l'oeuf." (proverbe)
- e-WandererGrand sage
OK, merci !
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- NLM76Grand Maître
Nous sommes tout à fait d'accord sur l'interprétation. Mais je m'interroge sur deux points. D'abord, l'interprétation que nous proposons tous deux du chiasme est très satisfaisante intellectuellement parlant; mais est-ce que vraiment il produit cet effet sur le lecteur ou l'auditeur qui lit naturellement, sans chercher à "faire un commentaire" ? C'est une vraie question. Je pense que la réponse est oui; mais je comprends qu'on en doute — et je me méfie toujours de notre habileté interprétative.Hannibal a écrit:NLM76: content si quelques-unes de mes propositions ont pu paraître utiles. Le présent d'habitude est certes une évidence, il prend un peu plus de sens si on le relie à tout ce qui évoque un comportement systématique, presque mécanique. Le chiasme rend spectaculaire l'invraisemblance du discours courtisan; il souligne l'ironie critique avec laquelle Du Bellay rapporte ce discours, et plus encore, il met en scène par son inversion le renversement des valeurs épistémiques (abandon de toute logique) et morales (abandon de toute bonne foi), au profit du seul souci de "complaire". D'accord enfin pour le raccourci qui me faisait évoquer un "lexique satirique". Disons que c'est un lexique qui élargit la satire, en situant le comportement des modèles les plus haut placés du côté de l'apparence, dans ce qu'elle a de faux et de superficiel (la pompe, le mensonge, la moquerie).
D'autre part, j'insiste sur cette histoire de lexique: ce n'est pas une affaire de lexique mais de propos. Ce n'est pas l'utilisation des verbes "mentir" et "se moquer" qui importe, c'est le fait que DB dise du maître qu'il ment, qu'il se moque. Je sais bien que c'est aussi ce que tu signifies; mais je pense qu'il faut éviter vraiment de dire que "c'est un lexique qui élargit la satire". Non seulement c'est inexact, mais surtout, cela invite les élèves à rechercher abusivement des champs lexicaux pour interpréter les textes.
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Sites du grip :
- http://instruire.fr
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Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- AustrucheerranteHabitué du forum
Je n'ai pas grand-chose à ajouter qui n'est déjà été dit (et je confesse n'avoir présentement pas trop le temps ni l'énergie de m'y consacrer ), mais je me permets tout de même de poster ce message pour partager le plaisir que j'ai à lire vos analyses et à suivre votre débat (pour reprendre un mot pourtant si galvaudé). C'est ce genre de discussion qui arrive, quand même, à me rendre fier de notre métier et de notre formation, et des gens comme vous qui en usent avec talent.
- HannibalHabitué du forum
Tenez, j'ai trouvé ce petit passage de la Défense et illustration de la langue française, qui me paraît assez bien résonner avec le sonnet 150. Du Bellay y donne des conseils d'imitation à l'écrivain, en distinguant bonne et mauvaise imitation, et en comparant cette dernière avec celle que pratiquent les courtisans qui imitent les bassesses des plus grands seigneurs. Il s'agit, pour ne pas devenir le singe d'un autre écrivain, de choisir un modèle accessible à nos capacités, et de bien choisir ce qui peut et doit être imité chez celui-ci.
Regarde notre imitateur premièrement ceux qu’il voudra imiter, et ce qu’en eux il pourra et qui se doit imiter, pour ne faire comme ceux qui, voulant apparaître semblables à quelque grand seigneur, imiteront plutôt un petit geste et façon de faire vicieuse de lui, que ses vertus et bonnes grâces. Avant toutes choses, faut qu’il ait ce jugement de connaître ses forces et tenter combien ses épaules peuvent porter, qu’il sonde diligemment son naturel et se compose à l’imitation de celui dont il se sentira approcher de plus près. Autrement son imitation ressemblerait à celle du singe.
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Quand l'oeuf tombe sur la pierre, malheur à l'oeuf." (proverbe)
- e-WandererGrand sage
Bravo pour ce rapprochement !
