- HypermnestreÉrudit
Bonjour,
Auriez-vous un extrait de Dumézil où celui-ci présente sa théorie sur les premiers rois de Rome (leurs fonctions complémentaires, le lien avec les légendes indo-européennes...) et qui serait accessible à des élèves de lycée ?
Merci d'avance !
Auriez-vous un extrait de Dumézil où celui-ci présente sa théorie sur les premiers rois de Rome (leurs fonctions complémentaires, le lien avec les légendes indo-européennes...) et qui serait accessible à des élèves de lycée ?
Merci d'avance !
- trompettemarineMonarque
Voici en spoiler le texte rapidement scanné. Il faudra remettre en italiques les termes latins et les alinéas.
La source : Georges Dumezil, Mythes et Dieux des Indo-européens, textes réunis par Hervé Coutau-Bégarie, Flammarion, 1992
chapitre : Les Rois romains de Cicéron (pages 219-225)
La source : Georges Dumezil, Mythes et Dieux des Indo-européens, textes réunis par Hervé Coutau-Bégarie, Flammarion, 1992
chapitre : Les Rois romains de Cicéron (pages 219-225)
- Spoiler:
- Ce système des trois fonctions, avec ses subdivisions et ses nuances, les Indo-Iraniens ne l’avaient pas inventé : la théologie scandinave (Odinn-Tyr, Porr, les dieux Vanes), la théologie archaïque de Rome (Juppiter-Dius, Mars, Quirinus) se distribuent selon le même modèle et, sur d’autres points du domaine indo-européen moins bien connus, on en trouve des vestiges.
À Rome, c’est moins dans la théologie, nette mais courte, que dans « l’histoire» des origines que cette structure a été utilisée. Avant d’être, à l’école des Grecs, d’excellents historiens, les Romains ont eu en effet l’esprit historique, ou plutôt historicisant, en ce sens qu’ils ont inséré dans leur propre passé, en le chargeant de noms d’hommes, de peuples, de lieux, de gentes pris à leur expérience, ce qui, chez des peuples dont l’imagination s’attachait moins exclusivement aux intérêts nationaux, se présente comme des récits fabuleux, hors cadre, ou comme des légendes divines
Rome, donc, imaginait la première période de sa carrière - les temps préétrusques - comme une croissance régulière en quatre temps, la Providence suscitant chaque fois un roi d’un caractère nouveau, conforme au besoin du moment : Romulus d’abord, le demi-dieu aux enfances mystérieuses, qui eut l’ardeur, les auspices et le pouvoir nécessaires pour créer la Ville ; puis Numa, le sage religieux qui fonda les cultes, les prêtres, le droit, les lois ; puis Tullus Hostilius, roi tout guerrier, qui donna à Rome l’instrument militaire de sa puissance; puis Ancus Marcius, dont l’œuvre est complexe comme l’est la troisième fonction elle-même : fondateur, par Ostie et par le pont du Tibre, du commerce impérial, draineur d’opes; et aussi roi sous lequel l’immense plèbe, la « masse» romaine, s’est domiciliée dans Rome ; roi enfin sous qui, avec l’opulent immigré Tarquin, avec Acca et Tarutius, la richesse a fait son apparition à Rome comme élément de prestige ou de puissance.
Ces quatre rois forment un système qui n’est pas une vue de l’esprit, mais que les Romains comprenaient, affirmaient, admiraient - quadam factorum industria - en tant que système. Ce n’est pas nous, c’est Anchise, au VIe chant de L’Énéide, c’est Florus dans son Anacephalaeosis de septem regisu, qui, d’une phrase ou d’un mot, d’une étiquette différentielle, résument le caractère et l'œuvre de ces quatre rois, et cela d’une manière constante pour les trois premiers, d’une manière variable pour le quatrième, mais toujours correspondant à l’un des aspects de la troisième fonction (roi popularis, roi aedificator ... ). Ce n’est pas l’analyste moderne, c’est Tite-Live, c’est Denys d’Halicarnasse, c’est Plutarque, c’est toute la tradition qui s’ingénie à opposer point par point, sur tous les points imaginables, « les deux fondateurs », Romulus et Numa. C’est Tite-Live encore qui avertit que Tullus a plus d’affinité avec Romulus, qu’au contraire Ancus ressemble à Numa son grand-père...
