- MareuilNeoprof expérimenté
Chez Luc Cédelle, une chronique qui décoiffe :
L’ascenseur social démarre au sous-sol
Bizarre, la puissance de cette métaphore de « l’ascenseur social en panne ». Une image si séduisante, si parlante et si efficace que, pour une fois et malgré toutes les divisions, oppositions et inimitiés, chacun, quelle que soit sa position sur le spectre des idéologies disponibles sur l’école semble la reprendre à son compte. Il est vrai qu’elle est parfaite pour résumer les phénomènes liés de l’affaiblissement de l’école-promesse (étudiez bien et vous vivrez mieux) et de l’érosion des espérances de promotion sociale (mes enfants vivront mieux que moi).
La métaphore de l’ascenseur en panne résume l’idée, en elle-même juste, d’une situation aujourd’hui perdue alors qu’elle avait semblé immuable : dans un schéma général de progression sociale vers le haut, chaque génération franchissait un ou plusieurs degrés. Exemple souvent utilisé : le fils de l’agriculteur devenait instituteur, le fils de l’instituteur devenait cadre, le fils du cadre universitaire… En trois générations, mais parfois en seulement deux, une famille pouvait ainsi passer du bas de l’échelle aux classes moyennes-supérieures.
Pour être effective en même temps que ressentie à pleine intensité, cette progression supposait le contexte favorable d’une dynamique positive de l’ensemble de la société : la foi dans le « progrès » des sciences et des techniques, l’amélioration continue des dispositifs de protection sociale, l’optimisme existentiel que procure le plein emploi, l’assurance que le travail, tôt ou tard, est récompensé, etc. Tous ces facteurs euphorisants sont aujourd’hui annulés ou inversés.
Le puits aux angoisses
Le futur est devenu menace. On peut objecter qu’il en toujours été ainsi historiquement, que le paysan médiéval redoutait la guerre, la famine, les épidémies ou que les jeunes gens des années 1950 pouvaient à juste titre être hantés par le risque de conflagration nucléaire. On peut rappeler philosophiquement que le puits aux angoisses est sans fond, qu’il est malsain d’y chercher sa dose quotidienne, qu’à danger objectif égal, les individus comme les peuples réagissent différemment et que c’est justement cet élan vital qui doit être encouragé.
On peut aussi vouloir remettre à l’heure les pendules comparatives. Rappeler que, citoyens de sociétés démocratiques et dans l’ensemble encore prospères, notre malaise est des plus bénins comparé à celui d’une féministe pakistanaise, d’un pacifiste somalien, d’un écologiste tchétchène ou même (le cercle se resserre) d’un retraité grec… rien n’y fait. A l’aune de nos critères, de notre histoire, de nos parcours familiaux, de nos représentations collectives, de l’ensemble de nos références, nous avons perdu confiance.
C’est pourquoi nous adhérons spontanément à la métaphore de l’ascenseur : oui, il est en panne, on ne monte plus en montant dedans. C’est exactement notre ressenti, notre expérience ou celle de personnes proches. Et tout le monde de répéter – chaque fois qu’un débat s’engage sur le système éducatif - que l’ascenseur social est en panne. Sans jamais, semble-t-il, se poser la question de la justesse, des limites et même des pièges possibles de cette image.
Qu’advient-il des étages inférieurs ?
La première réalité à prendre en compte est la singularité de cet ascenseur dont on comprend qu’il ne peut que monter ou être en panne. L’école-ascenseur monte : avec elle, une génération scolarisée monte aussi. Monter signifie quitter une catégorie sociale placée dans les étages bas pour en gagner une autre, supérieure. A partir de là, se pose - ou devrait logiquement se poser - la question de l’existence et de la pérennité des « étages », comme de la légitimité d’une société ainsi étagée.
Car supposons que, subitement réparé, l’ascenseur monte : qu’advient-il des étages inférieurs, dépeuplés par ce bon fonctionnement ? Si l’on décide qu’ils ne doivent plus exister, ou ne plus être inférieurs, les perspectives techniques, économiques et sociales se compliquent de manière inattendue : soit il faut éliminer par le progrès technologique tous les travaux dits du bas de l’échelle (nettoyage, entretien, surveillance, manutention, livraison, services…), soit il faut les valoriser à un point tel qu’ils n’apparaîtraient plus « en bas » et que l’échelle sociale commencerait alors aux classes moyennes.