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« Profitons du temps qui nous reste avant la définitive invasion de la grande muflerie du Nouveau Monde » (Huysmans)
- IphigénieProphète
Du coup par pure satisfaction uniquement personnelle je remets mon analyse, meme si elle n’a intéressé personne: :lol:
Il y a, au cœur de la réflexion de Du Bellay, bien sûr la figure d'Ulysse, mais particulièrement le rire sardonique dont je parlais par simple intuition à propos de ce rictus sans raison dans lequel se figent les courtisans à la fin du poème.
Ce rire "sardonique" intervient pour la première fois de son histoire linguistique au chant XX de l'Odyssée: Ulysse déguisé en mendiant est moqué par les courtisans qui par dérision lui jettent, à table, un gigot à la tête. C'est alors qu'Ulysse a ce rire "sardonique" (que Jacottet traduit dommageusement par "rire amer", simplement): rire étrange, dont le nom viendrait d'une herbe sarde dont le poison, mortel, ferait apparaître une tension des muscles du visage donnant l'apparence du rire: un rire qui n'en est pas un, et qui est lié à la mort, donc.
Ce rire est chez Homère, à cet endroit, celui de l'homme blessé qui va se venger en semant la mort, et il marque un tournant dans cette scène de l'Odyssée: tournant de la déploration du mendiant à voir ce que son royaume est devenu aux mains des prétendants, à la vengeance d'Ulysse, qui se déchaîne dans le massacre aux chants suivants. Ce rire est lié à la douleur de l'humiliation et au désir de mordre, férocement, l'adversaire. Dans l'Odyssée, Ulysse va satisfaire cette vengeance dans le sang, avec une violence extrême, non sans franchir le seuil d'une certaine inhumanité:
"Il fit de ces haineux une vengeance extrême
Pour se venger des miens je ne suis assez fort" (sonnet 60) commente Du Bellay...
Les Regrets sont en fait structurés sur un mouvement identique: d'abord dans une première partie, la déploration élégiaque, la douleur devant ce que Rome est devenue, puis dans une deuxième, la satire des courtisans et de leurs vices; mais il y a une troisième partie (celle dont parlait Hannibal), le dépassement de la satire par l'éloge de Marguerite et François.
Et, au milieu- sensiblement- du recueil, le sonnet 77 :
Je ne découvre ici les mystères sacrés
Des saints prêtres romains, je ne veux rien écrire
Que la vierge honteuse ait vergogne de lire,
Je veux toucher sans plus aux vices moins secrets.
Mais tu diras que mal je nomme ces Regrets,
Vu que le plus souvent j'use de mots pour rire :
Et je dis que la mer ne bruit toujours son ire,
Et que toujours Phoebus ne sagette les Grecs.
N
Si tu rencontres donc ici quelque risée,
Ne baptise pourtant de plainte déguisée
Les vers que je soupire au bord ausonien.
La plainte que je fais, Dilliers, est véritable :
Si je ris, c'est ainsi qu'on se rit à la table,
Car je ris, comme on dit, d'un ris sardonien.
Autrement dit à ce stade du recueil, le rire satirique est un rire ambigü où la satire n'est que la version de la douleur, qui n'a pas trouvé son exutoire. C'est justement à ce stade du recueil que la tonalité lyrique va laisser place à la satire de la cour, et que les Regrets se font vengeance par la satire.
Le poème des "vieux singes de cour" est en réalité d'une grande violence : l'image est réellement féroce.
Mais comment ne pas tomber dans les travers des courtisans, en jouant du rire moqueur, de méchanceté viscérale, comment dépasser la satire qui est l'expression amère, et stérile, du dégoût (du "dépit"): ce sera l'enjeu de la troisième partie des Regrets. Car le rire est libérateur mais insuffisant, insatisfaisant à combler l'amertume du monde.
D'où je pense, la curieuse prise de distance du "je ne saurais regarder d'un bon œil" et son recours à la litote, qui semble affaiblir la critique qui suit, voire être contredite dans son "minimalisme" par elle, alors même que le trait satirique s'exprime avec violence: c'est que le rire du satiriste ne saurait être de même nature que celui des courtisans figés dans le rictus final. C'est que le regard du poète ne doit pas se confondre avec le regard mauvais de la cour et son aptitude à la moquerie constante, sans fondement, par réflexe, par automatisme. La moquerie doit pour être salvatrice, s'accompagner d'une prise de conscience (il faut "regarder") et non être simple moquerie, surtout si elle est sans objet, de pur vice: il s'agit de mettre à distance le rire des courtisans (eux "ne savent pourquoi") et le rire de la satire, comme première étape dans la recherche de la Vertu: c'est tout le mouvement des Regrets.
