- RobinFidèle du forum
"Le monde est ennuyé de moi, et moy pareillement de luy." (Charles d'Orléans)
Jed Martin, a des ennuis avec son chauffe-eau et des relations en demi-teinte avec son père, un architecte de renom en compagnie duquel il fête rituellement le réveillon de Noël.
Après s'être longtemps intéressé aux objets manufacturés ("hommage rendu au travail humain") , Jed poursuit ses recherches artistiques en photographiant des cartes Michelin ("la carte est plus intéressante que le territoire"), travail qui débouche sur une exposition organisée par son ami galleriste Franz Teller à laquelle assiste le Tout-Paris.
"Jamais il n'avait contemplé d'objet aussi magnifique, aussi riche d'émotion et de sens que cette carte Michelin au 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne. L'essence de la modernité, de l'appréhension scientifique et technique du monde, s'y trouvait mêlée avec l'essence de la vie animale. Le dessin était complexe et beau, d'une clarté absolue, n'utilisant qu'un code restreint de couleurs. Mais dans chacun des hameaux, des villages, représentés suivant leur importance, on sentait la palpitation, l'appel, de dizaines de vies humaines, de dizaines ou de centaines d'âmes - les unes promises à la damnation, les autres à la vie éternelle."
Ce travail lui vaut un début de célébrité (à quoi tient le succès ? Qu'est ce qui explique la coïncidence entre un parcours individuel et une demande sociale ? Qu'est-ce qui détermine la valeur marchande d'une œuvre d'art ?"), l'amour d'Olga, ravissante jeune femme d'origine russe et l'estime de Frédéric Beigbeider .
Puis viendront la renommée mondiale et la fortune grâce à une série de tableaux sur les "métiers simples", portraits de personnalités au travail de tous les milieux, "saisis dans l'exercice de leur profession", à l'exception des artistes, Jed ayant rageusement détruit "Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l'art" (les deux pôles opposés de la post-modernité : le "kitsch" et le "gore", Walt Disney ou massacre à la tronçonneuse) qui aurait , d'après le célèbre critique d'art Wong Fu Xin, constitué le pendant de "Bill Gates et Steve Jobs s'entretenant du futur de l'informatique", sous-titré "La conversation de Palo Alto".
Jed réussit cependant un saisissant portrait d'écrivain : Michel Houellebecq en plein travail, un Michel Houellebecq caricaturé par Michel Houellebecq en alcoolique boulimique et maniaco-dépressif...
L'artiste et l'écrivain (mais les deux hommes ne sont-ils pas deux facettes du même Michel Houellebecq ?) correspondent par téléphone, par textos et par mails et se rencontrent à deux reprises : la première fois en Irlande dans une maison de banlieue où Houellebecq essaye d'exister et la seconde dans sa "longère du Loiret", ragaillardi au point de se mettre à couper du bois et à adopter un chien à la SPA de Montargis.
C'est l'occasion pour Houellebecq de se lancer dans une étourdissante "conférence" sur Tocqueville et "La Démocratie en Amérique" sur les socialistes utopistes anglais, en particulier un certain William Morris, le seul utopiste du XIXème siècle qui ait réussi, selon Houellebecq, à gagner de l'argent, produisant dans des "ateliers modèles" de l'artisanat d'art, modèle du personnage principal du Don Quichotte de Chesterton, étonnant roman d'un improbable retour à la "merry old England" d'avant le capitalisme et l'industrialisation, sur les Préraphaëlites (ainsi dénommés parce qu'ils voulaient revenir à une conception de l'art antérieure à la Renaissance) et les peintres de la Renaissance avec leurs ateliers qui fonctionnent comme des "Entreprises", préfigurant la pratique de la "sous-traitance" (Jeff Koons) et la "factory" d'Andy Warhol, l'art comme "buisiness".
Les deux gestes de violence de Jed dans le roman consistent à démolir le portrait de Damien Hirst et de Jeff Koons "se partageant le marché de l'art" et , au sens propre, celui de la directrice de l'institut suisse où son père va se faire euthanasier. Jeff s'accommode du "système", mais quand les choses le touchent de près (son métier, son père), il ne supporte pas que l'argent puisse l'emporter sur toute autre considération.
Houellebecq montre bien, à travers le marché de l'art, que l'objet n'a pas de "valeur intrinsèque", mais que c'est la concurrence entre les acheteurs (la rivalité mimétique dirait René Girard) qui en détermine la valeur. Aux catégories traditionnelles de l'économie : valeur d'usage et valeur d'échange, il faudrait ajouter ce paramètre prétendûment "irrationnel" (mais parfaitement prévisible et universellement observable) et en tenir compte (notamment dans l'analyse des causes des crises cycliques du capitalisme comme celle que nous traversons actuellement).
En tant que mise en place de procédés au service d'un concept, l'art contemporain va immanquablement vers le kitsch, le stéréotype impersonnel et reproductible, c'est-à-dire le contraire d'une création authentique, celle qui faisait dire au Père Tanguy, quelque temps après la mort de Van Gogh : "Le pauvre Vincent, c'en est-il pas des chef d’œuvres oui ou non ? Et il en a ! Et c'est si beau, voyez-vous que quand je les regarde, ça me donne un coup dans la poitrine."
