- Mr_ZNiveau 5
M. le Recteur,
L'ensemble des collègues que l'Association des Professeurs de Philosophie de l'Académie de Poitiers représente sont vivement préoccupés par les questions que soulève la suspension et désormais la mutation forcée de leur collègue Jean-François Chazerans et la judiciarisation de son cas. Les circonstances de cette mise en cause et le caractère extrême de la sanction prise à son encontre sont en effet susceptibles de concerner chaque enseignant dans sa pratique professionnelle.
Tout d’abord votre façon de suspendre hâtivement un professeur puis de saisir la justice pour apologie de terrorisme, sur la foi d’un seul courrier de parent d’élève, sans lui donner le bénéfice du doute, sans reconnaître la violence d'une telle action, sans justifier en détail publiquement les motifs de la suspension, appelle à des explications et à une clarification. Est-ce que dorénavant tout professeur, et pas seulement de philosophie, doit s'attendre à pouvoir être aussi gravement mis en cause sur la base d'éléments aussi légers ? N'est-ce pas l'autonomie de l'enseignant, c'est-à-dire sa capacité à respecter de lui-même des règles communes, que vous remettez en cause en le soumettant hors de tout dialogue à des décisions graves concernant le contenu d'un cours ? N'est-ce pas alors la possibilité pour l'enseignant de rendre autonomes ses élèves qui est aussi compromise ?
En outre, si la fragilité et les contradictions de la mise en cause de Jean-François Chazerans sont apparues clairement après l’abandon sans suite des poursuites pénales, comment comprendre l’étrange confusion des genres entre l’enquête judiciaire et la procédure administrative ? N’a-t-on pas vu la première venir nourrir la seconde et pour cela, s’immiscer sur le terrain des choix et des compétences pédagogiques de notre collègue, alors même qu’elle perdait son objet, tout autre ? La seconde pouvait-elle dès lors se prévaloir de ce que la première aurait mis en lumière mais pour des motifs qu’elle a finalement abandonnés ? Ce sont là les principes fondamentaux de la justice et de la vie démocratique qui nous paraissent mis en cause et que la lutte contre les menaces terroristes ne saurait en rien justifier.
Et comment entendre plus précisément la mise en cause si rapide et finalement la sanction disproportionnée de « propos inadéquats », qui, quoi qu’on en pense, ne relèvent manifestement pas du délit ? Chaque professeur, quelle que soit sa discipline, dès lors qu’il ne franchit pas les limites de ce que la loi condamne, doit-il désormais craindre la suspicion et la menace des autorités et s’efforcer de ne jamais choquer, inquiéter ou troubler les jeunes esprits dont il a la charge ? Qui définira dès lors la frontière entre un propos « adéquat » et un propos « inadéquat » ? Les professeurs de l’Education Nationale devront-ils désormais se défier du caractère fondamental de la liberté d’expression qui « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec ferveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population » (arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976) ? Les responsabilités qui incombent à nos tâches d’enseignants impliqueraient-elles de taire l’exposé et l’examen d’idées, d’hypothèses et de perspectives pourtant susceptibles de favoriser « le pluralisme, la tolérance ou l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique » (même arrêt) ? Dans de telles conditions, il faudrait dès lors procéder avant toute chose à un sérieux élagage de nos programmes encombrés de longue date par de forts mauvais esprits.
Ces questions concernent tout enseignant et tout citoyen soucieux de justice, mais il y a une spécificité de l’enseignement de la philosophie. Nous nous efforçons d’apprendre à nos élèves à penser de manière autonome, nous les préparons à poser une distance avec tous les discours et cela vaut aussi pour nos propres discours, en classe. Si désormais un enseignant de philosophie peut être si injustement attaqué à tout moment par les seuls dires de parents d’élèves et pour des propos qui auraient eu le seul tort de les déranger ou de ne pas avoir été compris, n’est-ce pas le projet même de notre activité qui est condamné et n’est-ce pas là la mise en échec d’une pratique essentielle de la culture ?
Aussi, veut-on véritablement « former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en œuvre une conscience critique du monde contemporain », comme nous y invite le programme d’enseignement de la philosophie ? Souhaite-t-on former les élèves au débat d’idées et à la discussion ? Souhaite-t-on vraiment que l’école éduque aux libertés de conscience et d’expression, comme le rappelait Madame la Ministre dans son courrier du 7 janvier ? Qu’il s’agisse d’expliquer un texte ou d’analyser une question, l’examen des problèmes nécessite « l’essai méthodique de leurs formulations et de leurs solutions possibles » (Programmes), y compris de celles qui peuvent dérouter, froisser, déplaire. Dans l’exercice quotidien de son métier, tout enseignant doit provoquer le questionnement, écarter l’opinion commune et les évidences, parfois feindre le doute. Ferons-nous l’objet d’une accusation à chaque fois que la susceptibilité d’un élève aura été heurtée par l’expression d’une idée ? À chaque fois qu’elle s’opposera à ses croyances et qu’il se jugera offensé ? Ou quand il aura confondu la formulation d’une hypothèse avec la conviction intime du professeur ? Bref, la norme du discours va-t-elle désormais être définie à partir de l’entente la plus superficielle voire la plus malveillante de l’élève potentiellement le plus suspicieux ou de parents mal renseignés ou prévenus contre la philosophie ? Et nos élèves sont-ils en cours pour contrôler la conformité de ce que nous leur disons à l’aune de ce qu’ils croient déjà savoir ou bien pour apprendre ce qu’ils ignorent encore et que pour cette raison ils n'ont pas à évaluer ?
