- FantômetteHabitué du forum
http://www.marianne2.fr/L-ecole-ne-doit-pas-eduquer-mais-instruire_a205306.html
Un article plein de bon sens...
En interrogeant son ancien professeur de philosophie, Coralie Delaume se penche sur un sujet brûlant : le malaise de l'école qui, selon son interlocuteur, est autant le fait de la gauche, qui en transformant l'école en lieu ouvert lui à fait perdre son caractère protégé, que de la droite, qui a provoqué un véritable manque de moyens.
Jean-Claude Blanc est professeur agrégé de philosophie. Particulièrement soucieux des questions de laïcité et du devenir le l’école publique, il donne régulièrement des conférences dans le Sud de la France. Ayant gardé un excellent souvenir de celui qui fut mon « prof de philo » en terminale, je suis allée à sa rencontre pour le questionner sur le « malaise de l’école publique ».
Il est de plus en plus fréquent d’entendre dire que «l’école va mal». Pensez vous que cela soit le fait des réformes récentes entreprises sous le règne de Sarkozy et par la main de ses ministres successifs ?
Je ne le pense pas. Car s’il est vrai que l’école va mal, il me semble qu’on peut faire remonter cela à 25 ans environ. Or il y a eu des alternances politiques sur cette période. Force est donc de constater que nous sommes là face à un problème politique singulier qui fait fi du clivage droite/gauche. Et les réformes entreprises tant par la gauche que par la droite depuis des années, loin de s’annuler, se sont complétées.
Quand la gauche était au pouvoir, elle s’est beaucoup inspirée des prétendues « sciences de l’éducation ». Les mesures décidées par Jospin ou par Allègre, et qui avaient pour objet de «mettre l’élève au centre de l’école» et de faire de celle-ci un « lieu de vie » ouvert et non plus un lieu fermé, protégé, de transmission des savoir, ont parfaitement préparé le terrain aux réformes décidées aujourd’hui par la droite libérale, et qui sont responsables, pour la première fois depuis bien longtemps, de l’apparition d’un véritable manque de moyens.
Pour la première fois depuis bien longtemps ? Vous voulez dire que le manque de moyens si souvent dénoncé par les syndicats est un phénomène récent ?
Bien sûr ! Alors que la question porte depuis longtemps déjà sur la question des fins, les syndicats s’arc-boutent sur celle des moyens. Mais savez-vous qu’il y a seulement cinq ans, la France était le pays d’Europe qui, après la Suède, consacrait la plus grosse somme à chaque élève, et ce du primaire au lycée ?
Hélas, cela n’est plus vrai aujourd’hui. Comme le rappelle Claire Mazeron, de nombreuses coupes sombres ont désormais fait passer la France au plus bas niveau européen pour son taux d’encadrement des élèves. Cependant l’apparition du phénomène, même rapide, demeure récente.
Ainsi donc nous aurions un problème de définition des fins, qui serait bien antérieur à celui de l’allocation des moyens. Pourtant, en termes de fins, l’idée d’une « école ouverte », ayant pour mot d’ordre « l’élève au centre » semble plutôt une idée généreuse !
En effet, cela a l’apparence du progressisme. D’un progressisme qui s’opposerait à « la nostalgie des blouses grises ». Mais ces slogans apparemment sympathiques sont un leurre. Ils témoignent d’un oubli des caractéristiques mêmes de l’école, qui me semblent être au nombre de deux. Tout d’abord, l’école est un lieu particulier, un espace/temps unique et singulier. Ensuite, elle a une mission particulière, qui est celle d’instruire.
En quoi ce cadre espace-temps représenté par l’école est il si particulier ? En quoi est-il différent, par exemple, d’un autre cadre de travail ? L’élève passe huit heures par jours à l’école, le salarié passe huit heures par jour dans son entreprise. La différence est-elle si grande ?
Fondamentale ! Au contraire du monde de l’entreprise, l’école représente ce temps unique où l’on se détourne de l’utilitaire pour se consacrer uniquement à se « faire soi-même ». Ceci remonte à la notion latine de « schola » : c’est l’idée d’un temps où les contraintes ordinaires de la vie sont suspendues, et pendant lequel, en se dépouillant de tout souci relatif à « l’avoir », on va pouvoir cultiver son « être », sa propre humanité. Or si dans l’Antiquité seuls quelques privilégiés pouvaient prétendre à un tel « loisir », les penseurs révolutionnaires ont décrété que chacun devait pouvoir en disposer, que tout enfant était à la fois candidat à l’humanité (laquelle se conquiert, se mérite), et candidat à la citoyenneté. Toute la préoccupation des philosophes de la Révolution était de parvenir à transformer de sujets en citoyens, capables de penser le bien public, l’intérêt général. « Il faut que la raison devienne populaire » disait Condorcet. Par la suite, la troisième République a institutionnalisé cette école publique, en la voulant obligatoire et gratuite, comme nous le savons. Mais cette institution, dès lors, devra sans cesse être défendue, ne serait-ce que parce que la « société civile » n’aura de cesse de vouloir assujettir l’école à ses demandes particulières. Il faut sans cesse rappeler, par exemple, que les règles de l’école ne sont pas celles de la famille. Car l’enfant n’y est plus seulement un enfant, il y est un élève. A l’école, on ne se préoccupe plus du confort et de l’affection pour l’enfant. On s’adresse à la raison de l’élève. Le rapport maître/élève n’est d’ailleurs pas un rapport affectif : on ne demande pas à un professeur d’être « sympa ». On lui demande d’être exigent et juste. Et également exigent avec tous, d’ailleurs. Car à l’école, l’élève se trouve « un » parmi des égaux. Comme le disait Jacques Muglioni, « à l’école, il n’y a pas d’étrangers ».
Ceci n’explique pas pourquoi l’idée « d’école ouverte » vous apparaît si incongrue…
« Eloge des frontières », dirait Debray…Tout d’abord, il apparaît essentiel que l’école soit un lieu fermé à l’air du temps et à la mode. Il est urgent de mettre un terme à cette « école supermarché » singeant le monde de l’entreprise, mettant les établissements en concurrence, proposant une « offre de culture », et donnant le choix aux parents d’accepter ou de refuser un redoublement au motif que « le client est roi ».
Pour que l’école demeure ce lieu sanctuarisé de la transmission du savoir, il me semble évident qu’il faut la rendre hermétique au tumulte du monde et de la rue. Ne serait-ce que par ce qu’elle est ouverte sur tout autre chose : sur la vie de l’esprit, sur la culture, sur les grandes œuvres de l’humanité !
Une nécessaire fermeture à l’ordinaire, pour une meilleure ouverture « vers le haut », en somme…Vous disiez également que l’école à pour mission d’instruire. N’est-ce pas là un truisme ?
Pas si l’on considère la différence entre « instruction » et « éducation ». L’éducation me semble renvoyer plutôt à la transmission d’un modèle préexistant, de conventions sociales : les convenances, la politesse…Ainsi, l’éducation est plutôt du ressort de la famille. Celle-ci y ajoute d’ailleurs ses propres préférences, ses croyances, les usages en vigueur dans sa « communauté ». L’instruction quant à elle, est un enseignement raisonné et détaché des modèles et des déterminismes sociaux. Elle n’assène pas, mais elle transmet des savoirs raisonnés…
Pensez-vous qu’il faudrait revenir à un ministère de « l’instruction publique », en lieu et place du ministère de l’éducation nationale ?