Il faut voir la cour, mais pas se compromettre avec elle par la seule méchanceté ni s'égarer dans le désespoir: dépasser le désespoir par le rire et le rire par la vertu c'est de cette difficulté que naît la particularité du recueil et de sa tonalité incertaine, en demi-teinte .
Ce rire des courtisans, rire faux, distant d'un rire joyeux, et rire sans finalité autre que de méchanceté pure, c'est le versant mauvais du rire, son versant mortifère, celui dont Du Bellay se détache et dont il ne saurait être le complice en s'arrêtant dans la seule satire. La "cristallisation" du poème sur le rire faux et vide des courtisans est donc comme une mise en garde-un répulsif- alors même que s'achève la partie satirique du recueil.
Etj’ajoute: je persiste à dire, point unique de mon désaccord avec Hannibal et qui m’a fait intervenir, que la figure du singe n’est pas secondaire mais bien centrale et signifiante dans ce poème... parce qu’elle pose le problème de l’imitation, bien sûr mais aussi celui du registre ( le satirique: ses limites et ses finalités ) d’un recueil intitulé Les Regrets et qui ne sera ni uniquement élégiaque ni résolument satirique, ni servilement encomiastique. Et c’est justement le rire des singes qui interroge la valeur de la satire et son nécessaire dépassement.
Et tant qu'à m'exprimer je reviens aussi sur un autre petit désaccord concernant la ou plutôt les structures du poème: les quatrains dans un système d'hypothèse à l'éventuel s'arrêtent sur l'adynaton d'une capitulation de la raison qui accepte de prétendre le contraire de l'évidence. Les tercets avec un système d'hypothèse qui passe dans le réel, constituant une gradation dans le critique, s'achèvent en écho mais aussi en gradation sur l'ablation (et plus seulement le travestissement) du jugement moral.
Si l’on reprend le poème à son début le « je ne saurais regarder d’un bon œil » est déjà un jugement moral, une prise de recul, en conscience qui aboutit à cet équivalent de « je ne peux parce que contraire à mes convictions» alors que la fin du poème: « ils ne savent pourquoi » ignorance pure, absence de conscience
Il y a, au cœur de la réflexion de Du Bellay, bien sûr la figure d'Ulysse, mais particulièrement le rire sardonique dont je parlais par simple intuition à propos de ce rictus sans raison dans lequel se figent les courtisans à la fin du poème.
Ce rire "sardonique" intervient pour la première fois de son histoire linguistique au chant XX de l'Odyssée: Ulysse déguisé en mendiant est moqué par les courtisans qui par dérision lui jettent, à table, un gigot à la tête. C'est alors qu'Ulysse a ce rire "sardonique" (que Jacottet traduit dommageusement par "rire amer", simplement): rire étrange, dont le nom viendrait d'une herbe sarde dont le poison, mortel, ferait apparaître une tension des muscles du visage donnant l'apparence du rire: un rire qui n'en est pas un, et qui est lié à la mort, donc.
Ce rire est chez Homère, à cet endroit, celui de l'homme blessé qui va se venger en semant la mort, et il marque un tournant dans cette scène de l'Odyssée: tournant de la déploration du mendiant à voir ce que son royaume est devenu aux mains des prétendants, à la vengeance d'Ulysse, qui se déchaîne dans le massacre aux chants suivants. Ce rire est lié à la douleur de l'humiliation et au désir de mordre, férocement, l'adversaire. Dans l'Odyssée, Ulysse va satisfaire cette vengeance dans le sang, avec une violence extrême, non sans franchir le seuil d'une certaine inhumanité:
"Il fit de ces haineux une vengeance extrême
Pour se venger des miens je ne suis assez fort" (sonnet 60) commente Du Bellay...
