- JohnMédiateur
Textes 17eme
Texte 1 : La Fontaine, Le pouvoir des fables, Fables, 1668-1693 : "Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour."
[...]Dans Athène autrefois peuple vain et léger,
Un Orateur voyant sa patrie en danger,
Courut à la Tribune ; et d'un art tyrannique,
Voulant forcer les coeurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l'écoutait pas : l'Orateur recourut
A ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes.
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.
Le vent emporta tout ; personne ne s'émut.
L'animal aux têtes frivoles
Etant fait à ces traits, ne daignait l'écouter.
Tous regardaient ailleurs : il en vit s'arrêter
A des combats d'enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l'Anguille et l'Hirondelle :
Un fleuve les arrête ; et l'Anguille en nageant,
Comme l'Hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. L'assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix : Et Cérès, que fit-elle ?
- Ce qu'elle fit ? un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous.
Quoi, de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?
A ce reproche l'assemblée,
Par l'Apologue réveillée,
Se donne entière à l'Orateur :
Un trait de Fable en eut l'honneur.
Nous sommes tous d'Athène en ce point ; et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d'âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême,
Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.
Texte 2 : Boileau, Art poétique, I (Contre le détour)
"Le chemin est glissant et pénible à tenir ; / Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie."
Aimez donc la raison ; que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
La plupart, emportés d'une fougue insensée,
Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée
Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux,
S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
Évitons ces excès : laissons à l'Italie,
De tous ces faux brillants l'éclatante folie.
Tout doit tendre au bon sens : mais, pour y parvenir,
Le chemin est glissant et pénible à tenir ;
Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie.
La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie.
Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet.
S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face ;
Il me promène après de terrasse en terrasse ;
Ici s'offre un perron ; là règne un corridor ;
Là ce balcon s'enferme en un balustre d'or.
Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales. »
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile,
Et ne vous chargez point d'un détail inutile.
Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant ;
L'esprit rassasié le rejette à l'instant.
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
Texte 3 : Perrault, Le petit chaperon rouge (orthographe modernisée), 1697 : détours initiatiques
Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu’on eût su voir ; sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l’appelait le Petit Chaperon rouge.
Un jour, sa mère, ayant cuit et fait des galettes, lui dit : Va voir comme se porte ta mère-grand, car on m’a dit qu’elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. Le Petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre Village. En passant dans un bois elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n’osa, à cause de quelques Bûcherons qui étaient dans la Forêt. Il lui demanda où elle allait ; la pauvre enfant, qui ne savait pas qu’il est dangereux de s’arrêter à écouter un Loup, lui dit : Je vais voir ma Mère-grand, et lui porter une galette, avec un petit pot de beurre, que ma Mère lui envoie. Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le Loup.
Oh ! oui, dit le Petit Chaperon rouge, c’est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, à la première maison du Village. Eh bien, dit le Loup, je veux l’aller voir aussi ; je m’y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons qui plus tôt y sera. Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait.
Le loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la Mère-grand ; il heurte : Toc, toc. Qui est là ? C’est votre fille le Petit Chaperon rouge (dit le Loup, en contrefaisant sa voix) qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. La bonne Mère-grand, qui était dans son lit à cause qu’elle se trouvait un peu mal, lui cria : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Loup tira la chevillette et la porte s’ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien ; car il y avait plus de trois jours qu’il n’avait mangé. Ensuite il ferma la porte, et s’alla coucher dans le lit de la Mère-grand, en attendant le Petit Chaperon rouge, qui quelque temps après vint heurter à la porte. Toc, toc.
Qui est là ? Le Petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup eut peur d’abord, mais croyant que sa Mère-grand était enrhumée, répondit : C’est votre fille le Petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. Le Loup lui cria en adoucissant un peu sa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit.
Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé. Elle lui dit : Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.
Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ? C’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ? C’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents. C’est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.
MORALITÉ
On voit ici que de jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites, et gentilles,
Font très mal d’écouter toute sorte de gens,
Et que ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant que le Loup mange.
Je dis le Loup, car tous les Loups
Ne sont pas de la même sorte ;
Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;
Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,
De tous les Loups sont les plus dangereux.
Texte 1 : La Fontaine, Le pouvoir des fables, Fables, 1668-1693 : "Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour."
[...]Dans Athène autrefois peuple vain et léger,
Un Orateur voyant sa patrie en danger,
Courut à la Tribune ; et d'un art tyrannique,
Voulant forcer les coeurs dans une république,
Il parla fortement sur le commun salut.
On ne l'écoutait pas : l'Orateur recourut
A ces figures violentes
Qui savent exciter les âmes les plus lentes.
Il fit parler les morts, tonna, dit ce qu'il put.
Le vent emporta tout ; personne ne s'émut.
L'animal aux têtes frivoles
Etant fait à ces traits, ne daignait l'écouter.
Tous regardaient ailleurs : il en vit s'arrêter
A des combats d'enfants, et point à ses paroles.
Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
Cérès, commença-t-il, faisait voyage un jour
Avec l'Anguille et l'Hirondelle :
Un fleuve les arrête ; et l'Anguille en nageant,
Comme l'Hirondelle en volant,
Le traversa bientôt. L'assemblée à l'instant
Cria tout d'une voix : Et Cérès, que fit-elle ?
- Ce qu'elle fit ? un prompt courroux
L'anima d'abord contre vous.
Quoi, de contes d'enfants son peuple s'embarrasse !
Et du péril qui le menace
Lui seul entre les Grecs il néglige l'effet !
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?
A ce reproche l'assemblée,
Par l'Apologue réveillée,
Se donne entière à l'Orateur :
Un trait de Fable en eut l'honneur.
Nous sommes tous d'Athène en ce point ; et moi-même,
Au moment que je fais cette moralité,
Si Peau d'âne m'était conté,
J'y prendrais un plaisir extrême,
Le monde est vieux, dit-on : je le crois, cependant
Il le faut amuser encor comme un enfant.
Texte 2 : Boileau, Art poétique, I (Contre le détour)
"Le chemin est glissant et pénible à tenir ; / Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie."
Aimez donc la raison ; que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
La plupart, emportés d'une fougue insensée,
Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée
Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux,
S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
Évitons ces excès : laissons à l'Italie,
De tous ces faux brillants l'éclatante folie.
Tout doit tendre au bon sens : mais, pour y parvenir,
Le chemin est glissant et pénible à tenir ;
Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie.
La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie.
Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet.
S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face ;
Il me promène après de terrasse en terrasse ;
Ici s'offre un perron ; là règne un corridor ;
Là ce balcon s'enferme en un balustre d'or.
Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales. »
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile,
Et ne vous chargez point d'un détail inutile.
Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant ;
L'esprit rassasié le rejette à l'instant.
Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
Texte 3 : Perrault, Le petit chaperon rouge (orthographe modernisée), 1697 : détours initiatiques
Il était une fois une petite fille de Village, la plus jolie qu’on eût su voir ; sa mère en était folle, et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien, que partout on l’appelait le Petit Chaperon rouge.
Un jour, sa mère, ayant cuit et fait des galettes, lui dit : Va voir comme se porte ta mère-grand, car on m’a dit qu’elle était malade. Porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. Le Petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre Village. En passant dans un bois elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n’osa, à cause de quelques Bûcherons qui étaient dans la Forêt. Il lui demanda où elle allait ; la pauvre enfant, qui ne savait pas qu’il est dangereux de s’arrêter à écouter un Loup, lui dit : Je vais voir ma Mère-grand, et lui porter une galette, avec un petit pot de beurre, que ma Mère lui envoie. Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le Loup.
Oh ! oui, dit le Petit Chaperon rouge, c’est par-delà le moulin que vous voyez tout là-bas, à la première maison du Village. Eh bien, dit le Loup, je veux l’aller voir aussi ; je m’y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons qui plus tôt y sera. Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait.
Le loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la Mère-grand ; il heurte : Toc, toc. Qui est là ? C’est votre fille le Petit Chaperon rouge (dit le Loup, en contrefaisant sa voix) qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. La bonne Mère-grand, qui était dans son lit à cause qu’elle se trouvait un peu mal, lui cria : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Loup tira la chevillette et la porte s’ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien ; car il y avait plus de trois jours qu’il n’avait mangé. Ensuite il ferma la porte, et s’alla coucher dans le lit de la Mère-grand, en attendant le Petit Chaperon rouge, qui quelque temps après vint heurter à la porte. Toc, toc.
Qui est là ? Le Petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup eut peur d’abord, mais croyant que sa Mère-grand était enrhumée, répondit : C’est votre fille le Petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma Mère vous envoie. Le Loup lui cria en adoucissant un peu sa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit.
Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. Le Petit Chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé. Elle lui dit : Ma mère-grand, que vous avez de grands bras ? C’est pour mieux t’embrasser, ma fille.
Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes ? C’est pour mieux courir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles ? C’est pour mieux écouter, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grands yeux ? C’est pour mieux voir, mon enfant. Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents. C’est pour te manger. Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le Petit Chaperon rouge, et la mangea.
MORALITÉ
On voit ici que de jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites, et gentilles,
Font très mal d’écouter toute sorte de gens,
Et que ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant que le Loup mange.
Je dis le Loup, car tous les Loups
Ne sont pas de la même sorte ;
Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;
Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,
De tous les Loups sont les plus dangereux.
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"Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? [...] Quand la Muraille de Chine fut terminée, Où allèrent ce soir-là les maçons ?" (Brecht)
"La nostalgie, c'est plus ce que c'était" (Simone Signoret)
- JohnMédiateur
Textes 18eme
Texte 1 : Voltaire, Aventure indienne, 1766 : Argumenter par le détour
Pythagore, en entrant dans la ville, fut heurté, froissé, renversé par une multitude de gredins et de gredines qui couraient en criant: « C’est bien fait, c’est bien fait, ils l’ont bien mérité! — Qui? quoi? » dit Pythagore en se relevant; et les gens couraient toujours en disant: « Ah! que nous aurons de plaisir a les voir cuire! »
Pythagore crut qu’on parlait de lentilles ou de quelques autres légumes; point du tout, c’était de deux pauvres Indiens. « Ah! sans doute, dit Pythagore, ce sont deux grands philosophes qui sont las de la vie; ils sont bien aises de renaître sous une autre forme; il y a du plaisir à changer de maison, quoiqu’on soit toujours mal logé il ne faut pas disputer des goûts. »
Il avança avec la foule jusqu’à la place publique, et ce fut là qu’il vit un grand bûcher allumé, vis-à-vis de ce bûcher, un banc qu’on appelait un tribunal, et sur ce banc, des juges, et ces juges tenaient tous une queue de vache à la main, et ils avaient sur la tête un bonnet ressemblant parfaitement aux deux oreilles de l’animal qui porta Silène quand il vint autrefois au pays avec Bacchus, après avoir traversé la mer Érythrée à pied sec, et avoir arrêté le soleil et la lune comme on le raconte fidèlement dans les Orphiques.