Pourquoi pas ? Il conviendrait surtout que l’école se recentre sur ses fondamentaux, et notamment sur la maîtrise de la langue, ce véhicule de tous les autres savoirs.
Certains sont tentés d’être laxistes avec la langue au motif que toutes les langues évoluent. Il conviendrait d’être bienveillant envers les erreurs de syntaxe et d’orthographe, qui ne seraient pas des fautes, mais des transformations naturelles.
Ceci me paraît grave pour deux raisons : d’abord, à ce rythme, de plus en plus rares seront ceux pouvant s’emparer d’une pièce de théâtre du XVII° siècle. Petit à petit, ce sont des pans entiers de notre immense patrimoine culturel que nous nous apprêtons à perdre.
Ensuite et surtout, cette défaillance dans la transmission de la langue enferme les élèves dans leur milieu social d’origine. La non-maîtrise d’une langue correcte est un discriminant social très puissant, un marquant que l’on porte avec soi toute une vie !
Quant à la capacité des enseignants à transmettre la langue, je ne vois pas pourquoi elle serait moindre que celle des maîtres qui autrefois réussissaient à enseigner le français à des enfants parlant chez eux mille patois !
A quoi imputez vous cette crise de l’école qui ne serait pas seulement liée, selon vous, à un problème de moyens ?
A l’affrontement de deux camps, sans aucun consensus possible, sur la question des fins. Ainsi que je vous le disais, ces deux camps ne recoupent d’ailleurs pas du tout le clivage droite/gauche. Je considère que le premier camp regroupe tous ceux qui sont attachés à l’école de Condorcet et…de Jules Ferry.
On les moque souvent en les traitant « d’archaïques », la suspicion d’anachronisme étant devenue absolument disqualifiante. Avec un « ringard », il n’est même plus utile de dialoguer. Pourtant, les tenants de ce camp sont attachés à une conception de l’école qui essaye de tirer tout le monde vers le haut. Même en sachant que tout le monde n’obtiendra pas un succès équivalent, on cherche à obtenir de chacun le meilleur. Cela s’appelle « l’élitisme républicain ».
Il est vrai que le terme même « d’élitisme » est suspect aujourd’hui. Mais c’est justement parce que l’on a oublié de quoi il s’agit vraiment ! Brighelli le rappelle dans son ouvrage Tireurs d’élites : l’élitisme républicain, loin de glorifier les élites de fortune ou de naissance, a pour objet de leur substituer d’autres élites : celles qui se fabriquent à force de talent, et surtout de travail. De telle sorte que, loin de s’opposer à l’idée d’égalité, elle permet la réalisation de cette égalité. En effet, ici, le plus humble est censé pourvoir accéder aux plus hautes fonctions à force de travail, et par le seul fait de son mérite.
Il ne s’agit ni plus ni moins que de la thématique de l’égalité des chances…
Exact. Rien à voir, évidemment, avec l’égalitarisme de nos jours, qui conduit non pas à une élévation de chacun, mais à un passage de tous à la toise, et qui, loin de plaider pour une démocratisation du savoir, glorifie sa massification, au prix d’une baisse générale du niveau. C’est d’ailleurs ce que semblent promouvoir les tenants de mon « deuxième camp », celui des « modernistes ».
Pour ces derniers, d’obédience libertaire, il faut rejeter l’élitisme sous prétexte qu’il contraint. Toute contrainte est en effet bannie au motif qu’elle entraverait la liberté, le désir, la spontanéité de l’enfant. Et même sa créativité, puisque l’élève est sommé de découvrir seul comment on « apprend à apprendre », au lieu d’être guidé pour apprendre tout court.
Ce camp des libertaires ne recule d’ailleurs pas devant la mauvaise foi : on s’attaque à la personne même de Jules Ferry, au motif qu’il était « colonialiste ». Peu importe que cela soit hors sujet. On discrédite ces petites sanctions que sont les notes ou les classements, en les présentant comme des violences d’un autre âge, auxquelles il conviendrait d’ajouter les cours magistraux, dénoncés comme « frontaux ». On va même jusqu’à jouer sur les deux sens du mot « maître », en feignant d’assimiler le maître qui enseigne et celui qui exploite….
Pensez vous qu’il existe aujourd’hui une solution pour réconcilier ces deux camps?
Peut-être, à force d’arguments, pourra-t-on un jour revenir à un accord sur la notion de « culture », sur ce qu’elle peut avoir d’universel, et sur la mission faite à l’école : transmettre LA culture en faisant fi DES cultures.
Il y faudra sans doute du temps, tant l’acception sociologique du terme et l’exaltation DES cultures a pris le dessus, faisant le lit du relativisme culturel. Il est pourtant vrai qu’il existe des cultures. Lévi-Strauss nous a appris cela. Mais faut-il en conclure pour autant que tout est équivalent ? Qu’une recette de cuisine exotique vaut une pièce de Racine ? Faut il sacraliser toutes les traditions ? Faut-il sombrer dans un scepticisme niveleur qui sera bientôt nihilisme, car après tout, si « tout se vaut », rien ne vaut vraiment !
Pour ma part, j’opte plutôt vers une redécouverte de la notion d’universel, et je fais le pari qu’il existe bel est bien UNE culture, composée d’œuvres qui dépassent le temps et le lieu ou elles sont nées, et qui ont vocation à parler à tous. A cette culture, bien évidemment, chaque culture particulière peut apporter sa pierre. Picasso s’intéressant aux sculptures africaines et nous révélant ce qu’on appellera ensuite « l’art nègre » nous montre cette voie.
Mais ces œuvres de l’esprit on cela de commun qu’elles s’adressent non pas à chaque homme en tant qu’être singulier, mais à chaque homme en tant qu’il fait partie d’une seule et même « condition humaine ». C’est le contraire même de cette idée qu’il existerait DES cultures irréductibles, imperméables les unes aux autres, qui finalement n’auraient vocation qu’à s’opposer. Car à trop vouloir faire l’éloge des différences, on finit un jour par nier le fondement même de tout humanisme : cette idée que l’humanité est « une ». C’est ainsi qu’avec la meilleur conscience du monde, on prépare la barbarie.
Un article plein de bon sens...
En interrogeant son ancien professeur de philosophie, Coralie Delaume se penche sur un sujet brûlant : le malaise de l'école qui, selon son interlocuteur, est autant le fait de la gauche, qui en transformant l'école en lieu ouvert lui à fait perdre son caractère protégé, que de la droite, qui a provoqué un véritable manque de moyens.
Jean-Claude Blanc est professeur agrégé de philosophie. Particulièrement soucieux des questions de laïcité et du devenir le l’école publique, il donne régulièrement des conférences dans le Sud de la France. Ayant gardé un excellent souvenir de celui qui fut mon « prof de philo » en terminale, je suis allée à sa rencontre pour le questionner sur le « malaise de l’école publique ».