Les Regrets sont en fait structurés sur un mouvement identique: d'abord dans une première partie, la déploration élégiaque, la douleur devant ce que Rome est devenue, puis dans une deuxième, la satire des courtisans et de leurs vices; mais il y a une troisième partie (celle dont parlait Hannibal), le dépassement de la satire par l'éloge de Marguerite et François.
Et, au milieu- sensiblement- du recueil, le sonnet 77 :
Je ne découvre ici les mystères sacrés
Des saints prêtres romains, je ne veux rien écrire
Que la vierge honteuse ait vergogne de lire,
Je veux toucher sans plus aux vices moins secrets.
Mais tu diras que mal je nomme ces Regrets,
Vu que le plus souvent j'use de mots pour rire :
Et je dis que la mer ne bruit toujours son ire,
Et que toujours Phoebus ne sagette les Grecs.
N
Si tu rencontres donc ici quelque risée,
Ne baptise pourtant de plainte déguisée
Les vers que je soupire au bord ausonien.
La plainte que je fais, Dilliers, est véritable :
Si je ris, c'est ainsi qu'on se rit à la table,
Car je ris, comme on dit, d'un ris sardonien.
Autrement dit à ce stade du recueil, le rire satirique est un rire ambigü où la satire n'est que la version de la douleur, qui n'a pas trouvé son exutoire. C'est justement à ce stade du recueil que la tonalité lyrique va laisser place à la satire de la cour, et que les Regrets se font vengeance par la satire.
Le poème des "vieux singes de cour" est en réalité d'une grande violence : l'image est réellement féroce.
Mais comment ne pas tomber dans les travers des courtisans, en jouant du rire moqueur, de méchanceté viscérale, comment dépasser la satire qui est l'expression amère, et stérile, du dégoût (du "dépit"): ce sera l'enjeu de la troisième partie des Regrets. Car le rire est libérateur mais insuffisant, insatisfaisant à combler l'amertume du monde.
D'où je pense, la curieuse prise de distance du "je ne saurais regarder d'un bon œil" et son recours à la litote, qui semble affaiblir la critique qui suit, voire être contredite dans son "minimalisme" par elle, alors même que le trait satirique s'exprime avec violence: c'est que le rire du satiriste ne saurait être de même nature que celui des courtisans figés dans le rictus final. C'est que le regard du poète ne doit pas se confondre avec le regard mauvais de la cour et son aptitude à la moquerie constante, sans fondement, par réflexe, par automatisme. La moquerie doit pour être salvatrice, s'accompagner d'une prise de conscience (il faut "regarder") et non être simple moquerie, surtout si elle est sans objet, de pur vice: il s'agit de mettre à distance le rire des courtisans (eux "ne savent pourquoi") et le rire de la satire, comme première étape dans la recherche de la Vertu: c'est tout le mouvement des Regrets.
Il faut voir la cour, mais pas se compromettre avec elle par la seule méchanceté ni s'égarer dans le désespoir: dépasser le désespoir par le rire et le rire par la vertu c'est de cette difficulté que naît la particularité du recueil et de sa tonalité incertaine, en demi-teinte .
Ce rire des courtisans, rire faux, distant d'un rire joyeux, et rire sans finalité autre que de méchanceté pure, c'est le versant mauvais du rire, son versant mortifère, celui dont Du Bellay se détache et dont il ne saurait être le complice en s'arrêtant dans la seule satire. La "cristallisation" du poème sur le rire faux et vide des courtisans est donc comme une mise en garde-un répulsif- alors même que s'achève la partie satirique du recueil.
Etj’ajoute: je persiste à dire, point unique de mon désaccord avec Hannibal et qui m’a fait intervenir, que la figure du singe n’est pas secondaire mais bien centrale et signifiante dans ce poème... parce qu’elle pose le problème de l’imitation, bien sûr mais aussi celui du registre ( le satirique: ses limites et ses finalités ) d’un recueil intitulé Les Regrets et qui ne sera ni uniquement élégiaque ni résolument satirique, ni servilement encomiastique. Et c’est justement le rire des singes qui interroge la valeur de la satire et son nécessaire dépassement.