(l'Art est-il la représentation d'un bel objet ou la belle représentation d'un objet... ou encore autre chose ?)
« Dans l'obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s'étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s'étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l'angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. »
« La toile de Van Gogh est l'ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité. [...]
Dans l’œuvre d'art, la vérité de l'étant s'est mise en œuvre. »
Martin Heidegger, extraits de Chemins qui ne mènent nulle part (Gallimard).
De cette suprématie du concept dans l'art contemporain qui fait dire (au mieux) au spectateur (ou à l'auditeur) : "C'est intéressant", "c'est profond","c'est ingénieux", "c'est bizarre", "c'est marrant", "c'est n'importe quoi", mais rarement : "c'est beau", évolution que prévoyait déjà avec tristesse dans ses cours d'Esthétique, un vieux philosophe allemand assommant, mais lucide, Georg Friedrich Wilhelm Hegel (1770-1831), vient le sentiment persistant que les catalogues d'exposition sont généralement plus intéressants que les œuvres elle-mêmes, comme dans ces restaurants surfaits où la formulation du menu dissimule la médiocrité des plats et justifie le montant élevé de l'addition.
Le visiteur, hanté par l'angoisse de passer pour un béotien, mais qui, malgré tous ses efforts, ne ressent rigoureusement rien, hormis une vague sensation de nausée, se dit qu'il y a peut-être quelque chose à comprendre (et s'il fallait prendre "ça" au troisième ou au quatrième degré ?) ; c'est alors qu'il se jette sur le catalogue comme un naufragé sur une bouée de sauvetage. Mais il arrive aussi qu'il ne comprenne pas non plus les explications du catalogue, ou bien le rapport entre ce dernier et les œuvres exposées.
Les organisateurs en sont réduits à renouveler (80 ans après) le coup de l'urinoir de Marcel Duchamp en exposant les "œuvres" de Jeff Koons au château de Versailles, mais comme il n'y a plus beaucoup de "bourgeois" pour s'en émouvoir (les plus riches les achètent), ils ne réussissent guère qu'à intriguer les visiteurs japonais.
On ne voit pas du reste où est le scandale, ces œuvres ayant une valeur essentiellement "décorative", comme les napperons en dentelles, les calendriers des Postes et les canevas ("Le bon goût, c'est mon goût.")
Dans l'art moderne et l'art dit "contemporain", depuis Picasso, l'équilibre entre la dimension "apollinienne" de l'art et la dimension "dionysiaque" tend à pencher nettement en faveur de Dionysos (l'inquiétude, la révolte et la déréliction).
Ce n'est plus la beauté qui nous ravit, mais la laideur qui nous "interpelle", et plutôt la certitude de la décomposition que la promesse de la résurrection, bien que l'on puisse trouver des antécédents dans l'histoire de l'art (La Leçon d'anatomie de Rembrandt, les "vanités" de l'âge baroque).
Je ne prétends pas que ces œuvres soient dénuées d'intérêt ou de valeur ; puissamment suggestives, elles exercent au contraire une fascination vertigineuse, elles se rattachent à l'Histoire de l'art (consciemment chez Bacon et plus intuitivement chez Basquiat), à une subjectivité tourmentée qui force le respect, à des racines (l'Afrique chez Basquiat) et à des interrogations sur le sens de l'existence humaine ; comme toutes les formes d'art avant elles, elles témoignent de l'état du monde qui les entoure.
Francis Bacon : "Je crois que l'homme aujourd'hui comprend qu'il est un accident, que son existence est futile et qu'il doit jouer un jeu insensé."
Le roman comporte aussi, et je crois que c'est la première fois dans l’œuvre de Houellebecq, une incursion timide dans la sphère religieuse avec des interrogations sur la fonction du prêtre, le sens du mot "amour" dans la théologie et la pastorale chrétienne, sur la prière et sur le rôle des rituels, notamment de la liturgie des défunts qui joue, selon Jed, un rôle irremplaçable, mais demeure aussi incompréhensible pour lui que le reste, notamment parce qu'il applique à la religion l'impératif de la jouissance et du narcissisme, dont il reste prisonnier tout en le regrettant, comme tout le monde, à part peut-être, parfois, les saints.
Houellebecq exprime, il me semble aussi pour la première fois, un sentiment de nostalgie (étymologiquement "douleur du retour"), nostalgie de l'enfance, de l'innocence, d'un improbable âge d'or au-delà ou en-deçà des singeries du "new âge", d'une u-topie, dans l'espace hors de l'espace du tableau (comme d'autres dans le temps hors du temps de la musique), le rêve d'un art "pur" (purement spirituel ?), dégagé de tout assujettissement aux pouvoirs idéologiques, politiques ou financiers, d'une beauté pure qui toucherait à l'éternité, qu'il entrevoit dans les fresques de Fra Angelico : la réconciliation "utopique" de la carte et du territoire, de l'art et du monde, de la "volonté" et de la "représentation", par-dessus le marché et au-delà de la mort , la résurrection de la chair : "Votre visage ne sera pas confondu."
Beauté du monde, beauté "hors du monde" ? Quand l'Art , dans l'enfance de l'Art, était lié au mystère de l'incarnation : "Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous."