Il est de plus en plus fréquent d’entendre dire que «l’école va mal». Pensez vous que cela soit le fait des réformes récentes entreprises sous le règne de Sarkozy et par la main de ses ministres successifs ?
Je ne le pense pas. Car s’il est vrai que l’école va mal, il me semble qu’on peut faire remonter cela à 25 ans environ. Or il y a eu des alternances politiques sur cette période. Force est donc de constater que nous sommes là face à un problème politique singulier qui fait fi du clivage droite/gauche. Et les réformes entreprises tant par la gauche que par la droite depuis des années, loin de s’annuler, se sont complétées.
Quand la gauche était au pouvoir, elle s’est beaucoup inspirée des prétendues « sciences de l’éducation ». Les mesures décidées par Jospin ou par Allègre, et qui avaient pour objet de «mettre l’élève au centre de l’école» et de faire de celle-ci un « lieu de vie » ouvert et non plus un lieu fermé, protégé, de transmission des savoir, ont parfaitement préparé le terrain aux réformes décidées aujourd’hui par la droite libérale, et qui sont responsables, pour la première fois depuis bien longtemps, de l’apparition d’un véritable manque de moyens.
Pour la première fois depuis bien longtemps ? Vous voulez dire que le manque de moyens si souvent dénoncé par les syndicats est un phénomène récent ?
Bien sûr ! Alors que la question porte depuis longtemps déjà sur la question des fins, les syndicats s’arc-boutent sur celle des moyens. Mais savez-vous qu’il y a seulement cinq ans, la France était le pays d’Europe qui, après la Suède, consacrait la plus grosse somme à chaque élève, et ce du primaire au lycée ?
Hélas, cela n’est plus vrai aujourd’hui. Comme le rappelle Claire Mazeron, de nombreuses coupes sombres ont désormais fait passer la France au plus bas niveau européen pour son taux d’encadrement des élèves. Cependant l’apparition du phénomène, même rapide, demeure récente.
Ainsi donc nous aurions un problème de définition des fins, qui serait bien antérieur à celui de l’allocation des moyens. Pourtant, en termes de fins, l’idée d’une « école ouverte », ayant pour mot d’ordre « l’élève au centre » semble plutôt une idée généreuse !
En effet, cela a l’apparence du progressisme. D’un progressisme qui s’opposerait à « la nostalgie des blouses grises ». Mais ces slogans apparemment sympathiques sont un leurre. Ils témoignent d’un oubli des caractéristiques mêmes de l’école, qui me semblent être au nombre de deux. Tout d’abord, l’école est un lieu particulier, un espace/temps unique et singulier. Ensuite, elle a une mission particulière, qui est celle d’instruire.
En quoi ce cadre espace-temps représenté par l’école est il si particulier ? En quoi est-il différent, par exemple, d’un autre cadre de travail ? L’élève passe huit heures par jours à l’école, le salarié passe huit heures par jour dans son entreprise. La différence est-elle si grande ?
Fondamentale ! Au contraire du monde de l’entreprise, l’école représente ce temps unique où l’on se détourne de l’utilitaire pour se consacrer uniquement à se « faire soi-même ». Ceci remonte à la notion latine de « schola » : c’est l’idée d’un temps où les contraintes ordinaires de la vie sont suspendues, et pendant lequel, en se dépouillant de tout souci relatif à « l’avoir », on va pouvoir cultiver son « être », sa propre humanité. Or si dans l’Antiquité seuls quelques privilégiés pouvaient prétendre à un tel « loisir », les penseurs révolutionnaires ont décrété que chacun devait pouvoir en disposer, que tout enfant était à la fois candidat à l’humanité (laquelle se conquiert, se mérite), et candidat à la citoyenneté. Toute la préoccupation des philosophes de la Révolution était de parvenir à transformer de sujets en citoyens, capables de penser le bien public, l’intérêt général. « Il faut que la raison devienne populaire » disait Condorcet. Par la suite, la troisième République a institutionnalisé cette école publique, en la voulant obligatoire et gratuite, comme nous le savons. Mais cette institution, dès lors, devra sans cesse être défendue, ne serait-ce que parce que la « société civile » n’aura de cesse de vouloir assujettir l’école à ses demandes particulières. Il faut sans cesse rappeler, par exemple, que les règles de l’école ne sont pas celles de la famille. Car l’enfant n’y est plus seulement un enfant, il y est un élève. A l’école, on ne se préoccupe plus du confort et de l’affection pour l’enfant. On s’adresse à la raison de l’élève. Le rapport maître/élève n’est d’ailleurs pas un rapport affectif : on ne demande pas à un professeur d’être « sympa ». On lui demande d’être exigent et juste. Et également exigent avec tous, d’ailleurs. Car à l’école, l’élève se trouve « un » parmi des égaux. Comme le disait Jacques Muglioni, « à l’école, il n’y a pas d’étrangers ».
Ceci n’explique pas pourquoi l’idée « d’école ouverte » vous apparaît si incongrue…
« Eloge des frontières », dirait Debray…Tout d’abord, il apparaît essentiel que l’école soit un lieu fermé à l’air du temps et à la mode. Il est urgent de mettre un terme à cette « école supermarché » singeant le monde de l’entreprise, mettant les établissements en concurrence, proposant une « offre de culture », et donnant le choix aux parents d’accepter ou de refuser un redoublement au motif que « le client est roi ».
Pour que l’école demeure ce lieu sanctuarisé de la transmission du savoir, il me semble évident qu’il faut la rendre hermétique au tumulte du monde et de la rue. Ne serait-ce que par ce qu’elle est ouverte sur tout autre chose : sur la vie de l’esprit, sur la culture, sur les grandes œuvres de l’humanité !
Une nécessaire fermeture à l’ordinaire, pour une meilleure ouverture « vers le haut », en somme…Vous disiez également que l’école à pour mission d’instruire. N’est-ce pas là un truisme ?
Pas si l’on considère la différence entre « instruction » et « éducation ». L’éducation me semble renvoyer plutôt à la transmission d’un modèle préexistant, de conventions sociales : les convenances, la politesse…Ainsi, l’éducation est plutôt du ressort de la famille. Celle-ci y ajoute d’ailleurs ses propres préférences, ses croyances, les usages en vigueur dans sa « communauté ». L’instruction quant à elle, est un enseignement raisonné et détaché des modèles et des déterminismes sociaux. Elle n’assène pas, mais elle transmet des savoirs raisonnés…
Pensez-vous qu’il faudrait revenir à un ministère de « l’instruction publique », en lieu et place du ministère de l’éducation nationale ?
Pourquoi pas ? Il conviendrait surtout que l’école se recentre sur ses fondamentaux, et notamment sur la maîtrise de la langue, ce véhicule de tous les autres savoirs.
Certains sont tentés d’être laxistes avec la langue au motif que toutes les langues évoluent. Il conviendrait d’être bienveillant envers les erreurs de syntaxe et d’orthographe, qui ne seraient pas des fautes, mais des transformations naturelles.
