- RobinFidèle du forum
" (...) C'est l'habitude des philosophes d'inaugurer leur enseignement par l'examen de la question : qu'est-ce que la philosophie ? Tous les ans dans tous les établissements où elle est enseignée, établie, ceux qui ont charge de la philosophie se demandent : mais où est-elle, quelle est-elle ?" (Jean-François Lyotard)
Jules Lachelier répondait : "Je ne sais pas !", ce qui avait pour effet de jeter un certain trouble chez les élèves et dans les familles. Comment un professeur de philosophie peut-il dire qu'il ne sait pas en quoi consiste la matière qu'il enseigne ?
Justement, la philosophie est-elle une "matière" comme une autre ? Est-elle un savoir ? Y a-t-il quelque chose à apprendre ?
La philosophie est-elle une matière comme les Mathématiques, l'Histoire, ou même le Français, la matière à laquelle on l'associe généralement quand on parle de "section littéraire" ?
Descartes, philosophe français du XVIIème siècle, compare la philosophie à un arbre dont la racine est la métaphysique, le tronc est la physique et les branches la médecine, la mécanique et la morale. La physique et la médecine ne font plus partie de la philosophie. Tous les savoirs particuliers se sont peu à peu séparés de l'arbre de la philosophie pour devenir des "spécialités", des disciplines autonomes (sauf la morale et la métaphysique qui, justement, ne sont pas des "savoirs"). La philosophie n'est pas un savoir, mais une réflexion sur le savoir (l'épistémologie), une réflexion sur l'Histoire, sur le langage, sur le Droit. Elle n'est pas un art, mais une réflexion sur l'art (l'esthétique). "Pour la philosophie, toute matière est bonne, pourvu qu'elle soit étrangère." (Alain)
NB : les mathématiques avec Euclide, la physique avec Galilée, la chimie avec Lavoisier, la biologie avec Claude Bernard se sont détachées de la Philosophie pour devenir des sciences positives. La psychologie et la sociologie ont introduit dans l'étude du comportement humain la méthode expérimentale et la mesure.
Cela veut-il dire qu'il n'y a rien à apprendre ? Certainement pas ! On ne peut pas "philosopher" sans lire des philosophes parce que "penser par soi-même" n'est pas penser tout seuls.
Le philosophe allemand des Lumières, Emmanuel Kant disait que l'on n'apprend pas la philosophie, que l'on apprend à philosopher. Autrement dit, répéter comme un perroquet la pensée d'un autre n'est pas philosopher. Vous voyez la contradiction, le paradoxe (le commencement de la philosophie !) ; on pourrait le formuler sous forme de question : "Penser par soi-même, est-ce penser tout seul ?"
Dans un cours d'initiation à la philosophie donné à la Sorbonne en 1964, Jean-François Lyotard "définit" la philosophie à partir du désir et du manque. On philosophe parce qu'on cherche quelque chose, mais si on cherche quelque chose, c'est qu'on ne le possède pas.
La philosophie, quand elle cherche à posséder la vérité, le sens, la totalité, l'absolu, dégénère en dogmatisme. La vérité ne réside pas dans une doctrine ; elle n'est la propriété de personne. Elle n'est pas "à toi" ou "à moi" disait Maurice Merleau-Ponty, mais "entre nous". Dans la théologie patristique héritée de la tradition juive, le texte saint est un "jeu symbolique" il ouvre au sens, car (comme pour Socrate) la clé de l'ouverture est le questionnement. "La gloire de Dieu, c'est de cacher les choses; La gloire des rois, c'est de sonder les choses." (Salomon, Proverbes, 25.1). Nous avons le devoir de chercher la vérité, comme nous avons le devoir de la laisser quand nous pensons l'avoir trouvée, de la trouver pour la chercher encore.
"Le mot désir vient du mot latin de-siderare, lequel signifie d'abord de constater et regretter que les constellations, les sidera, ne fassent pas signe, que les dieux n'indiquent rien dans les astres. Le désir c'est la déception de l'augure. En tant qu'elle appartient au désir et qu'elle est peut-être ce qu'il y a en lui d'indigence, la philosophie commence quand les dieux se taisent."
Hegel, philosophe allemand du XIXème siècle, écrit dans un ouvrage de jeunesse, Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling (1801) : "Lorsque le force de l'unification disparaît de la vie des hommes, que les oppositions ont perdu leur relation et leur interaction vivantes et acquis l'autonomie, alors naît le besoin de la philosophie."
