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De orbis terrae concordia
Niveau 1

Pourquoi défendre les langues anciennes, encore... Empty Pourquoi défendre les langues anciennes, encore...

par De orbis terrae concordia Sam 9 Jan 2016 - 15:57
Sans maîtrise intime de la syntaxe et de la morphologie d'une langue, plus de belles lettres...

ici : https://orbisterraeconcordia.wordpress.com/2016/01/06/pour-le-chien-les-armes-et-le-heros/

ou ici :

Ce petit billet n'a bien sûr pas prétention à être un art poétique. Il se veut encore moins arbitre des beautés littéraires. Il n'est en fait guère davantage que la réflexion d'un pauvre grammaticus1 que l'air du temps voudrait faire montreur d'ours.

C'est une ignoble personne, et c'est aujourd'hui admis, que ce pervers arriéré qui voudrait en maniant la férule faire répéter inlassablement morphologie, règles syntaxiques et autres normes langagières2 aux jeunes adolescents. Un traditionaliste rétrograde, et pire certainement, depuis que la langue et les humanités ont été solennellement déclarées fascistes3.

Ce monstre, qui faillit perdre la vie comme Chrysippe un jour de formation ministérielle où il fut question de madame Bovary et de son régime alimentaire4, c'est moi.

Bien que tout à fait méprisable, j'ose vous faire part d'une expérience récente.

Ce vingt-trois décembre au matin, me vint une toquade, comme cela nous arrive parfois. Tiens ? Et si j'écoutais un peu de Jean Ferrat ? Je ne devais pas avoir entendu la moindre de ses chansons depuis quinze ans pourtant, allez savoir... Quelques clics sur mon navigateur et me voilà à l'écouter interpréter Aragon tout en rangeant mon bureau, ce lieu démoniaque où j'invente chaque jour de nouvelles tortures inhumaines pour nos enfants.

Et ce fut comme une apparition, mais sans les rubans roses ni la robe de mousseline claire tachetée de petits pois se découpant sur le fond de l'air bleu :

Sans appropriation intime de la syntaxe, de ses règles impérieuses nées de la langue latine, il n'est pas de sensibilité possible à la poésie française.

Avant d'en dire les conséquences, plus vastes que beaucoup imaginent, donnons quelques arguments. La chanson dont il est question mettait en musique5 un poème tiré du recueil le fou d'Elsa, heureux celui qui meurt d'aimer (en intégralité ici).

En voici le quatrain final, suivi du distique revenant comme refrain :

Jeunes amants vous dont c'est l'âge
Entre la ronde et le voyage
Fou s'épargnant qui se croit sage
Criez à qui vous veut blâmer

Heureux celui qui meurt d'aimer
Heureux celui qui meurt d'aimer

La droite syntaxe admet sans sourciller les vers suivants :

Jeunes amants, vous dont c'est l'âge,
Entre la ronde et le voyage,

Criez à qui vous veut blâmer :

Heureux celui qui meurt d'aimer

Passons sur le classicisme charmant, mais régulier, à qui vous veut blâmer (on entendrait aujourd'hui plus couramment à qui veut vous blâmer) pour nous concentrer sur la rupture syntaxique sublime et complexe du vers Fou s'épargnant qui se croit sage.

La plupart de nos élèves6 voudront lire ici que ce sont nos jeunes amants qui sont bien fous. Et ils auraient en partie raison, car Aragon convoque les voix cent fois entendues des moralistes condamnant les excès de nos jeunes passions. Ainsi, c'est ce que nous voudrions naturellement tous lire. Mais ici, la flexion l'interdit catégoriquement: Fou est un singulier, et il faut donc nous résoudre à entendre autre chose, malgré notre intuition première induite par la raison, autant que par la juste syntaxe. Non, ce ne sont pas nos amants qui sont fous, mais bien l'appréciation ordinaire.

Rupture doublement délicieuse : syntaxiquement d'abord, car il n'est pas admis d'introduire ainsi un adjectif n'ayant pas d'antécédent, surtout entre deux vers liés grammaticalement et significativement (Jeunes amants, vous dont c'est l'âge / Criez à qui vous veut blâmer). Mais aussi raisonnablement, car le jugement du poète contrevient ici volontairement à l'opinion communément répandue.


Cessons désormais. Nous pourrions écrire encore sur ce vers pour en expliquer les ressorts, sans désormais servir davantage notre véritable propos : pour éprouver et percevoir ses charmes bouleversants, il est sine qua non de porter en nous les principes syntaxiques et morphologiques de la langue française.

Oui, de la langue française dans ses atavismes latins, et non d'une linguistique générale, réduite aux caractéristiques des langues non flexionnelles. Même si elle a su en partie s'en libérer, la poésie française est d'abord fille de la poésie latine, non par proximité culturelle subjective, mais bien par objective filiation linguistique.

L'histoire de notre poésie n'est pas seulement celle des images et du beau verbe, mais aussi celle de ses innombrables disjonctions, de toutes ses torsions rendues possibles par les marques de genre, de nombre et parfois même de cas.

Or, aujourd'hui, comme depuis trop longtemps maintenant, ce sont ces lois organiques de notre langue que nous nous refusons d'imposer et de transmettre à nos enfants au sein de nos écoles.

La férule du grammaticus est devenue symboliquement l'égale du faisceau du licteur.

Lycéen, j'avais été ébloui, naïvement mais sincèrement, par le célèbre hypallage du chant VI de l'Énéide :

Ibant obscuri sola sub nocte per umbram7

Il n'est pas ici question de rendre hommage aux élégances de la langue latine, aussi chères me soient-elles8, mais plutôt de dire que la beauté de ce vers ne se résume ni à ses sons, ni à son sens. Il est aussi beau par sa construction syntaxique étonnante que le français sait assez bien rendre,

Ils allaient obscurs sous la nuit solitaire à travers l'ombre.