Il y avait parmi ces juges un honnête homme fort connu de Pythagore. Le sage de l’Inde expliqua au sage de Samos de quoi il était question dans la fête qu’on allait donner au peuple indou.
« Les deux Indiens, dit-il, n’ont nulle envie d’être brûlés; mes graves confrères les ont condamnés à ce supplice, l’un pour avoir dit que la substance de Xaca n’est pas la substance de Brama; et l’autre, pour avoir soupçonné qu’on pouvait plaire à l’Être suprême par la vertu, sans tenir en mourant une vache par la queue; parce que, disait-il, on peut être vertueux en tout temps, et qu’on ne trouve pas toujours une vache à point nommé. Les bonnes femmes de la ville ont été si effrayées de ces deux propositions hérétiques, qu’elles n’ont point donné de repos aux juges, jusqu’à ce qu’ils aient ordonné le supplice de ces deux infortunés. »
Pythagore jugea que depuis l’herbe jusqu’à l’homme il y avait bien des sujets de chagrin. Il fit pourtant entendre raison aux juges, et même aux dévotes; et c’est ce qui n’est arrivé que cette seule fois.
Ensuite il alla prêcher la tolérance à Crotone; mais un intolérant mit le feu à sa maison: il fut brûlé, lui qui avait tiré deux Indous des flammes. Sauve qui peut.
Texte 2 : Rousseau, Les Confessions, IV, 1782-1788 : "j'avais peur de me perdre, et je ne me perdais point."
Tous les objets que je passais frappaient ma vue; je donnais de l'attention aux paysages; je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux; je délibérais aux croisées des chemins; j'avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n'étais plus dans l'empyrée, j'étais tantôt où j'étais, tantôt où j'allais, jamais plus loin.
Je suis en racontant mes voyages comme j'étais en les faisant: je ne saurais arriver. Le cœur me battait de joie en approchant de ma chère maman, et je n'en allais pas plus vite. J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés, qui me fassent bien peur. J'eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme, en approchant de Chambéri. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas de l'Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet, pour prévenir les malheurs: cela faisait que je pouvais contempler au fond, et gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés est qu'ils me font tourner la tête; et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en broussaille, à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter, je les rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l'un après l'autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d'atteindre le fond du précipice.
Plus près de Chambéri, j'eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l'eau se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé; mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y est aisément trompé, comme je le fus; car, à cause de l'extrême hauteur, l'eau se divise et tombe en poussière; et lorsqu'on approche un peu trop de ce nuage, sans s'apercevoir d'abord qu'on se mouille, à l'instant on est tout trempé.
Texte 1 : Voltaire, Aventure indienne, 1766 : Argumenter par le détour
Pythagore, en entrant dans la ville, fut heurté, froissé, renversé par une multitude de gredins et de gredines qui couraient en criant: « C’est bien fait, c’est bien fait, ils l’ont bien mérité! — Qui? quoi? » dit Pythagore en se relevant; et les gens couraient toujours en disant: « Ah! que nous aurons de plaisir a les voir cuire! »
Pythagore crut qu’on parlait de lentilles ou de quelques autres légumes; point du tout, c’était de deux pauvres Indiens. « Ah! sans doute, dit Pythagore, ce sont deux grands philosophes qui sont las de la vie; ils sont bien aises de renaître sous une autre forme; il y a du plaisir à changer de maison, quoiqu’on soit toujours mal logé il ne faut pas disputer des goûts. »
Il avança avec la foule jusqu’à la place publique, et ce fut là qu’il vit un grand bûcher allumé, vis-à-vis de ce bûcher, un banc qu’on appelait un tribunal, et sur ce banc, des juges, et ces juges tenaient tous une queue de vache à la main, et ils avaient sur la tête un bonnet ressemblant parfaitement aux deux oreilles de l’animal qui porta Silène quand il vint autrefois au pays avec Bacchus, après avoir traversé la mer Érythrée à pied sec, et avoir arrêté le soleil et la lune comme on le raconte fidèlement dans les Orphiques.
Il y avait parmi ces juges un honnête homme fort connu de Pythagore. Le sage de l’Inde expliqua au sage de Samos de quoi il était question dans la fête qu’on allait donner au peuple indou.
« Les deux Indiens, dit-il, n’ont nulle envie d’être brûlés; mes graves confrères les ont condamnés à ce supplice, l’un pour avoir dit que la substance de Xaca n’est pas la substance de Brama; et l’autre, pour avoir soupçonné qu’on pouvait plaire à l’Être suprême par la vertu, sans tenir en mourant une vache par la queue; parce que, disait-il, on peut être vertueux en tout temps, et qu’on ne trouve pas toujours une vache à point nommé. Les bonnes femmes de la ville ont été si effrayées de ces deux propositions hérétiques, qu’elles n’ont point donné de repos aux juges, jusqu’à ce qu’ils aient ordonné le supplice de ces deux infortunés. »
Pythagore jugea que depuis l’herbe jusqu’à l’homme il y avait bien des sujets de chagrin. Il fit pourtant entendre raison aux juges, et même aux dévotes; et c’est ce qui n’est arrivé que cette seule fois.
Ensuite il alla prêcher la tolérance à Crotone; mais un intolérant mit le feu à sa maison: il fut brûlé, lui qui avait tiré deux Indous des flammes. Sauve qui peut.
Texte 2 : Rousseau, Les Confessions, IV, 1782-1788 : "j'avais peur de me perdre, et je ne me perdais point."
Tous les objets que je passais frappaient ma vue; je donnais de l'attention aux paysages; je remarquais les arbres, les maisons, les ruisseaux; je délibérais aux croisées des chemins; j'avais peur de me perdre, et je ne me perdais point. En un mot, je n'étais plus dans l'empyrée, j'étais tantôt où j'étais, tantôt où j'allais, jamais plus loin.
Je suis en racontant mes voyages comme j'étais en les faisant: je ne saurais arriver. Le cœur me battait de joie en approchant de ma chère maman, et je n'en allais pas plus vite. J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable, voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés, qui me fassent bien peur. J'eus ce plaisir, et je le goûtai dans tout son charme, en approchant de Chambéri. Non loin d'une montagne coupée qu'on appelle le Pas de l'Échelle, au-dessous du grand chemin taillé dans le roc, à l'endroit appelé Chailles, court et bouillonne dans des gouffres affreux une petite rivière qui paraît avoir mis à les creuser des milliers de siècles. On a bordé le chemin d'un parapet, pour prévenir les malheurs: cela faisait que je pouvais contempler au fond, et gagner des vertiges tout à mon aise; car ce qu'il y a de plaisant dans mon goût pour les lieux escarpés est qu'ils me font tourner la tête; et j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je sois en sûreté. Bien appuyé sur le parapet, j'avançais le nez, et je restais là des heures entières, entrevoyant de temps en temps cette écume et cette eau bleue dont j'entendais le mugissement à travers les cris des corbeaux et des oiseaux de proie qui volaient de roche en roche, et de broussaille en broussaille, à cent toises au-dessous de moi. Dans les endroits où la pente était assez unie et la broussaille assez claire pour laisser passer des cailloux, j'en allais chercher au loin d'aussi gros que je les pouvais porter, je les rassemblais sur le parapet en pile; puis, les lançant l'un après l'autre, je me délectais à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d'atteindre le fond du précipice.
Plus près de Chambéri, j'eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l'eau se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu'on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé; mais si l'on ne prend bien ses mesures, on y est aisément trompé, comme je le fus; car, à cause de l'extrême hauteur, l'eau se divise et tombe en poussière; et lorsqu'on approche un peu trop de ce nuage, sans s'apercevoir d'abord qu'on se mouille, à l'instant on est tout trempé.
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"Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? [...] Quand la Muraille de Chine fut terminée, Où allèrent ce soir-là les maçons ?" (Brecht)
"La nostalgie, c'est plus ce que c'était" (Simone Signoret)
- JohnMédiateur
Textes 19eme
Texte 1 : Balzac, Illusions perdues : Détours dans Paris, détours lucratifs.
Mon ami, car tu es mon ami, toi, Lucien, tu m'as prêté mille francs et tu ne me les as encore demandés qu'une fois. Défie-toi du jeu. Si je ne jouais pas, je serais heureux. Je dois à Dieu et au diable. J'ai dans ce moment-ci les Gardes du Commerce à mes trousses. Enfin je suis forcé, quand je vais au Palais-Royal, de doubler des caps dangereux.
Dans la langue des viveurs, doubler un cap dans Paris, c'est faire un détour, soit pour ne pas passer devant un créancier, soit pour éviter l'endroit où il peut être rencontre. Lucien qui n'allait pas indifféremment par toutes les rues, connaissait la manœuvre sans en connaître le nom.
— Tu dois donc beaucoup ?
— Une misère ! reprit Lousteau. Mille écus me sauveraient. J'ai voulu me ranger, ne plus jouer, et, pour me liquider, j'ai fait un peu de chantage .
— Qu'est-ce que le Chantage ? dit Lucien à qui ce mot était inconnu.
— Le Chantage est une invention de la presse anglaise, importée récemment en France. Les Chanteurs sont des gens placés de manière à disposer des journaux. Jamais un directeur de journal, ni un rédacteur en chef, n'est censé tremper dans le chantage. On a des Giroudeau, des Philippe Bridau. Ces bravi viennent trouver un homme qui, pour certaines raisons, ne veut pas qu'on s'occupe de lui. Beaucoup de gens ont sur la conscience des peccadilles plus ou moins originales. Il y a beaucoup de fortunes suspectes à Paris, obtenues par des voies plus ou moins légales, souvent par des manœuvres criminelles, et qui fourniraient de délicieuses anecdotes, comme la gendarmerie de Fouché cernant les espions du préfet de police qui, n'étant pas dans le secret de la fabrication des faux billets de la banque anglaise, allaient saisir les imprimeurs clandestins protégés par le ministre ; puis l'histoire des diamants du prince Galathione, l'affaire Maubreuil, la succession Pombreton, etc. Le Chanteur s'est procuré quelque pièce, un document important, il demande un rendez-vous à l'homme enrichi. Si l'homme compromis ne donne pas une somme quelconque, le Chanteur lui montre la presse prête à l'entamer, à dévoiler ses secrets. L'homme riche a peur, il finance. Le tour est fait. Vous vous livrez à quelque opération périlleuse, elle peut succomber à une suite. d'articles : on vous détache un Chanteur qui vous propose le rachat des articles. Il y a des ministres à qui l'on envoie des Chanteurs, et qui stipulent avec eux que le journal attaquera leurs actes politiques et non leur personne, ou qui livrent leur personne et demandent grâce pour leur maîtresse. Des Lupeaulx, ce joli maître des requêtes que tu connais, est perpétuellement occupé de ces sortes de négociations avec les journalistes. Le drôle s'est fait une position merveilleuse au centre du pouvoir par ses relations : il est à la fois le mandataire de la presse et l'ambassadeur des ministres, il maquignonne les amours-propres, il étend même ce commerce aux affaires politiques, il obtient des journaux leur silence sur tel emprunt, sur telle concession accordés sans concurrence ni publicité dans laquelle on donne une part aux loups-cerviers de la banque libérale. Tu as fait un peu de chantage avec Dauriat, il t'a donné mille écus pour t'empêcher de décrier Nathan. Dans le dix-huitième siècle où le journalisme était au maillot, le chantage se faisait au moyen de pamphlets dont la destruction était achetée par les favorites et les grands seigneurs. L'inventeur du Chantage est l'Arétin, un très-grand homme d'Italie qui imposait les rois comme de nos jours tel journal impose les acteurs.