Toute activité philosophique consiste dans la parole. Mais alors comment une parole sensée est-elle possible, si aucun signe n'indique le sens qui doit être prononcé ? En se réfléchissant dans la parole philosophique, le désir se reconnaît comme ce trop et ce trop peu de signification, qui est la loi de toute parole. Pourquoi philosopher ? Lyotard répond à cette question par une autre question : pourquoi parler ? et, puisque nous parlons : "qu'est-ce que parler veut dire et ne peut pas dire ?" (J.-F. Lyotard)
Que faut-il penser de la fameuse phrase de K. Marx : "Jusqu'à présent les philosophes se sont contentés de penser le monde, il s'agit à présent de le changer." (K. Marx, XIème thèse sur Feuerbach). "Vous ne trouverez aucun refuge, pas même dans l'action. L'action, bien loin d'être un abri, vous exposera plus ouvertement que n'importe quelle méditation à la responsabilité de nommer ce qui doit être dit et fait, c'est-à-dire d'enregistrer, d'entendre et de transcrire, à vous risques et périls, la signification latente dans le monde "sur lesquel" (comme on dit) vous voulez agir." (J.-F. Lyotard)
Le mot "Philosophie" vient du grec "philein" (aimer) et sophia (la sagesse). La Philosophie elle-même est née en Grèce (et nulle part ailleurs), en un lieu (les pourtours de la Méditerranée) et à une époque bien précise (entre les VIème et IVème siècles avant Jésus-Christ).
Tous les hommes ont fabriqué des outils, vénéré des dieux, crée des œuvres d'art, inventé des sagesses, mais ils n'ont pas toujours été philosophes. La Philosophie apparaît quand les hommes ne se satisfont plus des explications mythologiques ou magiques et cherchent à expliquer le monde en se fondant sur la raison (en grec : "Logos")
Pour Aristote, la Philosophie commence avec l'étonnement ; elle est "la seule de toutes les sciences qui soient libres, car seule elle est sa propre fin." :
"Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin."
Aristote, Métaphysique
"Le terme de "philosophie" est une création de Pythagore. Le premier, il s'est appelé philosophe (...) Il alléguait qu'aucun homme n'est sage, que la sagesse est le privilège des dieux. Avant lui, en effet, cette discipline s'appelait la "sagesse", et celui qui en faisait profession, s'il avait une âme riche et élevée, s'appelait "sage". Un philosophe, c'est, au contraire, quelqu'un qui cherche à atteindre la sagesse." (Diogène Laërce, Doctrines et sentences des philosophes illustres, tome I, IIIème siècle, trad. R. Genaille, éd. GF, 1965)
Pour les Grecs, la sophia est à la fois la sagesse et le savoir.
"Ce qu'on appelle le "miracle grec", écrit Patrice Rosenberg (La Philosophie, repères pratiques, Nathan) consiste dans le souci nouveau d'éclairer les phénomènes par une justification rationnelle appuyée sur la démonstration et sur la preuve. Aucun domaine ne doit alors échapper à l'investigation de la raison et à l'examen critique.
Les Grecs inventent ainsi la démonstration mathématique (Euclide, Pythagore), l'enquête historique (Hérodote, Thucydide), mais aussi le débat politique. C'est dans ce contexte que la Philosophie se donne un projet : explorer méthodiquement la réalité dans le but de la connaître. Mais cette connaissance possède également une finalité pratique : elle doit permettre de comprendre et de savoir comment vivre, elle est une invitation à la "vie bonne".
Comme le rappelait Pierre Hadot, que "primum vivere, deinde philosophare" ne signifie pas qu'il est plus important de vivre que de philosopher, mais que toute pensée authentique s'enracine dans la "vie bonne", la justesse de l'âme et la conversion du regard, bref, dans une existence philosophique aussi authentique que possible.
Reste le désir et le manque, dont nous parlions au début :
"Voici donc pourquoi philosopher : parce qu'il y a le désir, parce qu'il y a de l'absence dans la présence, du mort dans le vif ; et aussi parce qu'il y a l'aliénation, la perte de ce qu'on croyait acquis et l'écart entre le fait et le faire, entre le dit et le dire ; et enfin parce que nous ne pouvons pas échapper à cela : attester la présence du manque par notre parole.
En vérité, comment ne pas philosopher ?" (J.-F.Lyotard)
Un éclairage de Karl Jaspers (Introduction à la philosophie, traduit de l'allemand par Jeanne Hersh, Plon, 1951) :
"On n’est d’accord ni sur ce qu’est la Philosophie, ni sur ce qu’elle vaut. On attend d’elle des révélations extraordinaires, ou bien, la considérant comme une réflexion sans objet, on la laisse de côté avec indifférence. On vénère en elle l’effort lourd de signification accompli par des hommes exceptionnels, ou bien on la méprise, n’y voyant que l’introspection obstinée et superflue de quelques rêveurs. On estime qu’elle concerne chacun et doit être simple et facile à comprendre, ou bien on la croit si difficile que l’étudier apparaît comme une entreprise désespérée. Et en fait, le domaine compris sous ce nom de « Philosophie » est assez vaste pour expliquer des estimations aussi contradictoires.