La première option (suppression des étages inférieurs), semble difficilement réalisable : la technologie rend bien des travaux moins pénibles physiquement, elle ne les fait pas pour autant disparaître et ne change pas non plus leur place dans la hiérarchie sociale. Ou peu. Un agent d’entretien aux commandes d’une rutilante machine reste un agent d’entretien, même s’il a poussé ses études jusqu’à la fin du lycée. Il est vrai, cependant, que sur une longue période, certaines positions sociales ont changé leur image : ainsi, le « paysan » de jadis est-il devenu un exploitant agricole. Un changement qualitatif opéré au prix d’une quasi disparition du monde paysan.
Raccourcir l’échelle sociale ?
Si l’on prend en compte l’ensemble des secteurs professionnels, on voit bien que le « bas de l’échelle » se renouvelle sans cesse. Des fonctions disparaissent, d’autres apparaissent… La fameuse « revalorisation » engagée à la fin des années 1970 par Lionel Stoleru, ministre de Valéry Giscard d’Estaing, n’a eu que des résultats sectoriels et limités avant d’être engloutie dans l’essor du chômage de masse et de la précarité.
Quant à la deuxième option (raccourcir l’échelle sociale en contractant l’échelle des rémunérations), elle n’est guère plus à portée de réalisation. Seule une frange limitée de citoyens désintéressés ne s’en offusquerait pas et serait même soulagée de voir l’obsession financière passer au second plan, vers une société où « l’être » serait supplanterait « l’avoir ». Mais tous les autres, excités par une droite chauffée à blanc, se mettraient à hurler à l’enfer égalitariste et à son fameux « nivellement par le bas », immanquablement dénoncé par tous ceux qui se voient naturellement en haut.
Reprenons le fil : aucune disparition des étages inférieurs n’étant possible, et le raccourcissement de l’échelle sociale étant peu probable, que se passerait-il si « l’ascenseur » se remettait à fonctionner à plein, menant les enfants des classes populaires à des niveaux d’études supérieurs ? Observons d’abord que les Trente glorieuses, aussi lointaines soient-elles, ont laissé comme trace indélébile que les enfants des CSP (catégories sociales et professionnelles) dites défavorisées ne désirent en aucun cas avoir le même statut que leurs parents : ascenseur ou pas, échec scolaire ou pas, personne, issu du « bas », ne veut rester en bas.
Emplois pour « délocalisés »
Subjectivement, les enfants des OS de l’industrie automobile, pour prendre cet exemple commode, ne se voient pas ouvriers à la chaîne. D’une certaine façon, cela tombe bien au moment où Renault transfère la moitié de sa production au Maroc, pays où devenir ouvrier à la chaîne relève encore de l’ascenseur social. Le refus de rester « en bas » se conjugue chez nous avec un autre phénomène qui ne relève pas de la subjectivité : la raréfaction de l’emploi, y compris de l’emploi qualifié. Aujourd’hui en France, tout détenteur d’un emploi du secteur privé, à quelque niveau qu’il se trouve, vit son parcours professionnel sous la menace du « plan social », susceptible de déclencher sa chute.
Le rapport à l’emploi a changé : la « valeur travail » exaltée par certains n’est absolument pas menacée par un quelconque « assistanat » mais d’abord et surtout, pour tout salarié, par les décisions possibles de sa propre entreprise, sous la pression des marchés financiers et de la nouvelle division internationale du travail que ces derniers organisent implacablement. Telle est la réalité permanente, pressante, stressante et destructrice d’une société marquée depuis trente ans par un chômage de masse – donnée si habituelle qu’elle en devient invisible, et donnée occultée par les analyses catastrophistes sur l’école et « l’ascenseur en panne ».
Les seuls emplois qui ne paraissent pas menacés sont, schématiquement, les emplois bas de gamme, non délocalisables : baby sitter, livreur de pizzas, vigile, cuisinier de petit restaurant, employé dans la restauration rapide, manutentionnaire dans la distribution, manœuvre dans le BTP, personnels d’entretien, etc. Si ces emplois ne peuvent partir au loin, ils sont en revanche fréquemment occupés par des gens qui se sont eux-mêmes obligeamment délocalisés en quittant leur pays pour devenir immigrés en France. Ils ont ainsi actionné, de leur propre initiative, une autre forme d’ascenseur social et d’aspiration à une vie meilleure.
