- RobinFidèle du forum
La Bonne Soirée
Quel temps de chien ! — il pleut, il neige ;
Les cochers, transis sur leur siège,
Ont le nez bleu.
Par ce vilain soir de décembre,
Qu’il ferait bon garder la chambre,
Devant son feu !
À l’angle de la cheminée
La chauffeuse capitonnée
Vous tend les bras
Et semble avec une caresse
Vous dire comme une maîtresse,
« Tu resteras ! »
Un papier rose à découpures,
Comme un sein blanc sous des guipures
Voile à demi
Le globe laiteux de la lampe
Dont le reflet au plafond rampe,
Tout endormi.
On n’entend rien dans le silence
Que le pendule qui balance
Son disque d’or,
Et que le vent qui pleure et rôde,
Parcourant, pour entrer en fraude,
Le corridor.
C’est bal à l’ambassade anglaise ;
Mon habit noir est sur la chaise,
Les bras ballants ;
Mon gilet bâille et ma chemise
Semble dresser, pour être mise,
Ses poignets blancs.
Les brodequins à pointe étroite
Montrent leur vernis qui miroite,
Au feu placés ;
À côté des minces cravates
S’allongent comme des mains plates
Les gants glacés.
Il faut sortir ! — quelle corvée !
Prendre la file à l’arrivée
Et suivre au pas
Les coupés des beautés altières
Portant blasons sur leurs portières
Et leurs appas.
Rester debout contre une porte
À voir se ruer la cohorte
Des invités ;
Les vieux museaux, les frais visages,
Les fracs en cœur et les corsages
Décolletés ;
Les dos où fleurit la pustule,
Couvrant leur peau rouge d’un tulle
Aérien ;
Les dandys et les diplomates,
Sur leurs faces à teintes mates,
Ne montrant rien.
Et ne pouvoir franchir la haie
Des douairières aux yeux d’orfraie
Ou de vautour,
Pour aller dire à son oreille
Petite, nacrée et vermeille,
Un mot d’amour !
Je n’irai pas ! — et ferai mettre
Dans son bouquet un bout de lettre,
À l’Opéra.
Par les violettes de Parme,
La mauvaise humeur se désarme,
Elle viendra !
J’ai là l’Intermezzo de Heine,
Le Thomas Grain-d’Orge de Taine,
Les deux Goncourt,
Le temps, jusqu’à l’heure où s’achève
Sur l’oreiller l’idée en rêve,
Me sera court.
Théophile Gautier, Emaux et Camées (1852)
1. Emaux et Camées : titre du recueil qui évoque des objets d'orfévrerie recouverts d'émail et des pierres fines sculptées
2. Transis : glacés par le froid
3. Chauffeuse capitonnée : chaise rembourrée et piquée, qui offre un confort douillet près du feu.
4. Guipures : dentelles fines et ajourées
5. Globe laiteux : de forme ronde, et qui a la couleur du lait
6. Brodequins : chaussures couvrant le pied et une partie de la jambe
7. Au feu placés : placées près du feu
8. Coupés : véhicules fermés généralement élégants, tirés par un ou deux chevaux
9. Beautés altières : femmes belles et fières
10. Blasons : armoiries d'une famille de la noblesse
11. Appas : attraits, charmes
12. Passementeries : festons ou galons tissés et brodés
13. Pilastres : piliers ou montants utilisés dans une décoration intérieure
Publié en1852, Émaux et Camées, recueil de vers que Théophile Gautier enrichit jusqu'en 1872 , fait de son auteur un chef d'école, défenseur de "l'art pour l'art", précurseur des Parnassiens à la recherche du beau et valorisant le travail de la forme.
"La bonne soirée", poème extrait de ce recueil, illustre cette recherche de la perfection formelle ("Sculpte, lime, cisèle", écrit Gautier dans son poème L’Art, dernière pièce de Émaux et Camées, édition de 1872) et le refus des épanchements lyriques du Romantisme.