Pour quiconque croit à la science, le pire est que la Philosophie ne fournit pas de résultats apodictiques, un savoir qu’on puisse posséder. Les sciences ont conquis des connaissances certaines, qui s’imposent à tous ; la Philosophie, elle, malgré l’effort des millénaires, n’y a pas réussi. On ne saurait le contester : en Philosophie il n’y a pas d’unanimité établissant un savoir définitif. Dès qu’une connaissance s’impose à chacun pour des raisons apodictiques, elle devient aussitôt scientifique, elle cesse d’être Philosophie et appartient à un domaine particulier du connaissable.
A l’opposé des sciences , la pensée philosophique ne paraît pas non plus progresser. Nous en savons plus, certes, qu’Hippocrate, mais nous ne pouvons guère prétendre avoir dépassé Platon. C’est seulement son bagage scientifique qui est inférieur au nôtre. Pour ce qui est chez lui à proprement parler recherche philosophique, à peine l’avons-nous peut-être rattrapé.
Que, contrairement aux sciences , la Philosophie sous toutes ses formes doive se passer du consensus unanime, voilà qui doit résider dans sa nature même. Ce que l’on cherche à conquérir en elle, ce n’est pas une certitude scientifique, la même pour tout entendement ; il s’agit d’un examen critique au succès duquel l’homme participe de tout son être . Les connaissances scientifiques concernent des objets particuliers et ne sont nullement nécessaires à chacun. En Philosophie, il y va de la totalité de l’être, qui importe à l’homme comme tel ; il y va d’une vérité qui, là où elle brille, atteint l’homme plus profondément que n’importe quel savoir scientifique.
L’élaboration d’une philosophie reste cependant liée aux sciences ; elle présuppose tout le progrès scientifique contemporain. Mais le sens de la Philosophie a une autre origine : il surgit, avant toute science, là où des hommes s’éveillent."
(Karl Jaspers, Introduction à la Philosophie, traduit de l'allemand par Jeanne Hersch, Plon, 1951)
Jules Lachelier répondait : "Je ne sais pas !", ce qui avait pour effet de jeter un certain trouble chez les élèves et dans les familles. Comment un professeur de philosophie peut-il dire qu'il ne sait pas en quoi consiste la matière qu'il enseigne ?
Justement, la philosophie est-elle une "matière" comme une autre ? Est-elle un savoir ? Y a-t-il quelque chose à apprendre ?
La philosophie est-elle une matière comme les Mathématiques, l'Histoire, ou même le Français, la matière à laquelle on l'associe généralement quand on parle de "section littéraire" ?
Descartes, philosophe français du XVIIème siècle, compare la philosophie à un arbre dont la racine est la métaphysique, le tronc est la physique et les branches la médecine, la mécanique et la morale. La physique et la médecine ne font plus partie de la philosophie. Tous les savoirs particuliers se sont peu à peu séparés de l'arbre de la philosophie pour devenir des "spécialités", des disciplines autonomes (sauf la morale et la métaphysique qui, justement, ne sont pas des "savoirs"). La philosophie n'est pas un savoir, mais une réflexion sur le savoir (l'épistémologie), une réflexion sur l'Histoire, sur le langage, sur le Droit. Elle n'est pas un art, mais une réflexion sur l'art (l'esthétique). "Pour la philosophie, toute matière est bonne, pourvu qu'elle soit étrangère." (Alain)
NB : les mathématiques avec Euclide, la physique avec Galilée, la chimie avec Lavoisier, la biologie avec Claude Bernard se sont détachées de la Philosophie pour devenir des sciences positives. La psychologie et la sociologie ont introduit dans l'étude du comportement humain la méthode expérimentale et la mesure.
Cela veut-il dire qu'il n'y a rien à apprendre ? Certainement pas ! On ne peut pas "philosopher" sans lire des philosophes parce que "penser par soi-même" n'est pas penser tout seuls.
Le philosophe allemand des Lumières, Emmanuel Kant disait que l'on n'apprend pas la philosophie, que l'on apprend à philosopher. Autrement dit, répéter comme un perroquet la pensée d'un autre n'est pas philosopher. Vous voyez la contradiction, le paradoxe (le commencement de la philosophie !) ; on pourrait le formuler sous forme de question : "Penser par soi-même, est-ce penser tout seul ?"