D’autre part, l’invraisemblance historique de cette séquence, de ses résultats progressifs, éclate aux yeux. Le second, le troisième roi auraient réussi deux fois, en sens inverse, de feroces en religieux, de religieux en belliqueux, à retourner le caractère des Romains ? Le second roi, parce que telle était son humeur, aurait pu passer quarante années sans guerre ? Sous Tullus, la petite collectivité des montes, même étendue aux colles, aurait eu la force de supprimer Albe ? Sans parler des anachronismes dûment repérés dans l’œuvre d’Ancus... Il y a donc bien structure et même, très conscient, système, et système que des événements n’ont pu suggérer, système de concepts : les annalistes ont travaillé sur le vieux schème qui voulait que, pour être complète, adulte, une société accumulât (hiérarchiquement, ici successivement) les bienfaits d’un chef créateur, ardent, voire bénéficiaire des auspicia ; d’un chef sacerdotal, calme, juste et juriste, instituteur des sacra ; d’un chef militaire, technicien des arma ; enfin d’un chef occupé de la masse (plebs, turba), des richesses (opes, diuitiae) et des constructions (aedificator).
Comme le tableau indien des dieux fonctionnels, ce tableau romain des rois vaut, en tant qu’ensemble, par la vivacité des contrastes qu’il enferme et que, comme les poètes védiques, les annalistes latins soulignent.
Dans ce dessein d’accentuer l’expression, et par opposition à Numa et à Ancus qui sont tout « bons », deux termes, le premier et le troisième, les homologues de Varuna et d’Indra (qui, comme ces deux dieux, présentent entre eux des affinités) se distinguent par des traits qui seraient aisément « blâmables ».
On sait quel caractère une partie au moins de la tradition attribue à Romulus-roi (après la mort de Tatius, événement qui ouvre son vrai « règne fonctionnel », et comment ce caractère explique une des versions de sa mort, celle qui le montre mis en pièces par les sénateurs. Tite-Live n’y fait qu’une discrète allusion, mais Denys et Florus le déclarent nettement et Plutarque y insiste longuement (Romulus, 26, 1-4) :
« Tout enhardi par son succès, s’abandonnant à son orgueil, il perdit son affabilité populaire et prit les manières odieuses et offensantes d’un despote. Cela commença par le faste de son habit : vêtu d’une tunique rouge et d’une toge bordée de pourpre, il donnait audience assis sur un siège au dos renversé. Il avait toujours autour de lui cent jeunes gens qu’on appelait les celeres à cause de leur promptitude à exécuter ses ordres. D’autres marchaient devant lui, écartant la foule avec des bâtons, ceints de courroies pour lier sur-le-champ tous ceux qu’il leur désignerait… »
Royauté terrible, en vérité, et distante, poussée à l’extrême de son type, par opposition à celle de Numa toujours affable, mesuré, équitable ; et royauté « lieuse », aussi matériellement que celle de Varuna. Les quelques traits pris à l’image grecque du tyran s’associent à un fonds bien romain, aux celeres, sombres prototypes des lictores. Avec sa maya et ses nœuds, Varuna pourrait d’ailleurs être décrit par les Grecs en termes de tyrannie, par opposition au juste, au sacerdotal Mitra.
Quant à Tullus, les annalistes avaient un tel souci de le réduire entièrement à son type de roi militaire qu’ils en ont fait un athée, un impie. Indra, dans quelques hymnes, se contente de défier Varuna. Tullus, lui, méprise les dieux, ignore Juppiter, qui le châtie - car ce crime est aussi la cause de sa mort. Si Denys d’Halicarnasse, tout en disant la chose, l’édulcore, Tite-Live est d’une grande vigueur. Il a d’abord bien présenté son héros (I, 22, 2) :
« Loin de ressembler à son prédécesseur, Tullus fut encore plus impétueux (ferocior) que Romulus; son âge, sa vigueur, et aussi la gloire de son aïeul [le compagnon le plus prestigieux de Romulus] aiguillonnaient son esprit ; il croyait que, par la paix, la société devenait sénile... »
Et voici la fin (1, 31, 5-8) :
« Peu après [la guerre sabine], une épidémie éprouva les Romains. Bien qu’ils eussent alors perdu le goût de se battre, aucune trêve ne leur était accordée par ce roi belliqueux, qui croyait que la santé des iuuenes rencontrait de meilleures conditions dans les camps que dans leurs foyers – jusqu’au jour où il contracta lui-même une longue maladie. Son âme impétueuse fut brisée avec ses forces physiques : lui qui, jusqu’à ce moment, avait considéré que rien n’est moins digne d’un roi que d’appliquer son esprit aux choses du culte, soudain il s’abandonna à toutes les superstitions, grandes et petites, et propagea même dans le peuple de vaines pratiques. Déjà la voie publique réclamait qu’on restaurât la politique de Numa, dans la conviction que la seule chance de salut pour les corps malades était d’obtenir la clémence et le pardon des dieux. On dit que le roi lui-même, en consultant les livres de Numa, y trouva la recette de certains sacrifices secrets en l’honneur de Juppiter Elicius; il se cacha pour les célébrer; mais, soit au seuil, soit au cours de la cérémonie, il commit une faute de rituel, en sorte que, loin de voir apparaître une figure divine, il irrita Juppiter par une évocation mal conduite et fut brûlé par la foudre, lui et sa maison. »
Encore une fois, dans le cas de Tullus comme celui de Romulus, l’excès (ici tyrannie, là impiété) qu’une manière de mettre en relief le normal, le nécessaire, le type spécial que l’une ou l’autre figure légendaire est chargée, à son rang, d’exprimer.