Et tant qu'à m'exprimer je reviens aussi sur un autre petit désaccord concernant la ou plutôt les structures du poème: les quatrains dans un système d'hypothèse à l'éventuel s'arrêtent sur l'adynaton d'une capitulation de la raison qui accepte de prétendre le contraire de l'évidence. Les tercets avec un système d'hypothèse qui passe dans le réel, constituant une gradation dans le critique, s'achèvent en écho mais aussi en gradation sur l'ablation (et plus seulement le travestissement) du jugement moral.
Si l’on reprend le poème à son début le « je ne saurais regarder d’un bon œil » est déjà un jugement moral, une prise de recul, en conscience qui aboutit à cet équivalent de « je ne peux parce que contraire à mes convictions» alors que la fin du poème: « ils ne savent pourquoi » ignorance pure, absence de conscience
- NLM76Grand Maître
Mais non... comme je suis d'accord presque toujours avec ce que dit Iphigénie, je m'abstiens souvent de le dire — sinon ce ne serait pas drôle !Iphigénie a écrit:Du coup par pure satisfaction uniquement personnelle je remets mon analyse, même si elle n’a intéressé personne: :lol:
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Sites du grip :
- http://instruire.fr
- http://grip-editions.fr
Mon site : www.lettresclassiques.fr
«Boas ne renonça jamais à la question-clé : quelle est, du point de vue de l'information, la différence entre les procédés grammaticaux observés ? Il n'entendait pas accepter une théorie non sémantique de la structure grammaticale et toute allusion défaitiste à la prétendue obscurité de la notion de sens lui paraissait elle-même obscure et dépourvue de sens.» [Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, "La notion de signification grammaticale selon Boas" (1959)]
- IphigénieProphète
:lol:
Ah bon....! C’est que n’ayant aucun retour j’avais l’impression de paraître ou à côté de la plaque ou sans intérêt...
Enfin si, un peu de retour de la part d’Hannibal, dont les propos sont évidemment très intéressants et performants, mais avec lequel je ne partage pas la lecture de la chute ni de la construction, ( même si j’apprécie ses remarques sur la place de la réflexion sur l’imitation dans le recueil) ce qui n’est quand même pas un détail secondaire d’interprétation...mais bon voilà... on a fait un tour du poème en tout cas, merci de ton initiative!
Ah bon....! C’est que n’ayant aucun retour j’avais l’impression de paraître ou à côté de la plaque ou sans intérêt...
Enfin si, un peu de retour de la part d’Hannibal, dont les propos sont évidemment très intéressants et performants, mais avec lequel je ne partage pas la lecture de la chute ni de la construction, ( même si j’apprécie ses remarques sur la place de la réflexion sur l’imitation dans le recueil) ce qui n’est quand même pas un détail secondaire d’interprétation...mais bon voilà... on a fait un tour du poème en tout cas, merci de ton initiative!
- e-WandererGrand sage
Pareil, je n'ai pas réagi parce que je suis tout à fait en accord avec ton analyse, qui a le mérite de bien replacer le poème dans l'économie de l'œuvre et dans le cadre d'une poétique du rire. En tout cas, il y a de quoi faire avec un texte en fait faussement simple (au début, j'avoue que je me demandais ce qu'on pourrait bien raconter d'intéressant, avant que plusieurs portes ne s'ouvrent les unes après les autres).
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« Profitons du temps qui nous reste avant la définitive invasion de la grande muflerie du Nouveau Monde » (Huysmans)
- IphigénieProphète
Bon, vous me rassurez!
- Spoiler:
- Pour rendre à Jules ce qui est à César, c’est mon fils qui m’a confirmé le sens du rire sardonique chez Du Bellay, pour avoir fait une étude là-dessus.
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- Corrigé du commentaire "Ils étaient hommes des forêts..." (Sylvie Germain)
- EAF 2007 (juin 2006) corrigé? commentaire chapIV camus
- Vieux (ou très vieux rapports de jury d’agrégation/Capet/CAPLP etc...) version papier.... comment se les procurer ?
- Axes de lecture/lecture analytique/commentaire/ Commentaire composé ????
- Séquence sur la Planète des Singes au lycée
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