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Shajar
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Vulgarisation et récit historique : Analyse de l'émission de Franck Ferrand sur le Coran Empty Vulgarisation et récit historique : Analyse de l'émission de Franck Ferrand sur le Coran

par Shajar 16/9/2013, 12:14
Le récit historique et la vulgarisation : danger ou potentialité ?
Analyse critique de l’émission de Franck Ferrand sur le Coran


Franck Ferrand n’a pas de chance !
Comment ? me direz-vous, Tu plains le menteur invétéré, idéologisé, incapable de reconnaître un tort et de laisser s’exprimer une critique sur son compte que tu dénonçais il y a une semaine à peine ?
Que voulez-vous ! Franck Ferrand n’a pas de chance. Parce que son « billet d’humeur » a attiré mon attention, je visite en ce moment son site de manière quotidienne : une pratique qui s’arrêtera probablement bientôt… Mais que-vois-je, à l’occasion d’une de ces visites ?  Franck Ferrand a parlé du Coran. Pauvre homme ! Son calendrier le pousse à traiter un sujet qui tombe dans mon domaine de prédilection, l’histoire islamique1. Et en plus, il invite une source très médiatique mais quelque peu controversée dans le milieu universitaire, Malek Chebel2. La tentation de dépenser plein de sous sur amazon était trop forte ! Petit décryptage de l’émission, juste pour le plaisir de faire un peu d’histoire et de se demander si le « récit » historique tel que le conçoit F. Ferrand est un outil de vulgarisation valable ou dangereux.


Le Coran ou Muhammad ?
Relevons tout d’abord une première et énorme incohérence. L’émission de Franck Ferrand s’intitule « Le Coran ». Noble, intéressant, passionnant sujet que le Coran ! Il y a mille choses à dire sur le Coran. Comment il a été révélé, d’après la tradition musulmane, à Muhammad ; comment il a été mis par écrit, suscitant des controverses, des querelles, des discussions interminables ; quels sont les principaux aspects de son caractère poétique ; à quel point il est marqué par l’influence de sources culturelles diverses, arabes, chrétiennes et juives ; comment il a été interprété, diffusé, transmis, enseigné ; quelle est la signification des lettres au début de certaines sourates, quels sont ses différentes interprétation ; de quelle manière il a été mis par écrit, donnant lieu à une véritable canonisation de la langue arabe. Bref, n’importe qui pourrait parler vingt minutes sans s’arrêter sur le livre saint de l’Islam3. Mais, en fait, du Coran, dans la partie « récit » de son émission4, Franck Ferrand n’en dit pas un mot. Enfin, j’exagère, si, il en parle. A peu près 30 secondes (de 6’50 à 7’20 environ), pour l’évoquer comme un livre « gravé dans le cœur [de Muhammad] » et pour en donner le sens littéral, « récitation ». Il faut attendre la seconde partie, son entretien avec Malek Chebel, pour en entendre un peu parler – nous y reviendrons.

Pendant vingt minutes, Franck Ferrand se contente donc d’une biographie de Mahomet. Un sujet sans doute plus propice à un « récit », à une « histoire », à une « narration » tel que les entend l’animateur d’Europe 1, qui estime que « populariser passe par des connaissances bien sûr mais [aussi ?] un sens du récit, de la narration. Le récit, c’est la base. ».

Premier défaut de cette manière de faire, donc : l’impossibilité de traiter n’importe quel thème, en particulier de thèmes transversaux qui nécessitent une vision large sur le plan chronologique, l’exploration du « temps long » cher à Braudel. D’ailleurs, lorsqu’on explore le programme des émissions de Franck Ferrand5, on note une très grande place dédiée à la biographie (environ 50% des titres d’émissions contiennent le nom d’un personnage). De plus, des émissions qui peuvent paraître transversales donnent en fait lieu à un récit biographique, comme celle consacrée à la Maison Blanche, qui est prétexte à une biographie de F. D. Roosevelt.


Les vieux poncifes orientalistes
Une biographie de Muhammad, donc. Pas grave, on s’en contentera, il y a aussi beaucoup à dire sur le prophète de l’islam, d’autant que la recherche en ce moment est foisonnante.

Comme toute personne qui parle de l’islam, ou de n’importe quel sujet extra-européen, Franck Ferrand se trouve d’emblée confronté à un problème de distance culturelle. Cela se manifeste avant tout par la langue : Franck Ferrand ne sait pas prononcer les termes arabes. C’est une chose fort pardonnable à un non-arabisant ; toute langue porte des sonorités pas forcément évidente à un gosier français, et l’arabe en ce sens est l’une des pires, avec ses consonnes gutturales, ses lettres aspirées et ses voyelles longues et courtes6. Franck Ferrand excipe de cette raison pour prononcer le nom du prophète de l’islam dans sa forme francisée « Mahomet ». Ce faisant il prend position dans une polémique récurrente - sur Internet au moins - concernant l’usage de cette forme7. En lui-même, le débat n’a pas de fond solide, et il est parfaitement légitime – à mon avis du moins – d’utiliser le terme Mahomet comme on utilise parle de « Jean sans terre » ou de « Guillaume II ». Néanmoins,  F. Ferrand n’est pas parfaitement clair sur le sujet : il ne fait pas mention de la polémique, mais son insistance (« que l’on appelle depuis toujours en France Mahomet », vers 2’40 ; il y revient un peu plus tard dans son récit, et encore ensuite avec Malek Chebel, ce qui donne lieu à un dialogue un peu surréaliste, 27’398) interpelle et laisse penser qu’il est conscient de sa prise de position.9

On ne fera pas reproche à F. Ferrand de ses analyses sur l’islam contemporain – qui ne s’est pas étendu territorialement selon lui depuis 30 ans, et dont l’augmentation du nombre de fidèles n’est dû qu’à des facteurs démographiques. Peut-être qu’un cours ou deux de géographie sur la mondialisation culturelle lui apprendrait qu’une religion, surtout de nos jours, ne s’étend pas « territorialement » comme une armée ou un empire, et qu’il est peu de lieu dans le monde où l’on ne trouve pas de musulmans, mais passons : il est historien (dit-il), pas journaliste ni géographe. Il n’est pas musicien non plus ; on ne critiquera donc pas le choix musical peu judicieux de Richard Horowitz, orientaliste en diable10. L’ensemble de ces éléments de forme montre toutefois déjà, implicitement, que l’émission d’Europe 1 ne va pas démonter des clichés en s’extirpant d’une vision très occidentalisée de l’islam, vision propagée depuis le XIXe siècle par les orientalistes savants, renforcée par le colonialisme, mais qui pose problème, parce que marquée par des jugements et des conceptions qui ne peuvent s’appliquer à une culture autre11.