Ceci me paraît grave pour deux raisons : d’abord, à ce rythme, de plus en plus rares seront ceux pouvant s’emparer d’une pièce de théâtre du XVII° siècle. Petit à petit, ce sont des pans entiers de notre immense patrimoine culturel que nous nous apprêtons à perdre.
Ensuite et surtout, cette défaillance dans la transmission de la langue enferme les élèves dans leur milieu social d’origine. La non-maîtrise d’une langue correcte est un discriminant social très puissant, un marquant que l’on porte avec soi toute une vie !
Quant à la capacité des enseignants à transmettre la langue, je ne vois pas pourquoi elle serait moindre que celle des maîtres qui autrefois réussissaient à enseigner le français à des enfants parlant chez eux mille patois !
A quoi imputez vous cette crise de l’école qui ne serait pas seulement liée, selon vous, à un problème de moyens ?
A l’affrontement de deux camps, sans aucun consensus possible, sur la question des fins. Ainsi que je vous le disais, ces deux camps ne recoupent d’ailleurs pas du tout le clivage droite/gauche. Je considère que le premier camp regroupe tous ceux qui sont attachés à l’école de Condorcet et…de Jules Ferry.
On les moque souvent en les traitant « d’archaïques », la suspicion d’anachronisme étant devenue absolument disqualifiante. Avec un « ringard », il n’est même plus utile de dialoguer. Pourtant, les tenants de ce camp sont attachés à une conception de l’école qui essaye de tirer tout le monde vers le haut. Même en sachant que tout le monde n’obtiendra pas un succès équivalent, on cherche à obtenir de chacun le meilleur. Cela s’appelle « l’élitisme républicain ».
Il est vrai que le terme même « d’élitisme » est suspect aujourd’hui. Mais c’est justement parce que l’on a oublié de quoi il s’agit vraiment ! Brighelli le rappelle dans son ouvrage Tireurs d’élites : l’élitisme républicain, loin de glorifier les élites de fortune ou de naissance, a pour objet de leur substituer d’autres élites : celles qui se fabriquent à force de talent, et surtout de travail. De telle sorte que, loin de s’opposer à l’idée d’égalité, elle permet la réalisation de cette égalité. En effet, ici, le plus humble est censé pourvoir accéder aux plus hautes fonctions à force de travail, et par le seul fait de son mérite.
Il ne s’agit ni plus ni moins que de la thématique de l’égalité des chances…
Exact. Rien à voir, évidemment, avec l’égalitarisme de nos jours, qui conduit non pas à une élévation de chacun, mais à un passage de tous à la toise, et qui, loin de plaider pour une démocratisation du savoir, glorifie sa massification, au prix d’une baisse générale du niveau. C’est d’ailleurs ce que semblent promouvoir les tenants de mon « deuxième camp », celui des « modernistes ».
Pour ces derniers, d’obédience libertaire, il faut rejeter l’élitisme sous prétexte qu’il contraint. Toute contrainte est en effet bannie au motif qu’elle entraverait la liberté, le désir, la spontanéité de l’enfant. Et même sa créativité, puisque l’élève est sommé de découvrir seul comment on « apprend à apprendre », au lieu d’être guidé pour apprendre tout court.
Ce camp des libertaires ne recule d’ailleurs pas devant la mauvaise foi : on s’attaque à la personne même de Jules Ferry, au motif qu’il était « colonialiste ». Peu importe que cela soit hors sujet. On discrédite ces petites sanctions que sont les notes ou les classements, en les présentant comme des violences d’un autre âge, auxquelles il conviendrait d’ajouter les cours magistraux, dénoncés comme « frontaux ». On va même jusqu’à jouer sur les deux sens du mot « maître », en feignant d’assimiler le maître qui enseigne et celui qui exploite….
Pensez vous qu’il existe aujourd’hui une solution pour réconcilier ces deux camps?
Peut-être, à force d’arguments, pourra-t-on un jour revenir à un accord sur la notion de « culture », sur ce qu’elle peut avoir d’universel, et sur la mission faite à l’école : transmettre LA culture en faisant fi DES cultures.
Il y faudra sans doute du temps, tant l’acception sociologique du terme et l’exaltation DES cultures a pris le dessus, faisant le lit du relativisme culturel. Il est pourtant vrai qu’il existe des cultures. Lévi-Strauss nous a appris cela. Mais faut-il en conclure pour autant que tout est équivalent ? Qu’une recette de cuisine exotique vaut une pièce de Racine ? Faut il sacraliser toutes les traditions ? Faut-il sombrer dans un scepticisme niveleur qui sera bientôt nihilisme, car après tout, si « tout se vaut », rien ne vaut vraiment !
Pour ma part, j’opte plutôt vers une redécouverte de la notion d’universel, et je fais le pari qu’il existe bel est bien UNE culture, composée d’œuvres qui dépassent le temps et le lieu ou elles sont nées, et qui ont vocation à parler à tous. A cette culture, bien évidemment, chaque culture particulière peut apporter sa pierre. Picasso s’intéressant aux sculptures africaines et nous révélant ce qu’on appellera ensuite « l’art nègre » nous montre cette voie.
Mais ces œuvres de l’esprit on cela de commun qu’elles s’adressent non pas à chaque homme en tant qu’être singulier, mais à chaque homme en tant qu’il fait partie d’une seule et même « condition humaine ». C’est le contraire même de cette idée qu’il existerait DES cultures irréductibles, imperméables les unes aux autres, qui finalement n’auraient vocation qu’à s’opposer. Car à trop vouloir faire l’éloge des différences, on finit un jour par nier le fondement même de tout humanisme : cette idée que l’humanité est « une ». C’est ainsi qu’avec la meilleur conscience du monde, on prépare la barbarie.
- ThalieGrand sage
Texte magnifique, merci encore une fois Fantômette, tu es notre petite vigie !
- User5899Demi-dieu
Merci pour ce texte.
Et puisque Muglioni est cité, je me permets de rappeler un de ses textes, que j'avais déposé dans le sous-forum ad hoc en février dernier.
https://www.neoprofs.org/t29772-la-gauche-et-l-ecole
Et puisque Muglioni est cité, je me permets de rappeler un de ses textes, que j'avais déposé dans le sous-forum ad hoc en février dernier.
https://www.neoprofs.org/t29772-la-gauche-et-l-ecole
- IgniatiusGuide spirituel
Oui, ce texte de Muglioni est parfait Cripure.
Merci Fantomette : ce genre de propos a quand même l'air plus sérieux que ceux de nos défenseurs de l'école ouverte.
Déjà, c'est compréhensible.
Merci Fantomette : ce genre de propos a quand même l'air plus sérieux que ceux de nos défenseurs de l'école ouverte.
Déjà, c'est compréhensible.
_________________
"Celui qui se perd dans sa passion est moins perdu que celui qui perd sa passion."
St Augustin
"God only knows what I'd be without you"
Brian Wilson
- User5899Demi-dieu
Un excellent critère.Igniatius a écrit:Oui, ce texte de Muglioni est parfait Cripure.
Merci Fantomette : ce genre de propos a quand même l'air plus sérieux que ceux de nos défenseurs de l'école ouverte.