Cette tradition sur les rois a rencontré son Zoroastre, je veux dire un auteur qui, la soumettant à un principe plus important qu’elle à ses yeux, à un principe exigeant, uniformisant, s’est trouvé conduit à diminuer les singularités de Romulus et de Tullus, à faire de Romulus et de Tullus des « Romains modèles » au même titre que Numa et Ancus : correction sans portée, sans lendemain, mais curieusement parallèle, dans son origine et dans son expression, à la profonde réforme du prêtre iranien.
Que veut prouver Cicéron, par la revue rapide qu’il fait des sept rois de Rome au second livre du De Republica ? Que les rois, du second jusqu’à l’avant-dernier inclusivement, ayant tous régné en vertu d’une lex curiata de imperia, et que le premier même, le fondateur, Romulus, s’étant acquis par sa conduite une autre sorte de légitimité, ont tous correctement préfiguré les « magistrats » de la Rome historique, ont surtout incarné ceux de la République idéale. Seul le dernier, le Superbe, le tyran, a manqué à la règle, s’est fait de rege dominus - et l’on sait les conséquences douloureuses pour la ville, fatales à la royauté, de cette violation des principes.
Dès lors, pour les besoins de la démonstration, Romulus devient une sorte de Numa. Tatius mort, loin de tourner au « souverain excessif », de provoquer les patres, il s’appuie plus encore sur leur prestige et sur leurs avis, multa etiam magis patrum auctorùate consilioque regnauit (II, 8, 14); le chapitre suivant insiste : Romulus, dit Cicéron, montra par sa conduite qu’il pensait, comme Lycurgue de Sparte, que le régime monarchique fonctionnait plus heureusement si esset optimi cuiusque ad illam uium dominationis adiuncta auctoritas. Loin d’être présenté comme l’instituteur terrible des licteurs, des « lieurs », armés de courroies et de verges, il reçoit de Cicéron cet éloge : c’est par des amendes comptées en brebis et en bœufs, non ui et suppliciis, qu’il punissait. Et, bien entendu, le récit de la mort et de l’apothéose ne fait ensuite aucune allusion à un assassinat du roi par les patres.
Tullus subit une métamorphose analogue. Le palimpseste ne nous a pas gardé la fin du chapitre (II, 17, 31) qui lui est consacré et nous ne lisons plus la phrase où Cicéron parlait de sa mort. Mais les lignes qui traitent de son œuvre sont remarquables. Bien entendu, il garde sa spécification militaire, guerrière : cuius excellens in re militari gloria, magnaeque exstuerunt res bellicae. Mais, loin de le représenter comme un impie, en qui le génie guerrier excluait la pensée religieuse, Cicéron, seul de tous les auteurs anciens, lui attribue la création de la partie de la religion et du droit qui concerne, domine, sanctifie la guerre : constituit ius, quo bella indicerentur, quod per se iustissime inuentum sanxit fetiali religione, ut omne bellum, quod denuntiatum indictumque non esset, id iniustum esse atque impium iudicaretur. Partout ailleurs c’est à Numa, en tant qu’initiateur de tous les iura et de toutes les religiones, qu’est rapporté l’établissement des prêtres fétiaux et du ius fetiale ; ou, chez Tite-Live, à Ancus, en tant que participant à l’esprit de Numa, son grand-père. Mais on comprend l'intention, le besoin de Cicéron : son Tullus reste guerrier, mais il faut qu’il soit pieux et juste au sein de sa spécialité, dans le même sens et au même degré que Numa, que tous les rois « réguliers » qui ont régné ou régneront iussu populi, le peuple ayant été consulté curiatim. De Romulus à Servius, Juppiter peut être uniformément content des rois de Rome.
Ainsi en Orient et à Rome, avant les grandes monarchies iraniennes et dans le déclin de la République impériale, la vieille « superstructure» indo-européenne survit aux changements radicaux de la structure économique et sociale : elle s’est réfugiée là dans la mythologie, ici dans l’histoire des origines. Puis, sur cette idéologie libérée de ses attaches réelles mais toujours vivace et puissante, deux esprits bien différents travaillent : un voyant des marches chorasmiennes, mystique et poète ; bien des siècles plus tard, en sa villa de Tusculum, un philosophe hellénisant. Tous deux retouchent la matière traditionnelle pour l’accorder l’un à sa foi, l’autre à sa thèse. Chacun est original, peut se croire indéterminé, libre. Ils font la même chose.
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