Si la chose est agaçante mais peu importante sur la forme, elle pose par contre beaucoup plus problème lorsque Franck Ferrand n’hésite à laisser poindre son point de vue d’homme occidental du XXe siècle rompu au costume-cravate et au mariage gay sur les mœurs des sociétés de la péninsule Arabique de la fin du VIe siècle. Ainsi, lorsqu’il évoque le mariage de Muhammad et de Khadija, veuve et première épouse du futur prophète de l’islam, il insiste lourdement sur la différence d’âge entre les deux personnages (15 ans). Or, évidemment, le mariage à cette époque doit être considéré avant tout comme un contrat et une alliance, souvent à caractère économique, mais aussi parfois politique12.

On remarque avec intérêt que Ferrand ne fait pas mention d’Aisha, fille d’Abu Bakr, que Muhammad épouse à l’âge de six ans, probablement vers 620. Pourtant, là aussi, la différence d’âge est considérable, et la pratique du mariage précoce peut choquer. Pourquoi Ferrand ne l’évoque-t-il jamais, alors même qu’Aisha est un personnage au moins aussi important que Khadija dans la vie de Muhammad, et ensuite dans l’histoire islamique ? Parce qu’il reçoit Malek Chebel, le chantre d’un « islam des Lumières » et que l’argument « Le Prophète était un pédophile » est l’un des plus couramment servi par les islamophobes13. Croustillant, oui. Dangereux, non.

Dans la même veine, Franck Ferrand insiste également lourdement sur la polygamie de la société arabe préislamique14, « une polygamie illimitée », d’après lui (6’03). Un poncife évidemment très habituel sur l’islam et l’arabité15. Mais en fait, faute de sources, il est fort difficile de définir exactement la place de la polygamie dans le Hijaz pré-islamique. L’existence de cette pratique semble réelle, puisque Muhammad a, d’après les hadiths, les traditions rattachées à sa vie, plusieurs épouses. D’ailleurs, les sociétés polygames sont très largement majoritaires à travers le temps et l’espace16. Toutefois, toujours d’après l’étude des hadiths, la situation du mariage à la période de Muhammad était en fait assez complexe, puisque quatre formes de mariages y auraient été reconnues, dont le mariage polygamique coranique, mais aussi un « mariage » temporaire servant à contourner les problèmes d’infertilité masculine, l’union d’une femme à plusieurs hommes (donc la polyandrie) et la prostitution. Des éléments assez éloignés de la conception chrétienne et occidentale du mariage17, il faut bien le reconnaître, et qui risqueraient sans doute de perdre un peu l’auditeur d’Europe1 en l’éloignant de ses clichés. Mieux vaut, au contraire, s’interroger sur le nombre des épouses du Prophète : 9 ou 11 ?18


Un récit orienté
Mais cette vision orientaliste n’est que la partie émergée d’un discours très orienté. Tout d’abord, on le voit aux deux exemples précédents, Franck Ferrand s’intéresse beaucoup aux secrets d’alcôves du prophète de l’islam, bien plus qu’au détail de ses constructions politiques et religieuses. Il s’étend avec complaisance sur le personnage de Khadija, mais loin de lui l’idée de développer sur la constitution de Médine (Il n’en évoque d’ailleurs pas le nom, se contentant de dire « Mahomet réussit à convaincre la population de se soumettre à son autorité, de renoncer aux idoles, il fait une promesse générale de protection, il organise la communauté des premiers musulmans » - 12’17, trois affirmations discutables19), ou d’analyser en finesse les rapports entre la pensée religieuse de Muhammad et les autres religions. Il fait de l’histoire anecdotique, accumule les événements, datés de manière parfois hyper-précise. Ne va-t-il pas jusqu’à donne le jour de la première révélation faite à Muhammad ? (26 ramadan 610 ! – 6’15)  Par contre, il ne rentre jamais dans les bouleversements majeurs que crée la figure historique de Muhammad ; à la fin de son récit, il ne dit que quelques mots de sa succession directe, et rien de son influence sur la suite de l’Histoire.

Mais surtout, Franck Ferrand livre, sans aucune critique, une version religieuse traditionnelle de l’histoire de Muhammad – expurgée, toutefois, des éléments merveilleux qui pourraient alerter l’auditeur occidental en quête d’histoire, et non de théologie20. Le seul élément surnaturel qu’il conserve, c’est la révélation du Coran au Prophète. Et là, F. Ferrand ne ressent nullement le besoin d’utiliser le moindre conditionnel. Non, Mahomet « entend une voix », tout simplement, « l’archange lui apprend à faire ses ablutions et lui demande de lire ». A croire que Gabriel et Muhammad n’étaient pas seuls ce jour-là dans leur caverne, et que s’y était glissé un animateur du XXe siècle. Ainsi, lorsque le surnaturel n’est pas évincé – difficile de supprimer la révélation divine dans la vie de Mahomet, me direz-vous… – il est tout simplement présenté comme vrai. Drôle de va-et-vient entre deux extrêmes ! En cherchant à rendre vivant son récit, F. Ferrand lui donne un effet de réel qui pose problème.

Sa biographie est donc fondée sur la tradition musulmane bien plus que sur les travaux historiques et l’analyse critique des sources. D’ailleurs, ne le reconnaît-il pas en introduction ?  Il a « été amené, explique-t-il, il y a une douzaine d’année, à s’intéresser de près à l’histoire de l’islam »21. Douze ans d’étude ! A-t-il entrepris de lire l’ensemble de l’immense biblio sur la question ? Ah, non. Il a « pu pendant de longues heures passionnantes [s]’entretenir avec le docteur 22 Dalil Boubakeur qui était et qui demeure le recteur de la mosquée de Paris », un moyen de « combler des lacunes immenses ». Sa source principale – la seule qu’il nomme, en tout cas – est donc un recteur de mosquée. Un religieux. Quelqu’un qui n’a jamais commis d’ouvrage historique sérieux. Comment imaginer traiter, alors, la figure de Muhammad sous un angle historique ?


Gommer tout doute et toute réflexion
C’est d’autant plus ennuyeux que F. Ferrand s’attaque ici à un champ où les sources23 sont rares – il le signale d’ailleurs (2’45) –, souvent tardives, et évidemment orientées – cela, il ne le signale pas. Celles traditionnellement utilisées par les religieux pour reconstituer la vie de Muhammad sont de trois ordres :  le Coran (compilé et mis par écrit une vingtaine d’année après la mort de Muhammad, il faut le rappeler), des traditions liées à la vie et aux dits de Muhammad, les hadith, encore plus tardivement mis par écrit, et des écrits des premiers historiens musulmans, en particulier Ibn Hisham et al-Tabari, qui travaillent pour la plupart au IXe siècle, deux siècles au moins après la disparition de leur sujet. Certes, ces historiens en général retracent avec une grande précision la chaîne des personnes qui ont transmis l’information (« X nous a rapporté que Y avait rapporté que Z avait rapporté… ») ; toutefois, comme le rappelle Françoise Micheau, ce n’est pas un gage de neutralité « car ils étaient largement dépendants du contexte dans lequel ils écrivaient. Ainsi procédaient-ils par choix et par élimination, en fonction des conflits engendrés par les guerres civiles et les luttes entre partis, des controverses intellectuelles et religieuses, des revendications des groupes ethniques et sociaux, des questions légales, administratives et fiscales nouvellement apparues avec la création d’un immense empire. »24. Pour faire simple, il n’existe pas, ou très très peu, de source arabe musulmane de l’époque de Muhammad.