Nous vous demandons ici, Monsieur le Recteur, si nous pouvons considérer encore garanties les conditions d’exercice de l’enseignement de la philosophie dont nous venons de rappeler l’esprit fondamental contre les interprétations faites sous l’emprise de l’émotion ou guidées par des préjugés. Nous estimons que dans des cas comme celui qui concerne notre collègue, il convient avant toute action spectaculaire, vous contraignant ensuite à des prises de décisions extraordinaires, de procéder à une médiation avec le professeur et ceux qui dénoncent ses propos.
Nous vous saurions gré M. le Recteur, de bien vouloir répondre à ces questions qui nous préoccupent et de trouver ici le témoignage de nos sentiments respectueux.
À Poitiers le 31 mars 2015, pour l'APPAP
- RoninMonarque
J'ai bien peur que la réponse soit dans le dernier paragraphe...surtout, ouvrir le parapluie, tant pis pour la formation des élèves...quant à ce recteur..la charte, toussa...
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- CeladonDemi-dieu
Ce n'était pas envoi à la ministre avec copie au recteur, plutôt ?
- Mr_ZNiveau 5
Celadon a écrit:Ce n'était pas envoi à la ministre avec copie au recteur, plutôt ?
non, envoi au Recteur.
- ZenxyaGrand sage
Et rien à la ministre ?
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L'École est le lieu où l'on va s'instruire de ce que l'on ignore ou de ce que l'on sait mal pour pouvoir, le moment venu, se passer de maître - Jacques Muglioni
- User5899Demi-dieu
Tout cela est bel et bon, mais s'adresse également à la tutelle de ce recteur qui, de toute évidence, n'a pas une idée très nette de ce que doit être son rôle. Ce texte doit être adressé également à Belkacem et à Hollande, avec demande de réponse. Belkacem, en particulier, en raison même des propos qu'elle a tenus après les assassinats du 7 janvier, doit fournir une réponse en tant qu'autorité administrative de tutelle et du professeur et du recteur.Mr_Z a écrit:45 signataires, professeurs de philosophie de l'académie de Poitiers.M. le Recteur,
L'ensemble des collègues que l'Association des Professeurs de Philosophie de l'Académie de Poitiers représente sont vivement préoccupés par les questions que soulève la suspension et désormais la mutation forcée de leur collègue Jean-François Chazerans et la judiciarisation de son cas. Les circonstances de cette mise en cause et le caractère extrême de la sanction prise à son encontre sont en effet susceptibles de concerner chaque enseignant dans sa pratique professionnelle.
Tout d’abord votre façon de suspendre hâtivement un professeur puis de saisir la justice pour apologie de terrorisme, sur la foi d’un seul courrier de parent d’élève, sans lui donner le bénéfice du doute, sans reconnaître la violence d'une telle action, sans justifier en détail publiquement les motifs de la suspension, appelle à des explications et à une clarification. Est-ce que dorénavant tout professeur, et pas seulement de philosophie, doit s'attendre à pouvoir être aussi gravement mis en cause sur la base d'éléments aussi légers ? N'est-ce pas l'autonomie de l'enseignant, c'est-à-dire sa capacité à respecter de lui-même des règles communes, que vous remettez en cause en le soumettant hors de tout dialogue à des décisions graves concernant le contenu d'un cours ? N'est-ce pas alors la possibilité pour l'enseignant de rendre autonomes ses élèves qui est aussi compromise ?
En outre, si la fragilité et les contradictions de la mise en cause de Jean-François Chazerans sont apparues clairement après l’abandon sans suite des poursuites pénales, comment comprendre l’étrange confusion des genres entre l’enquête judiciaire et la procédure administrative ? N’a-t-on pas vu la première venir nourrir la seconde et pour cela, s’immiscer sur le terrain des choix et des compétences pédagogiques de notre collègue, alors même qu’elle perdait son objet, tout autre ? La seconde pouvait-elle dès lors se prévaloir de ce que la première aurait mis en lumière mais pour des motifs qu’elle a finalement abandonnés ? Ce sont là les principes fondamentaux de la justice et de la vie démocratique qui nous paraissent mis en cause et que la lutte contre les menaces terroristes ne saurait en rien justifier.
