- RobinFidèle du forum
Dès la première publication en 1999, cet essai a suscité de nombreux débats et quelques réserves portant sur la sévérité jugée excessive du titre : les actions du "sujet moderne" seraient-elles tellement "immondes" ? Face à la barbarie éternelle, à l'inhumanité du monde moderne, ne peut-on espérer un salut par l'art ? Plutôt que de nier la présence de la barbarie dans notre civilisation, l'auteur analyse les effets de cette "barbarie" dans notre culture. Pour Jean-Pierre Mattéi la "barbarie" moderne est essentiellement liée à l'autoconstitution et à l'autosuffisance du sujet moderne, au refus d'un ordre cosmique ou divin et à l'enfermement dans la subjectivité.
Cet enfermement dans la subjectivité, ce refus du "réel", expliquent l'impossibilité du sujet moderne à se relier au monde, à autrui et à lui-même. Cette impossibilité ne peut que déboucher sur la barbarie car le processus de subjectivation (le triple refus de la transcendance, du monde et de l'autre) est l'essence même de la barbarie.
Nous vivons dans un monde dont "l'horizon indépassable" est la "particule élémentaire", la monade sans portes ni fenêtres, le "moi" individuel et où le refus de l'universel et la relativisation de toutes les valeurs débouche sur le scepticisme généralisé aussi bien dans le domaine du savoir que de l'esthétique, ou de la praxis.
Certes, on peut suivre ce processus historial de désagrégation depuis Descartes jusqu'à l'existentialisme sartrien, en passant par Kant, mais la post-modernité l'a poussé à son paroxisme. Chacun d'eux témoignant de son "horizon épocale", Descartes parvenait encore à retrouver autrui et le monde en passant par Dieu, Kant pouvait encore maintenir la transcendance à titre de postulat et énoncer des maximes universelles de la Raison pratique et du jugement esthétique, Sartre pouvait encore affirmer la "transcendance de l'ego" vers le monde et l'action collective, la disparition pure et simple de toute médiation entre moi-même et moi-même aboutit désormais au solipsisme et à la solitude radicale.
L'accueil favorable réservé aux premières éditions de cet ouvrage, explique Jean-François Mattéi dans la préface de la 3ème édition, et les questions dont il a fait l'objet ont incité le directeur de la collection "Interventions philosophiques" à me proposer de préciser ma pensée à l'occasion de cette nouvelle édition (...)
Le détail de mon argumentation sur l'éducation, la culture et la politique, aussi bien que le rappel de l'origine historique de la barbarie en Grèce, puis à Rome, n'ont soulevé que peu d'objections, hormis celles qui, faussement surprises, s'étonnent encore que l'on ose rapprocher la barbarie communiste de la barbarie nazie. Je considère pourtant que tout a été dit sur la question, d'Hannah Arendt à François Furet, et d'Alexandre Wat à Alexandre Soljenitsyne : par définition, le totalitarisme n'a pas de degrés et le mal qu'il engendre n'est pas susceptible de plus ou de moins. Comme le note justement Pierre Magnard dans ses Questions sur l'humanisme : "faire du mal un absolu écarte toute commensurabilité entre les crimes. La gravité est indépendante des idéologies dont se réclament leurs auteurs." (Pierre Magnard, Questions sur l'humanisme, Paris, PUF, "Interventions philosophiques", 2000, p. 216)
En revanche, la thèse générale du présent essai, telle que l'expriment son titre et son sous-titre, a suscité parfois quelques réserves. Elles concernent, de façon significative, la portée du terme "barbarie", jugée trop large, la légitimité de ma critique du "sujet", jugée trop sévère, et la justesse du mot "immonde", jugé trop polémique pour qualifier ou disqualifier la civilisation actuelle.
Pour le dire d'un mot, suis-je autorisé à appliquer le terme de "barbare" au "sujet" moderne dont la totalité des actions verserait ainsi dans "l'immonde" ? Partiale, cette critique serait aussi excessive puisqu'elle reviendrait à nier en bloc, avec cet "immense mouvement de sécularisation du monde" que salue Luc Ferry (Luc Ferry, Le sens du beau, Paris, Editions du Cercle d'Art, 1998, p. 199), le processus de sécularisation dont témoigne l'humanisme tout entier.