Texte 2 : Rimbaud, "Le bateau ivre" : détours de l'imaginaire
Le bateau ivre
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !
Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !
J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !
Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
Texte 1 : Balzac, Illusions perdues : Détours dans Paris, détours lucratifs.
Mon ami, car tu es mon ami, toi, Lucien, tu m'as prêté mille francs et tu ne me les as encore demandés qu'une fois. Défie-toi du jeu. Si je ne jouais pas, je serais heureux. Je dois à Dieu et au diable. J'ai dans ce moment-ci les Gardes du Commerce à mes trousses. Enfin je suis forcé, quand je vais au Palais-Royal, de doubler des caps dangereux.
Dans la langue des viveurs, doubler un cap dans Paris, c'est faire un détour, soit pour ne pas passer devant un créancier, soit pour éviter l'endroit où il peut être rencontre. Lucien qui n'allait pas indifféremment par toutes les rues, connaissait la manœuvre sans en connaître le nom.
— Tu dois donc beaucoup ?
— Une misère ! reprit Lousteau. Mille écus me sauveraient. J'ai voulu me ranger, ne plus jouer, et, pour me liquider, j'ai fait un peu de chantage .
— Qu'est-ce que le Chantage ? dit Lucien à qui ce mot était inconnu.
— Le Chantage est une invention de la presse anglaise, importée récemment en France. Les Chanteurs sont des gens placés de manière à disposer des journaux. Jamais un directeur de journal, ni un rédacteur en chef, n'est censé tremper dans le chantage. On a des Giroudeau, des Philippe Bridau. Ces bravi viennent trouver un homme qui, pour certaines raisons, ne veut pas qu'on s'occupe de lui. Beaucoup de gens ont sur la conscience des peccadilles plus ou moins originales. Il y a beaucoup de fortunes suspectes à Paris, obtenues par des voies plus ou moins légales, souvent par des manœuvres criminelles, et qui fourniraient de délicieuses anecdotes, comme la gendarmerie de Fouché cernant les espions du préfet de police qui, n'étant pas dans le secret de la fabrication des faux billets de la banque anglaise, allaient saisir les imprimeurs clandestins protégés par le ministre ; puis l'histoire des diamants du prince Galathione, l'affaire Maubreuil, la succession Pombreton, etc. Le Chanteur s'est procuré quelque pièce, un document important, il demande un rendez-vous à l'homme enrichi. Si l'homme compromis ne donne pas une somme quelconque, le Chanteur lui montre la presse prête à l'entamer, à dévoiler ses secrets. L'homme riche a peur, il finance. Le tour est fait. Vous vous livrez à quelque opération périlleuse, elle peut succomber à une suite. d'articles : on vous détache un Chanteur qui vous propose le rachat des articles. Il y a des ministres à qui l'on envoie des Chanteurs, et qui stipulent avec eux que le journal attaquera leurs actes politiques et non leur personne, ou qui livrent leur personne et demandent grâce pour leur maîtresse. Des Lupeaulx, ce joli maître des requêtes que tu connais, est perpétuellement occupé de ces sortes de négociations avec les journalistes. Le drôle s'est fait une position merveilleuse au centre du pouvoir par ses relations : il est à la fois le mandataire de la presse et l'ambassadeur des ministres, il maquignonne les amours-propres, il étend même ce commerce aux affaires politiques, il obtient des journaux leur silence sur tel emprunt, sur telle concession accordés sans concurrence ni publicité dans laquelle on donne une part aux loups-cerviers de la banque libérale. Tu as fait un peu de chantage avec Dauriat, il t'a donné mille écus pour t'empêcher de décrier Nathan. Dans le dix-huitième siècle où le journalisme était au maillot, le chantage se faisait au moyen de pamphlets dont la destruction était achetée par les favorites et les grands seigneurs. L'inventeur du Chantage est l'Arétin, un très-grand homme d'Italie qui imposait les rois comme de nos jours tel journal impose les acteurs.
Texte 2 : Rimbaud, "Le bateau ivre" : détours de l'imaginaire
Le bateau ivre
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.
Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.
La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !
Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !
J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !
Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur ;
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !
J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
- Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !
Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.
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"Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? [...] Quand la Muraille de Chine fut terminée, Où allèrent ce soir-là les maçons ?" (Brecht)
"La nostalgie, c'est plus ce que c'était" (Simone Signoret)
- JohnMédiateur
Textes 20eme 1900-1950.
Texte 1 : Henri Poincaré, La science et l'hypothèse, 1904, Livre I, chapitre 3
Le travail inconscient : un détour indispensable à la réflexion.
Il est temps de pénétrer plus avant et de voir ce qui se passe dans l’âme même du mathématicien. Pour cela, je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de rappeler des souvenirs personnels. Seulement, je vais me circonscrire et vous raconter seulement comment j’ai écrit mon premier Mémoire sur les fonctions fuchsiennes. Je vous demande pardon, je vais employer quelques expressions techniques ; mais elles ne doivent pas vous effrayer, vous n’avez aucun besoin de les comprendre. Je dirai, par exemple : J’ai trouvé la démonstration de tel théorème dans telles circonstances ; ce théorème aura un nom barbare, que beaucoup d’entre vous ne connaîtront pas, mais cela n’a aucune importance ; ce qui est intéressant pour le psychologue, ce n’est pas le théorème, ce sont les circonstances.
Depuis quinze jours, je m’efforçais de démontrer qu’il ne pouvait exister aucune fonction analogue à ce que j’ai appelé depuis les fonctions fuchsiennes ; j’étais alors fort ignorant ; tous les jours, je m’asseyais à ma table de travail, j’y passais une heure ou deux, j’essayais un grand nombre de combinaisons et je n’arrivais à aucun résultat. Un soir, je pris du café noir contrairement à mon habitude ; je ne pus m’endormir ; les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu’à ce que deux d’entre elles s’accrochassent pour ainsi dire pour former une combinaison stable. Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions fuchsiennes, celles qui dérivent de la série hypergéométrique ; je n’eus plus qu’à rédiger les résultats, ce qui ne me prit que quelques heures.
Je voulus ensuite représenter ces fonctions par le quotient de deux séries ; cette idée fut parfaitement consciente et réfléchie ; l’analogie avec les fonctions elliptiques me guidait. Je me demandai quelles devaient être les propriétés de ces séries si elles existaient, et j’arrivai sans difficulté à former les séries que j’ai appelées thétafuchsiennes.
A ce moment, je quittai Caen, que j’habitais alors, pour prendre part à une course géologique entreprise par l’École des Mines. Les péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le pied sur le marche-pied, l’idée me vint, sans que rien de mes pensées antérieures parut m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes sont identiques à celles de la Géométrie non-euclidienne. Je ne fis pas la vérification ; je n’en aurais pas eu le temps, puisque, à peine assis dans l’omnibus, je repris la conversation commencée, mais j’eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je vérifiai le résultat à tête reposée pour l’acquit de ma conscience.
Je me mis alors à étudier des questions d’Arithmétique sans grand résultat apparent et sans soupçonner que cela pût avoir le moindre rapport avec mes recherches antérieures. Dégoûté de mon insuccès, j’allai passer quelques jours au bord de la mer, et je pensai à tout autre chose. Un jour, en me promenant sur une falaise, l’idée me vint, toujours avec les mêmes caractères de brièveté, de soudaineté et de certitude immédiate, que les transformations arithmétiques des formes quadratiques ternaires indéfinies sont identiques à celles de la Géométrie non euclidienne.
Étant revenu à Caen, je réfléchis sur ce résultat, et j’en tirai les conséquences ; l’exemple des formes quadratiques me montrait qu’il y a des groupes fuchsiens autres que ceux qui correspondent à la série hypergéométrique ; je vis que je pouvais leur appliquer la théorie des séries thétafuchsiennes et que, par conséquent, il existe des fonctions fuchsiennes autres que celles qui dérivent de la série hypergéométrique, les seules que je connusse jusqu’alors. Je me proposai naturellement de former toutes ces fonctions ; j’en fis un siège systématique et j’enlevai l’un après l’autre tous les ouvrages avancés ; il y en avait un, cependant, qui tenait encore et dont la chute devait entraîner celle du corps de place. Mais tous mes efforts ne servirent d’abord qu’à me mieux faire connaître la difficulté, ce qui était déjà quelque chose. Tout ce travail fut parfaitement conscient.
Là-dessus, je partis pour le Mont Valérien, où je devais faire mon service militaire ; j’eus donc des préoccupations très différentes. Un jour, en traversant le boulevard, la solution de la difficulté qui m’avait arrêté m’apparut tout à coup. Je ne cherchai pas à l’approfondir immédiatement, et ce fut seulement après mon service que je repris la question. J’avais tous les éléments, je n’avais qu’à les rassembler et à les ordonner. Je rédigeai donc mon Mémoire définitif d’un trait et sans aucune peine.
Je me bornerai à cet exemple unique ; il est inutile de les multiplier ; en ce qui concerne mes autres recherches, j’aurais à vous faire des récits tout à fait analogues ; et les observations rapportées par d’autres mathématiciens dans l’enquête de l’Enseignement mathématique ne pourraient que les confirmer.