C'est d'ailleurs un acte religieux, un sacrifice, ou plutôt une parodie de sacrifice pour cacher le vol d'un tableau, qui est au cœur du roman, tout se passant comme si Houellebecq avait l'intuition que la marchandisation du monde, l'idolâtrie du pouvoir, du sexe et de l'argent, la domination idéologique de la science et de la technique (pour reprendre le titre d'un ouvrage de J. Habermas) impliquait une régression vers le religieux sacrificiel, voire le satanisme. Houellebecq a retenu la leçon de Lovecraft : « Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l'infini, et nous n'avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu'à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons : alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions dans cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d'un nouvel âge de ténèbres. » (Lovecraft, L'Appel de Cthulhu, 1926)
Dans la troisième et dernière partie du roman, Jed Martin aide le commissaire Jasselin à élucider le vol de tableau maquillé en crime rituel (la victime n'est autre que l'auteur lui-même !), avant de se retirer du monde, dans la maison héritée de sa grand-mère, quelque part dans le Creuse et d'y mettre au point les énigmatiques créations de sa "dernière période", métaphores de la mort et du déclin des êtres et des civilisations : "Ce sentiment de désolation, aussi, qui s'empare de nous à mesure que les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre se délitent sous l'effet des intempéries, puis se décomposent et partent en lambeaux, semblant dans les dernières vidéos se faire le symbole de l'anéantissement généralisé de l'espèce humaine. Elles s'enfoncent, semblent un instant se débattre avant d'être étouffées par les couches superposées de plantes. Puis tout se calme, il n'y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total."
Roman minutieusement construit, où le tragique côtoie sans cesse le burlesque, "La carte et le territoire" est une méditation sur l'art, l'argent, le succès, les rapports humains (entre les pères et les fils, les hommes et les femmes, les êtres humains et les animaux, les chiens en particulier), la vieillesse et la mort, mais aussi une satire "drolatique" des ridicules, des stéréotypes et des tics de langage du parisianisme et de la "post-modernité".
Michel Houellebecq n'est ni un sentimental (ce qui n'empêche pas d'être sensible, voire ultra-sensible), ni un mystique, mais un esprit précis qui porte sur le monde un regard objectif et sans concession ; on peut le rattacher à la tradition des "moralistes" français du XVIIème siècle qui refusent "d'être dupes", avec un peu de la mélancolie élégante et exténuée du Chateaubriand de "La Vie de Rancé", prenant ses distances avec le "monde", un Chateaubriand qui aurait conversé "outre-tombe" avec Baudelaire ("Any where out of the world"... "Là tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté"), Marcel Proust (les dernières lignes de "La recherche du temps perdu") Jean Baudrillard, (sur la disparition du monde réel), Guy Debord, Roland Barthes ("Mythologies"), Georges Perec ("Les Choses"), Samuel Beckett, ("Fin de partie") Emil Cioran ("De l'inconvénient d'être né"), sans oublier un ou deux philosophes, principalement Schopenhauer ("Le Monde comme Volonté et comme Représentation") et Kant ("La Critique de la faculté de juger") dont Houellebecq confronte les concepts de "beauté adhérente" (pulchritudo adhaerens) et de "beauté libre" (pulchritudo vaga) aux créations contemporaines.
Si j'ai cité tous ces auteurs, ce n'est pas pour les comparer à Houellebecq et Chateaubriand moins que tout autre. Houellebecq est le symptôme autant que le témoin d'un monde qui ne croit plus à rien, pas plus à la littérature qu'à autre chose et son intelligence dissolvante et lucide est habile à capter l'air du temps.
La grande littérature, sans parler de l'enchantement d'un style inimitable, ne va pas sans une "naïveté" assumée, l'excès, la gourmandise de la vie, un "je ne sais quoi" qui dépasse l'habilité et que Kant nomme le "génie", ou bien, dans le désespoir et la lucidité, une originalité inouïe au service de l'universel.
Mais, comme le dit le père de Jed Martin : "les romans de Houellebecq sont agréables à lire et parlent avec une certaine justesse de la société dans laquelle nous vivons."
Si l'on peut classer les automobiles (essentiellement des Audi et des Mercedes dans le roman), les vêtements et les constructions de son père dans la catégorie des objets utiles, l'application des critères kantiens se révèle plus problématique avec les œuvres des trois premières périodes de Jed Martin (les photographies d'objets industriels, de cartes Michelin et les tableaux de métiers) : les œuvres continuent à se référer à la notion "d'utilité", tout en s'en éloignant de plus en plus : photographies d'objets industriels non modifiés, de cartes modifiées, puis d'acteurs du monde du travail ; ce "compromis" est d'ailleurs peut-être l'une des clés de son succès.
Seules les vidéos de la fin et les épures trouvées dans le bureau de son père ("des constructions pour les hirondelles") relèvent véritablement du concept de liberté au sens où l'entendait Kant : "La beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant qu'elle est perçue en celui-ci sans représentation d'une fin" (la beauté ne relève pas de la catégorie de "l'utile"), sachant "qu'est considéré comme Beau, ce qui plaît universellement sans concept." (tout le monde trouve que c'est beau, mais personne ne peut expliquer "pourquoi").