Le poème est composé de douze strophes. chaque strophe comporte deux octosyllabes aux rimes féminines, suivis d'un tetrasyllabe à rime masculine, suivi de deux octosyllabes à rimes féminines, suivi d'un tetrasyllabe à rime masculine (aabaab), conférant au poème le rythme sautillant d'un air de valse.
Comment Gautier évoque-t-il la "bonne soirée" ? Nous étudierons la dimension narrative du poème, l'opposition des lieux décrits et le recours à l'humour et à l'imagination poétique.
Le poème se présente sous la forme d'un récit : le poète est dans sa chambre, par une froide soirée d'hiver. Il voudrait rester chez lui bien au chaud, mais il doit mettre son habit et prendre un fiacre pour se rendre à un bal à l'ambassade d'Angleterre. Il imagine les "beautés altières", les hommes froids et compassés, une belle inaccessible et finit par prendre la sage décision de rester chez lui en compagnie de ses livres.
Le poème est écrit au présent d'énonciation : "il pleut, il neige", "les cochers ont le nez bleu". Le poète emploie des expressions familières : "Quel temps de chien !", "quelle corvée !" qui créent une complicité avec le lecteur, pris à témoin.
Le poème est fondée sur une opposition entre des lieux : la rue, la chambre du poète, l'ambassade d'Angleterre.
Le poète se trouve dans sa chambre et regarde la rue par la fenêtre : le temps est froid et humide, le nez des cochers est bleui par le froid.
Par opposition à la rue, la chambre du poète est un endroit chaud ("A l'angle de la cheminée"), raffiné et confortable ("chauffeuse capitonnée"). La chauffeuse est personnifiée. Assimilée à une femme, à une maîtresse, elle incite le poète à rester avec elle. ("Tu resteras !")
L'évocation de l'atmosphère de confort et de sensualité se poursuit dans la troisième strophe. L'imagination du poète transfigure les objets de la chambre : l'abat-jour en papier rose devient un corsage, le globe "laiteux" de la lampe se transforme en sein. La personnification des objets confère à la chambre une dimension fantastique. Le siège de la chauffeuse capitonnée, le globe laiteux de la lampe semblable à un sein blanc, le disque d'or du pendule tissent un champ lexical de la rondeur.
A ces sensations visuelles agréables se joignent dans la strophe quatre de tout aussi agréables sensations auditives : "On n'entend rien dans le silence/Que le pendule qui balance/Son disque d'or", ainsi que le bruit du vent. Ce dernier est personnifié ; il s'agit d'une allégorie, d'une métaphore filée : "qui pleure et rôde,/Parcourant, pour entrer en fraude,/le corridor. Le bruit du vent contribue à renforcer, par contraste, le sentiment d'être bien au chaud et la répugnance du poète à sortir, tandis que le disque d'or du pendule, métaphore in absentia (le comparant n'est pas explicite) évoque un petit soleil à l'intérieur de la pièce.
Les vêtements qui l'attendent sur la chaise et qu'il répugne à enfiler , personnifient le double cocasse du poète, introduisant un nouvel élément fantastique : son habit noir a "les bras ballants", son gilet "bâille" (le poète joue sur la polysémie du verbe "bâiller" : être ouvert et manifester sa fatigue et son envie de dormir par un baillement), sa chemise "semble dresser pour être mise ses poignets blancs"... par opposition au champ lexical de la rondeur, les strophes cinq et six tissent un champ lexical de la minceur, de l'étroitesse et de l'étirement : "brodequins à pointe étroite", "minces cravates", "s'allongent", "mains plates". Le poète joue sur la polysémie de l'épithète "glacé". Les deux strophes sont empreintes d'une certaine autodérision.