Depuis une vingtaine d’années, les travaux historiques ont beaucoup fait évoluer les connaissances et la réflexion sur les débuts de l’islam25. Les historiens ont tendance à relire de manière très critique les sources de la geste Muhammadienne, et à en chercher de nouvelles, notamment chez des auteurs non-musulmans et dans les découvertes archéologiques. De ces nouvelles conceptions, de ces doutes, de ces remises en cause, pas un mot. F. Ferrand ne se livre à aucune analyse critique de la biographie qu’on lui livre. Muhammad était orphelin, il a reçu la révélation à 40 ans dans une grotte, cette révélation a été violente et difficile à accepter, il a subi les quolibets, l’exil, et il est revenu victorieux. En tant qu’historien, ne reconnaît-il pas là des poncifes hagiographiques autant présents dans l’islam que dans la culture et la religion judéo-chrétienne, dont il est visiblement plus familier ? Un intérêt pour la bibliographie récente aurait pu l’aiguiller : Uri Rubin et Abdesselam Cheddadi ont montré comment la geste Muhammadienne reprend des schémas préconçus, bibliques et gréco-romains26.

Les contradictions évidentes de son récit ne le choquent pas plus. M. Ferrand, comment la péninsule Arabique peut-elle être plongée dans « un polythéïsme total » (6’08), « une époque et dans une société qui croient à tout un ensemble de dieux » (9’56) si Muhammad rencontre tout au long de sa vie des juifs et des chrétiens comme vous le mentionnez à raison ? Evidemment, l’idée que l’anté-islam ne soit pas qu’une ère païenne, la jahiliya, la période de l’ignorance (jahl) et du culte des idoles, contredit certains versets coraniques. Mais la vérité historique est que, à l’époque de Muhammad, judaïsme et christianisme, peu présents dans le désert arabe, étaient au contraire bien implantés dans les villes du Hijaz, c’est-à-dire de l’ouest de la péninsule Arabique, là où sont situées les villes de Médine et la Mekke. Ainsi Muhammad s’oppose-t-il assez durement aux juifs à Médine ; de même, selon le recueil de hadith d'al-Azraki, il aurait protégé une Vierge à l’Enfant de la destruction des idoles autour de la Kaaba27.  

Ce que je reproche à Franck Ferrand dans le récit qu’il fait de la vie de Muhammad, ce n’est même pas tant d’en livrer une version classique et religieuse, que de le faire sans aucune précaution, sans aucun sens de la mesure, sans aucun regard critique. Nous touchons là au risque majeur de l’histoire-récit comme la conçoit l’animateur d’Europe 1. Dans le but de narrer de manière vivante et simple la vie de Muhammad, il gomme toutes les aspérités, tous les doutes, toutes les divergences. Il présente les faits comme avérés, sans jamais les nuancer ni le regarder avec circonspection. Cela l’entraîne forcément à commettre des approximations28, voire des erreurs, comme pour l’année de naissance de Muhammad – qui n’a pas pu naître l’année de l’éléphant, puisque celle-ci ne correspond pas à l’année 570 ou 571, mais probablement, comme le montrent des sources non-coraniques, à l’année 55229 . Mais celles-ci seraient excusables, si la manière de les présenter  ne leur conférait pas un caractère irréfutable qui empêche l’auditeur de se créer un avis pondéré, de comprendre les grands enjeux. C’est d’ailleurs tout le principe du storytelling, pratique très à la mode dans le marketing, qui consiste à raconter une histoire pour faire adhérer à un propos. Ce faisant, Franck Ferrand méprise souverainement les auditeurs qui l’encensent ; il leur dénie toute possibilité à réfléchir, ne voyant en eux que des oies à gaver de connaissances, fussent-elles fausses ou tout au moins soumises à caution.


L’intervenant : une aide à la compréhension ?
Evidemment, Franck Ferrand, qui n’est probablement pas un imbécile, a conscience de ces limites du « récit », au moins en partie. C’est pourquoi il fait intervenir, dans la seconde partie de son émission, un spécialiste pour nuancer et éclairer ses dires.

Bien, mais…

Le spécialiste qu’il invite ici est Malek Chebel.

Je pourrais m’arrêter là. Cela raccourcirait mon texte et lui donnerait du pep’s, un caractère violemment ironique qu’on pourrait prendre comme une marque d’esprit. Mais comme je n’ai aucun esprit mon but est beaucoup plus noble, patiente lectrice, charmant lecteur, je vais tenter de t’expliquer en quoi le fait d’inviter Malek Chebel ne peut réellement éclairer l’auditeur d’Europe 1. (Pas de chance !)

Tout d’abord, parce que dans une telle émission, l’animateur et l’invité se sont souvent entretenus hors micro. Franck Ferrand et son invité ont donc très probablement déjà défini les cadres de l’intervention, ses collaboratrices ayant sans doute procédé à une pré-interview, selon une procédure que l’animateur expliquait à Médias et histoire30. Le risque que l’un contredise l’autre est donc peu important.

Ensuite, parce que Malek Chebel, quoiqu’écrive F. Ferrand sur son site, n’est pas historien. Malek Chebel peut se targuer d’être un anthropologue, un philosophe ou un psychanalyste – à charge pour les spécialistes de ces domaines de le vérifier – mais il n’a jamais fait d’études d’histoire et ne parle pas ici en historien, mais en croyant. Ce faisant, il aligne d’ailleurs les horreurs historiques, comme le fait que la Kaaba et ses pratiques de pèlerinage « remontent à Abraham » (30’08) ou que l'islam ne pratique pas le prosélytisme (37'50 - Malek Chebel confond prosélytisme et conversions de force, ce qui n'est franchement pas la même chose). De même, l'expansion de l'islam après 750 se serait produite « en douceur, par une pénétration des nations » (37’37)31 et l’empire ottoman, n'aurait « pas beaucoup développé les éléments de civilisation » (39’30)32. Par ailleurs, Malek Chebel ne donne à son discours aucune profondeur historique, il néglige tout à fait la chronologie, la diversité des sociétés islamiques, leur évolution et ramène assez facilement les différents éléments d’analyse à la contemporanéïté – lorsqu’il évoque les affaires de profanation du Coran (23’14), lorsqu’il parle de « la Tradition » (24’14). Il insiste sur le rôle de Khadija, « 1re musulmane de l’Histoire » (28’00), qu’il faut opposer à « tous les misogynes potentiels en Islam ». Il évoque « la déliquescence du monde musulman d’aujourd’hui, et le fait que l’esprit belliqueux a pris le pas sur la sagesse qui est dans le Coran » (31’50)