Une Audi S5 tend à correspondre au concept de ce qu'une automobile "idéale" doit être. Kant parle de "beauté adhérente" (pulchritudo adhaerens)
" Il existe deux espèces de beauté : la beauté libre (pulchritudo vaga) ou la beauté simplement adhérente (pulchritudo adhaerens). La première ne présuppose aucun concept de ce que l'objet doit être ; la seconde suppose un tel concept et la perfection de l'objet d'après lui. Les beautés de la première espèce s'appellent les beautés (existant par elles-mêmes) de telle ou telle chose ; l'autre beauté, en tant que dépendant d'un concept (beauté conditionnée), est attribuée à des objets compris sous le concept d'une fin particulière. Des fleurs sont de libres beautés naturelles. Ce que doit être une fleur peu le savent hormis le botaniste et même celui-ci, qui reconnaît dans la fleur l'organe de la fécondation de la plante ne prend pas garde à cette fin naturelle quand il en juge suivant le goût. Ainsi au fondement de ce jugement il n'est aucune perfection de quelque sorte, aucune finalité interne, à laquelle se rapporte la composition du divers. (...)
Mais la beauté de l'homme (et dans cette espèce, celle de l'homme proprement dit, de la femme ou de l'enfant), la beauté d'un cheval, d'un édifice (église, palais arsenal, ou pavillon) suppose un concept d'une fin, qui détermine ce que la chose doit être et par conséquent un concept de sa perfection ; il s'agit donc de beauté adhérente. Tout de même que la liaison de l'agréable (de la sensation) avec la beauté, qui ne concerne véritablement que la forme, était un obstacle à la pureté du jugement de goût, de même la liaison du bon (c'est-à-dire de ce pour quoi la diversité est bonne pour l'objet lui-même selon sa fin) avec la beauté porte préjudice à la pureté de celle-ci. " (Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger)
La célèbre phrase “la carte n’est pas le territoire” ne vient pas d’un géographe, mais du fondateur de la “sémantique générale”, Alfred Korzybski dans les années 1930. Elle signifie que la représentation ne peut pas être ce qu’elle représente, parce que sa fonction même est d’appliquer des filtres pour rendre cet objet intelligible. Elle exprime un espoir : le monde est toujours plus riche que ce que vous croyez ; il existe toujours d’autres possibilités que celles que vous pouvez percevoir et même concevoir ; il y a toujours quelque chose à découvrir. Les idées d'Alfred Korzybski, exprimées dans "Science and Sanity, an introduction to non-aristotelician Systems and General semantic" (1933) ont été popularisées par l'écrivain de science-fiction Van Vogt ("Le Monde des non A").
Magritte : "Ceci n'est pas une pomme."
"La Sémantique générale traite des significations. De ce fait, elle transcende et surpasse la linguistique. Son idée essentielle est qu'une signification ne peut être comprise que si l'on tient compte du système nerveux et du système de perception humains qui en ont été les vecteurs et les filtres. Ainsi, en raison des limitations de son système nerveux, l'homme ne peut appréhender qu'une partie de la vérité et jamais sa totalité. En décrivant cette limitation, A. Korzybski emploie le terme "niveau d'abstraction", expression qui chez lui ne comporte aucune nuance symbolique mais signifie seulement "abstraire de", c'est-à-dire prendre une partie du tout. Il prétend en effet qu'en observant un processus naturel, un homme ne peut seulement en abstraire - c'est-à-dire en percevoir - qu' une partie." (A.E. Van Vogt, "Le monde des non A", postface à l'édition définitive, traduction Boris Vian)
"L’expression sensible du monde livrera toujours autre chose que sa simulation ou sa représentation. Mais la nouveauté d’aujourd’hui tient peut-être à ce que désormais, l’inverse est aussi vrai : la carte est le territoire, non parce qu'elle en serait devenue le reflet fidèle et exhaustif, mais parce qu'elle le produit, parce qu'elle le remplace à l'occasion, parce qu'elle interagit avec lui." Daniel Kaplan donne l'exemple des navigateurs de bord, des GPS, des simulateurs de vol et de la création assistée par ordinateur.
On pourrait ajouter aussi la télévision dont le pouvoir est résumé dans le slogan (cynique) de Jacques Pilhan, lecteur du situationniste Guy Debord, conseiller en communication de François Mitterrand puis de Jacques Chirac : "Le réel est dans le poste." et tout ce qui contribue aujourd'hui, et de plus en plus, à effacer la frontière entre l'image et la réalité, le réel et le virtuel.
Dans la mesure où elle peut nous aider à déjouer les identifications abusives en questionnant nos représentations et les mots dont nous nous servons, la sémantique générale a des enjeux psychologiques (guérisons de certaines névroses), éthiques et politiques.
L'interrogation sur la relation entre la carte (le langage, la pensée) et le territoire (le réel) remonte aux Présocratiques et à la pensée indoue (Panini, Pentajali) ; selon Héraclite d’Éphèse, la liaison entre la pensée, l'énoncé et la réalité est réalisée par le Logos, alors que pour Démocrite, le langage est purement conventionnel, passe par Platon (Le Cratyle), la querelle des universaux au Moyen-Âge et rebondit au XXème siècle autour de Ferdinand de Saussure et de "l'arbitraire du signe".
Jed Martin, a des ennuis avec son chauffe-eau et des relations en demi-teinte avec son père, un architecte de renom en compagnie duquel il fête rituellement le réveillon de Noël.