On en arrive ainsi à l’angle mort que laisse l’usage inconsidéré de la métaphore de « l’ascenseur social en panne » : c’est l’immigration massive des années 1960 et 1970 qui a amorcé le mouvement ascendant de toutes les autres catégories sociales. Celles-ci pouvaient d’autant mieux monter que les emplois d’en bas, qu’elles désertaient, étaient aussitôt pourvus par des remplaçants venus d’ailleurs. Indépendamment de l’efficacité interne du système éducatif à dispenser un niveau élevé d’instruction chez ceux qui le traversent, sa fonction d’ascenseur est conditionnée par ce remplacement massif en bas de l’échelle.
Des remplaçants jugés indésirables
Or, la droite au pouvoir ne se cache plus d’avoir fait de l’immigration tout entière – et non plus seulement de l’immigration « irrégulière » comme elle le prétendait au départ - une catégorie désormais présentée comme indésirable et nocive. Une xénophobie rampante (sans haine ouvertement exprimée) est devenue tellement officielle que la réduction du nombre de naturalisations est annoncée comme une victoire. Désigner l’immigration comme une nuisance et se glorifier de la réduire est incompatible avec la réhabilitation de « l’ascenseur social ». Et celle-ci est elle-même incompatible avec la persistance, dans les étages moyens, du phénomène de la raréfaction de l’emploi.
La condition d’un mouvement ascendant est qu’il y ait un bas et un haut. Non seulement comme réalités socio-économiques mais aussi comme catégories symboliques ouvrant subjectivement des perspectives d’ascension. Dans ce registre-là, notre « bas » comme notre « haut » sont aujourd’hui sérieusement érodés. L’interminable crise actuelle laisse un sous-sol et un bas dont on décolle de plus en plus difficilement, et des étages moyens encombrés, minés par l’angoisse de la perte d’emploi.
Tout élément de confort y est aujourd’hui menacé, présenté comme un dangereux anachronisme anti-compétitif par la joyeuse confrérie des « tout en haut », dont la principale préoccupation est de se mettre définitivement à l’abri, à grands coups de rémunérations obscènes, des aléas globalisés.
Le couplet officiel, ministériel ou politique, sur la panne de l’ascenseur social qu’est l’école et qu’il conviendrait de réparer, s’inscrit dans cette trame de faux-semblants et de concepts de communication destinés à meubler l’inaction. Rien ne pourrait arriver de pire aux membres de la classe possédante, en fait, qu’une école capable de compenser les inégalités culturelles de départ, qui obligerait à terme à repenser la hiérarchie sociale en place et les modèles de la « réussite », mettant en cause leurs propres positions. Il n’est pas certain, cependant, qu’à gauche de l’échiquier politique existent la volonté ou même la possibilité d’un tel chambardement et que la métaphore de l’ascenseur y soit beaucoup plus sincère. Mais déjà – changeons d’images – remettre la locomotive de l’école sur ses rails et les enseignants droits dans leurs souliers serait un début de réparation.
Luc Cédelle
PS. Sur ces thème de l’ascenseur social et de l’élitisme, l’agitateur exaspérant, déstabilisant et facétieux qu’est Michel Delord, « instructionniste » intransigeant, ancien compagnon de route des « antipédagogistes » médiatiques façon Brighelli, puis ancien du GRIP dont il a été exclu en 2010, a publié, notamment sur Touteduc, un texte que j’ai trouvé très intéressant et que j’engage vivement à lire, malgré ses accents résolument polémiques : Elitisme républicain et Eglise catholique : A bas la doctrine satanique de l’égalité. Il a aussi rédigé une suite à ce premier texte, et je trouve qu’elle est également productrice de réflexions utiles : Elitisme républicain et promotion par l’école. Faut-il réparer l’ascenseur social ?
Par ailleurs, je ne résiste pas à la tentation de répercuter ici, en tout désintéressement, la publicité personnalisée que Google, alléché par l’usage du mot « ascenseur » sur ma messagerie privée, a cru bon de diligenter : Ascenseur privatif - www.domolift.fr/ascenseur-privatif - Le confort d'un ascenseur DOMOLIFT à votre domicile.