Passons sur les médiocres considérations que nous pourrions faire sur ce vers si célèbre, et contentons nous d'affirmer que pour le savourer entièrement, il nous faut être sensible à l'étrangeté de ses accords. (ils=>obscurs / nuit =>solitaire / ombre plutôt que les ombres)

Et si, par exemple, l'Anglais est une langue merveilleuse, aux poètes précieux, elle est bien incapable de rendre davantage que le son et le sens par absence de flexion :

Obscured they walked, through the darkness in the desolate night

Alors, oui, nous pouvons aimer la poésie sans avoir subi le fascisme de notre propre langue, mais pas la nôtre pleinement, et partant, ce sont toutes nos humanités classiques dont nous privons nos héritiers.

Puisque l'heure est celle des choix, elle est aussi celle de se dire enfin les choses clairement.





1Professeur qui dans l'antiquité latine enseignait la langue et la grammaire dans les textes classiques aux jeunes adolescents de 11 à 15 ans. (Tiens ? Notre collège ! )



2Novlangue pédagogistique, voir : https://orbisterraeconcordia.wordpress.com/2015/05/03/entretien-exclusif-avec-jacques-gloupilles/



3http://egophelia.free.fr/pouvoir/barthes.htm



4https://www.neoprofs.org/t96736-de-l-epi-francais-svt-mme-bovary-mangeait-elle-equilibre. Et comme pour ceux de Marathon, je pourrais dire, « j'y étais ! »



5https://www.youtube.com/watch?v=xXFpRZMdLc4



6Test fait plusieurs fois depuis par différents professeurs de collège et de lycée. Essayez et partagez pour poursuivre l'expérience.



7Ils allaient obscurs dans la nuit solitaire à travers l'ombre.



8 Et que dire de cette disjonction qui fit se pâmer nombre de jeunes latinistes et qui inspira tant de nos poètes :

Inter quas Phoenissa recens a vulnere Dido

Errabat silva in magna; quam Troius heros

Ut primum juxta stetit agnovitque per umbras

Obscuram, qualem primo qui surgere mense

Aut videt aut vidisse putat per nubila lunam,
Iphigénie
Iphigénie
Prophète

Pourquoi défendre les langues anciennes, encore... Empty Re: Pourquoi défendre les langues anciennes, encore...

par Iphigénie Sam 9 Jan 2016 - 16:38
Le rapport entre grammaire et poésie est particulièrement important pour Aragon, puisqu'il déclare cela dans la préface de l'Amour Fou .
(J'avais prévu de donner ce texte à mes premières et puis je me suis dis que ce serait trop compliqué de le leur faire réellement comprendre (déjà) . Je vous le donne au cas où, car il est le parfait écho de votre réflexion):
1. Extrait de Louis Aragon, L’Amour Fou :
Préface :
       Tout a commencé par une faute de français. Dieu sait pourquoi j’ai dans ma bibliothèque cette collection du Ménestrel, journal de musique, qui à partir de  1833, publiait tous les dimanches une romance inédite. Ce sont de grands volumes encombrants que je n’ai fait que feuilleter. Fallait-il que je fusse désemparé pour les rouvrir en 1960, quand mes yeux tombèrent sur l’une de ces chansons, dont les paroles sont de M.Victor le Comte, de qui je ne sais rien , et la musique de Mlle Pauline Duchambge, cette amie de Marcelline Desbordes-Valmore, et pourtant ce n’était pas ce qui me retint, mais le titre : La veille de la prise de Grenade, en raison d’une obsession longue de ma vie, comme , vous savez, ces rêves rerêvés qui vous ramènent à une maison qu’on n’a jamais vue, un monde uniquement nocturne, avec ses fleurs et ses lumières, des rapports entre les gens qui n’ont rien à voir avec les liens entre ceux qui nous entourent éveillés, tout y est changé, les sentiments, les hiérarchies, la philosophie ou la religion, les codes, les coutumes, les vêtements(…) Grenade, la Grenade aux derniers jours, la Grenade assiégée par les Rois catholiques a passé, je ne sais d’où la première fois, peut-être un journal d’enfants, dans ma songerie (..).
      J’aurais avec mauvaise humeur refermé ce grand in-quarto sur hollande, imprimé chez Poussielgue,12 rue du Croissant-Montmartre, n’était qu’au premier vers de la romance, me retint une sonorité de corde détendue, une bizarrerie dans le premier moment dont je ne compris point où elle résidait :
La veille où Grenade fut prise
A sa belle un guerrier disait….
Pourquoi l’amertume était-elle, dans ce premier vers si grande à l’oreille et comme dans la bouche ? La veille où Grenade fut prise…je le répétai trois ou quatre fois, avant d’entendre que tout le mystère résidait dans une faute de syntaxe : on dit, bien entendu : la veille du jour où et non la veille où …
C’était précisément de ce divorce des mots, de cette contraction du langage que venait le sentiment d’une étrangeté dans ce poème, une de ces beautés apollinariennes qui résident dans l’incorrection même.
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De orbis terrae concordia
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par De orbis terrae concordia Dim 10 Jan 2016 - 8:39
Merci Iphigénie, c'est un très joli texte ! J'avais le souvenir d'un propos similaire dans arma virumque cano, la préface des yeux d'Elsa, quelque chose avec des groseilles qui voltigent, un vers de Rimbaud mal compris. Il faut que je remette la main dessus.
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