Après s'être longtemps intéressé aux objets manufacturés ("hommage rendu au travail humain") , Jed poursuit ses recherches artistiques en photographiant des cartes Michelin ("la carte est plus intéressante que le territoire"), travail qui débouche sur une exposition organisée par son ami galleriste Franz Teller à laquelle assiste le Tout-Paris.
"Jamais il n'avait contemplé d'objet aussi magnifique, aussi riche d'émotion et de sens que cette carte Michelin au 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne. L'essence de la modernité, de l'appréhension scientifique et technique du monde, s'y trouvait mêlée avec l'essence de la vie animale. Le dessin était complexe et beau, d'une clarté absolue, n'utilisant qu'un code restreint de couleurs. Mais dans chacun des hameaux, des villages, représentés suivant leur importance, on sentait la palpitation, l'appel, de dizaines de vies humaines, de dizaines ou de centaines d'âmes - les unes promises à la damnation, les autres à la vie éternelle."
Ce travail lui vaut un début de célébrité (à quoi tient le succès ? Qu'est ce qui explique la coïncidence entre un parcours individuel et une demande sociale ? Qu'est-ce qui détermine la valeur marchande d'une œuvre d'art ?"), l'amour d'Olga, ravissante jeune femme d'origine russe et l'estime de Frédéric Beigbeider .
Puis viendront la renommée mondiale et la fortune grâce à une série de tableaux sur les "métiers simples", portraits de personnalités au travail de tous les milieux, "saisis dans l'exercice de leur profession", à l'exception des artistes, Jed ayant rageusement détruit "Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l'art" (les deux pôles opposés de la post-modernité : le "kitsch" et le "gore", Walt Disney ou massacre à la tronçonneuse) qui aurait , d'après le célèbre critique d'art Wong Fu Xin, constitué le pendant de "Bill Gates et Steve Jobs s'entretenant du futur de l'informatique", sous-titré "La conversation de Palo Alto".
Jed réussit cependant un saisissant portrait d'écrivain : Michel Houellebecq en plein travail, un Michel Houellebecq caricaturé par Michel Houellebecq en alcoolique boulimique et maniaco-dépressif...
L'artiste et l'écrivain (mais les deux hommes ne sont-ils pas deux facettes du même Michel Houellebecq ?) correspondent par téléphone, par textos et par mails et se rencontrent à deux reprises : la première fois en Irlande dans une maison de banlieue où Houellebecq essaye d'exister et la seconde dans sa "longère du Loiret", ragaillardi au point de se mettre à couper du bois et à adopter un chien à la SPA de Montargis.
C'est l'occasion pour Houellebecq de se lancer dans une étourdissante "conférence" sur Tocqueville et "La Démocratie en Amérique" sur les socialistes utopistes anglais, en particulier un certain William Morris, le seul utopiste du XIXème siècle qui ait réussi, selon Houellebecq, à gagner de l'argent, produisant dans des "ateliers modèles" de l'artisanat d'art, modèle du personnage principal du Don Quichotte de Chesterton, étonnant roman d'un improbable retour à la "merry old England" d'avant le capitalisme et l'industrialisation, sur les Préraphaëlites (ainsi dénommés parce qu'ils voulaient revenir à une conception de l'art antérieure à la Renaissance) et les peintres de la Renaissance avec leurs ateliers qui fonctionnent comme des "Entreprises", préfigurant la pratique de la "sous-traitance" (Jeff Koons) et la "factory" d'Andy Warhol, l'art comme "buisiness".
Les deux gestes de violence de Jed dans le roman consistent à démolir le portrait de Damien Hirst et de Jeff Koons "se partageant le marché de l'art" et , au sens propre, celui de la directrice de l'institut suisse où son père va se faire euthanasier. Jeff s'accommode du "système", mais quand les choses le touchent de près (son métier, son père), il ne supporte pas que l'argent puisse l'emporter sur toute autre considération.
Houellebecq montre bien, à travers le marché de l'art, que l'objet n'a pas de "valeur intrinsèque", mais que c'est la concurrence entre les acheteurs (la rivalité mimétique dirait René Girard) qui en détermine la valeur. Aux catégories traditionnelles de l'économie : valeur d'usage et valeur d'échange, il faudrait ajouter ce paramètre prétendûment "irrationnel" (mais parfaitement prévisible et universellement observable) et en tenir compte (notamment dans l'analyse des causes des crises cycliques du capitalisme comme celle que nous traversons actuellement).
En tant que mise en place de procédés au service d'un concept, l'art contemporain va immanquablement vers le kitsch, le stéréotype impersonnel et reproductible, c'est-à-dire le contraire d'une création authentique, celle qui faisait dire au Père Tanguy, quelque temps après la mort de Van Gogh : "Le pauvre Vincent, c'en est-il pas des chef d’œuvres oui ou non ? Et il en a ! Et c'est si beau, voyez-vous que quand je les regarde, ça me donne un coup dans la poitrine."
(l'Art est-il la représentation d'un bel objet ou la belle représentation d'un objet... ou encore autre chose ?)
« Dans l'obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long des sillons toujours semblables, s'étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les semelles s'étend la solitude du chemin de campagne qui se perd dans le soir. A travers ces chaussures passe l'appel silencieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ hivernal. À travers ce produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l'angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace. »
« La toile de Van Gogh est l'ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité. [...]