Mettre en cause l'auto-constitution du sujet moderne et son autonomie serait attenter à la dignité qui lui est due, puisque l'homme d'aujourd'hui, en rejetant tout recours à l'extériorité, qu'il s'agisse de celle d'un ordre cosmique ou celle d'un ordre divin, se pense sur le seul mode de l'intériorité.
Nous aurons beau jeter les yeux autour de nous pour y trouver du nouveau, nous n'y verrons que ce que nous y avons déjà mis, c'est-à-dire nous-mêmes.
En ce qui concerne la notion intempestive de "barbarie" dont on a contesté qu''elle soit "une grille de lecture pertinente pour comprendre notre temps", je ferai observer que les plus grands auteurs du XXème siècle n'ont pas craint de l'utiliser pour dénoncer l'inhumanité du monde actuel (...)
Tous ces penseurs (Paul Valéry, Albert Camus, Jan Patocka, Cornelius Castoriadis, Simone Weil, Michel Henry, Emmanuel Lévinas, Hans Jonas, Stefan Zweig, George Steiner...) n'ont pas discerné dans la barbarie contemporaine un simple accident historique ou une perversion sociale limitée, mais bien la caractéristique majeure des temps que nous vivons. Qu'elle concerne l'art, la société ou l'esthétique - c'est là le titre de l'essai qui ouvre la Théorie esthétique d'Adorno - la barbarie est partout présente sous l'aspect d'un "malaise destructif de la civilisation" (T.W. Adorno, Théorie esthétique (1970), Paris, Klincksieck, 1974, p. 87) ; plus encore, et Adorno n'hésitait pas à étendre ce malaise à la culture entière depuis son origine grecque, "la barbarie ne vaut guère mieux que la culture, laquelle a mérité la barbarie comme représailles de sa monstruosité barbare." (ibid., p. 12)
Né en 1941, ancien élève de Pierre Aubenque et de Pierre Boutang, Jean-François Mattéi est professeur de philosophie politique et sociale à l'université de Nice Sophia Antipolis et membre de l’Institut universitaire de France. Auteur de nombreux ouvrages, il a dirigé la publication des volumes III et IV de l'Encyclopédie philosophique : les oeuvre philosophiques - le discours philosophique (PUF, 1992, 1998)
Cet enfermement dans la subjectivité, ce refus du "réel", expliquent l'impossibilité du sujet moderne à se relier au monde, à autrui et à lui-même. Cette impossibilité ne peut que déboucher sur la barbarie car le processus de subjectivation (le triple refus de la transcendance, du monde et de l'autre) est l'essence même de la barbarie.
Nous vivons dans un monde dont "l'horizon indépassable" est la "particule élémentaire", la monade sans portes ni fenêtres, le "moi" individuel et où le refus de l'universel et la relativisation de toutes les valeurs débouche sur le scepticisme généralisé aussi bien dans le domaine du savoir que de l'esthétique, ou de la praxis.
Certes, on peut suivre ce processus historial de désagrégation depuis Descartes jusqu'à l'existentialisme sartrien, en passant par Kant, mais la post-modernité l'a poussé à son paroxisme. Chacun d'eux témoignant de son "horizon épocale", Descartes parvenait encore à retrouver autrui et le monde en passant par Dieu, Kant pouvait encore maintenir la transcendance à titre de postulat et énoncer des maximes universelles de la Raison pratique et du jugement esthétique, Sartre pouvait encore affirmer la "transcendance de l'ego" vers le monde et l'action collective, la disparition pure et simple de toute médiation entre moi-même et moi-même aboutit désormais au solipsisme et à la solitude radicale.
L'accueil favorable réservé aux premières éditions de cet ouvrage, explique Jean-François Mattéi dans la préface de la 3ème édition, et les questions dont il a fait l'objet ont incité le directeur de la collection "Interventions philosophiques" à me proposer de préciser ma pensée à l'occasion de cette nouvelle édition (...)