A partir de la strophe huit, le poète imagine les abords de l'ambassade anglaise. On retrouve des phrases exclamatives, comme dans la première strophe : "Il faut sortir !" - quelle corvée !"... Les infinitifs : "prendre la file", "suivre au pas", "rester debout à voir se ruer la cohorte", "et ne pouvoir franchir la haie/ des douairières aux yeux d'orfraie/ Ou de vautour..." évoquent la perspective d'un ennui interminable. "Beautés altières" (de "altus" = haut), suggère une idée d'étirement et d'inaccessibilité qui contraste avec la chaleur et la rondeur accueillantes de la chauffeuse, de l'abat-jour et de la lampe de la chambre du poète. "Et leurs appâts", en rejet, suggère malicieusement que leurs blasons sur leurs portières (leur appartenance à l'aristocratie) constituent les seuls "appâts" (attraits) des "beautés altières" et que leur "platitude" est à l'image du manque de rondeur de leurs appâts. Le mot "blason" est employé en syllepse (jeu sur le sens propre et le sens figuré) : un "blason" est un poème qui célèbre le corps féminin.
Le poète pose un regard satirique et même franchement caricatural sur les invités du bal : "beautés altières", "vieux museaux" (métonymie, animalisation), "les dos où fleurit la pustule/couvrant la peau rouge d'un tulle/Aérien, l'épithète en rejet offrant un contraste plaisant avec les pustules et la peau rouge, les dandys et les diplomates "ne montrant rien", les "douairières aux yeux d'orfraie/Ou de vautour" (animalisation métonymique).
Les invités des bal de l'ambassade dressant un obstacle dont il exagère le caractère infranchissable, entre le poète et celle qu'il aime, le poète décide donc (strophe onze) de ne pas s'y rendre : "je n'irai pas !" et de rester avec ses livres, avant de s'endormir en rêvant de celle qu'il aime : "Le temps, jusqu'à l'heure où s'achève/Sur l'oreiller l'idée en rêve/Me sera court.". Les deux derniers vers du poème réaffirment la supériorité de l'intérieur sur l'extérieur, du monde imaginaire sur le monde réel, du monde poétique sur le monde réel et justifient la décision du poète de ne pas aller au bal.
Sa jeune maîtresse est évoquée à travers une métonymie (une petite oreille nacrée et vermeille), tout se passant comme si le poète calculait la balance des gains et des pertes : en échange de tous ces désagréments, il ne pourra que lui dire deux mots à l'oreille.
Le poète se moque de l'esprit romantique, notamment du pathos de la passion amoureuse, hérité de l'esprit chevaleresque et de l'amour courtois, prêt à affronter les pires dangers pour l'estime d'une femme : pourquoi s'obliger à enfiler un habit ridicule, à affronter le froid et la pluie pour des beautés altières, des masques de dandys et de diplomates, des dos où fleurissent les pustules, la haie des douairières aux yeux d'orfraies ou de vautour uniquement pour une oreille, alors qu'il peut avoir de sa maîtresse "l'idée en rêve" ? Le mot "idée" fait référence à l'idéalisme platonicien qui privilégie le monde idéal, le monde parfait des Idées, des modèles, des archétypes (le Beau, le Bien et le Vrai) par rapport au monde sensible.
Conclusion :
"La bonne soirée" est le récit à la première personne du rêve éveillé d'un homme qui préfère rester chez lui bien au chaud par une froide soirée d'hiver, plutôt que de se rendre à un bal pour y apercevoir sa maîtresse. A partir de cette trame somme toute assez ténue, le poète évoque avec humour et poésie lieux et personnages : chaleur, confort, rondeur et sensualité de la chambre, inconfort de la rue, ennui de la réception à l'ambassade anglaise dont les invités sont présentés de façon caricaturale. A la pensée de ce qui l'attend, le poète finit par renoncer à enfiler son habit de soirée pour sortir et décide de rester chez lui. Par l'opposition entre la perfection formelle et la légèreté du contenu, le refus de la passion amoureuse et des épanchements lyriques, le recours à l'humour, à la satire et à l'autodérision, le poème tourne résolument le dos aux excès du romantisme. Sous un aspect superficiel et plaisant, le poème exprime par une "mise en abyme" une philosophie de la vie et un "art poétique".