En effet, Malek Chebel ne vient pas dans une émission de radio pour faire de l’histoire, mais pour véhiculer une idéologie. Malek Chebel tente de développer un « islam des lumières », un concept pour lequel il a même écrit, en 2004, un Manifeste. Une idéologie qu’on peut trouver sympathique au demeurant, mais là n’est pas la question : une idéologie en histoire ne devrait jamais être autre chose qu’un sujet d’étude. Malek Chebel ne le voit pas ainsi, et il expose avant toute chose un point de vue qui lui est personnel. Il a l’honnêteté de l’annoncer comme tel : « Un musulman ordinaire vous dire non [au fait qu’on puisse critiquer certaines traditions] mais moi, par mon travail, j’ai pu remarquer – et je suis confirmé dans mon travail par tous les historiens musulmans – qu’il y a des rituels préislamiques qui ont été ennoblis par l’islam. […] Tous ces phénomènes d’ennoblissement de pratiques anciennes font que le Coran tient compte en réalité du réel et du temps, de l’aspect historique des choses. »33 Sa parole n’a donc aucune neutralité, et n’est que l’expression de réflexions contemporaines, et non d’une étude historique.

Malek Chebel n’est donc en rien un invité qui peut recadrer le récit de son hôte, en éclaircir les points importants, apporter une connaissance des sources, etc. Parce que son but, tout comme les connaissances qu’il dispense et les questions qu’on lui pose, sont fort éloignés de l’histoire.


Doit-on alors mettre à la poubelle toute émission qui raconte l’histoire ?  
L’émission de Franck Ferrand n’était donc pas parfaite. L’usage du « récit » par l’animateur est source d’erreurs, d’approximations, mais surtout d’une forme d’« endoctrinement » de l’auditeur, à qui une seule version – fort discutable – est contée. Un invité comme Malek Chebel, personnage médiatique mais non historien, ne pouvait les corriger34. Est-ce seulement un effet du récit ?
Beaucoup d’émissions de vulgarisation historique à la radio préfèrent donner la parole à un invité, plutôt que de se lancer dans une narration longue – même si les invités ou la personne qui les interroge peut lui-même raconter. Ces émissions ne drainent pas toujours autant d’auditeurs que celles de Franck Ferrand (600 000 selon le blog média et histoire), surtout lorsqu’elles demandent, comme La Fabrique de l’histoire sur France Culture, des connaissances préalables pour les suivre. Et lorsque elles sont très écoutées, comme la défunte 2000 ans d’histoire (900 000 personnes en 2009), il ne s’agit peut-être pas du même public (difficile à savoir !). En tout cas, de nombreux messages de sympathie sont adressés chaque jour à F. Ferrand, et témoignent d’un goût de ses auditeurs pour sa manière de faire. Devrait-on alors les priver de leur plaisir, tout simplement parce que le récit historique méprise les règles élémentaires de la science historique ? Ou, pour le dire autrement, existe-t-il un fossé infranchissable entre l’histoire-récit vulgarisatrice, comme la conçoit F. Ferrand, et l’histoire-science, telle que la pratiquent les universitaires ?

Je ne le crois pas. A vrai dire, ayant personnellement une petite expérience de conférencière, je suis même persuadée qu’un discours construit, présenté par une seule personne de manière continue, est une excellente manière de vulgariser et d’enseigner. A condition que ce travail ne contrevienne pas aux exigences scientifiques et déontologiques élémentaires. Mais, me direz-vous, Franck Ferrand, comme tout vulgarisateur, est bien obligé de faire des concessions au média qui l’emploie, et ne peut être aussi précis qu’un article scientifique, au risque de faire fuir l’auditeur, non ?

Afin de concevoir comment une émission pourrait concilier science et récit, je propose une comparaison avec un autre exemple, proche par la forme, qui captive ses auditeurs (plus d’un million) depuis plusieurs années, et qui pourtant satisfait à toutes les exigences de la nuance et de la rigueur scientifique : Sur les épaules de Darwin, par Jean-Claude Ameisen.

Pour ceux qui n’ont jamais été bercés par Jean-Claude Ameisen, le samedi de 11h à 12 sur France Inter – pauvre de vous ! – bref panorama tout d’abord. Si son sujet est différent, quoiqu’également scientifique et culturel, la forme de Sur les épaules de Darwin se rapproche assez de la première partie d’Au cœur de l’histoire. Jean-Claude Ameisen raconte et explique, en citant de temps à autre J. L. Borgès, les danses des abeilles, la fabrication des rêves ou les échanges hormonaux à l’intérieur du cerveau, par exemple. Si l’on regarde le format des deux émissions, toutes deux durent une heure (un peu moins cependant pour F. Ferrand, étant donné les incessantes coupures publicitaires qui rendraient chèvre n’importe quel auditeur de France Inter) et reposent – en partie du moins, pour Ferrand – sur un récit ininterrompu. Par ailleurs, dans les deux cas, l’animateur est seul aux commandes : c’est lui qui définit les sujets et créé les textes. Par contre, l’émission d’Ameisen est hebdomadaire alors que celle de Ferrand est quotidienne, ce qui joue bien évidemment sur le temps et le rythme de préparation.