Déjà, c'est compréhensible.
- CondorcetOracle
Son "transmettre LA culture en faisant fi DES cultures" m'interroge...
En géographie, cela doit être bien difficile...
Pour le reste, je souscris au propos défendu par l'auteur.
En géographie, cela doit être bien difficile...
Pour le reste, je souscris au propos défendu par l'auteur.
- CelebornEsprit sacré
condorcet a écrit:Son "transmettre LA culture en faisant fi DES cultures" m'interroge...
En géographie, cela doit être bien difficile...
Au contraire. Ça veut dire faire de la géographie et non de l'idéologie (le développement durable, ça vous dit quelque chose ? )
_________________
"On va bien lentement dans ton pays ! Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu'on peut pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite que ça !" (Lewis Carroll)
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- MufabGrand Maître
(...)j’opte plutôt vers une redécouverte de la notion d’universel, et je fais le pari qu’il existe bel est bien UNE culture, composée d’œuvres qui dépassent le temps et le lieu ou elles sont nées, et qui ont vocation à parler à tous.
Perso, j'aime beaucoup cette définition.
Justement sur un autre forum d'enseignants, cette question était posée ("Qu'est-ce pour vous que la Culture?"), et je m'interrogeais sur la possibilité de l'appréhender comme à la fois ce qui nous réunit en tant qu'humains, et ce qui nous particularise en tant qu'individu.
(Bon, ça n'apporte rien mais c'était pour dire.)
- IphigénieProphète
Il est urgent de mettre un terme à cette « école supermarché » singeant le monde de l’entreprise, mettant les établissements en concurrence, proposant une « offre de culture », et donnant le choix aux parents d’accepter ou de refuser un redoublement au motif que « le client est roi ».
Pour que l’école demeure ce lieu sanctuarisé de la transmission du savoir, il me semble évident qu’il faut la rendre hermétique au tumulte du monde et de la rue.
(vous avez dit" contrat d'objectifs"? késako? )
- Marie LaetitiaBon génie
Celeborn a écrit:condorcet a écrit:Son "transmettre LA culture en faisant fi DES cultures" m'interroge...
En géographie, cela doit être bien difficile...
Au contraire. Ça veut dire faire de la géographie et non de l'idéologie (le développement durable, ça vous dit quelque chose ? )
Il ne s'agit pas en outre de nier les cultures, qui sont indispensable en géographie et en histoire mais de tisser une culture commune aux élèves de notre culture.Or cette culture commune, mouvante, contemporaine s'élabore à partir notamment de "la" culture, classique, intégrée, assimilée, associée au patrimoine culturel de chacun.
_________________
Si tu crois encore qu'il nous faut descendre dans le creux des rues pour monter au pouvoir, si tu crois encore au rêve du grand soir, et que nos ennemis, il faut aller les pendre... Aucun rêve, jamais, ne mérite une guerre. L'avenir dépend des révolutionnaires, mais se moque bien des petits révoltés. L'avenir ne veut ni feu ni sang ni guerre. Ne sois pas de ceux-là qui vont nous les donner (J. Brel, La Bastille)
Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. [...] Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout...
Et on ne dit pas "voir(e) même" mais "voire" ou "même".
- Reine MargotDemi-dieu
ça fait du bien de voir que des gens voient ce qui se passe, ça laisse un peu d'espoir...
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Quand tout va mal, quand il n'y a plus aucun espoir, il nous reste Michel Sardou
La famille Bélier
- NestyaEsprit sacré
Très bel article!
_________________
"Attendre et espérer."
Alexandre Dumas
- V.MarchaisEmpereur
Bon, je ne suis pas Muglioni, mais voici ma modeste contribution à la réflexion sur la culture et l'école, rédigée il y a longtemps déjà (suite aux émeutes de fin 2005)...
PROBLEMES DE CULTURE OU D'INCULTURE ?
Quelle lecture des violences sociales et quel rapport avec quelle culture ?
La violence paroxystique que nous observons depuis quelques semaine est analysée dans presque tous les médias en terme d'échec de l'"intégration"(on a beaucoup parlé de discrimination, de racisme...). Est particulièrement visée la culture musulmane, soupçonnée d'incompatibilité avec la culture française républicaine. Ainsi pensée, la culture n'est qu'un ensemble de signes identitaires et la revendication usée du droit à la différence devient un contresens puisqu'elle est rejet a priori de l'altérité. On l'a assez répété, intégration n'est pas assimilation. Par ailleurs, un état laïque ne devrait pas redouter une culture religieuse, quelle qu'elle soit. Le propre d'une culture est de proposer un système de référence commun fait de représentations et de valeurs qui permettent à tous de vivre ensemble et de penser un avenir partagé. En deux mots, la culture, c'est le monde commun. Une culture nationale doit être capable de subsumer, par la force des repères qu'elle offre et le caractère universel des valeurs qu'elle affirme, les cultures particulières - subsumer, pas écraser ni rejeter. Pour ma part,
il me semble que plus la République désignera l'Islam comme un autre irréductible, moins elle sera capable de réaliser cette intégration sereine et pacifique. Non seulement ces différents niveaux de culture ne me paraissent pas incompatibles, mais je pense qu'ils constituent autant de structures pour l'individu, lui permettant de se construire et de prendre saplace dans la société. Ils sont subordonnés les uns aux autres. Le problème surgit lorsque la relation de subsidiarité s'inverse, lorsque, la culture républicaine n'étant plus capable de transcender les différences intercommunautaires en offrant à tous repères et perspectives, ces sont ces repères communautaires qui deviennent premiers, jusqu'à nier parfois les principes de la République.
Les discours communautaristes, de ceux qui revendiquent telle ou telle appartenance, mais aussi de ceux qui stigmatisent à des fins démagogiques tel ou tel groupe, sont également violents, parce qu'ils entretiennent le rejet de l'autre, ils sont le creuset de la peur et de la haine. Il me semble que le seul moyen d'en sortir est de proposer une culture plus haute.
[ REMARQUE : La culture d'origine peut d'autant moins entrer en conflit avec la culture française qu'elle se réduit souvent, pour ces individus qui paraissent en opposition ouverte à la société française, à bien peu de chose. "Un statut de paria ici, d'intrus en canceva au bled/ une culture dissoute et corrompue de A à Z" chante La Rumeur, pointant très justement un double vide : ces jeunes gens, certes "issus de l'immigration", la plupart français mais pauvrement francophones, ne trouvent pas leur place dans notre société, maisils n'en ont guère non plus dans leur pays d'origine où ils sont encore traités en étrangers, et où on leur fait bien sentir que, là non plus, ils ne maîtrisent pas les codes en vigueur. La double culture est, pour ceux-là, plus véritablement une double inculture et une double exclusion. C'est pour remplir ce vide, pour se forger une identité et un système de références que certains, une minorité parmi cette minorité dont nous parlons, répondent aux appels d'un islam radical. La religion en tant que spiritualité a bien peu à voir là-dedans. Nul doute que cette frange de l'islam qui effraie tant (frayeur qui remplit, à l'échelle nationale, une fonction politique, et à l'échelle internationale, une fonction géostratégique) trouverait moins d'échos si cette jeunesse se sentait déjà solidement ancrée et reconnue dans une culture française capable d'accueillir sans frayeur leurs différences. ]
Défense de la culture classique : l'universalité au-dessus des particularismes.