Ce qui frappera tout d’abord, ce sont ces apparences d’illumination subite, signes manifestes d’un long travail inconscient antérieur ; le rôle de ce travail inconscient, dans l’invention mathématique, me paraît incontestable et l’on en trouverait des traces dans d’autres cas où il est moins évident. Souvent, quand on travaille une question difficile, on ne fait rien de bon la première fois qu’on se met à la besogne ; ensuite, on prend un repos plus ou moins long, et on s’assoit de nouveau devant sa table. Pendant la première demi-heure, on continue à ne rien trouver ; puis, tout à coup, l’idée décisive se présente à l’esprit. On pourrait dire que le travail conscient a été plus fructueux parce qu’il a été interrompu et que le repos a rendu à l’esprit sa force et sa fraîcheur. Mais il est plus probable que ce repos a été rempli par un travail inconscient, et que le résultat de ce travail s’est révélé ensuite au géomètre, tout à fait comme dans les cas que j’ai cités ; seulement la révélation, au lieu de se faire jour pendant une promenade ou un voyage, s’est produite pendant une période de travail conscient, mais indépendamment de ce travail, qui joue tout au plus un rôle de déclenchement, comme s’il était l’aiguillon qui aurait excité les résultats déjà acquis pendant le repos, mais restés inconscients, à revêtir la forme consciente.
Il y a une autre remarque à faire au sujet des conditions de ce travail inconscient : c’est qu’il n’est possible et, en tout cas, qu’il n’est fécond que s’il est, d’une part, précédé, et, d’autre part, suivi d’une période de travail conscient. Jamais (et les exemples que je vous ai cités le prouvent déjà suffisamment) ces inspirations subites ne se produisent sinon après quelques jours d’efforts volontaires, qui ont paru absolument infructueux et où l’on a cru ne rien faire de bon, où il semble qu’on a fait totalement fausse route.
Texte 2 : Marcel Proust, Combray (1913) : Les détours de la mémoire.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire [ 68 ]mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Texte 1 : Henri Poincaré, La science et l'hypothèse, 1904, Livre I, chapitre 3
Le travail inconscient : un détour indispensable à la réflexion.
Il est temps de pénétrer plus avant et de voir ce qui se passe dans l’âme même du mathématicien. Pour cela, je crois que ce que j’ai de mieux à faire, c’est de rappeler des souvenirs personnels. Seulement, je vais me circonscrire et vous raconter seulement comment j’ai écrit mon premier Mémoire sur les fonctions fuchsiennes. Je vous demande pardon, je vais employer quelques expressions techniques ; mais elles ne doivent pas vous effrayer, vous n’avez aucun besoin de les comprendre. Je dirai, par exemple : J’ai trouvé la démonstration de tel théorème dans telles circonstances ; ce théorème aura un nom barbare, que beaucoup d’entre vous ne connaîtront pas, mais cela n’a aucune importance ; ce qui est intéressant pour le psychologue, ce n’est pas le théorème, ce sont les circonstances.
Depuis quinze jours, je m’efforçais de démontrer qu’il ne pouvait exister aucune fonction analogue à ce que j’ai appelé depuis les fonctions fuchsiennes ; j’étais alors fort ignorant ; tous les jours, je m’asseyais à ma table de travail, j’y passais une heure ou deux, j’essayais un grand nombre de combinaisons et je n’arrivais à aucun résultat. Un soir, je pris du café noir contrairement à mon habitude ; je ne pus m’endormir ; les idées surgissaient en foule ; je les sentais comme se heurter, jusqu’à ce que deux d’entre elles s’accrochassent pour ainsi dire pour former une combinaison stable. Le matin, j’avais établi l’existence d’une classe de fonctions fuchsiennes, celles qui dérivent de la série hypergéométrique ; je n’eus plus qu’à rédiger les résultats, ce qui ne me prit que quelques heures.
Je voulus ensuite représenter ces fonctions par le quotient de deux séries ; cette idée fut parfaitement consciente et réfléchie ; l’analogie avec les fonctions elliptiques me guidait. Je me demandai quelles devaient être les propriétés de ces séries si elles existaient, et j’arrivai sans difficulté à former les séries que j’ai appelées thétafuchsiennes.
A ce moment, je quittai Caen, que j’habitais alors, pour prendre part à une course géologique entreprise par l’École des Mines. Les péripéties du voyage me firent oublier mes travaux mathématiques ; arrivés à Coutances, nous montâmes dans un omnibus pour je ne sais quelle promenade ; au moment où je mettais le pied sur le marche-pied, l’idée me vint, sans que rien de mes pensées antérieures parut m’y avoir préparé, que les transformations dont j’avais fait usage pour définir les fonctions fuchsiennes sont identiques à celles de la Géométrie non-euclidienne. Je ne fis pas la vérification ; je n’en aurais pas eu le temps, puisque, à peine assis dans l’omnibus, je repris la conversation commencée, mais j’eus tout de suite une entière certitude. De retour à Caen, je vérifiai le résultat à tête reposée pour l’acquit de ma conscience.
Je me mis alors à étudier des questions d’Arithmétique sans grand résultat apparent et sans soupçonner que cela pût avoir le moindre rapport avec mes recherches antérieures. Dégoûté de mon insuccès, j’allai passer quelques jours au bord de la mer, et je pensai à tout autre chose. Un jour, en me promenant sur une falaise, l’idée me vint, toujours avec les mêmes caractères de brièveté, de soudaineté et de certitude immédiate, que les transformations arithmétiques des formes quadratiques ternaires indéfinies sont identiques à celles de la Géométrie non euclidienne.
Étant revenu à Caen, je réfléchis sur ce résultat, et j’en tirai les conséquences ; l’exemple des formes quadratiques me montrait qu’il y a des groupes fuchsiens autres que ceux qui correspondent à la série hypergéométrique ; je vis que je pouvais leur appliquer la théorie des séries thétafuchsiennes et que, par conséquent, il existe des fonctions fuchsiennes autres que celles qui dérivent de la série hypergéométrique, les seules que je connusse jusqu’alors. Je me proposai naturellement de former toutes ces fonctions ; j’en fis un siège systématique et j’enlevai l’un après l’autre tous les ouvrages avancés ; il y en avait un, cependant, qui tenait encore et dont la chute devait entraîner celle du corps de place. Mais tous mes efforts ne servirent d’abord qu’à me mieux faire connaître la difficulté, ce qui était déjà quelque chose. Tout ce travail fut parfaitement conscient.
Là-dessus, je partis pour le Mont Valérien, où je devais faire mon service militaire ; j’eus donc des préoccupations très différentes. Un jour, en traversant le boulevard, la solution de la difficulté qui m’avait arrêté m’apparut tout à coup. Je ne cherchai pas à l’approfondir immédiatement, et ce fut seulement après mon service que je repris la question. J’avais tous les éléments, je n’avais qu’à les rassembler et à les ordonner. Je rédigeai donc mon Mémoire définitif d’un trait et sans aucune peine.
Je me bornerai à cet exemple unique ; il est inutile de les multiplier ; en ce qui concerne mes autres recherches, j’aurais à vous faire des récits tout à fait analogues ; et les observations rapportées par d’autres mathématiciens dans l’enquête de l’Enseignement mathématique ne pourraient que les confirmer.
Ce qui frappera tout d’abord, ce sont ces apparences d’illumination subite, signes manifestes d’un long travail inconscient antérieur ; le rôle de ce travail inconscient, dans l’invention mathématique, me paraît incontestable et l’on en trouverait des traces dans d’autres cas où il est moins évident. Souvent, quand on travaille une question difficile, on ne fait rien de bon la première fois qu’on se met à la besogne ; ensuite, on prend un repos plus ou moins long, et on s’assoit de nouveau devant sa table. Pendant la première demi-heure, on continue à ne rien trouver ; puis, tout à coup, l’idée décisive se présente à l’esprit. On pourrait dire que le travail conscient a été plus fructueux parce qu’il a été interrompu et que le repos a rendu à l’esprit sa force et sa fraîcheur. Mais il est plus probable que ce repos a été rempli par un travail inconscient, et que le résultat de ce travail s’est révélé ensuite au géomètre, tout à fait comme dans les cas que j’ai cités ; seulement la révélation, au lieu de se faire jour pendant une promenade ou un voyage, s’est produite pendant une période de travail conscient, mais indépendamment de ce travail, qui joue tout au plus un rôle de déclenchement, comme s’il était l’aiguillon qui aurait excité les résultats déjà acquis pendant le repos, mais restés inconscients, à revêtir la forme consciente.
Il y a une autre remarque à faire au sujet des conditions de ce travail inconscient : c’est qu’il n’est possible et, en tout cas, qu’il n’est fécond que s’il est, d’une part, précédé, et, d’autre part, suivi d’une période de travail conscient. Jamais (et les exemples que je vous ai cités le prouvent déjà suffisamment) ces inspirations subites ne se produisent sinon après quelques jours d’efforts volontaires, qui ont paru absolument infructueux et où l’on a cru ne rien faire de bon, où il semble qu’on a fait totalement fausse route.
Texte 2 : Marcel Proust, Combray (1913) : Les détours de la mémoire.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire [ 68 ]mon thé en pensant simplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot — s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
- JohnMédiateur
Textes 20eme 1930-2000
Texte 1 : Jean Giraudoux, Electre (1937) "Le lamento du jardinier" : la Tragédie, un détour paradoxal.