Pourquoi écouté-je avec un plaisir sans cesse renouvelé Jean-Claude Ameisen, et jamais Franck Ferrand, alors que celui-ci traite de sujets qui, à priori, m’intéressent beaucoup plus et dans lesquels je devrais me trouver plus à l’aise ? Non, pas seulement parce que l’un prend le ton pontifiant d’un mauvais prof35et alors que l’autre hypnotise doucement ses auditeurs d’une merveilleuse voix de basse quoique... ; il y a des raisons plus profondes. Tout d’abord Ameisen décortique et explique les dessous de chacun des sujets qu’il présente ; il mentionne les sources qu’il utilise, en général des articles très pointus publiés dans des revues scientifiques du type Nature, dont les références précises sont disponibles sur le site de France Inter. Mais cela ne lui sert évidemment pas à étaler son savoir36 ni à noyer l’auditeur sous une avalanche bibliographique imbitable. Au contraire, cela est prétexte à expliquer à chaque fois, avec une très grande précision, la démarche des scientifiques, la manière dont ils réfléchissent, les questions qu’ils se posent, et qu’ils parviennent, ou non, à résoudre. Ameisen n’élude pas les difficultés de la science, il montre un savoir imparfait, en construction, là où F. Ferrand présente un résultat lisse, qui gomme tout ce qui peut dépasser et pousser à la réflexion. Avec l’un, je peux donc juste engranger des connaissances, en espérant qu’elles soient vraies ; je ne peux que faire confiance – ou non. Ecouter et adhérer aux connaissances de F. Ferrand est un acte de foi, qui ressort un peu de la même forme de « religion laïque » que celle qu’on inculquait aux enfants au début du XXe siècle, ce « roman national », avec ses saints, ses légendes, ses valeurs universelles, dont Ferrand est un admirateur et un nostalgique37. Au contraire, avec l’autre j’apprends tout en comprenant la construction de ce que j’apprends, je suis poussée à adhérer au discours non par des artifices de style, mais par une explication solide et convaincante de la démarche qui a poussé à créer le savoir. Je peux donc y trouver matière à réflexion, faire des liens, remettre en cause ; je suis libre d’utiliser ce savoir comme bon me semble, il n’est pas seulement l’émanation de celui qui le porte, il est une vérité que je peux m’approprier ou non. Pour résumer, on pourrait dire que dans sa forme, par l’usage de la poésie, par le rythme des phrases et le style employé, Sur les épaules de Darwin s’adresse à mes sens et le fond à mon intelligence ; à l’inverse, que Ferrand, dans sa forme, paraît proposer un discours scientifique, mais qu’il me demande en fait un acte de foi en rien lié à une décision logique et rationnelle.

Un deuxième aspect est celui de l’articulation entre le général et le particulier. Dans son discours, Ameisen met la main à la pâte, en quelque sorte. Il expose des éléments extrêmement concrets, plus ou moins aisés à se représenter, – la manière dont il faut ensemencer les abeilles pour faire une expérience, par exemple – qu’il lie à des conclusions logiques, auxquelles fait écho une réflexion abstraite ou littéraire, qui ouvre de nombreuses portes à un esprit vagabond. Ainsi, la génétique des abeilles me pousse-t-elle à m’interroger sur l’importance des différences dans une société humaine. Ameisen touche à l’universel tout en faisant voir et entendre à son auditeur l’abdomen vibrant de ses abeilles.
Ferrand au contraire ferme ces portes pour mieux emprisonner un savoir figé. Dans son récit sur Muhammad, la logique est celle du temps, et non pas celle de l’analyse ou de la démonstration. Il ne cherche pas les causes et les conséquences, il expose des faits sans leur donner de véritable explication, sans en faciliter la compréhension. Comme Ameisen, il lui arrive de parler avec beaucoup de précision – parfois trop, d’ailleurs, on l’a vu ; mais il reste alors dans le domaine de l’anecdote, du détail qui amuse et interpelle, sans engendrer une réflexion globale. La dimension universelle, la pensée à une échelle plus vaste, était par ailleurs complètement absente du discours sur Muhammad.

Ces différences s’expliquent, à mon avis, par deux éléments. Tout d’abord, une méthode antinomique. Ameisen est un scientifique reconnu, impliqué dans la recherche, auteur de dizaines d’articles ; il maîtrise sans problème la base les sujets qu’il présente et il est capable de comprendre, d’analyser et de simplifier une documentation complexe pour des oreilles qui n’y comprendraient mais sans lui. De plus, il puise dans une culture d’esthète, fortement subjective, des comparaisons, des résonnances qui permettent de relancer son récit et d’atteindre les neurones de l’auditeur moyen. F. Ferrand, au contraire, « travaille à partir d’un immense fonds que Laurent Le Chatelier [lui] a légué [et qui] se présente sous la forme de petites fiches classées ». Eloigné de la recherche et des sujets qu’il présente, préparant ses cinq émissions hebdomadaires dans le week-end, il ne parvient pas à dépasser, dans ses « récits », la forme et le contenu d’une notice encyclopédique.
Mais il existe aussi une divergence dans la manière même que l’un et l’autre envisage leur sujet ; pour F. Ferrand, l’histoire ressemble à une image d’Epinal figée, chargée d’identité, de repères immuables et de symboles lourds ; J. C. Ameisen, au contraire, semble voir la science comme une force en mouvement, qui l’émerveille par ses constants changements.

Il est évident que cette comparaison, qui ne part d’ailleurs que de l’écoute d’une seule émission entière de Ferrand (sur un sujet où il est forcément plus malhabile que Versailles), et de bribes d’autres, est imparfaite. Elle tombe partiellement dans le piège habituel de toute comparaison, la caricature d’éléments afin de mieux faire ressortir les oppositions, et il faudrait la nuancer, en remarquant notamment que les deux émissions ne recouvrent pas le même champ, et ne sont pas complètement comparables, donc puisque l’histoire et les sciences dures ne partagent pas toutes leurs méthodes, et n’ont pas la même place sociale. Toutefois, je la crois intéressante parce qu’elle me persuade qu’il serait possible de faire une excellente émission d’histoire-récit vulgarisante, à la fois intéressante pour l’auditeur et scientifiquement rigoureuse. Et ce, d’autant plus que que l’histoire, bien plus que les sciences dures, se prête au récit. Parce que l’histoire traite de l’homme, de ses créations, de ses passions, de ses erreurs, de ses sentiments, de ses comportements sociaux et politiques, de ses pensées, de ses rêves, de ses ignominies. Parce qu’alors que la science dure est avant tout observation ou calcul, l’histoire n’est jamais que la recréation en mots – grâce à une méthode rigoureuse, certes – d’un  passé révolu (et donc inobservable directement) dans l’imagination de gens qui vont la comprendre, la raconter, l’écouter et se l’approprier.

Il est sans doute possible de faire une très bonne émission d’histoire basée sur la parole d’un seul. En sachant garder l’humilité que tout historien doit avoir envers l’Histoire. En sachant la regarder comme une simple construction humaine, imparfaite, partielle et changeante. En déconstruisant les formules toutes faites pour voir ce qu’elles recouvrent. Et en ne prenant pas l’auditeur pour un imbécile incapable de comprendre et de réfléchir par lui-même.


NOTES
1. Pour être exacte, je ne suis pas du tout spécialiste des débuts de l’Islam : je travaille sur l’art iranien post-XVe siècle, un domaine assez éloigné. Néanmoins, toute étude portant sur le monde islamique exige un bagage minimal sur Muhammad, le Coran et les préceptes religieux, donc j’essaye donc de me tenir un peu à jour là-dessus.

2. Notons que Malek Chebel, généralement présenté comme « anthropologue et psychanalyste », ou encore « anthropologue des religions, philosophe » est bombardé par Franck Ferrand « Anthropologue et historien de l’islam ». Malek Chebel étant titulaire d’un doctorat « d’anthropologie, d’ethnologie et de science des religions »  de Jussieu et d’un doctorat de sciences politiques à Sciences Po, on peut encore une fois se demander ce que recouvre le titre d’historien pour Franck Ferrand. Remarque, j’m’en fous, je ne suis pas historienne non plus, et ça ne m’empêche pas de pratiquer la discipline…

3. Et même beaucoup plus que vingt minutes. :twisted:Pour ceux que le sujet intéresserait vraiment, François Déroche a commis un Que sais-je fort instructif et synthétique sur la question : François Déroche, Le Coran, Paris : PUF, 2011 (3e éd).