Quel temps de chien ! — il pleut, il neige ;
Les cochers, transis sur leur siège,
Ont le nez bleu.
Par ce vilain soir de décembre,
Qu’il ferait bon garder la chambre,
Devant son feu !
À l’angle de la cheminée
La chauffeuse capitonnée
Vous tend les bras
Et semble avec une caresse
Vous dire comme une maîtresse,
« Tu resteras ! »
Un papier rose à découpures,
Comme un sein blanc sous des guipures
Voile à demi
Le globe laiteux de la lampe
Dont le reflet au plafond rampe,
Tout endormi.
On n’entend rien dans le silence
Que le pendule qui balance
Son disque d’or,
Et que le vent qui pleure et rôde,
Parcourant, pour entrer en fraude,
Le corridor.
C’est bal à l’ambassade anglaise ;
Mon habit noir est sur la chaise,
Les bras ballants ;
Mon gilet bâille et ma chemise
Semble dresser, pour être mise,
Ses poignets blancs.
Les brodequins à pointe étroite
Montrent leur vernis qui miroite,
Au feu placés ;
À côté des minces cravates
S’allongent comme des mains plates
Les gants glacés.
Il faut sortir ! — quelle corvée !
Prendre la file à l’arrivée
Et suivre au pas
Les coupés des beautés altières
Portant blasons sur leurs portières
Et leurs appas.
Rester debout contre une porte
À voir se ruer la cohorte
Des invités ;
Les vieux museaux, les frais visages,
Les fracs en cœur et les corsages
Décolletés ;
Les dos où fleurit la pustule,
Couvrant leur peau rouge d’un tulle
Aérien ;
Les dandys et les diplomates,
Sur leurs faces à teintes mates,
Ne montrant rien.
Et ne pouvoir franchir la haie
Des douairières aux yeux d’orfraie
Ou de vautour,
Pour aller dire à son oreille
Petite, nacrée et vermeille,
Un mot d’amour !
Je n’irai pas ! — et ferai mettre
Dans son bouquet un bout de lettre,
À l’Opéra.
Par les violettes de Parme,
La mauvaise humeur se désarme,
Elle viendra !
J’ai là l’Intermezzo de Heine,
Le Thomas Grain-d’Orge de Taine,
Les deux Goncourt,
Le temps, jusqu’à l’heure où s’achève
Sur l’oreiller l’idée en rêve,
Me sera court.
Théophile Gautier, Emaux et Camées (1852)
1. Emaux et Camées : titre du recueil qui évoque des objets d'orfévrerie recouverts d'émail et des pierres fines sculptées
2. Transis : glacés par le froid
3. Chauffeuse capitonnée : chaise rembourrée et piquée, qui offre un confort douillet près du feu.
4. Guipures : dentelles fines et ajourées
5. Globe laiteux : de forme ronde, et qui a la couleur du lait
6. Brodequins : chaussures couvrant le pied et une partie de la jambe
7. Au feu placés : placées près du feu
8. Coupés : véhicules fermés généralement élégants, tirés par un ou deux chevaux
9. Beautés altières : femmes belles et fières
10. Blasons : armoiries d'une famille de la noblesse
11. Appas : attraits, charmes
12. Passementeries : festons ou galons tissés et brodés
13. Pilastres : piliers ou montants utilisés dans une décoration intérieure
Publié en1852, Émaux et Camées, recueil de vers que Théophile Gautier enrichit jusqu'en 1872 , fait de son auteur un chef d'école, défenseur de "l'art pour l'art", précurseur des Parnassiens à la recherche du beau et valorisant le travail de la forme.
"La bonne soirée", poème extrait de ce recueil, illustre cette recherche de la perfection formelle ("Sculpte, lime, cisèle", écrit Gautier dans son poème L’Art, dernière pièce de Émaux et Camées, édition de 1872) et le refus des épanchements lyriques du Romantisme.