Lamento du jardinier
Moi je ne suis plus dans le jeu. C’est pour cela que je suis libre de venir vous dire ce que la pièce ne pourra vous dire. Dans de pareilles histoires, ils ne vont pas s’interrompre de se tuer et de se mordre pour venir vous raconter que la vie n’a qu’un but, aimer. Ce serait même disgracieux de voir le parricide s’arrêter, le poignard levé, et vous faire l’éloge de l’amour. Cela paraîtrait artificiel. Beaucoup ne le croiraient pas. Mais moi qui suis là, dans cet abandon, cette désolation, je ne vois vraiment pas ce que j’ai d’autre à faire ! Et je parle impartialement. Jamais je ne me résoudrai à épouser une autre qu’Électre, et jamais je n’aurai Électre. Je suis créé pour vivre jour et nuit avec une femme, et toujours je vivrai seul. Pour me donner sans relâche en toute saison et occasion, et toujours je me garderai. C’est ma nuit de noces que je passe ici, tout seul, – merci d’être là, – et jamais je n’en aurai d’autre, et le sirop d’oranges que j’avais préparé pour Électre, c’est moi qui ai dû le boire ; – il n’en reste plus une goutte, c’était une nuit de noces longue. Alors qui douterait de ma parole ! L’inconvénient est que je dis toujours un peu le contraire de ce que je veux dire, mais ce serait vraiment à désespérer aujourd’hui, avec un coeur aussi serré et cette amertume dans la bouche, – c’est amer, au fond, l’orange, – si je parvenais à oublier une minute que j’ai à vous parler de la joie. Joie et Amour, oui. Je viens vous dire que c’est préférable à Aigreur et Haine. Comme devise à graver sur un porche, sur un foulard, c’est tellement mieux, ou en bégonias nains dans un massif. Évidemment, la vie est ratée, mais c’est très, très bien, la vie. Évidemment rien ne va jamais, rien ne s’arrange jamais, mais parfois avouez que cela va admirablement, que cela s’arrange admirablement... Pas pour moi... Ou plutôt pour moi !... Si j’en juge d’après le désir d’aimer, le pouvoir d’aimer tout et tous, que me donne le plus grand malheur de la vie, qu’est-ce que cela doit être pour ceux qui ont des malheurs moindres ! Quel amour doivent éprouver ceux qui épousent des femmes qu’ils n’aiment pas, quelle joie ceux qu’abandonne, après qu’ils l’ont eue une heure dans leur maison, la femme qu’ils adorent, quelle admiration, ceux dont les enfants sont trop laids ! Évidemment il n’était pas très gai, cette nuit, mon jardin. Comme petite fête, on peut s’en souvenir. J’avais beau faire parfois comme si Électre était près de moi, lui parler, lui dire : « Entrez, Électre ! Avez-vous froid, Électre ? » Rien ne s’y trompait, pas même le chien, je ne parle pas de moi-même. Il nous a promis une mariée, pensait le chien, et il nous amène un mot. Mon maître s’est marié à un mot ; il a mis son vêtement blanc, celui sur lequel mes pattes marquent, qui m’empêche de le caresser, pour se marier à un mot. Il donne du sirop d’oranges à un mot. Il me reproche d’aboyer à des ombres, à de vraies ombres, qui n’existent pas, et lui le voilà qui essaie d’embrasser un mot. Et je ne me suis pas étendu : me coucher avec un mot, c’était au-dessus de mes forces... On peut parler, avec un mot, et c’est tout !... Mais assis comme moi dans ce jardin où tout divague un peu la nuit, où la lune s’occupe au cadran solaire, où la chouette aveuglée, au lieu de boire au ruisseau, boit à l’allée de ciment, vous auriez compris ce que j’ai compris, à savoir : la vérité. Vous auriez compris le jour où vos parents mouraient, que vos parents naissaient, le jour où vous étiez ruiné, que vous étiez riche ; où votre enfant était ingrat, qu’il était la reconnaissance même ; où vous étiez abandonné, que le monde entier se précipitait sur vous, dans l’élan et la tendresse. C’est justement ce qui m’arrivait dans ce faubourg vide et muet. Ils se ruaient vers moi tous ces arbres pétrifiés, ces collines immobiles. Et tout cela s’applique à la pièce. Sûrement on ne peut dire qu’Électre soit l’amour même pour Clytemnestre. Mais encore faut-il distinguer. Elle se cherche une mère, Électre. Elle se ferait une mère du premier être venu. Elle m’épousait parce qu’elle sentait que j’étais le seul homme, absolument le seul, qui pouvait être une sorte de mère. Et d’ailleurs je ne suis pas le seul. Il y a des hommes qui seraient enchantés de porter neuf mois, s’il le fallait, pour avoir des filles. Tous les hommes. Neuf mois c’est un peu long, mais de porter une semaine, un jour, pas un homme qui n’en soit fier. Il se peut qu’à chercher ainsi sa mère dans sa mère elle soit obligée de lui ouvrir la poitrine, mais chez les rois c’est plutôt théorique. On réussit chez les rois les expériences qui ne réussissent jamais chez les humbles, la haine pure, la colère pure. C’est toujours de la pureté. C’est cela que c’est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides : de la pureté, c’est-à-dire en somme de l’innocence. Je ne sais si vous êtes comme moi ; mais moi, dans la Tragédie, la pharaonne qui se suicide me dit espoir, le maréchal qui trahit me dit foi, le duc qui assassine me dit tendresse. C’est une entreprise d’amour, la cruauté... pardon je veux dire la Tragédie. Voilà pourquoi je suis sûr, ce matin, que si je le demandais, le ciel m’approuverait, ferait un signe, qu’un miracle est tout prêt, qui vous montrerait inscrite sur le ciel et vous ferait répéter par l’écho ma devise de délaissé et de solitaire : joie et amour. Si vous voulez, je le lui demande. Je suis sûr comme je suis là qu’une voix d’en haut me répondrait, que résonateurs et amplificateurs et tonnerres de Dieu, Dieu, si je le réclame, les tient tout préparés, pour crier à mon commandement : joie et amour. Mais je vous conseille plutôt de ne pas le demander. D’abord par bienséance. Ce n’est pas dans le rôle d’un jardinier de réclamer de Dieu un orage, même de tendresse. Et puis, c’est tellement inutile. On sent tellement qu’en ce moment, et hier, et demain, et toujours, ils sont tous là-haut, autant qu’ils sont, et même s’il n’y en a qu’un, et même si cet un est absent, prêts à crier joie et amour. C’est tellement plus digne d’un homme de croire les dieux sur parole, – sur parole est un euphémisme, – sans les obliger à accentuer, à s’engager, à créer entre les uns et les autres des obligations de créancier à débiteur. Moi, ç’a toujours été les silences qui me convainquent... Oui, je leur demande de ne pas crier joie et amour, n’est-ce pas ? S’ils y tiennent absolument, qu’ils crient. Mais je les conjure plutôt, je vous conjure, Dieu, comme preuve de votre affection, de votre voix, de vos cris, de faire un silence, une seconde de votre silence... C’est tellement plus probant. Écoutez... Merci.
Texte 2 : Jaccottet, "Sois tranquille, cela viendra !", L'Effraie (1947) : la vie comme simple détour vers la mort.
Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches,
tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin
du poème, plus que le premier sera proche
de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.
Ne crois pas qu'elle aille s'endormir sous des branches
ou reprendre souffle pendant que tu écris.
Même quand tu bois à la bouche qui étanche
la pire soif, la douce bouche avec ses cris
doux, même quand tu serres avec force le noeud
de vos quatre bras pour être bien immobiles
dans la brûlante obscurité de vos cheveux,
elle vient, Dieu sait par quels détours, vers vous deux,
de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille,
elle vient : d'un à l'autre mot tu es plus vieux.
Texte 3 : Jacqueline de Romilly, L'enseignement en détresse (1984) : "imposer aux esprits un détour"
Le monde actuel est complexe, changeant . L'idée du législateur semble être qu'il faut donc faire à ces complexités et à ces changements la plus grande place possible, afin d'y habituer les jeunes en leur enseignant les données : les données sociales, en premier lieu, évidemment, et aussi les données politiques, techniques – en bref, l'actualité. Cela leur plaira plus, les intéressera plus, dans la mesure où l'enseignement rejoindra la presse, la télévision, les débats de la table familiale ou du groupe syndical. Ils ne seront pas désorientés, parce qu'ils seront immédiatement insérés, jetés dans le bain .
Je voudrais plaider, de toute mon âme, pour une démarche exactement inverse. Je crois que la force de tout enseignement par rapport aux "événements qui font l'histoire du monde" est d'imposer aux esprits un détour. Si l'on veut s'orienter convenablement, dans une promenade au cours de laquelle on doit retrouver on chemin, il faut prendre, en pensée, du recul. Il faut se retourner, voir d'où vient le chemin que l'on est en train de parcourir et où sont les repères, recourir à une carte, sur laquelle le paysage confus, masqué de buissons et d'arbres, d'ombres et de creux, se ramène à un tracé schématique, couvrant un horizon bien plus étendu et qui soudain rend compte du paysage. Il en va de même dans les choses de l'esprit.
Complexe, notre société ? Ô combien ! Mais dans ce cas, pour l'appréhender, pour la comprendre, pour en comprendre les problèmes et les tendances, il faut précisément faire le détour et apprendre à connaître d'autres sociétés plus simples.
Texte 1 : Jean Giraudoux, Electre (1937) "Le lamento du jardinier" : la Tragédie, un détour paradoxal.