Dans l’œuvre d'art, la vérité de l'étant s'est mise en œuvre. »
Martin Heidegger, extraits de Chemins qui ne mènent nulle part (Gallimard).
De cette suprématie du concept dans l'art contemporain qui fait dire (au mieux) au spectateur (ou à l'auditeur) : "C'est intéressant", "c'est profond","c'est ingénieux", "c'est bizarre", "c'est marrant", "c'est n'importe quoi", mais rarement : "c'est beau", évolution que prévoyait déjà avec tristesse dans ses cours d'Esthétique, un vieux philosophe allemand assommant, mais lucide, Georg Friedrich Wilhelm Hegel (1770-1831), vient le sentiment persistant que les catalogues d'exposition sont généralement plus intéressants que les œuvres elle-mêmes, comme dans ces restaurants surfaits où la formulation du menu dissimule la médiocrité des plats et justifie le montant élevé de l'addition.
Le visiteur, hanté par l'angoisse de passer pour un béotien, mais qui, malgré tous ses efforts, ne ressent rigoureusement rien, hormis une vague sensation de nausée, se dit qu'il y a peut-être quelque chose à comprendre (et s'il fallait prendre "ça" au troisième ou au quatrième degré ?) ; c'est alors qu'il se jette sur le catalogue comme un naufragé sur une bouée de sauvetage. Mais il arrive aussi qu'il ne comprenne pas non plus les explications du catalogue, ou bien le rapport entre ce dernier et les œuvres exposées.
Les organisateurs en sont réduits à renouveler (80 ans après) le coup de l'urinoir de Marcel Duchamp en exposant les "œuvres" de Jeff Koons au château de Versailles, mais comme il n'y a plus beaucoup de "bourgeois" pour s'en émouvoir (les plus riches les achètent), ils ne réussissent guère qu'à intriguer les visiteurs japonais.
On ne voit pas du reste où est le scandale, ces œuvres ayant une valeur essentiellement "décorative", comme les napperons en dentelles, les calendriers des Postes et les canevas ("Le bon goût, c'est mon goût.")
Dans l'art moderne et l'art dit "contemporain", depuis Picasso, l'équilibre entre la dimension "apollinienne" de l'art et la dimension "dionysiaque" tend à pencher nettement en faveur de Dionysos (l'inquiétude, la révolte et la déréliction).
Ce n'est plus la beauté qui nous ravit, mais la laideur qui nous "interpelle", et plutôt la certitude de la décomposition que la promesse de la résurrection, bien que l'on puisse trouver des antécédents dans l'histoire de l'art (La Leçon d'anatomie de Rembrandt, les "vanités" de l'âge baroque).
Je ne prétends pas que ces œuvres soient dénuées d'intérêt ou de valeur ; puissamment suggestives, elles exercent au contraire une fascination vertigineuse, elles se rattachent à l'Histoire de l'art (consciemment chez Bacon et plus intuitivement chez Basquiat), à une subjectivité tourmentée qui force le respect, à des racines (l'Afrique chez Basquiat) et à des interrogations sur le sens de l'existence humaine ; comme toutes les formes d'art avant elles, elles témoignent de l'état du monde qui les entoure.
Francis Bacon : "Je crois que l'homme aujourd'hui comprend qu'il est un accident, que son existence est futile et qu'il doit jouer un jeu insensé."
Le roman comporte aussi, et je crois que c'est la première fois dans l’œuvre de Houellebecq, une incursion timide dans la sphère religieuse avec des interrogations sur la fonction du prêtre, le sens du mot "amour" dans la théologie et la pastorale chrétienne, sur la prière et sur le rôle des rituels, notamment de la liturgie des défunts qui joue, selon Jed, un rôle irremplaçable, mais demeure aussi incompréhensible pour lui que le reste, notamment parce qu'il applique à la religion l'impératif de la jouissance et du narcissisme, dont il reste prisonnier tout en le regrettant, comme tout le monde, à part peut-être, parfois, les saints.
Houellebecq exprime, il me semble aussi pour la première fois, un sentiment de nostalgie (étymologiquement "douleur du retour"), nostalgie de l'enfance, de l'innocence, d'un improbable âge d'or au-delà ou en-deçà des singeries du "new âge", d'une u-topie, dans l'espace hors de l'espace du tableau (comme d'autres dans le temps hors du temps de la musique), le rêve d'un art "pur" (purement spirituel ?), dégagé de tout assujettissement aux pouvoirs idéologiques, politiques ou financiers, d'une beauté pure qui toucherait à l'éternité, qu'il entrevoit dans les fresques de Fra Angelico : la réconciliation "utopique" de la carte et du territoire, de l'art et du monde, de la "volonté" et de la "représentation", par-dessus le marché et au-delà de la mort , la résurrection de la chair : "Votre visage ne sera pas confondu."
Beauté du monde, beauté "hors du monde" ? Quand l'Art , dans l'enfance de l'Art, était lié au mystère de l'incarnation : "Et le Verbe s'est fait chair, et il a habité parmi nous."