4. L’émission de Franck Ferrand se divise systématiquement en  deux parties, un « récit »  d’une vingtaine de minutes et une discussion avec un invité, ici Malek Chebel donc, un peu plus longue. Quand on ajoute la publicité, 20 +25 minutes = 1h sur Europe 1.

5. En tout cas, la liste de podcast des dernières émissions ; je ne suis pas parvenue à trouver un programme entier ou des archives.

6. Néanmoins, ce n’est pas la seule. En combien de temps pourrez-vous prononcer le nom du temple Parasurameswara de Bhubaneswar  (Inde) ? Et quiconque a un jour tenté de confronter un texte russe et sa prononciation connaît le sentiment de solitude extrême de l’apprenant non-natif en 1re année de maternelle.

7. Le suffixe « Ma » en arabe étant un préfixe privatif en arabe, le mot a une consonance un peu négative, même si « Mahomet » n’a aucun sens en arabe. Certains musulmans s’offensent donc de cette prononciation et y trouvent matière à polémique, comme le montre une recherche google « Mohammed ou Mahomet ».

8. MC : « Moi j’accepte tous les usages ; vous ne pouvez pas dire à un Finlandais de prononcer le mot Muhammad en arabe. »
FF : « Difficile. »
MC : « Ou à un Russe. Donc a priori nous on ne peut pas le faire pour les Finlandais donc ils ne peuvent pas le faire pour nous. »
FF : « Oui, je pense que c’est assez sage effectivement. »

9. Pour ma part, j’utilise dans cet article la version anglaise Muhammad, plus proche de l’arabe et qui est devenue une habitude à force de fréquenter la bibliographie en anglais. Malek Chebel, dans l’émission, utilise le terme le Prophète, qui marque son adhésion à la religion musulmane et qui lui évite bien des problèmes.

10. Un peu de Oum Kalsoum ou un joli appel à la prière n’étaient pourtant pas très difficiles à imaginer.

11. Les colonial studies ont tenté d’inverser un peu cette façon de faire, bien que parfois de façon peu compatible avec une histoire rigoureuse.
Pour une histoire du point de vue de l’Occident sur l’Islam, Maxime Rodinson, La fascination de l’Islam, Paris : La Découverte, 2003 (3e éd). Court, simple et stimulant. Si le sujet vous intéresse, il existe nombre d’autres ouvrages plus complexes, malheureusement souvent en anglais ; vous pouvez me demander de la bilbio par MP.

12. Le Coran n’y voit d’ailleurs pas autre chose, quand il invite les hommes célibataires à se marier, à condition qu’ils en aient les moyens.
”Le Coran, traduction Hamidoullah” a écrit:
XXIV, 32.Mariez les célibataires d'entre vous et les gens de bien parmi vos esclaves, hommes et femmes. S'ils sont besogneux, Allah les rendra riches par Sa grâce. Car (la grâce d') Allah est immense et Il est Omniscient.
XXIV, 33.Et que ceux qui n'ont pas de quoi se marier, cherchent à rester chastes jusqu'à ce qu'Allah les enrichisse par Sa grâce. Ceux de vos esclaves qui cherchent un contrat d'affranchissement, concluez ce contrat avec eux si vous reconnaissez du bien en eux; et donnez-leur des biens d'Allah qu'Il vous a accordés. Et dans votre recherche des profits passagers de la vie présente, ne contraignez pas vos femmes esclaves à la prostitution, si elles veulent rester chastes. Si on les y contraint, Allah leur accorde après qu'elles aient été contraintes, Son pardon et Sa miséricorde.
Se marier, c’est avant tout partager des richesses. Une conception pas si éloignée de nous, puisqu’on la retrouve par exemple dans les romans du XIXe siècle – Jane Austen cherche l’amour, mais entre jeunes gens de bonne famille ayant assez de bien. Bon, arrêtons-là les comparaisons anachroniques et renvoyons à un ouvrage intéressant quoique manquant parfois de profondeur historique, Frédéric Lagrange, Islam d’interdits, Islam de jouissance, Paris : Téraèdre, coll. « L’Islam en débats », 2008,en particulier à la partie « choix et amour dans le mariage », p. 96-100.

13. Un exemple sur un site islamophobe bien connu.

14. Si tant est qu’on puisse parler de « société arabe préislamique », très très vaste question.

15. Il n’est pas très difficile de comprendre pourquoi : l’islam, l’exotique, l’étranger anachronique, ont constitué au XIXe siècle un exutoire sexuel commode pour les sociétés occidentales empreintes d’une morale bourgeoise. Il n’est qu’à voir le nombre d’odalisques, de harems, de viols, de castrations et d’enlèvements qui parsèment la littérature et la peinture orientaliste.
 
16. « Juridiquement, la polygamie couvre un champ infiniment plus vaste que la monogamie. Certains l'estiment à 80 p. 100 des sociétés connues. Le tableau dressé par G. P. Murdock, à partir d'un échantillon de 558 sociétés considérées comme représentatives, montre que l'on trouve la monogamie dans 24 p. 100 de cet échantillon (mais nous pensons que, pour certaines d'entre elles, il s'agit plus d'une monogamie de fait, imposée par la pauvreté des hommes, que d'une monogamie de droit), la polygynie dans 75 p. 100 et la polyandrie dans 1 p. 100 seulement de l'échantillon. ». D’ailleurs, si on pousse un peu la logique, notre société actuelle, se basant sur ses sources chrétiennes, refuse le mariage polygame, mais accepte le divorce, et donc le(s) remariage(s). Polygame ou monogame ?

17. Plein de choses très intéressantes sur le mariage dans l’islam dans l’article de Mohamed Hocine Benkheira, « mariage » in M. A. Amir-Moezzi, Dictionnaire du Coran, Paris : Robert Laffont, 2007, p. 528-534.

18. Le seul moment de l’émission où Franck Ferrand évoque l’existence de deux hypothèses différentes ! (Il aurait pu aller encore plus loin : Frédéric Lagrange parle de 12 femmes, dont 9 avec lesquelles le mariage fut consommé. Lagrange, 2008, p. 106). Rappelons au passage que, dans l’islam, le cas des épouses du Prophète est considéré comme une exception permise à lui seul. Un musulman « normal » ne peut avoir plus de quatre épouses, et ferait bien de ne pas en prendre plus d’une s’il ne peut pas leur garantir l’équité : « Et si vous craignez de n'être pas justes envers les orphelins... Il est permis d'épouser deux, trois ou quatre, parmi les femmes qui vous plaisent, mais, si vous craignez de n'être pas justes avec celles-ci, alors une seule, ou des esclaves que vous possédez. Cela afin de ne pas faire d'injustice (ou afin de ne pas aggraver votre charge de famille). » (traduction Hamidoullah, Coran, IV, 3). D’après Eric Geoffroy, la polygynie « n’a guère été pratiquée dans les sociétés musulmanes sinon dans les classes sociales le plus élevées – même si elle est moralement déconsidérée, elle a toujours procuré un certain prestige social puisqu'elle est signe de richesse ». (« Polygamie », Dictionnaire du Coran, p. 681.)