L’ascenseur social démarre au sous-sol
Bizarre, la puissance de cette métaphore de « l’ascenseur social en panne ». Une image si séduisante, si parlante et si efficace que, pour une fois et malgré toutes les divisions, oppositions et inimitiés, chacun, quelle que soit sa position sur le spectre des idéologies disponibles sur l’école semble la reprendre à son compte. Il est vrai qu’elle est parfaite pour résumer les phénomènes liés de l’affaiblissement de l’école-promesse (étudiez bien et vous vivrez mieux) et de l’érosion des espérances de promotion sociale (mes enfants vivront mieux que moi).
La métaphore de l’ascenseur en panne résume l’idée, en elle-même juste, d’une situation aujourd’hui perdue alors qu’elle avait semblé immuable : dans un schéma général de progression sociale vers le haut, chaque génération franchissait un ou plusieurs degrés. Exemple souvent utilisé : le fils de l’agriculteur devenait instituteur, le fils de l’instituteur devenait cadre, le fils du cadre universitaire… En trois générations, mais parfois en seulement deux, une famille pouvait ainsi passer du bas de l’échelle aux classes moyennes-supérieures.
Pour être effective en même temps que ressentie à pleine intensité, cette progression supposait le contexte favorable d’une dynamique positive de l’ensemble de la société : la foi dans le « progrès » des sciences et des techniques, l’amélioration continue des dispositifs de protection sociale, l’optimisme existentiel que procure le plein emploi, l’assurance que le travail, tôt ou tard, est récompensé, etc. Tous ces facteurs euphorisants sont aujourd’hui annulés ou inversés.
Le puits aux angoisses
Le futur est devenu menace. On peut objecter qu’il en toujours été ainsi historiquement, que le paysan médiéval redoutait la guerre, la famine, les épidémies ou que les jeunes gens des années 1950 pouvaient à juste titre être hantés par le risque de conflagration nucléaire. On peut rappeler philosophiquement que le puits aux angoisses est sans fond, qu’il est malsain d’y chercher sa dose quotidienne, qu’à danger objectif égal, les individus comme les peuples réagissent différemment et que c’est justement cet élan vital qui doit être encouragé.
On peut aussi vouloir remettre à l’heure les pendules comparatives. Rappeler que, citoyens de sociétés démocratiques et dans l’ensemble encore prospères, notre malaise est des plus bénins comparé à celui d’une féministe pakistanaise, d’un pacifiste somalien, d’un écologiste tchétchène ou même (le cercle se resserre) d’un retraité grec… rien n’y fait. A l’aune de nos critères, de notre histoire, de nos parcours familiaux, de nos représentations collectives, de l’ensemble de nos références, nous avons perdu confiance.
C’est pourquoi nous adhérons spontanément à la métaphore de l’ascenseur : oui, il est en panne, on ne monte plus en montant dedans. C’est exactement notre ressenti, notre expérience ou celle de personnes proches. Et tout le monde de répéter – chaque fois qu’un débat s’engage sur le système éducatif - que l’ascenseur social est en panne. Sans jamais, semble-t-il, se poser la question de la justesse, des limites et même des pièges possibles de cette image.
Qu’advient-il des étages inférieurs ?
La première réalité à prendre en compte est la singularité de cet ascenseur dont on comprend qu’il ne peut que monter ou être en panne. L’école-ascenseur monte : avec elle, une génération scolarisée monte aussi. Monter signifie quitter une catégorie sociale placée dans les étages bas pour en gagner une autre, supérieure. A partir de là, se pose - ou devrait logiquement se poser - la question de l’existence et de la pérennité des « étages », comme de la légitimité d’une société ainsi étagée.
Car supposons que, subitement réparé, l’ascenseur monte : qu’advient-il des étages inférieurs, dépeuplés par ce bon fonctionnement ? Si l’on décide qu’ils ne doivent plus exister, ou ne plus être inférieurs, les perspectives techniques, économiques et sociales se compliquent de manière inattendue : soit il faut éliminer par le progrès technologique tous les travaux dits du bas de l’échelle (nettoyage, entretien, surveillance, manutention, livraison, services…), soit il faut les valoriser à un point tel qu’ils n’apparaîtraient plus « en bas » et que l’échelle sociale commencerait alors aux classes moyennes.