Lamento du jardinier
Moi je ne suis plus dans le jeu. C’est pour cela que je suis libre de venir vous dire ce que la pièce ne pourra vous dire. Dans de pareilles histoires, ils ne vont pas s’interrompre de se tuer et de se mordre pour venir vous raconter que la vie n’a qu’un but, aimer. Ce serait même disgracieux de voir le parricide s’arrêter, le poignard levé, et vous faire l’éloge de l’amour. Cela paraîtrait artificiel. Beaucoup ne le croiraient pas. Mais moi qui suis là, dans cet abandon, cette désolation, je ne vois vraiment pas ce que j’ai d’autre à faire ! Et je parle impartialement. Jamais je ne me résoudrai à épouser une autre qu’Électre, et jamais je n’aurai Électre. Je suis créé pour vivre jour et nuit avec une femme, et toujours je vivrai seul. Pour me donner sans relâche en toute saison et occasion, et toujours je me garderai. C’est ma nuit de noces que je passe ici, tout seul, – merci d’être là, – et jamais je n’en aurai d’autre, et le sirop d’oranges que j’avais préparé pour Électre, c’est moi qui ai dû le boire ; – il n’en reste plus une goutte, c’était une nuit de noces longue. Alors qui douterait de ma parole ! L’inconvénient est que je dis toujours un peu le contraire de ce que je veux dire, mais ce serait vraiment à désespérer aujourd’hui, avec un coeur aussi serré et cette amertume dans la bouche, – c’est amer, au fond, l’orange, – si je parvenais à oublier une minute que j’ai à vous parler de la joie. Joie et Amour, oui. Je viens vous dire que c’est préférable à Aigreur et Haine. Comme devise à graver sur un porche, sur un foulard, c’est tellement mieux, ou en bégonias nains dans un massif. Évidemment, la vie est ratée, mais c’est très, très bien, la vie. Évidemment rien ne va jamais, rien ne s’arrange jamais, mais parfois avouez que cela va admirablement, que cela s’arrange admirablement... Pas pour moi... Ou plutôt pour moi !... Si j’en juge d’après le désir d’aimer, le pouvoir d’aimer tout et tous, que me donne le plus grand malheur de la vie, qu’est-ce que cela doit être pour ceux qui ont des malheurs moindres ! Quel amour doivent éprouver ceux qui épousent des femmes qu’ils n’aiment pas, quelle joie ceux qu’abandonne, après qu’ils l’ont eue une heure dans leur maison, la femme qu’ils adorent, quelle admiration, ceux dont les enfants sont trop laids ! Évidemment il n’était pas très gai, cette nuit, mon jardin. Comme petite fête, on peut s’en souvenir. J’avais beau faire parfois comme si Électre était près de moi, lui parler, lui dire : « Entrez, Électre ! Avez-vous froid, Électre ? » Rien ne s’y trompait, pas même le chien, je ne parle pas de moi-même. Il nous a promis une mariée, pensait le chien, et il nous amène un mot. Mon maître s’est marié à un mot ; il a mis son vêtement blanc, celui sur lequel mes pattes marquent, qui m’empêche de le caresser, pour se marier à un mot. Il donne du sirop d’oranges à un mot. Il me reproche d’aboyer à des ombres, à de vraies ombres, qui n’existent pas, et lui le voilà qui essaie d’embrasser un mot. Et je ne me suis pas étendu : me coucher avec un mot, c’était au-dessus de mes forces... On peut parler, avec un mot, et c’est tout !... Mais assis comme moi dans ce jardin où tout divague un peu la nuit, où la lune s’occupe au cadran solaire, où la chouette aveuglée, au lieu de boire au ruisseau, boit à l’allée de ciment, vous auriez compris ce que j’ai compris, à savoir : la vérité. Vous auriez compris le jour où vos parents mouraient, que vos parents naissaient, le jour où vous étiez ruiné, que vous étiez riche ; où votre enfant était ingrat, qu’il était la reconnaissance même ; où vous étiez abandonné, que le monde entier se précipitait sur vous, dans l’élan et la tendresse. C’est justement ce qui m’arrivait dans ce faubourg vide et muet. Ils se ruaient vers moi tous ces arbres pétrifiés, ces collines immobiles. Et tout cela s’applique à la pièce. Sûrement on ne peut dire qu’Électre soit l’amour même pour Clytemnestre. Mais encore faut-il distinguer. Elle se cherche une mère, Électre. Elle se ferait une mère du premier être venu. Elle m’épousait parce qu’elle sentait que j’étais le seul homme, absolument le seul, qui pouvait être une sorte de mère. Et d’ailleurs je ne suis pas le seul. Il y a des hommes qui seraient enchantés de porter neuf mois, s’il le fallait, pour avoir des filles. Tous les hommes. Neuf mois c’est un peu long, mais de porter une semaine, un jour, pas un homme qui n’en soit fier. Il se peut qu’à chercher ainsi sa mère dans sa mère elle soit obligée de lui ouvrir la poitrine, mais chez les rois c’est plutôt théorique. On réussit chez les rois les expériences qui ne réussissent jamais chez les humbles, la haine pure, la colère pure. C’est toujours de la pureté. C’est cela que c’est, la Tragédie, avec ses incestes, ses parricides : de la pureté, c’est-à-dire en somme de l’innocence. Je ne sais si vous êtes comme moi ; mais moi, dans la Tragédie, la pharaonne qui se suicide me dit espoir, le maréchal qui trahit me dit foi, le duc qui assassine me dit tendresse. C’est une entreprise d’amour, la cruauté... pardon je veux dire la Tragédie. Voilà pourquoi je suis sûr, ce matin, que si je le demandais, le ciel m’approuverait, ferait un signe, qu’un miracle est tout prêt, qui vous montrerait inscrite sur le ciel et vous ferait répéter par l’écho ma devise de délaissé et de solitaire : joie et amour. Si vous voulez, je le lui demande. Je suis sûr comme je suis là qu’une voix d’en haut me répondrait, que résonateurs et amplificateurs et tonnerres de Dieu, Dieu, si je le réclame, les tient tout préparés, pour crier à mon commandement : joie et amour. Mais je vous conseille plutôt de ne pas le demander. D’abord par bienséance. Ce n’est pas dans le rôle d’un jardinier de réclamer de Dieu un orage, même de tendresse. Et puis, c’est tellement inutile. On sent tellement qu’en ce moment, et hier, et demain, et toujours, ils sont tous là-haut, autant qu’ils sont, et même s’il n’y en a qu’un, et même si cet un est absent, prêts à crier joie et amour. C’est tellement plus digne d’un homme de croire les dieux sur parole, – sur parole est un euphémisme, – sans les obliger à accentuer, à s’engager, à créer entre les uns et les autres des obligations de créancier à débiteur. Moi, ç’a toujours été les silences qui me convainquent... Oui, je leur demande de ne pas crier joie et amour, n’est-ce pas ? S’ils y tiennent absolument, qu’ils crient. Mais je les conjure plutôt, je vous conjure, Dieu, comme preuve de votre affection, de votre voix, de vos cris, de faire un silence, une seconde de votre silence... C’est tellement plus probant. Écoutez... Merci.
Texte 2 : Jaccottet, "Sois tranquille, cela viendra !", L'Effraie (1947) : la vie comme simple détour vers la mort.
Sois tranquille, cela viendra ! Tu te rapproches,
tu brûles ! Car le mot qui sera à la fin
du poème, plus que le premier sera proche
de ta mort, qui ne s'arrête pas en chemin.
Ne crois pas qu'elle aille s'endormir sous des branches
ou reprendre souffle pendant que tu écris.
Même quand tu bois à la bouche qui étanche
la pire soif, la douce bouche avec ses cris
doux, même quand tu serres avec force le noeud
de vos quatre bras pour être bien immobiles
dans la brûlante obscurité de vos cheveux,
elle vient, Dieu sait par quels détours, vers vous deux,
de très loin ou déjà tout près, mais sois tranquille,
elle vient : d'un à l'autre mot tu es plus vieux.
Texte 3 : Jacqueline de Romilly, L'enseignement en détresse (1984) : "imposer aux esprits un détour"
Le monde actuel est complexe, changeant . L'idée du législateur semble être qu'il faut donc faire à ces complexités et à ces changements la plus grande place possible, afin d'y habituer les jeunes en leur enseignant les données : les données sociales, en premier lieu, évidemment, et aussi les données politiques, techniques – en bref, l'actualité. Cela leur plaira plus, les intéressera plus, dans la mesure où l'enseignement rejoindra la presse, la télévision, les débats de la table familiale ou du groupe syndical. Ils ne seront pas désorientés, parce qu'ils seront immédiatement insérés, jetés dans le bain .
Je voudrais plaider, de toute mon âme, pour une démarche exactement inverse. Je crois que la force de tout enseignement par rapport aux "événements qui font l'histoire du monde" est d'imposer aux esprits un détour. Si l'on veut s'orienter convenablement, dans une promenade au cours de laquelle on doit retrouver on chemin, il faut prendre, en pensée, du recul. Il faut se retourner, voir d'où vient le chemin que l'on est en train de parcourir et où sont les repères, recourir à une carte, sur laquelle le paysage confus, masqué de buissons et d'arbres, d'ombres et de creux, se ramène à un tracé schématique, couvrant un horizon bien plus étendu et qui soudain rend compte du paysage. Il en va de même dans les choses de l'esprit.
Complexe, notre société ? Ô combien ! Mais dans ce cas, pour l'appréhender, pour la comprendre, pour en comprendre les problèmes et les tendances, il faut précisément faire le détour et apprendre à connaître d'autres sociétés plus simples.
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"Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? [...] Quand la Muraille de Chine fut terminée, Où allèrent ce soir-là les maçons ?" (Brecht)
"La nostalgie, c'est plus ce que c'était" (Simone Signoret)
- JohnMédiateur
Racine, Phèdre, 1677 (I,3) : Les détours de l'aveu
Personnages: PHÈDRE, ŒNONE
PHÈDRE - N'allons point plus avant, demeurons, chère Œnone.
Je ne me soutiens plus; ma force m'abandonne:
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi;
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas!
(elle s'assied.)
ŒNONE - Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent !
PHÈDRE - Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ?
Tout m'afflige, et me nuit, et conspire à me nuire.
ŒNONE - Comme on voit tous ses vœux l'un l'autre se détruire !
Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains;
Vous-même, rappelant votre force première,
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière,
Vous la voyez, madame; et, prête à vous cacher,
Vous haissez le jour que vous veniez chercher !
PHÈDRE - Noble et brillant auteur d'une triste famille,
Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !
ŒNONE - Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
Faire de votre mort les funestes apprêts ?
PHÈDRE - Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts
Quand pourrai-je au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carrière ?
ŒNONE - Quoi, madame ?
PHÈDRE - Insensée ! où suis-je ? et qu'ai-je dit ?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l'ai perdu: les dieux m'en ont ravi l'usage.
Œnone, la rougeur me couvre le visage:
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs;
Et mes yeux, malgré moi, se remplissent de pleurs.
ŒNONE - Ah ! s'il vous faut rougir, rougissez d'un silence
Qui de vos maux encore aigrit la violence.
Rebelle à tous nos soins sourde à tous nos discours,
Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours ?
Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?
Quel charme ou quel poison en a tari la source ?
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n'est entré dans vos yeux
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture.
A quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?
De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?
Vous offensez les dieux auteurs de votre vie,
Vous trahissez l'époux à qui la foi vous lie;
Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
Songez qu'un même jour leur ravira leur mère,
Et rendra l'espérance au fils de l'étrangère,
A ce fier ennemi de vous, de votre sang,
Ce fils qu'une Amazone a porté dans son flanc,
Cet Hippolyte...
PHÈDRE - Ah ! dieux !
ŒNONE - Ce reproche vous touche ?
PHÈDRE - Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !
ŒNONE - Eh bien ! votre colère éclate avec raison:
J'aime à vous voir frémir a ce funeste nom.
Vivez donc: que l'amour, le devoir, vous excite;
Vivez, ne souffrez pas que le fils d'une Scythe,
Accablant vos enfants d'un empire odieux
Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.
Mais ne différez point; chaque moment vous tue:
Réparez promptement votre force abattue,
Tandis que de vos jours, prêts à se consumer,
Le flambeau dure encore, et peut se rallumer.
PHÈDRE - J'en ai trop prolongé la coupable durée.
ŒNONE - Quoi! de quelques remords etes-vous déchirée ?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?
Vos mains n'ont point trempé dans le sang innocent.
PHÈDRE - Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !
ŒNONE - Et quel affreux projet avez-vous enfanté
Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?
PHÈDRE - Je t'en ai dit assez: épargne-moi le reste.
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
ŒNONE - Mourez donc, et gardez un silence inhumain;
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main;
Quoiqu'il vous reste à peine une faible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première;
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.
Cruelle! quand ma foi vous a-t-elle déçue ?
Songez-vous qu'en naissant mes bras vous ont reçue ?
Mon pays, mes enfants, pour vous j'ai tout quitté.
Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?
PHÈDRE - Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.
ŒNONE - Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux,
A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux ?
PHÈDRE - Quand tu sauras mon crime et le sort qui m'accable,
Je n'en mourrai pas moins; j'en mourrai plus coupable.
ŒNONE - Madame, au nom des pleurs que pour vous j'ai versés,
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
PHÈDRE - Tu le veux: lève-toi.
ŒNONE - Parlez: je vous écoute.
PHÈDRE - Ciel ! que lui vais-je dire ? et par où commencer ?
ŒNONE - Par de vaines frayeurs cessez de m'offenser.
PHÈDRE - O haine de Vénus ! O fatale colère !
Dans quels égarements l'amour jeta ma mère !