Et comment entendre plus précisément la mise en cause si rapide et finalement la sanction disproportionnée de « propos inadéquats », qui, quoi qu’on en pense, ne relèvent manifestement pas du délit ? Chaque professeur, quelle que soit sa discipline, dès lors qu’il ne franchit pas les limites de ce que la loi condamne, doit-il désormais craindre la suspicion et la menace des autorités et s’efforcer de ne jamais choquer, inquiéter ou troubler les jeunes esprits dont il a la charge ? Qui définira dès lors la frontière entre un propos « adéquat » et un propos « inadéquat » ? Les professeurs de l’Education Nationale devront-ils désormais se défier du caractère fondamental de la liberté d’expression qui « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec ferveur ou considérées comme inoffensives, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population » (arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976) ? Les responsabilités qui incombent à nos tâches d’enseignants impliqueraient-elles de taire l’exposé et l’examen d’idées, d’hypothèses et de perspectives pourtant susceptibles de favoriser « le pluralisme, la tolérance ou l’esprit d’ouverture, sans lesquels il n’y a pas de société démocratique » (même arrêt) ? Dans de telles conditions, il faudrait dès lors procéder avant toute chose à un sérieux élagage de nos programmes encombrés de longue date par de forts mauvais esprits.
Ces questions concernent tout enseignant et tout citoyen soucieux de justice, mais il y a une spécificité de l’enseignement de la philosophie. Nous nous efforçons d’apprendre à nos élèves à penser de manière autonome, nous les préparons à poser une distance avec tous les discours et cela vaut aussi pour nos propres discours, en classe. Si désormais un enseignant de philosophie peut être si injustement attaqué à tout moment par les seuls dires de parents d’élèves et pour des propos qui auraient eu le seul tort de les déranger ou de ne pas avoir été compris, n’est-ce pas le projet même de notre activité qui est condamné et n’est-ce pas là la mise en échec d’une pratique essentielle de la culture ?
Aussi, veut-on véritablement « former des esprits autonomes, avertis de la complexité du réel et capables de mettre en œuvre une conscience critique du monde contemporain », comme nous y invite le programme d’enseignement de la philosophie ? Souhaite-t-on former les élèves au débat d’idées et à la discussion ? Souhaite-t-on vraiment que l’école éduque aux libertés de conscience et d’expression, comme le rappelait Madame la Ministre dans son courrier du 7 janvier ? Qu’il s’agisse d’expliquer un texte ou d’analyser une question, l’examen des problèmes nécessite « l’essai méthodique de leurs formulations et de leurs solutions possibles » (Programmes), y compris de celles qui peuvent dérouter, froisser, déplaire. Dans l’exercice quotidien de son métier, tout enseignant doit provoquer le questionnement, écarter l’opinion commune et les évidences, parfois feindre le doute. Ferons-nous l’objet d’une accusation à chaque fois que la susceptibilité d’un élève aura été heurtée par l’expression d’une idée ? À chaque fois qu’elle s’opposera à ses croyances et qu’il se jugera offensé ? Ou quand il aura confondu la formulation d’une hypothèse avec la conviction intime du professeur ? Bref, la norme du discours va-t-elle désormais être définie à partir de l’entente la plus superficielle voire la plus malveillante de l’élève potentiellement le plus suspicieux ou de parents mal renseignés ou prévenus contre la philosophie ? Et nos élèves sont-ils en cours pour contrôler la conformité de ce que nous leur disons à l’aune de ce qu’ils croient déjà savoir ou bien pour apprendre ce qu’ils ignorent encore et que pour cette raison ils n'ont pas à évaluer ?
Nous vous demandons ici, Monsieur le Recteur, si nous pouvons considérer encore garanties les conditions d’exercice de l’enseignement de la philosophie dont nous venons de rappeler l’esprit fondamental contre les interprétations faites sous l’emprise de l’émotion ou guidées par des préjugés. Nous estimons que dans des cas comme celui qui concerne notre collègue, il convient avant toute action spectaculaire, vous contraignant ensuite à des prises de décisions extraordinaires, de procéder à une médiation avec le professeur et ceux qui dénoncent ses propos.
Nous vous saurions gré M. le Recteur, de bien vouloir répondre à ces questions qui nous préoccupent et de trouver ici le témoignage de nos sentiments respectueux.
À Poitiers le 31 mars 2015, pour l'APPAP
- CeladonDemi-dieu
Administrativement, oui. Mais là c'est autre chose.Mr_Z a écrit:Celadon a écrit:Ce n'était pas envoi à la ministre avec copie au recteur, plutôt ?
non, envoi au Recteur.
Cripure a raison. Il DOIT y avoir des limites à l'abus de pouvoir. Même d'un recteur.
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