La première option (suppression des étages inférieurs), semble difficilement réalisable : la technologie rend bien des travaux moins pénibles physiquement, elle ne les fait pas pour autant disparaître et ne change pas non plus leur place dans la hiérarchie sociale. Ou peu. Un agent d’entretien aux commandes d’une rutilante machine reste un agent d’entretien, même s’il a poussé ses études jusqu’à la fin du lycée. Il est vrai, cependant, que sur une longue période, certaines positions sociales ont changé leur image : ainsi, le « paysan » de jadis est-il devenu un exploitant agricole. Un changement qualitatif opéré au prix d’une quasi disparition du monde paysan.
Raccourcir l’échelle sociale ?
Si l’on prend en compte l’ensemble des secteurs professionnels, on voit bien que le « bas de l’échelle » se renouvelle sans cesse. Des fonctions disparaissent, d’autres apparaissent… La fameuse « revalorisation » engagée à la fin des années 1970 par Lionel Stoleru, ministre de Valéry Giscard d’Estaing, n’a eu que des résultats sectoriels et limités avant d’être engloutie dans l’essor du chômage de masse et de la précarité.
Quant à la deuxième option (raccourcir l’échelle sociale en contractant l’échelle des rémunérations), elle n’est guère plus à portée de réalisation. Seule une frange limitée de citoyens désintéressés ne s’en offusquerait pas et serait même soulagée de voir l’obsession financière passer au second plan, vers une société où « l’être » serait supplanterait « l’avoir ». Mais tous les autres, excités par une droite chauffée à blanc, se mettraient à hurler à l’enfer égalitariste et à son fameux « nivellement par le bas », immanquablement dénoncé par tous ceux qui se voient naturellement en haut.
Reprenons le fil : aucune disparition des étages inférieurs n’étant possible, et le raccourcissement de l’échelle sociale étant peu probable, que se passerait-il si « l’ascenseur » se remettait à fonctionner à plein, menant les enfants des classes populaires à des niveaux d’études supérieurs ? Observons d’abord que les Trente glorieuses, aussi lointaines soient-elles, ont laissé comme trace indélébile que les enfants des CSP (catégories sociales et professionnelles) dites défavorisées ne désirent en aucun cas avoir le même statut que leurs parents : ascenseur ou pas, échec scolaire ou pas, personne, issu du « bas », ne veut rester en bas.
Emplois pour « délocalisés »
Subjectivement, les enfants des OS de l’industrie automobile, pour prendre cet exemple commode, ne se voient pas ouvriers à la chaîne. D’une certaine façon, cela tombe bien au moment où Renault transfère la moitié de sa production au Maroc, pays où devenir ouvrier à la chaîne relève encore de l’ascenseur social. Le refus de rester « en bas » se conjugue chez nous avec un autre phénomène qui ne relève pas de la subjectivité : la raréfaction de l’emploi, y compris de l’emploi qualifié. Aujourd’hui en France, tout détenteur d’un emploi du secteur privé, à quelque niveau qu’il se trouve, vit son parcours professionnel sous la menace du « plan social », susceptible de déclencher sa chute.
Le rapport à l’emploi a changé : la « valeur travail » exaltée par certains n’est absolument pas menacée par un quelconque « assistanat » mais d’abord et surtout, pour tout salarié, par les décisions possibles de sa propre entreprise, sous la pression des marchés financiers et de la nouvelle division internationale du travail que ces derniers organisent implacablement. Telle est la réalité permanente, pressante, stressante et destructrice d’une société marquée depuis trente ans par un chômage de masse – donnée si habituelle qu’elle en devient invisible, et donnée occultée par les analyses catastrophistes sur l’école et « l’ascenseur en panne ».
Les seuls emplois qui ne paraissent pas menacés sont, schématiquement, les emplois bas de gamme, non délocalisables : baby sitter, livreur de pizzas, vigile, cuisinier de petit restaurant, employé dans la restauration rapide, manutentionnaire dans la distribution, manœuvre dans le BTP, personnels d’entretien, etc. Si ces emplois ne peuvent partir au loin, ils sont en revanche fréquemment occupés par des gens qui se sont eux-mêmes obligeamment délocalisés en quittant leur pays pour devenir immigrés en France. Ils ont ainsi actionné, de leur propre initiative, une autre forme d’ascenseur social et d’aspiration à une vie meilleure.