C'est d'ailleurs un acte religieux, un sacrifice, ou plutôt une parodie de sacrifice pour cacher le vol d'un tableau, qui est au cœur du roman, tout se passant comme si Houellebecq avait l'intuition que la marchandisation du monde, l'idolâtrie du pouvoir, du sexe et de l'argent, la domination idéologique de la science et de la technique (pour reprendre le titre d'un ouvrage de J. Habermas) impliquait une régression vers le religieux sacrificiel, voire le satanisme. Houellebecq a retenu la leçon de Lovecraft : « Nous vivons sur une île de placide ignorance, au sein des noirs océans de l'infini, et nous n'avons pas été destinés à de longs voyages. Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu'à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons : alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions dans cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d'un nouvel âge de ténèbres. » (Lovecraft, L'Appel de Cthulhu, 1926)
Dans la troisième et dernière partie du roman, Jed Martin aide le commissaire Jasselin à élucider le vol de tableau maquillé en crime rituel (la victime n'est autre que l'auteur lui-même !), avant de se retirer du monde, dans la maison héritée de sa grand-mère, quelque part dans le Creuse et d'y mettre au point les énigmatiques créations de sa "dernière période", métaphores de la mort et du déclin des êtres et des civilisations : "Ce sentiment de désolation, aussi, qui s'empare de nous à mesure que les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre se délitent sous l'effet des intempéries, puis se décomposent et partent en lambeaux, semblant dans les dernières vidéos se faire le symbole de l'anéantissement généralisé de l'espèce humaine. Elles s'enfoncent, semblent un instant se débattre avant d'être étouffées par les couches superposées de plantes. Puis tout se calme, il n'y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total."
Roman minutieusement construit, où le tragique côtoie sans cesse le burlesque, "La carte et le territoire" est une méditation sur l'art, l'argent, le succès, les rapports humains (entre les pères et les fils, les hommes et les femmes, les êtres humains et les animaux, les chiens en particulier), la vieillesse et la mort, mais aussi une satire "drolatique" des ridicules, des stéréotypes et des tics de langage du parisianisme et de la "post-modernité".
Michel Houellebecq n'est ni un sentimental (ce qui n'empêche pas d'être sensible, voire ultra-sensible), ni un mystique, mais un esprit précis qui porte sur le monde un regard objectif et sans concession ; on peut le rattacher à la tradition des "moralistes" français du XVIIème siècle qui refusent "d'être dupes", avec un peu de la mélancolie élégante et exténuée du Chateaubriand de "La Vie de Rancé", prenant ses distances avec le "monde", un Chateaubriand qui aurait conversé "outre-tombe" avec Baudelaire ("Any where out of the world"... "Là tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté"), Marcel Proust (les dernières lignes de "La recherche du temps perdu") Jean Baudrillard, (sur la disparition du monde réel), Guy Debord, Roland Barthes ("Mythologies"), Georges Perec ("Les Choses"), Samuel Beckett, ("Fin de partie") Emil Cioran ("De l'inconvénient d'être né"), sans oublier un ou deux philosophes, principalement Schopenhauer ("Le Monde comme Volonté et comme Représentation") et Kant ("La Critique de la faculté de juger") dont Houellebecq confronte les concepts de "beauté adhérente" (pulchritudo adhaerens) et de "beauté libre" (pulchritudo vaga) aux créations contemporaines.
Si j'ai cité tous ces auteurs, ce n'est pas pour les comparer à Houellebecq et Chateaubriand moins que tout autre. Houellebecq est le symptôme autant que le témoin d'un monde qui ne croit plus à rien, pas plus à la littérature qu'à autre chose et son intelligence dissolvante et lucide est habile à capter l'air du temps.
La grande littérature, sans parler de l'enchantement d'un style inimitable, ne va pas sans une "naïveté" assumée, l'excès, la gourmandise de la vie, un "je ne sais quoi" qui dépasse l'habilité et que Kant nomme le "génie", ou bien, dans le désespoir et la lucidité, une originalité inouïe au service de l'universel.
Mais, comme le dit le père de Jed Martin : "les romans de Houellebecq sont agréables à lire et parlent avec une certaine justesse de la société dans laquelle nous vivons."
Si l'on peut classer les automobiles (essentiellement des Audi et des Mercedes dans le roman), les vêtements et les constructions de son père dans la catégorie des objets utiles, l'application des critères kantiens se révèle plus problématique avec les œuvres des trois premières périodes de Jed Martin (les photographies d'objets industriels, de cartes Michelin et les tableaux de métiers) : les œuvres continuent à se référer à la notion "d'utilité", tout en s'en éloignant de plus en plus : photographies d'objets industriels non modifiés, de cartes modifiées, puis d'acteurs du monde du travail ; ce "compromis" est d'ailleurs peut-être l'une des clés de son succès.
Seules les vidéos de la fin et les épures trouvées dans le bureau de son père ("des constructions pour les hirondelles") relèvent véritablement du concept de liberté au sens où l'entendait Kant : "La beauté est la forme de la finalité d'un objet, en tant qu'elle est perçue en celui-ci sans représentation d'une fin" (la beauté ne relève pas de la catégorie de "l'utile"), sachant "qu'est considéré comme Beau, ce qui plaît universellement sans concept." (tout le monde trouve que c'est beau, mais personne ne peut expliquer "pourquoi").