Le détail de mon argumentation sur l'éducation, la culture et la politique, aussi bien que le rappel de l'origine historique de la barbarie en Grèce, puis à Rome, n'ont soulevé que peu d'objections, hormis celles qui, faussement surprises, s'étonnent encore que l'on ose rapprocher la barbarie communiste de la barbarie nazie. Je considère pourtant que tout a été dit sur la question, d'Hannah Arendt à François Furet, et d'Alexandre Wat à Alexandre Soljenitsyne : par définition, le totalitarisme n'a pas de degrés et le mal qu'il engendre n'est pas susceptible de plus ou de moins. Comme le note justement Pierre Magnard dans ses Questions sur l'humanisme : "faire du mal un absolu écarte toute commensurabilité entre les crimes. La gravité est indépendante des idéologies dont se réclament leurs auteurs." (Pierre Magnard, Questions sur l'humanisme, Paris, PUF, "Interventions philosophiques", 2000, p. 216)
En revanche, la thèse générale du présent essai, telle que l'expriment son titre et son sous-titre, a suscité parfois quelques réserves. Elles concernent, de façon significative, la portée du terme "barbarie", jugée trop large, la légitimité de ma critique du "sujet", jugée trop sévère, et la justesse du mot "immonde", jugé trop polémique pour qualifier ou disqualifier la civilisation actuelle.
Pour le dire d'un mot, suis-je autorisé à appliquer le terme de "barbare" au "sujet" moderne dont la totalité des actions verserait ainsi dans "l'immonde" ? Partiale, cette critique serait aussi excessive puisqu'elle reviendrait à nier en bloc, avec cet "immense mouvement de sécularisation du monde" que salue Luc Ferry (Luc Ferry, Le sens du beau, Paris, Editions du Cercle d'Art, 1998, p. 199), le processus de sécularisation dont témoigne l'humanisme tout entier.
Mettre en cause l'auto-constitution du sujet moderne et son autonomie serait attenter à la dignité qui lui est due, puisque l'homme d'aujourd'hui, en rejetant tout recours à l'extériorité, qu'il s'agisse de celle d'un ordre cosmique ou celle d'un ordre divin, se pense sur le seul mode de l'intériorité.
Nous aurons beau jeter les yeux autour de nous pour y trouver du nouveau, nous n'y verrons que ce que nous y avons déjà mis, c'est-à-dire nous-mêmes.
En ce qui concerne la notion intempestive de "barbarie" dont on a contesté qu''elle soit "une grille de lecture pertinente pour comprendre notre temps", je ferai observer que les plus grands auteurs du XXème siècle n'ont pas craint de l'utiliser pour dénoncer l'inhumanité du monde actuel (...)
Tous ces penseurs (Paul Valéry, Albert Camus, Jan Patocka, Cornelius Castoriadis, Simone Weil, Michel Henry, Emmanuel Lévinas, Hans Jonas, Stefan Zweig, George Steiner...) n'ont pas discerné dans la barbarie contemporaine un simple accident historique ou une perversion sociale limitée, mais bien la caractéristique majeure des temps que nous vivons. Qu'elle concerne l'art, la société ou l'esthétique - c'est là le titre de l'essai qui ouvre la Théorie esthétique d'Adorno - la barbarie est partout présente sous l'aspect d'un "malaise destructif de la civilisation" (T.W. Adorno, Théorie esthétique (1970), Paris, Klincksieck, 1974, p. 87) ; plus encore, et Adorno n'hésitait pas à étendre ce malaise à la culture entière depuis son origine grecque, "la barbarie ne vaut guère mieux que la culture, laquelle a mérité la barbarie comme représailles de sa monstruosité barbare." (ibid., p. 12)
Né en 1941, ancien élève de Pierre Aubenque et de Pierre Boutang, Jean-François Mattéi est professeur de philosophie politique et sociale à l'université de Nice Sophia Antipolis et membre de l’Institut universitaire de France. Auteur de nombreux ouvrages, il a dirigé la publication des volumes III et IV de l'Encyclopédie philosophique : les oeuvre philosophiques - le discours philosophique (PUF, 1992, 1998)
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