ŒNONE - Oublions-les madame; et qu'à tout l'avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.
PHÈDRE - Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
ŒNONE - Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui ?
PHÈDRE - Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.
ŒNONE - Aimez-vous ?
PHÈDRE - De l'amour j'ai toutes les fureurs.
ŒNONE - Pour qui ?
PHÈDRE - Tu vas ouïr le comble des horreurs.
J'aime... A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J 'aime...
ŒNONE - Qui ?
PHÈDRE - Tu connais ce fils de l'Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé ?
ŒNONE - Hippolyte ? Grands dieux !
PHÈDRE - C'est toi qui l'as nommé !
ŒNONE - Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
O désespoir ! o crime! ôdeplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes bords dangereux !
Acte II, scène 5 - Personnages: PHÈDRE, HIPPOLYTE, ŒNONE
PHÈDRE, à Œnone
Le voici: vers mon cœur tout mon sang se retire.
J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.
ŒNONE - Souvenez-vous d'un fils qui n'espère qu'en vous.
PHÈDRE - On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous,
Seigneur. A vos douleurs je viens joindre mes larmes;
Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.
Mon fils n'a plus de père; et le jour n'est pas loin
Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
Déjà mille ennemis attaquent son enfance:
Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
Mais un secret remords agite mes esprits:
Je crains d'avoir fermé votre oreille à ses cris.
Je tremble que sur lui votre juste colère
Ne poursuive bientôt une odieuse mère.
HIPPOLYTE - Madame, je n'ai point des sentiments si bas.
PHÈDRE - Quand vous me haïriez, je ne m'en plaindrais pas,
Seigneur: vous m'avez vue attachée à vous nuire;
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
A votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir:
Aux bords que j'habitais je n'ai pu vous souffrir;
En public, en secret, contre vous déclarée,
J'ai voulu par des mers en être séparée;
J'ai même défendu, par une expresse loi,
Qu'on osât prononcer votre nom devant moi.
Si pourtant à l'offense on mesure la peine,
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.
HIPPOLYTE - Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fils d'une autre épouse;
Madame, je le sais; Les soupcons importuns
Sont d'un second hymen les fruits les plus communs.
Tout autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages.
Et j'en aurais peut-être essuyé plus d'outrages.
PHÈDRE - Ah! seigneur! que le ciel, j'ose ici l'attester
De cette loi commune a voulu m'excepter!
Qu'un soin bien différent me trouble et me dévore!
HIPPOLYTE -Madame, il n'est pas temps de vous troubler encore:
Peut-être votre époux voit encore le jour.
Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège, et ce dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon père.
PHÈDRE - On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur; puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie;
Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie.
Que dis-je? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux:
Je le vois, je lui parle; et mon cœur... je m'égare,
Seigneur; ma folle ardeur malgré moi se déclare.
HIPPOLYTE - Je vois de votre amour l'effet prodigieux:
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.
PHÈDRE - Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée:
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage;
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite:
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non: dans ce dessein je l'aurais devancée;
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée;
C'est moi, prince, c'est moi, dont l'utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours:
Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante!
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante:
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher;
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.
HIPPOLYTE - Dieux! qu'est-ce que j'entends? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux?
PHÈDRE - Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire,
Prince? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire?
HIPPOLYTE - Madame, pardonnez; j'avoue, en rougissant,
Que j'accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue;
Et je vais...
PHÈDRE - Ah! cruel! tu m'as trop entendue!
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Eh bien! connais donc Phèdre et toute sa fureur:
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux, je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison;
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m'en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang;
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d'une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé:
C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé;
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine;
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
De quoi m'ont profité mes inutiles soins?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins;
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J'ai langui, j'ai séché dans les feux, dans les larmes:
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis-je? Cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire?
Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr:
Faibles projets d'un cœur trop plein de ce qu'il aime!
Hélas! je ne t'ai pu parler que de toi-même!
Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour:
Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte!
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper;
Voilà mon cœur: c'est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d'expier son offense,
Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance.
Frappe: ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m'envie un supplice si doux,
Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prete-moi ton épée;
Donne.
ŒNONE - Que faites-vous, madame! Justes dieux!
Mais on vient: évitez des témoins odieux.
Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.
Personnages: PHÈDRE, ŒNONE
PHÈDRE - N'allons point plus avant, demeurons, chère Œnone.
Je ne me soutiens plus; ma force m'abandonne:
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi;
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas!
(elle s'assied.)
ŒNONE - Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent !
PHÈDRE - Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux ?
Tout m'afflige, et me nuit, et conspire à me nuire.
ŒNONE - Comme on voit tous ses vœux l'un l'autre se détruire !
Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains;
Vous-même, rappelant votre force première,
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière,
Vous la voyez, madame; et, prête à vous cacher,
Vous haissez le jour que vous veniez chercher !
PHÈDRE - Noble et brillant auteur d'une triste famille,
Toi, dont ma mère osait se vanter d'être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !
ŒNONE - Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
Faire de votre mort les funestes apprêts ?
PHÈDRE - Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts
Quand pourrai-je au travers d'une noble poussière,
Suivre de l'oeil un char fuyant dans la carrière ?
ŒNONE - Quoi, madame ?
PHÈDRE - Insensée ! où suis-je ? et qu'ai-je dit ?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
Je l'ai perdu: les dieux m'en ont ravi l'usage.
Œnone, la rougeur me couvre le visage:
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs;
Et mes yeux, malgré moi, se remplissent de pleurs.
ŒNONE - Ah ! s'il vous faut rougir, rougissez d'un silence
Qui de vos maux encore aigrit la violence.
Rebelle à tous nos soins sourde à tous nos discours,
Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours ?
Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?
Quel charme ou quel poison en a tari la source ?
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n'est entré dans vos yeux
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture.
A quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?
De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?
Vous offensez les dieux auteurs de votre vie,
Vous trahissez l'époux à qui la foi vous lie;
Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
Songez qu'un même jour leur ravira leur mère,
Et rendra l'espérance au fils de l'étrangère,
A ce fier ennemi de vous, de votre sang,
Ce fils qu'une Amazone a porté dans son flanc,
Cet Hippolyte...
PHÈDRE - Ah ! dieux !
ŒNONE - Ce reproche vous touche ?
PHÈDRE - Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !
ŒNONE - Eh bien ! votre colère éclate avec raison:
J'aime à vous voir frémir a ce funeste nom.
Vivez donc: que l'amour, le devoir, vous excite;
Vivez, ne souffrez pas que le fils d'une Scythe,
Accablant vos enfants d'un empire odieux
Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.
Mais ne différez point; chaque moment vous tue:
Réparez promptement votre force abattue,
Tandis que de vos jours, prêts à se consumer,
Le flambeau dure encore, et peut se rallumer.
PHÈDRE - J'en ai trop prolongé la coupable durée.
ŒNONE - Quoi! de quelques remords etes-vous déchirée ?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?
Vos mains n'ont point trempé dans le sang innocent.
PHÈDRE - Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !
ŒNONE - Et quel affreux projet avez-vous enfanté
Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?
PHÈDRE - Je t'en ai dit assez: épargne-moi le reste.
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
ŒNONE - Mourez donc, et gardez un silence inhumain;
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main;
Quoiqu'il vous reste à peine une faible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première;
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.
Cruelle! quand ma foi vous a-t-elle déçue ?
Songez-vous qu'en naissant mes bras vous ont reçue ?
Mon pays, mes enfants, pour vous j'ai tout quitté.
Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?
PHÈDRE - Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.
ŒNONE - Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux,
A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux ?
PHÈDRE - Quand tu sauras mon crime et le sort qui m'accable,
Je n'en mourrai pas moins; j'en mourrai plus coupable.
ŒNONE - Madame, au nom des pleurs que pour vous j'ai versés,
Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
PHÈDRE - Tu le veux: lève-toi.
ŒNONE - Parlez: je vous écoute.
PHÈDRE - Ciel ! que lui vais-je dire ? et par où commencer ?
ŒNONE - Par de vaines frayeurs cessez de m'offenser.
PHÈDRE - O haine de Vénus ! O fatale colère !
Dans quels égarements l'amour jeta ma mère !
ŒNONE - Oublions-les madame; et qu'à tout l'avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.
PHÈDRE - Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
ŒNONE - Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui ?
PHÈDRE - Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable.
ŒNONE - Aimez-vous ?
PHÈDRE - De l'amour j'ai toutes les fureurs.
ŒNONE - Pour qui ?
PHÈDRE - Tu vas ouïr le comble des horreurs.
J'aime... A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J 'aime...
ŒNONE - Qui ?
PHÈDRE - Tu connais ce fils de l'Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé ?
ŒNONE - Hippolyte ? Grands dieux !
PHÈDRE - C'est toi qui l'as nommé !
ŒNONE - Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
O désespoir ! o crime! ôdeplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Fallait-il approcher de tes bords dangereux !
Acte II, scène 5 - Personnages: PHÈDRE, HIPPOLYTE, ŒNONE
PHÈDRE, à Œnone
Le voici: vers mon cœur tout mon sang se retire.
J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.
ŒNONE - Souvenez-vous d'un fils qui n'espère qu'en vous.
PHÈDRE - On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous,
Seigneur. A vos douleurs je viens joindre mes larmes;
Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.
Mon fils n'a plus de père; et le jour n'est pas loin
Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
Déjà mille ennemis attaquent son enfance:
Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
Mais un secret remords agite mes esprits:
Je crains d'avoir fermé votre oreille à ses cris.
Je tremble que sur lui votre juste colère
Ne poursuive bientôt une odieuse mère.
HIPPOLYTE - Madame, je n'ai point des sentiments si bas.
PHÈDRE - Quand vous me haïriez, je ne m'en plaindrais pas,
Seigneur: vous m'avez vue attachée à vous nuire;
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
A votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir:
Aux bords que j'habitais je n'ai pu vous souffrir;
En public, en secret, contre vous déclarée,
J'ai voulu par des mers en être séparée;
J'ai même défendu, par une expresse loi,
Qu'on osât prononcer votre nom devant moi.
Si pourtant à l'offense on mesure la peine,
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.
HIPPOLYTE - Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fils d'une autre épouse;
Madame, je le sais; Les soupcons importuns
Sont d'un second hymen les fruits les plus communs.
Tout autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages.
Et j'en aurais peut-être essuyé plus d'outrages.
PHÈDRE - Ah! seigneur! que le ciel, j'ose ici l'attester
De cette loi commune a voulu m'excepter!
Qu'un soin bien différent me trouble et me dévore!
HIPPOLYTE -Madame, il n'est pas temps de vous troubler encore:
Peut-être votre époux voit encore le jour.
Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
Neptune le protège, et ce dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon père.