Dans un cours d'initiation à la philosophie donné à la Sorbonne en 1964, Jean-François Lyotard "définit" la philosophie à partir du désir et du manque. On philosophe parce qu'on cherche quelque chose, mais si on cherche quelque chose, c'est qu'on ne le possède pas.
La philosophie, quand elle cherche à posséder la vérité, le sens, la totalité, l'absolu, dégénère en dogmatisme. La vérité ne réside pas dans une doctrine ; elle n'est la propriété de personne. Elle n'est pas "à toi" ou "à moi" disait Maurice Merleau-Ponty, mais "entre nous". Dans la théologie patristique héritée de la tradition juive, le texte saint est un "jeu symbolique" il ouvre au sens, car (comme pour Socrate) la clé de l'ouverture est le questionnement. "La gloire de Dieu, c'est de cacher les choses; La gloire des rois, c'est de sonder les choses." (Salomon, Proverbes, 25.1). Nous avons le devoir de chercher la vérité, comme nous avons le devoir de la laisser quand nous pensons l'avoir trouvée, de la trouver pour la chercher encore.
"Le mot désir vient du mot latin de-siderare, lequel signifie d'abord de constater et regretter que les constellations, les sidera, ne fassent pas signe, que les dieux n'indiquent rien dans les astres. Le désir c'est la déception de l'augure. En tant qu'elle appartient au désir et qu'elle est peut-être ce qu'il y a en lui d'indigence, la philosophie commence quand les dieux se taisent."
Hegel, philosophe allemand du XIXème siècle, écrit dans un ouvrage de jeunesse, Différence des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling (1801) : "Lorsque le force de l'unification disparaît de la vie des hommes, que les oppositions ont perdu leur relation et leur interaction vivantes et acquis l'autonomie, alors naît le besoin de la philosophie."
Toute activité philosophique consiste dans la parole. Mais alors comment une parole sensée est-elle possible, si aucun signe n'indique le sens qui doit être prononcé ? En se réfléchissant dans la parole philosophique, le désir se reconnaît comme ce trop et ce trop peu de signification, qui est la loi de toute parole. Pourquoi philosopher ? Lyotard répond à cette question par une autre question : pourquoi parler ? et, puisque nous parlons : "qu'est-ce que parler veut dire et ne peut pas dire ?" (J.-F. Lyotard)
Que faut-il penser de la fameuse phrase de K. Marx : "Jusqu'à présent les philosophes se sont contentés de penser le monde, il s'agit à présent de le changer." (K. Marx, XIème thèse sur Feuerbach). "Vous ne trouverez aucun refuge, pas même dans l'action. L'action, bien loin d'être un abri, vous exposera plus ouvertement que n'importe quelle méditation à la responsabilité de nommer ce qui doit être dit et fait, c'est-à-dire d'enregistrer, d'entendre et de transcrire, à vous risques et périls, la signification latente dans le monde "sur lesquel" (comme on dit) vous voulez agir." (J.-F. Lyotard)
Le mot "Philosophie" vient du grec "philein" (aimer) et sophia (la sagesse). La Philosophie elle-même est née en Grèce (et nulle part ailleurs), en un lieu (les pourtours de la Méditerranée) et à une époque bien précise (entre les VIème et IVème siècles avant Jésus-Christ).
Tous les hommes ont fabriqué des outils, vénéré des dieux, crée des œuvres d'art, inventé des sagesses, mais ils n'ont pas toujours été philosophes. La Philosophie apparaît quand les hommes ne se satisfont plus des explications mythologiques ou magiques et cherchent à expliquer le monde en se fondant sur la raison (en grec : "Logos")
Pour Aristote, la Philosophie commence avec l'étonnement ; elle est "la seule de toutes les sciences qui soient libres, car seule elle est sa propre fin." :
"Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers. Apercevoir une difficulté et s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance (et c'est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu'ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s'appliquent aux nécessités, et ceux qui s'intéressent au bien-être et à l'agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n'avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n'est pas la fin d'autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin."
Aristote, Métaphysique
"Le terme de "philosophie" est une création de Pythagore. Le premier, il s'est appelé philosophe (...) Il alléguait qu'aucun homme n'est sage, que la sagesse est le privilège des dieux. Avant lui, en effet, cette discipline s'appelait la "sagesse", et celui qui en faisait profession, s'il avait une âme riche et élevée, s'appelait "sage". Un philosophe, c'est, au contraire, quelqu'un qui cherche à atteindre la sagesse." (Diogène Laërce, Doctrines et sentences des philosophes illustres, tome I, IIIème siècle, trad. R. Genaille, éd. GF, 1965)
Pour les Grecs, la sophia est à la fois la sagesse et le savoir.