Le poème est composé de douze strophes. chaque strophe comporte deux octosyllabes aux rimes féminines, suivis d'un tetrasyllabe à rime masculine, suivi de deux octosyllabes à rimes féminines, suivi d'un tetrasyllabe à rime masculine (aabaab), conférant au poème le rythme sautillant d'un air de valse.
Comment Gautier évoque-t-il la "bonne soirée" ? Nous étudierons la dimension narrative du poème, l'opposition des lieux décrits et le recours à l'humour et à l'imagination poétique.
Le poème se présente sous la forme d'un récit : le poète est dans sa chambre, par une froide soirée d'hiver. Il voudrait rester chez lui bien au chaud, mais il doit mettre son habit et prendre un fiacre pour se rendre à un bal à l'ambassade d'Angleterre. Il imagine les "beautés altières", les hommes froids et compassés, une belle inaccessible et finit par prendre la sage décision de rester chez lui en compagnie de ses livres.
Le poème est écrit au présent d'énonciation : "il pleut, il neige", "les cochers ont le nez bleu". Le poète emploie des expressions familières : "Quel temps de chien !", "quelle corvée !" qui créent une complicité avec le lecteur, pris à témoin.
Le poème est fondée sur une opposition entre des lieux : la rue, la chambre du poète, l'ambassade d'Angleterre.
Le poète se trouve dans sa chambre et regarde la rue par la fenêtre : le temps est froid et humide, le nez des cochers est bleui par le froid.
Par opposition à la rue, la chambre du poète est un endroit chaud ("A l'angle de la cheminée"), raffiné et confortable ("chauffeuse capitonnée"). La chauffeuse est personnifiée. Assimilée à une femme, à une maîtresse, elle incite le poète à rester avec elle. ("Tu resteras !")
L'évocation de l'atmosphère de confort et de sensualité se poursuit dans la troisième strophe. L'imagination du poète transfigure les objets de la chambre : l'abat-jour en papier rose devient un corsage, le globe "laiteux" de la lampe se transforme en sein. La personnification des objets confère à la chambre une dimension fantastique. Le siège de la chauffeuse capitonnée, le globe laiteux de la lampe semblable à un sein blanc, le disque d'or du pendule tissent un champ lexical de la rondeur.
A ces sensations visuelles agréables se joignent dans la strophe quatre de tout aussi agréables sensations auditives : "On n'entend rien dans le silence/Que le pendule qui balance/Son disque d'or", ainsi que le bruit du vent. Ce dernier est personnifié ; il s'agit d'une allégorie, d'une métaphore filée : "qui pleure et rôde,/Parcourant, pour entrer en fraude,/le corridor. Le bruit du vent contribue à renforcer, par contraste, le sentiment d'être bien au chaud et la répugnance du poète à sortir, tandis que le disque d'or du pendule, métaphore in absentia (le comparant n'est pas explicite) évoque un petit soleil à l'intérieur de la pièce.
Les vêtements qui l'attendent sur la chaise et qu'il répugne à enfiler , personnifient le double cocasse du poète, introduisant un nouvel élément fantastique : son habit noir a "les bras ballants", son gilet "bâille" (le poète joue sur la polysémie du verbe "bâiller" : être ouvert et manifester sa fatigue et son envie de dormir par un baillement), sa chemise "semble dresser pour être mise ses poignets blancs"... par opposition au champ lexical de la rondeur, les strophes cinq et six tissent un champ lexical de la minceur, de l'étroitesse et de l'étirement : "brodequins à pointe étroite", "minces cravates", "s'allongent", "mains plates". Le poète joue sur la polysémie de l'épithète "glacé". Les deux strophes sont empreintes d'une certaine autodérision.