PHÈDRE - On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur; puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie;
Et l'avare Achéron ne lâche point sa proie.
Que dis-je? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux:
Je le vois, je lui parle; et mon cœur... je m'égare,
Seigneur; ma folle ardeur malgré moi se déclare.
HIPPOLYTE - Je vois de votre amour l'effet prodigieux:
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.
PHÈDRE - Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée:
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage;
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite:
Pour en développer l'embarras incertain,
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non: dans ce dessein je l'aurais devancée;
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée;
C'est moi, prince, c'est moi, dont l'utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours:
Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante!
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante:
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher;
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.
HIPPOLYTE - Dieux! qu'est-ce que j'entends? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux?
PHÈDRE - Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire,
Prince? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire?
HIPPOLYTE - Madame, pardonnez; j'avoue, en rougissant,
Que j'accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue;
Et je vais...
PHÈDRE - Ah! cruel! tu m'as trop entendue!
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Eh bien! connais donc Phèdre et toute sa fureur:
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente à mes yeux, je m'approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison,
Ma lâche complaisance ait nourri le poison;
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les dieux m'en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang;
Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d'une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé:
C'est peu de t'avoir fui, cruel, je t'ai chassé;
J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine;
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
De quoi m'ont profité mes inutiles soins?
Tu me haïssais plus, je ne t'aimais pas moins;
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J'ai langui, j'ai séché dans les feux, dans les larmes:
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis-je? Cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire?
Tremblante pour un fils que je n'osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr:
Faibles projets d'un cœur trop plein de ce qu'il aime!
Hélas! je ne t'ai pu parler que de toi-même!
Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour:
Digne fils du héros qui t'a donné le jour,
Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte!
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper;
Voilà mon cœur: c'est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d'expier son offense,
Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance.
Frappe: ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m'envie un supplice si doux,
Ou si d'un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prete-moi ton épée;
Donne.
ŒNONE - Que faites-vous, madame! Justes dieux!
Mais on vient: évitez des témoins odieux.
Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.
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"Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? [...] Quand la Muraille de Chine fut terminée, Où allèrent ce soir-là les maçons ?" (Brecht)
"La nostalgie, c'est plus ce que c'était" (Simone Signoret)
- JohnMédiateur
Bibliographie possible pour d'autres textes sur le thème du détour :
Rousseau, Les Confessions
Rousseau, Rêveries du Promeneur solitaire, II ou VI
Montaigne, Essais (Livre III : les voyages)
Laclos, Les Liaisons, Lettre 81 notamment.
Diderot, Jacques le Fataliste
Jules Verne, Christophe Colomb
Molière, Tartuffe, III, 2 et III, 3 (les détours de l'hypocrite)
Shakespeare, Othello
Molière, Les précieuses ridicules (scène 4 et 9)
Préface de Molière au Tartuffe (le comique, détour pour corriger les moeurs)
Zola, Le docteur Pascal : Les détours de l'hérédité
Dominique Fernandez, récits de voyage
Ponge, La rage de l'expression, "Le mimosa"
Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi
Racine, Mithridate
Sand, Histoire de ma vie (nombreuses digressions)
Fenwick, Les palmes de M. Schutz
Molière, Les femmes savantes, I, 4
Molière, L'école des femmes, II, 5
Cervantès, Don Quichotte (détours et errances)
Pascal (nombreuses digressions)
Descartes, Discours de la méthode (refus du détour)
Proust, Combray (détours par la campagne)
Robbe-Grillet, Les Gommes (détours dans la ville)
Cyrano de Bergerac, Etats et Empire de la lune et du Soleil.
Salinger, L'attrape-coeur
Montesquieu, Les Lettres persanes
Stefan Zweig, Le joueur d'échecs
+ bibliographie "officielle".
− Bouvier, L’usage du monde
− Butor, La Modification
− Cendrars, Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France
− Diderot, Jacques le Fataliste
− Dumas, Le Comte de Monte−Cristo, en particulier, chapitre CXIII
− Juliet, Lambeaux, L’inattendu
− Homère, Odyssée
− Kerouac, Sur la route
− Kundera, La lenteur
− Laclos, Les Liaisons dangereuses
− La Fontaine, Fables , en particulier “Les deux pigeons”, “Le lièvre et la tortue”, “Le pouvoir des Fables”
− Melville, Moby Dick
− Modiano, Rue des boutiques obscures
− Montaigne, Essais, par exemple I, 23 ; I, 26 ; I, 50
− Montesquieu, Lettres persanes
− Platon, un dialogue philosophique (par exemple, Criton , République livre II )
− Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire , par exemple deuxième et sixième promenades
− Contes proposant un parcours initiatique, en particulier Ch. Perrault, Contes , “Le Petit Chaperon Rouge”, “Griselidis”
− Paraboles évangéliques
− Roman policier privilégiant le détour comme construction du récit, par exemple, Th. Jonquet, La bête et la belle, P. Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?
− Théâtre : comédies et tragédies mettant en jeu les détours du langage : Racine, Phèdre , scène de l’aveu − Molière, Les Femmes savantes , acte I, scène 4; Le Misanthrope , acte I, acte IV, scène 3 − Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard − Rostand, Cyrano de Bergerac (scène de la déclaration).
Essais :
− Astolfi (J. P.), L’erreur, un outil pour enseigner, ESF, 1997
− Barthes, Fragments d’un discours amoureux, 1977
− Cailleux, Nodier, Taylor, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France (premier guide touristique français)
− Caillois, Masson, Bellone ou la pente de la guerre, particulièrement 1ère partie, La guerre et le développement de l’État, 1963
− Chaliand (G.), Anthologie mondiale de la stratégie, collection Bouquins, 2001
− Deleuze (G.) et Guattari (F.), Mille plateaux, en particulier “Rhizome”, 1980
− Gould (Stephen Jay), Darwin et les grandes énigmes de la vie (Points Sciences 1984), en particulier “Prologue” (p. 9−15) et première partie, “La saga de Darwin” (p. 19−46)
− Gould (St. J.), Les quatre antilopes de l’Apocalypse (le détour comme principe d’écriture de l’essai, p. 13−15, Seuil, 2000)
− Roche (D.), Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, 2003
− Anthologies du voyage, collection Bouquins (Italies, “Le Voyage en Égypte, Le Voyage en Russie”...)
− La Vitesse, ouvrage collectif (Baudrillard, Virilio...), Flammarion/Fondation Cartier, 1991.
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Rousseau, Les Confessions
Rousseau, Rêveries du Promeneur solitaire, II ou VI
Montaigne, Essais (Livre III : les voyages)
Laclos, Les Liaisons, Lettre 81 notamment.
Diderot, Jacques le Fataliste
Jules Verne, Christophe Colomb
Molière, Tartuffe, III, 2 et III, 3 (les détours de l'hypocrite)
Shakespeare, Othello
Molière, Les précieuses ridicules (scène 4 et 9)
Préface de Molière au Tartuffe (le comique, détour pour corriger les moeurs)
Zola, Le docteur Pascal : Les détours de l'hérédité
Dominique Fernandez, récits de voyage
Ponge, La rage de l'expression, "Le mimosa"
Ponge, Comment une figue de paroles et pourquoi
Racine, Mithridate
Sand, Histoire de ma vie (nombreuses digressions)
Fenwick, Les palmes de M. Schutz
Molière, Les femmes savantes, I, 4
Molière, L'école des femmes, II, 5
Cervantès, Don Quichotte (détours et errances)
Pascal (nombreuses digressions)
Descartes, Discours de la méthode (refus du détour)
Proust, Combray (détours par la campagne)
Robbe-Grillet, Les Gommes (détours dans la ville)
Cyrano de Bergerac, Etats et Empire de la lune et du Soleil.
Salinger, L'attrape-coeur
Montesquieu, Les Lettres persanes
Stefan Zweig, Le joueur d'échecs
+ bibliographie "officielle".
− Bouvier, L’usage du monde
− Butor, La Modification
− Cendrars, Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France
− Diderot, Jacques le Fataliste
− Dumas, Le Comte de Monte−Cristo, en particulier, chapitre CXIII
− Juliet, Lambeaux, L’inattendu
− Homère, Odyssée
− Kerouac, Sur la route
− Kundera, La lenteur
− Laclos, Les Liaisons dangereuses
− La Fontaine, Fables , en particulier “Les deux pigeons”, “Le lièvre et la tortue”, “Le pouvoir des Fables”
− Melville, Moby Dick
− Modiano, Rue des boutiques obscures
− Montaigne, Essais, par exemple I, 23 ; I, 26 ; I, 50
− Montesquieu, Lettres persanes
− Platon, un dialogue philosophique (par exemple, Criton , République livre II )
− Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire , par exemple deuxième et sixième promenades
− Contes proposant un parcours initiatique, en particulier Ch. Perrault, Contes , “Le Petit Chaperon Rouge”, “Griselidis”
− Paraboles évangéliques
− Roman policier privilégiant le détour comme construction du récit, par exemple, Th. Jonquet, La bête et la belle, P. Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd ?
− Théâtre : comédies et tragédies mettant en jeu les détours du langage : Racine, Phèdre , scène de l’aveu − Molière, Les Femmes savantes , acte I, scène 4; Le Misanthrope , acte I, acte IV, scène 3 − Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard − Rostand, Cyrano de Bergerac (scène de la déclaration).
Essais :
− Astolfi (J. P.), L’erreur, un outil pour enseigner, ESF, 1997
− Barthes, Fragments d’un discours amoureux, 1977
− Cailleux, Nodier, Taylor, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France (premier guide touristique français)
− Caillois, Masson, Bellone ou la pente de la guerre, particulièrement 1ère partie, La guerre et le développement de l’État, 1963
− Chaliand (G.), Anthologie mondiale de la stratégie, collection Bouquins, 2001
− Deleuze (G.) et Guattari (F.), Mille plateaux, en particulier “Rhizome”, 1980
− Gould (Stephen Jay), Darwin et les grandes énigmes de la vie (Points Sciences 1984), en particulier “Prologue” (p. 9−15) et première partie, “La saga de Darwin” (p. 19−46)
− Gould (St. J.), Les quatre antilopes de l’Apocalypse (le détour comme principe d’écriture de l’essai, p. 13−15, Seuil, 2000)
− Roche (D.), Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, 2003
− Anthologies du voyage, collection Bouquins (Italies, “Le Voyage en Égypte, Le Voyage en Russie”...)
− La Vitesse, ouvrage collectif (Baudrillard, Virilio...), Flammarion/Fondation Cartier, 1991.
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"Qui a construit Thèbes aux sept portes ? Dans les livres, on donne les noms des Rois. Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ? [...] Quand la Muraille de Chine fut terminée, Où allèrent ce soir-là les maçons ?" (Brecht)
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