"Ce qu'on appelle le "miracle grec", écrit Patrice Rosenberg (La Philosophie, repères pratiques, Nathan) consiste dans le souci nouveau d'éclairer les phénomènes par une justification rationnelle appuyée sur la démonstration et sur la preuve. Aucun domaine ne doit alors échapper à l'investigation de la raison et à l'examen critique.
Les Grecs inventent ainsi la démonstration mathématique (Euclide, Pythagore), l'enquête historique (Hérodote, Thucydide), mais aussi le débat politique. C'est dans ce contexte que la Philosophie se donne un projet : explorer méthodiquement la réalité dans le but de la connaître. Mais cette connaissance possède également une finalité pratique : elle doit permettre de comprendre et de savoir comment vivre, elle est une invitation à la "vie bonne".
Comme le rappelait Pierre Hadot, que "primum vivere, deinde philosophare" ne signifie pas qu'il est plus important de vivre que de philosopher, mais que toute pensée authentique s'enracine dans la "vie bonne", la justesse de l'âme et la conversion du regard, bref, dans une existence philosophique aussi authentique que possible.
Reste le désir et le manque, dont nous parlions au début :
"Voici donc pourquoi philosopher : parce qu'il y a le désir, parce qu'il y a de l'absence dans la présence, du mort dans le vif ; et aussi parce qu'il y a l'aliénation, la perte de ce qu'on croyait acquis et l'écart entre le fait et le faire, entre le dit et le dire ; et enfin parce que nous ne pouvons pas échapper à cela : attester la présence du manque par notre parole.
En vérité, comment ne pas philosopher ?" (J.-F.Lyotard)
Un éclairage de Karl Jaspers (Introduction à la philosophie, traduit de l'allemand par Jeanne Hersh, Plon, 1951) :
"On n’est d’accord ni sur ce qu’est la Philosophie, ni sur ce qu’elle vaut. On attend d’elle des révélations extraordinaires, ou bien, la considérant comme une réflexion sans objet, on la laisse de côté avec indifférence. On vénère en elle l’effort lourd de signification accompli par des hommes exceptionnels, ou bien on la méprise, n’y voyant que l’introspection obstinée et superflue de quelques rêveurs. On estime qu’elle concerne chacun et doit être simple et facile à comprendre, ou bien on la croit si difficile que l’étudier apparaît comme une entreprise désespérée. Et en fait, le domaine compris sous ce nom de « Philosophie » est assez vaste pour expliquer des estimations aussi contradictoires.
Pour quiconque croit à la science, le pire est que la Philosophie ne fournit pas de résultats apodictiques, un savoir qu’on puisse posséder. Les sciences ont conquis des connaissances certaines, qui s’imposent à tous ; la Philosophie, elle, malgré l’effort des millénaires, n’y a pas réussi. On ne saurait le contester : en Philosophie il n’y a pas d’unanimité établissant un savoir définitif. Dès qu’une connaissance s’impose à chacun pour des raisons apodictiques, elle devient aussitôt scientifique, elle cesse d’être Philosophie et appartient à un domaine particulier du connaissable.
A l’opposé des sciences , la pensée philosophique ne paraît pas non plus progresser. Nous en savons plus, certes, qu’Hippocrate, mais nous ne pouvons guère prétendre avoir dépassé Platon. C’est seulement son bagage scientifique qui est inférieur au nôtre. Pour ce qui est chez lui à proprement parler recherche philosophique, à peine l’avons-nous peut-être rattrapé.
Que, contrairement aux sciences , la Philosophie sous toutes ses formes doive se passer du consensus unanime, voilà qui doit résider dans sa nature même. Ce que l’on cherche à conquérir en elle, ce n’est pas une certitude scientifique, la même pour tout entendement ; il s’agit d’un examen critique au succès duquel l’homme participe de tout son être . Les connaissances scientifiques concernent des objets particuliers et ne sont nullement nécessaires à chacun. En Philosophie, il y va de la totalité de l’être, qui importe à l’homme comme tel ; il y va d’une vérité qui, là où elle brille, atteint l’homme plus profondément que n’importe quel savoir scientifique.
L’élaboration d’une philosophie reste cependant liée aux sciences ; elle présuppose tout le progrès scientifique contemporain. Mais le sens de la Philosophie a une autre origine : il surgit, avant toute science, là où des hommes s’éveillent."
(Karl Jaspers, Introduction à la Philosophie, traduit de l'allemand par Jeanne Hersch, Plon, 1951)
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