On en arrive ainsi à l’angle mort que laisse l’usage inconsidéré de la métaphore de « l’ascenseur social en panne » : c’est l’immigration massive des années 1960 et 1970 qui a amorcé le mouvement ascendant de toutes les autres catégories sociales. Celles-ci pouvaient d’autant mieux monter que les emplois d’en bas, qu’elles désertaient, étaient aussitôt pourvus par des remplaçants venus d’ailleurs. Indépendamment de l’efficacité interne du système éducatif à dispenser un niveau élevé d’instruction chez ceux qui le traversent, sa fonction d’ascenseur est conditionnée par ce remplacement massif en bas de l’échelle.
Des remplaçants jugés indésirables
Or, la droite au pouvoir ne se cache plus d’avoir fait de l’immigration tout entière – et non plus seulement de l’immigration « irrégulière » comme elle le prétendait au départ - une catégorie désormais présentée comme indésirable et nocive. Une xénophobie rampante (sans haine ouvertement exprimée) est devenue tellement officielle que la réduction du nombre de naturalisations est annoncée comme une victoire. Désigner l’immigration comme une nuisance et se glorifier de la réduire est incompatible avec la réhabilitation de « l’ascenseur social ». Et celle-ci est elle-même incompatible avec la persistance, dans les étages moyens, du phénomène de la raréfaction de l’emploi.
La condition d’un mouvement ascendant est qu’il y ait un bas et un haut. Non seulement comme réalités socio-économiques mais aussi comme catégories symboliques ouvrant subjectivement des perspectives d’ascension. Dans ce registre-là, notre « bas » comme notre « haut » sont aujourd’hui sérieusement érodés. L’interminable crise actuelle laisse un sous-sol et un bas dont on décolle de plus en plus difficilement, et des étages moyens encombrés, minés par l’angoisse de la perte d’emploi.
Tout élément de confort y est aujourd’hui menacé, présenté comme un dangereux anachronisme anti-compétitif par la joyeuse confrérie des « tout en haut », dont la principale préoccupation est de se mettre définitivement à l’abri, à grands coups de rémunérations obscènes, des aléas globalisés.
Le couplet officiel, ministériel ou politique, sur la panne de l’ascenseur social qu’est l’école et qu’il conviendrait de réparer, s’inscrit dans cette trame de faux-semblants et de concepts de communication destinés à meubler l’inaction. Rien ne pourrait arriver de pire aux membres de la classe possédante, en fait, qu’une école capable de compenser les inégalités culturelles de départ, qui obligerait à terme à repenser la hiérarchie sociale en place et les modèles de la « réussite », mettant en cause leurs propres positions. Il n’est pas certain, cependant, qu’à gauche de l’échiquier politique existent la volonté ou même la possibilité d’un tel chambardement et que la métaphore de l’ascenseur y soit beaucoup plus sincère. Mais déjà – changeons d’images – remettre la locomotive de l’école sur ses rails et les enseignants droits dans leurs souliers serait un début de réparation.
Luc Cédelle
PS. Sur ces thème de l’ascenseur social et de l’élitisme, l’agitateur exaspérant, déstabilisant et facétieux qu’est Michel Delord, « instructionniste » intransigeant, ancien compagnon de route des « antipédagogistes » médiatiques façon Brighelli, puis ancien du GRIP dont il a été exclu en 2010, a publié, notamment sur Touteduc, un texte que j’ai trouvé très intéressant et que j’engage vivement à lire, malgré ses accents résolument polémiques : Elitisme républicain et Eglise catholique : A bas la doctrine satanique de l’égalité. Il a aussi rédigé une suite à ce premier texte, et je trouve qu’elle est également productrice de réflexions utiles : Elitisme républicain et promotion par l’école. Faut-il réparer l’ascenseur social ?
Par ailleurs, je ne résiste pas à la tentation de répercuter ici, en tout désintéressement, la publicité personnalisée que Google, alléché par l’usage du mot « ascenseur » sur ma messagerie privée, a cru bon de diligenter : Ascenseur privatif - www.domolift.fr/ascenseur-privatif - Le confort d'un ascenseur DOMOLIFT à votre domicile.
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