19. Sur ce sujet et les difficultés d’interprétation de la charte, voir Françoise Micheau, Les débuts de l’Islam. Jalons pour une nouvelle histoire, Paris : Téraèdre, 2012, p. 95-98.
Quant à son affirmation suivante, selon laquelle « à ce moment-là […] Mahomet fonde la première mosquée » (12’30), elle est tout simplement fausse. D’après les hadiths, le Prophète était très défavorable à l’architecture ; sa maison de Médine, qu’on ne connaît que par les hadiths, et qui a fait l’objet de plusieurs reconstitutions par des historiens de l’architecture, est utilisée pour les prêches le vendredi et pour rassembler les croyants. Elle fait office de lieu de rassemblement de la communauté des croyants, et deviendra ensuite le modèle architectural des mosquées. Mais on ne peut pas dire que Muhammad fonde volontairement la première mosquée ; sa maison devient, par nécessité, ce qu’on appellera plus tard une mosquée.

20. Par exemple, lorsqu’il évoque les relations du jeune Muhammad avec les nestoriens (vers 4’30), il fait référence à un récit hagiographie qui raconte la rencontre de Muhammad avec Bahîrâ, moine qui aurait prédit sa vocation prophétique. (récit évoqué par plusieurs historiens musulmans, dont Tabari). Ferrand garde le nestorien (qui était d’ailleurs peut-être arien, ce ne sont pas les sectes chrétiennes qui manquent à cette époque), le multiplie, et supprime la prédiction. Il est évident qu’un historien ne peut considérer une prédiction comme une vérité historique ; toutefois, en occultant sa source, F. Ferrand en détourne le sens et propose une interprétation personnelle qui devrait être discutée.  

21. La pratique universitaire veut qu’on utilise « islam » pour désigner la religion musulmane, et « Islam » pour désigner la civilisation. Ici, je suppose que F. Ferrand parle de l’islam comme religion, d’où mon usage de la minuscule.

22. Docteur en médecine, pas en histoire.

23. Aux éventuels non-historiens qui lisent cet article, je signale qu’on distingue, en histoire, les publications des historiens des sources, c’est-à-dire des matériaux primaires qui permettent de construire l’histoire : textes anciens, sources archéologiques, etc.

24. Françoise Micheau, Les débuts de l’Islam. Jalons pour une nouvelle histoire. Paris : Téraèdre, 2012, coll. « L’Islam en débats ».

25. A tout le monde, je conseille l’introduction de cet excellent ouvrage, à la fois très précise sur les questions d’historiographie, compréhensible même pour des non-spécialistes, et très amusante dans sa présentation, en forme de dialogue entre le maître et le disciple.
Notons que les remarques de F. Micheau sur les sources ne sont pas nouvelles ; par exemple, en 1983, Janine et Dominique Sourdel, un couple d’islamologues incontournable, émettaient des remarques semblables dans La civilisation de l’Islam classique, Paris : Arthaud, 1983, p. 23.  

26. Résumés dans F. Micheau, 2012, p. 82-83.

27. « Ṣūra », Encyclopédie de l'Islam, Leyde : Brill, 2e édition (1961-). Désolée, je n’ai pas le volume ni la page, c’est une prise de note sur la version électronique, à laquelle je n’ai plus accès.

28. Ainsi, par exemple, Abrahâ, vice-roi du Yémen d’origine abyssinienne entre 535 et 565, devient-il « un gouverneur abyssin qui dirigeait toute la province ». Quelle province ? Gouverneur de quel royaume ? Trop compliqué. Oui, mais Abrahâ ne gouvernait strictement rien dans le Hijaz où vivait Muhammad ; je doute que l’auditeur moyen l’ait compris.

29. « Les faits auxquels semble renvoyer la sourate 105 (l’« Eléphant ») sont traditionnellement considérés comme étant survenus au cours de l’année de naissance de Mahomet, mais les données historiques extérieures conduisent à écarter cette interpréatation. » (Amir-Moezzi, 2007, p. 512) ; « quelques traditions secondaires situent bien l’année de l’Eléphant en 552, ce qui correspond à la chronologie donnée par les inscriptions himyarites » (Micheau, 2012, p. 92).

30. « J’ai également deux collaboratrices – Lorena et Elodie – qui me sont très précieuses. Elles répondent au courrier, préparent les invités et procèdent aux pré-interviews qui me permettront de connaître les points forts de mes invités. » Franck Ferrand (1/2) : "Pour parler d’histoire, il faut de la clarté, du rythme et de l’émotion", Médias et histoire, 11 juin 2012.

31. Les guerres arabo-byzantines, la prise de la Sicile ou les conquêtes indiennes ne peuvent rentrer que dans une acception vraiment très très très élargie de la douceur.

32. Les Ottomans ? La dynastie qui régna sur une grande partie du monde méditerranéen du XIVe au début du XXe siècle, grosso modo. Dont le sultan le plus important est nommé Suleyman Qanuni, Suleyman le législateur en turc, et Soliman le Magnifique en Europe. L’empire qui a mis au point la mosquée ottomane – vous savez, celles qu’on voit à Istanbul, avec les minarets pointus et les grandes coupoles – et a produit un art foisonnant – peinture, céramiques d’Iznik, tapis, joaillerie… L’empire qui a organisé politiquement la vie de 22 millions de personnes, créant une administration et un fonctionnement politique inédits. L’empire qui dialoguait avec l’ensemble des grandes puisssances politiques européennes, s’opposant à Charles Quint, s’alliant avec François Ier, commerçant avec Venise… L’empire islamique qui le premier a adopté les armes à feu et l’imprimerie…
En fait, le dénigrement des Ottomans vient du fait que la dynastie est turque, et non arabe, et que la relation entre ces deux peuple a été historiquement très problématique. Le panarabisme, au début du XXe siècle, s’est affirmé en opposition à l’empire ottoman et aux turcs ; il a été encouragé par les grandes puissances, en particulier la Grande-Bretagne, au moment de la Première guerre mondiale. Pour les gens qui voudraient vois à quel point les méchants Turcs ottomans ont peu influencé la civilisation islamique, je recommande le catalogie de l’exposition Soliman le Magnifique, exposition du Grand Palais, 1990. Pour la question « Turcs vs. Arabes », des éléments dans les manuels de terminale et un article déjà ancien, mais pour une fois dispo sur la toileMetellus, « Le nationalisme arabe », Politique étrangère, 22, 6, 1957, p. 665-670. Je manque un peu de références biblio dans ce domaine, beaucoup trop récent pour moi :-)