La culture que transmet une société doit permettre à chaque individu de se construire au sein de cette société, c'est-à-dire d'asseoir son identité et d'éprouver sa place et ses perspectives au sein du groupe. Elle étaie l'individu en l'inscrivant dans ce qui le dépasse, l'inscrit non pas dans une communauté mais dans une universalité. A cette condition seulement, la culture est lien vivant et structurant. Alors elle peut aider à lutter contre les violences, en luttant contre tout ce qui morcelle la société - communautarismes, groupes sociaux, arbitraires aveugles... A rebours de cette atomisation, elle propose un monde commun, fondé sur des références communes, où chacun peut croître et développer ses richesse.
Une telle culture, afin de subsumer les différences au sein d'une société multiculturelle, doit être porteuse de repères et de valeurs forts, capable de susciter l'adhésion et de rassembler des groupes humains très divers. Elle s'incarne dans des oeuvres dont la richesse et la portée lui confèrent un caractère universel - les chefs d'oeuvre de tous les domaines. Les générations précédentes se sont accordées sur les connaissances et les oeuvres qui nous permettent ainsi de comprendre le monde, nous comprendre nous-même, mieux comprendre l'autre, l'organisation sociale, et d'agir à partir de ces connaissances : elles ont ainsi défini le corpus de la culture classique - qui excède largement toute considération nationale.
En outre, ce doit être une culture qui élève l'individu, élargit l'horizon de celui qui la rencontre, nourrit la pensée et élargit le spectre des émotions. La culture doit être une expérience de l'altérité, altérité jamais irréductible, grâce à laquelle chacun peut se situer et se construire. Une culture du même serait terriblement indigente. C'est dire que la culture est difficile d'accès, qu'elle exige un effort, un cheminement, et qu'elle doit être médiatisée.
Et l'école dans tout ça ?
L'institution qui a pour vocation de transmettre la culture et d'inviter la jeunesse à s'en emparer est par excellence l'école.
Hélas, tout un courant des sciences sociales, passant par la linguistique, la sociologie, les "sciences de l'éducation", a jeté le discrédit sur la culture classique et la notion même de chef d'oeuvre. De Barthes à Bourdieu (et à Mérieu ?), la culture est pensée comme un patrimoine réservé à une élite et la langue comme une arme au service d'une violence institutionnelle qui ne vise qu'à la reproduction. La culture est bourgeoise, la culture est inégalitaire : sus ! Sous couvert de (post?)modernité, de liberté critique, de réhabilitation d’une culture populaire, on évacue de la classe les classiques (répétition qui ne doit rien au hasard), notamment littéraires, qui constituaient justement notre terreau commun.
Par quoi les remplace-t-on ? Par des « discours » qui mettent sur le même plan. Les Misérables et un article du Nouvel Observateur, le Décalogue et une recette
de cuisine. On introduit en classe la publicité, les chansons à la mode et le tag, les littératures contemporaines sur lesquels nous manquons cruellement de recul historique, les littératures de jeunesse parfois terriblement indigentes. Aucune réflexion sérieuse sur la portée des contenus puisqu’il ne s’agit plus désormais de se frotter aux potentialités cathartiques d’une oeuvre ou d’en évaluer les idées, mais de "déconstruire l’illusion littéraire".
Outre que ce qui remplace peu à peu les classiques à l’école est d’une valeur tout à fait discutable, on remarque qu’il s’agit la plupart du temps d’une « culture du même ». Un des arguments avancés pour rejeter les chefs d’oeuvre d’antan est : « trop loin des élèves. » Comme si l'école ne devait offrir aux enfants qu'une étroite proximité, des reflets complaisants d'eux-mêmes, une perpétuelle identité, au risque de les enfermer dans leurs représentations et de les condamner au désarroi de tout être livré à lui-même. Comme si les élèves ne ressentaient pas eux aussi le besoin d’élargir leur horizon, comme s’ils étaient insensibles à la joie de se retrouver dans la pensée ou les émotions d'autrui, de s’y sentir confortés, étayés !
Cette culture du même est ressassement, enfermement, et elle procède souvent par caricature. Elle est incapable de nourrir l’être en profondeur, de l’enrichir, et surtout de l’ouvrir à l’autre et de faire naître en chacun la conscience d’une universalité.
Quand il paraît que les classiques ont vocation, par leur portée universelle, à transcender toutes les lectures réductrices de la culture, ce sont justement eux qu’accuse la sociologue de l'éducation Viviane Isambert-Jamati, exprimant sa crainte de la "domination culturelle d'une tradition nationale dans une société devenue multiculturelle". Quel renversement ! L’école dénonçant la culture classique qu’elle a toujours eu pour mission de perpétuer, quelle sinistre ironie ! La culture n'est pas un folklore ! L'enseignement de l'Histoire, même nationale, ne vise pas la distribution de quelques vignettes - nos ancêtres les Gaulois, Clovis et le vase de Soissons... - mais la découverte d'autres épistémés et la possibilité de lire le monde partagé à cette lumière. Nationale, une culture classique qui mêle Homère, la littérature médiévaleabassyde, Shakespeare, Racine, Brecht, Ionesco, Calvino, Sepulveda, Pouchkine, Steinbeck ? La valeur d'un Racine, d'un Voltaire, d'un Hugo, d'un Balzac (qui était l'auteur favori de Marx), tient-elle à leur nationalité ? L’ironie (encore) est qu’à force de n'aborder ces oeuvres qu'à travers les grilles de lecture héritées du structuralisme, on risque bien de les réduire à une somme d'effets rhétoriques et d'en perdre précisément la portée universelle.
Quand l'école, qui devrait être chargée de la transmettre, se méfie de la culture, on marche sur la tête. Quand elle intériorise, sur les traces de Roland Barthes, une haine toute platonicienne pour la rhétorique, et renonce à transmettre le beau langage, forcément bourgeois (qui est en fait tout simplement un langage riche et nuancé, qui permet de tout dire, tout penser, tout élaborer), on peut craindre le pire. En prétendant mettre à bas la "connivence culturelle" (l'expression est d'Alain Boissinot, Inspecteur Général de l'Education Nationale) supposée unir enseignants et élèves en position d'"héritiers" et en prenant ses distances avec la "mythologie" de la culture, l'école a simplement renforcé l'entre-soi de ceux qui possèdent cette culture - et continueront bien de la posséder sans elle - mais aussi l'entre-soi de plus en plus hermétique de ceux qui ne la possèdent pas et à qui elle ne semble plus se donner pour tâche de la transmettre. Ainsi la culture ne sert plus à relier les différents groupes sociaux dans une vérité humaine qui dépasse les considérations de classe comme elle dépasse les visions communautaires, elle les désigne au contraire comme étrangers l'un à l'autre et les voue à l'affrontement.