A partir de la strophe huit, le poète imagine les abords de l'ambassade anglaise. On retrouve des phrases exclamatives, comme dans la première strophe : "Il faut sortir !" - quelle corvée !"... Les infinitifs : "prendre la file", "suivre au pas", "rester debout à voir se ruer la cohorte", "et ne pouvoir franchir la haie/ des douairières aux yeux d'orfraie/ Ou de vautour..." évoquent la perspective d'un ennui interminable. "Beautés altières" (de "altus" = haut), suggère une idée d'étirement et d'inaccessibilité qui contraste avec la chaleur et la rondeur accueillantes de la chauffeuse, de l'abat-jour et de la lampe de la chambre du poète. "Et leurs appâts", en rejet, suggère malicieusement que leurs blasons sur leurs portières (leur appartenance à l'aristocratie) constituent les seuls "appâts" (attraits) des "beautés altières" et que leur "platitude" est à l'image du manque de rondeur de leurs appâts. Le mot "blason" est employé en syllepse (jeu sur le sens propre et le sens figuré) : un "blason" est un poème qui célèbre le corps féminin.
Le poète pose un regard satirique et même franchement caricatural sur les invités du bal : "beautés altières", "vieux museaux" (métonymie, animalisation), "les dos où fleurit la pustule/couvrant la peau rouge d'un tulle/Aérien, l'épithète en rejet offrant un contraste plaisant avec les pustules et la peau rouge, les dandys et les diplomates "ne montrant rien", les "douairières aux yeux d'orfraie/Ou de vautour" (animalisation métonymique).
Les invités des bal de l'ambassade dressant un obstacle dont il exagère le caractère infranchissable, entre le poète et celle qu'il aime, le poète décide donc (strophe onze) de ne pas s'y rendre : "je n'irai pas !" et de rester avec ses livres, avant de s'endormir en rêvant de celle qu'il aime : "Le temps, jusqu'à l'heure où s'achève/Sur l'oreiller l'idée en rêve/Me sera court.". Les deux derniers vers du poème réaffirment la supériorité de l'intérieur sur l'extérieur, du monde imaginaire sur le monde réel, du monde poétique sur le monde réel et justifient la décision du poète de ne pas aller au bal.
Sa jeune maîtresse est évoquée à travers une métonymie (une petite oreille nacrée et vermeille), tout se passant comme si le poète calculait la balance des gains et des pertes : en échange de tous ces désagréments, il ne pourra que lui dire deux mots à l'oreille.
Le poète se moque de l'esprit romantique, notamment du pathos de la passion amoureuse, hérité de l'esprit chevaleresque et de l'amour courtois, prêt à affronter les pires dangers pour l'estime d'une femme : pourquoi s'obliger à enfiler un habit ridicule, à affronter le froid et la pluie pour des beautés altières, des masques de dandys et de diplomates, des dos où fleurissent les pustules, la haie des douairières aux yeux d'orfraies ou de vautour uniquement pour une oreille, alors qu'il peut avoir de sa maîtresse "l'idée en rêve" ? Le mot "idée" fait référence à l'idéalisme platonicien qui privilégie le monde idéal, le monde parfait des Idées, des modèles, des archétypes (le Beau, le Bien et le Vrai) par rapport au monde sensible.
Conclusion :
"La bonne soirée" est le récit à la première personne du rêve éveillé d'un homme qui préfère rester chez lui bien au chaud par une froide soirée d'hiver, plutôt que de se rendre à un bal pour y apercevoir sa maîtresse. A partir de cette trame somme toute assez ténue, le poète évoque avec humour et poésie lieux et personnages : chaleur, confort, rondeur et sensualité de la chambre, inconfort de la rue, ennui de la réception à l'ambassade anglaise dont les invités sont présentés de façon caricaturale. A la pensée de ce qui l'attend, le poète finit par renoncer à enfiler son habit de soirée pour sortir et décide de rester chez lui. Par l'opposition entre la perfection formelle et la légèreté du contenu, le refus de la passion amoureuse et des épanchements lyriques, le recours à l'humour, à la satire et à l'autodérision, le poème tourne résolument le dos aux excès du romantisme. Sous un aspect superficiel et plaisant, le poème exprime par une "mise en abyme" une philosophie de la vie et un "art poétique".
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