33. Ce faisant, Malek Chebel contredit un dogme important de l’islam, qui dit que le Coran est « incréé » et donc intemporel ; il ne pourrait pas être interprété en fonction du contexte dans lequel il a été « doné ». Malek Chebel ravive une querelle fort ancienne, qui opposa au IXe siècle, mu’tazilites et hanbalites, querelle qui se termina par la victoire des second et donc du dogme du Coran incréé. Un historien aurait examiné les deux positions en les resituant dans un contexte et une chronologie historique. Malek Chebel prend parti sans prendre en compte le passé ; en ce sens, il ne fait pas oeuvre d’historien, mais d’idéologue.
Par ailleurs, le lien logique que fait Malek Chebel entre l’existence de rituels pré-islamique réutilisés par l’islam et l’absence d’intemporalité du Coran m’échappe quelque peu.

34. Et ce n’est pas la seule fois que F. Ferrand invite un invité plus médiatique que spécialiste. Sur les dix dernières émissions de Au cœur de l’histoire, seules six reçoivent des invités qui, selon Ferrand, sont des historiens. Parmi ces six, deux sont réellement investis dans la recherche historique à un niveau universitaire, et publient autre chose que des livres grand public.
En regardant l’origine des différents invités – journaliste au Figaro, consultante d’Europe 1… -  , on se dit d’ailleurs qu’une enquête de ce côté aurait de l’intérêt…

35. Attention, avis extrêmement subjectif et malveillant, mais à la hauteur de ma déception lorsque j’ai pris connaissance des qualités réelles de conteur de Ferrand, que ses fans décrivent systématiquement comme maîtrisant à merveille l’art du récit.

36. On remarque d’ailleurs qu’Ameisen sait s’effacer face à son sujet et prêter sa parole à d’autres, alors qu’au contraire, Ferrand se met en scène au début de ses émissions et utilise systématiquement le « je » dans ses introductions.

37. Il suffit pour s’en convaincre de remarquer qu’il lui consacre une émission entière le 2 septembre 2013, émission dans laquelle il invite Dimitri Casali, et où il décrit le système scolaire pré-68 comme dispensant « un enseignement solide, charpenté, qui avait une âme […] même si c’était parfois aux prix de quelques mythes, [..] des choses un peu étranges. »


PS. Un très grand merci à Condorcet pour ses analyses et références envoyée à 2h30 du matin !
Marie Laetitia
Marie Laetitia
Bon génie

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par Marie Laetitia 16/9/2013, 16:16
Merci Al Qalam! Extrêmement intéressant! Tu devrais te faire un site, avec tes textes...

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Si tu crois encore qu'il nous faut descendre dans le creux des rues pour monter au pouvoir, si tu crois encore au rêve du grand soir, et que nos ennemis, il faut aller les pendre... Aucun rêve, jamais, ne mérite une guerre. L'avenir dépend des révolutionnaires, mais se moque bien des petits révoltés. L'avenir ne veut ni feu ni sang ni guerre. Ne sois pas de ceux-là qui vont nous les donner (J. Brel, La Bastille)


Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. [...] Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout...


Et on ne dit pas "voir(e) même" mais "voire" ou "même".
Malaga
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par Malaga 16/9/2013, 20:06
Merci beaucoup pour ce texte, Al-Qalam.

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J'utilise des satellites coûtant plusieurs millions de dollars pour chercher des boîtes Tupperware dans la forêt ; et toi, c'est quoi ton hobby ?
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par Lux_ 17/9/2013, 21:43
J'ai commencé à lire... C'est très intéressant... Mais ce soir, je suis trop fatiguée pour le lire entièrement et l'apprécier à sa juste valeur. Je le mets dans mes lectures de week-ends.

Merci Al-Qalam.
Shajar
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par Shajar 20/9/2013, 11:30
Par hasard, est-ce que quelqu'un serait abonné à l'édition numérique du Figaro ? J'aimerais lire cet article sur Francky, mais je ne peux pas l'acheter à l'unité : http://www.lefigaro.fr/mon-figaro/2013/09/19/10001-20130919ARTFIG00538-franck-ferrand-passeur-d-histoire.php
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par philann 20/9/2013, 11:52
Marie Laetitia a écrit:Merci Al Qalam! Extrêmement intéressant! Tu devrais te faire un site, avec tes textes...
Tout pareil!!!

Merci beaucoup!!

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par neomath 20/9/2013, 14:40
Malaga a écrit:Merci beaucoup pour ce texte, Al-Qalam.
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Passionnant
Condorcet
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par Condorcet 20/9/2013, 16:52
neomath a écrit:
Malaga a écrit:Merci beaucoup pour ce texte, Al-Qalam.
+1
Passionnant
Itou.
Shajar
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par Shajar 20/9/2013, 16:54
Embarassed Embarassed Embarassed 
N'en jetez plus, que diable, ou je vais avoir une tête aussi grosse que le turban de Mollah Nasr al-Din ! Razz 
Isis39
Isis39
Enchanteur

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par Isis39 20/9/2013, 17:36
Al-qalam a écrit:Embarassed Embarassed Embarassed 
N'en jetez plus, que diable, ou je vais avoir une tête aussi grosse que le turban de Mollah Nasr al-Din ! Razz 
Sérieusement tu devrais créer un blog pour publier les textes longs que tu nous mets ici.
Shajar
Shajar
Vénérable

Vulgarisation et récit historique : Analyse de l'émission de Franck Ferrand sur le Coran Empty Re: Vulgarisation et récit historique : Analyse de l'émission de Franck Ferrand sur le Coran

par Shajar 20/9/2013, 17:53
Pure question de vanité : ils seraient beaucoup moins visibles et beaucoup moins lus sur un blog qu'ici, et risqueraient moins d'engendrer des commentaires intéressants. Very Happy 
Je mets des articles plus "scientifiques" sur wikipédia ou sur un forum d'historiens, ce qui leur assure aussi une certaine visibilité (pour les très très très courageux - ou les arrêts longue maladie - il y a ça, par exemple : https://fr.wikipedia.org/wiki/Repr%C3%A9sentation_figur%C3%A9e_dans_les_arts_de_l%27Islam ).
Ragnetrude
Ragnetrude
Expert spécialisé

Vulgarisation et récit historique : Analyse de l'émission de Franck Ferrand sur le Coran Empty Re: Vulgarisation et récit historique : Analyse de l'émission de Franck Ferrand sur le Coran

par Ragnetrude 23/9/2013, 13:24
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