Réhabilitons la culture au sens plein du terme. Réaffirmons sa place au sein de l'école, et la place de l'école au sein de la société ! Nous avons tous à y gagner :
· La culture propose un ensemble d'idées et de valeurs civiques et humaines qui éloignent l'homme de l'état de nature - cet état de nature à quoi retournent certains espaces des états de droit.
· L'aventure culturelle est rencontre, confrontation suscitant le décentrement et l'ouverture de la pensée, appelant non l'adhésion mais la critique, et participant à l'élaboration de cette pensée critique, en un mot : altérité.
· La culture est un ensemble de connaissances qui permettent l'accès à des formes d'expression subtiles, complexes. Elle permet d'élargir le
registre des émotions et des sensations, de mieux se comprendre soi-même et mieux comprendre l'autre, et de se reconnaître en l'autre. Elle est une des voies d'accès à l'universalité.
· La culture rend poreuses les classes sociales. Car, dans une certaine mesure (seulement), Barthes et Bourdieu ont raison : la culture fonctionne aussi comme signe de reconnaissance de classe. Ce n'est donc pas la culture qui génère la reproduction sociale, mais le fait d'en être privé, qui enferme certains êtres dans une fatalité terrible - et la fatalité engendre les tragédies.
· Quand la culture s'affirme partout avec exigence, y compris dans les couches les plus pauvres, elle signifie à chacun une égale dignitédans la pensée, une égale capacité de jugement. Cf. Bentolila, dans un article du Monde du 17 novembre 2005 : "Il faudra, dans des écoles ayant retrouvé progressivement une mixité désirée et contrôlée, être d'abord et avant tout d'une exigence absolue sur la probité intellectuelle que tout élève devra posséder en entrant au collège : exigence vis-à-vis de soi ; de ce que je dis, de ce que j'écris ; exigence vis-à-vis des autres, de ce qu'ils me disent, de ce qu'ils m'écrivent ; s'interroger et interroger les autres en sachant que la valeur d'un discours et d'un texte ne dépend pas du statut de celui qui le propose ; être persuadé que mon appartenance religieuse ou ethnique ne conditionne en rien ma capacité de discernement. C'est vers ce but que tous les efforts doivent porter afin qu'après huit ou neuf ans d'école les élèves soient à l'abri de la tentation de proférer eux-mêmes des affirmations sans fondement et des anathèmes définitifs, et qu'ils soient capables de mettre en cause avec lucidité les allégations fallacieuses et les condamnations injustes."
· Et, bien sûr, la culture dans sa dimension artistique est catharsis, sublimation, contre le pulsionnel, le passage à l'acte.
· La langue est essentielle pour sortir de l'enfermement, source de tant de souffrance. L'absence de mots est exclusion, incapacité à s'exprimer, à rencontrer l'autre, à nouer des liens avec lui, à sortir de soi et de son univers. C'est le langage qui remplit toutes ces fonctions, de prise en charge de l'émotion, de symbolisation, d'élaboration et de mise en ordre de la pensée, de sublimation des pulsions, d'échange (communication diraient les structuralistes). Cf. Mérieu, Racine, Aristote et encore Bentolila qui, dans un autre article du Monde (19 mars 05) intitulé "vivre avec 400 mots" parle d'"exclusion linguistique". C'est lui déjà qui s'exclamait en 2004 : "[...] lorsqu'on ne peut pas s'inscrire pacifiquement sur l'intelligence des autres, la seule façon d'exister, c'est de laisser physiquement des traces sur le corps de l'Autre." et de conclure : "Insupportables inégalités linguistiques qui manifestent et renforcent jusqu'à la caricature les inégalités sociales ! Insupportable impuissance de notre école de distribuer de façon plus équitable le pouvoir linguistique parmi les enfants qui lui sont confiés ; livrant ainsi à un monde hors de portée de leurs mots des jeunes à l'identité vacillante, dont la seule chance de laisser une trace sur les autres et sur le monde est de s'abandonner à la violence, en désespoir de «cause»."
On ne lutte pas contre la violence par de seuls moyens violents. La culture est civilisatrice. A condition que ce soit une culture qui ait une haute idée d'elle-même, consciente de son histoire, de sa richesse, une culture qui soit un patrimoine mondial au sens le plus noble du terme. Une culture qui arrache l'individu à lui-même, aux enfermements multiples, pour l'élever à une vision plus haute, une dimension universelle. Une culture qui soit aussi une formation de l'esprit, cette éducation à la raison qui permet de passer de l'opinion arbitraire au jugement construit. Bref, une culture qui unit, relie, rassemble tous les groupes qui composent une société, qui dépasse les multiples sources de division. Cette culture-là, il est temps que l'école s'en empare à nouveau si elle veut être capable de la transmettre.
Véronique Marchais, décembre 2005
PROBLEMES DE CULTURE OU D'INCULTURE ?
Quelle lecture des violences sociales et quel rapport avec quelle culture ?
La violence paroxystique que nous observons depuis quelques semaine est analysée dans presque tous les médias en terme d'échec de l'"intégration"(on a beaucoup parlé de discrimination, de racisme...). Est particulièrement visée la culture musulmane, soupçonnée d'incompatibilité avec la culture française républicaine. Ainsi pensée, la culture n'est qu'un ensemble de signes identitaires et la revendication usée du droit à la différence devient un contresens puisqu'elle est rejet a priori de l'altérité. On l'a assez répété, intégration n'est pas assimilation. Par ailleurs, un état laïque ne devrait pas redouter une culture religieuse, quelle qu'elle soit. Le propre d'une culture est de proposer un système de référence commun fait de représentations et de valeurs qui permettent à tous de vivre ensemble et de penser un avenir partagé. En deux mots, la culture, c'est le monde commun. Une culture nationale doit être capable de subsumer, par la force des repères qu'elle offre et le caractère universel des valeurs qu'elle affirme, les cultures particulières - subsumer, pas écraser ni rejeter. Pour ma part,
il me semble que plus la République désignera l'Islam comme un autre irréductible, moins elle sera capable de réaliser cette intégration sereine et pacifique. Non seulement ces différents niveaux de culture ne me paraissent pas incompatibles, mais je pense qu'ils constituent autant de structures pour l'individu, lui permettant de se construire et de prendre saplace dans la société. Ils sont subordonnés les uns aux autres. Le problème surgit lorsque la relation de subsidiarité s'inverse, lorsque, la culture républicaine n'étant plus capable de transcender les différences intercommunautaires en offrant à tous repères et perspectives, ces sont ces repères communautaires qui deviennent premiers, jusqu'à nier parfois les principes de la République.
Les discours communautaristes, de ceux qui revendiquent telle ou telle appartenance, mais aussi de ceux qui stigmatisent à des fins démagogiques tel ou tel groupe, sont également violents, parce qu'ils entretiennent le rejet de l'autre, ils sont le creuset de la peur et de la haine. Il me semble que le seul moyen d'en sortir est de proposer une culture plus haute.