Une Audi S5 tend à correspondre au concept de ce qu'une automobile "idéale" doit être. Kant parle de "beauté adhérente" (pulchritudo adhaerens)
" Il existe deux espèces de beauté : la beauté libre (pulchritudo vaga) ou la beauté simplement adhérente (pulchritudo adhaerens). La première ne présuppose aucun concept de ce que l'objet doit être ; la seconde suppose un tel concept et la perfection de l'objet d'après lui. Les beautés de la première espèce s'appellent les beautés (existant par elles-mêmes) de telle ou telle chose ; l'autre beauté, en tant que dépendant d'un concept (beauté conditionnée), est attribuée à des objets compris sous le concept d'une fin particulière. Des fleurs sont de libres beautés naturelles. Ce que doit être une fleur peu le savent hormis le botaniste et même celui-ci, qui reconnaît dans la fleur l'organe de la fécondation de la plante ne prend pas garde à cette fin naturelle quand il en juge suivant le goût. Ainsi au fondement de ce jugement il n'est aucune perfection de quelque sorte, aucune finalité interne, à laquelle se rapporte la composition du divers. (...)
Mais la beauté de l'homme (et dans cette espèce, celle de l'homme proprement dit, de la femme ou de l'enfant), la beauté d'un cheval, d'un édifice (église, palais arsenal, ou pavillon) suppose un concept d'une fin, qui détermine ce que la chose doit être et par conséquent un concept de sa perfection ; il s'agit donc de beauté adhérente. Tout de même que la liaison de l'agréable (de la sensation) avec la beauté, qui ne concerne véritablement que la forme, était un obstacle à la pureté du jugement de goût, de même la liaison du bon (c'est-à-dire de ce pour quoi la diversité est bonne pour l'objet lui-même selon sa fin) avec la beauté porte préjudice à la pureté de celle-ci. " (Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger)
La célèbre phrase “la carte n’est pas le territoire” ne vient pas d’un géographe, mais du fondateur de la “sémantique générale”, Alfred Korzybski dans les années 1930. Elle signifie que la représentation ne peut pas être ce qu’elle représente, parce que sa fonction même est d’appliquer des filtres pour rendre cet objet intelligible. Elle exprime un espoir : le monde est toujours plus riche que ce que vous croyez ; il existe toujours d’autres possibilités que celles que vous pouvez percevoir et même concevoir ; il y a toujours quelque chose à découvrir. Les idées d'Alfred Korzybski, exprimées dans "Science and Sanity, an introduction to non-aristotelician Systems and General semantic" (1933) ont été popularisées par l'écrivain de science-fiction Van Vogt ("Le Monde des non A").
Magritte : "Ceci n'est pas une pomme."
"La Sémantique générale traite des significations. De ce fait, elle transcende et surpasse la linguistique. Son idée essentielle est qu'une signification ne peut être comprise que si l'on tient compte du système nerveux et du système de perception humains qui en ont été les vecteurs et les filtres. Ainsi, en raison des limitations de son système nerveux, l'homme ne peut appréhender qu'une partie de la vérité et jamais sa totalité. En décrivant cette limitation, A. Korzybski emploie le terme "niveau d'abstraction", expression qui chez lui ne comporte aucune nuance symbolique mais signifie seulement "abstraire de", c'est-à-dire prendre une partie du tout. Il prétend en effet qu'en observant un processus naturel, un homme ne peut seulement en abstraire - c'est-à-dire en percevoir - qu' une partie." (A.E. Van Vogt, "Le monde des non A", postface à l'édition définitive, traduction Boris Vian)
"L’expression sensible du monde livrera toujours autre chose que sa simulation ou sa représentation. Mais la nouveauté d’aujourd’hui tient peut-être à ce que désormais, l’inverse est aussi vrai : la carte est le territoire, non parce qu'elle en serait devenue le reflet fidèle et exhaustif, mais parce qu'elle le produit, parce qu'elle le remplace à l'occasion, parce qu'elle interagit avec lui." Daniel Kaplan donne l'exemple des navigateurs de bord, des GPS, des simulateurs de vol et de la création assistée par ordinateur.
On pourrait ajouter aussi la télévision dont le pouvoir est résumé dans le slogan (cynique) de Jacques Pilhan, lecteur du situationniste Guy Debord, conseiller en communication de François Mitterrand puis de Jacques Chirac : "Le réel est dans le poste." et tout ce qui contribue aujourd'hui, et de plus en plus, à effacer la frontière entre l'image et la réalité, le réel et le virtuel.
Dans la mesure où elle peut nous aider à déjouer les identifications abusives en questionnant nos représentations et les mots dont nous nous servons, la sémantique générale a des enjeux psychologiques (guérisons de certaines névroses), éthiques et politiques.
L'interrogation sur la relation entre la carte (le langage, la pensée) et le territoire (le réel) remonte aux Présocratiques et à la pensée indoue (Panini, Pentajali) ; selon Héraclite d’Éphèse, la liaison entre la pensée, l'énoncé et la réalité est réalisée par le Logos, alors que pour Démocrite, le langage est purement conventionnel, passe par Platon (Le Cratyle), la querelle des universaux au Moyen-Âge et rebondit au XXème siècle autour de Ferdinand de Saussure et de "l'arbitraire du signe".
- AncolieExpert spécialisé
Merci Robin, j'aime Houellebecq et particulièrement ce roman (décrié par certains de ses fervents lecteurs pourtant)
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