[ REMARQUE : La culture d'origine peut d'autant moins entrer en conflit avec la culture française qu'elle se réduit souvent, pour ces individus qui paraissent en opposition ouverte à la société française, à bien peu de chose. "Un statut de paria ici, d'intrus en canceva au bled/ une culture dissoute et corrompue de A à Z" chante La Rumeur, pointant très justement un double vide : ces jeunes gens, certes "issus de l'immigration", la plupart français mais pauvrement francophones, ne trouvent pas leur place dans notre société, maisils n'en ont guère non plus dans leur pays d'origine où ils sont encore traités en étrangers, et où on leur fait bien sentir que, là non plus, ils ne maîtrisent pas les codes en vigueur. La double culture est, pour ceux-là, plus véritablement une double inculture et une double exclusion. C'est pour remplir ce vide, pour se forger une identité et un système de références que certains, une minorité parmi cette minorité dont nous parlons, répondent aux appels d'un islam radical. La religion en tant que spiritualité a bien peu à voir là-dedans. Nul doute que cette frange de l'islam qui effraie tant (frayeur qui remplit, à l'échelle nationale, une fonction politique, et à l'échelle internationale, une fonction géostratégique) trouverait moins d'échos si cette jeunesse se sentait déjà solidement ancrée et reconnue dans une culture française capable d'accueillir sans frayeur leurs différences. ]
Défense de la culture classique : l'universalité au-dessus des particularismes.
La culture que transmet une société doit permettre à chaque individu de se construire au sein de cette société, c'est-à-dire d'asseoir son identité et d'éprouver sa place et ses perspectives au sein du groupe. Elle étaie l'individu en l'inscrivant dans ce qui le dépasse, l'inscrit non pas dans une communauté mais dans une universalité. A cette condition seulement, la culture est lien vivant et structurant. Alors elle peut aider à lutter contre les violences, en luttant contre tout ce qui morcelle la société - communautarismes, groupes sociaux, arbitraires aveugles... A rebours de cette atomisation, elle propose un monde commun, fondé sur des références communes, où chacun peut croître et développer ses richesse.
Une telle culture, afin de subsumer les différences au sein d'une société multiculturelle, doit être porteuse de repères et de valeurs forts, capable de susciter l'adhésion et de rassembler des groupes humains très divers. Elle s'incarne dans des oeuvres dont la richesse et la portée lui confèrent un caractère universel - les chefs d'oeuvre de tous les domaines. Les générations précédentes se sont accordées sur les connaissances et les oeuvres qui nous permettent ainsi de comprendre le monde, nous comprendre nous-même, mieux comprendre l'autre, l'organisation sociale, et d'agir à partir de ces connaissances : elles ont ainsi défini le corpus de la culture classique - qui excède largement toute considération nationale.
En outre, ce doit être une culture qui élève l'individu, élargit l'horizon de celui qui la rencontre, nourrit la pensée et élargit le spectre des émotions. La culture doit être une expérience de l'altérité, altérité jamais irréductible, grâce à laquelle chacun peut se situer et se construire. Une culture du même serait terriblement indigente. C'est dire que la culture est difficile d'accès, qu'elle exige un effort, un cheminement, et qu'elle doit être médiatisée.
Et l'école dans tout ça ?
L'institution qui a pour vocation de transmettre la culture et d'inviter la jeunesse à s'en emparer est par excellence l'école.
Hélas, tout un courant des sciences sociales, passant par la linguistique, la sociologie, les "sciences de l'éducation", a jeté le discrédit sur la culture classique et la notion même de chef d'oeuvre. De Barthes à Bourdieu (et à Mérieu ?), la culture est pensée comme un patrimoine réservé à une élite et la langue comme une arme au service d'une violence institutionnelle qui ne vise qu'à la reproduction. La culture est bourgeoise, la culture est inégalitaire : sus ! Sous couvert de (post?)modernité, de liberté critique, de réhabilitation d’une culture populaire, on évacue de la classe les classiques (répétition qui ne doit rien au hasard), notamment littéraires, qui constituaient justement notre terreau commun.
Par quoi les remplace-t-on ? Par des « discours » qui mettent sur le même plan. Les Misérables et un article du Nouvel Observateur, le Décalogue et une recette
de cuisine. On introduit en classe la publicité, les chansons à la mode et le tag, les littératures contemporaines sur lesquels nous manquons cruellement de recul historique, les littératures de jeunesse parfois terriblement indigentes. Aucune réflexion sérieuse sur la portée des contenus puisqu’il ne s’agit plus désormais de se frotter aux potentialités cathartiques d’une oeuvre ou d’en évaluer les idées, mais de "déconstruire l’illusion littéraire".
Outre que ce qui remplace peu à peu les classiques à l’école est d’une valeur tout à fait discutable, on remarque qu’il s’agit la plupart du temps d’une « culture du même ». Un des arguments avancés pour rejeter les chefs d’oeuvre d’antan est : « trop loin des élèves. » Comme si l'école ne devait offrir aux enfants qu'une étroite proximité, des reflets complaisants d'eux-mêmes, une perpétuelle identité, au risque de les enfermer dans leurs représentations et de les condamner au désarroi de tout être livré à lui-même. Comme si les élèves ne ressentaient pas eux aussi le besoin d’élargir leur horizon, comme s’ils étaient insensibles à la joie de se retrouver dans la pensée ou les émotions d'autrui, de s’y sentir confortés, étayés !
Cette culture du même est ressassement, enfermement, et elle procède souvent par caricature. Elle est incapable de nourrir l’être en profondeur, de l’enrichir, et surtout de l’ouvrir à l’autre et de faire naître en chacun la conscience d’une universalité.
Quand il paraît que les classiques ont vocation, par leur portée universelle, à transcender toutes les lectures réductrices de la culture, ce sont justement eux qu’accuse la sociologue de l'éducation Viviane Isambert-Jamati, exprimant sa crainte de la "domination culturelle d'une tradition nationale dans une société devenue multiculturelle". Quel renversement ! L’école dénonçant la culture classique qu’elle a toujours eu pour mission de perpétuer, quelle sinistre ironie ! La culture n'est pas un folklore ! L'enseignement de l'Histoire, même nationale, ne vise pas la distribution de quelques vignettes - nos ancêtres les Gaulois, Clovis et le vase de Soissons... - mais la découverte d'autres épistémés et la possibilité de lire le monde partagé à cette lumière. Nationale, une culture classique qui mêle Homère, la littérature médiévaleabassyde, Shakespeare, Racine, Brecht, Ionesco, Calvino, Sepulveda, Pouchkine, Steinbeck ? La valeur d'un Racine, d'un Voltaire, d'un Hugo, d'un Balzac (qui était l'auteur favori de Marx), tient-elle à leur nationalité ? L’ironie (encore) est qu’à force de n'aborder ces oeuvres qu'à travers les grilles de lecture héritées du structuralisme, on risque bien de les réduire à une somme d'effets rhétoriques et d'en perdre précisément la portée universelle.
Quand l'école, qui devrait être chargée de la transmettre, se méfie de la culture, on marche sur la tête. Quand elle intériorise, sur les traces de Roland Barthes, une haine toute platonicienne pour la rhétorique, et renonce à transmettre le beau langage, forcément bourgeois (qui est en fait tout simplement un langage riche et nuancé, qui permet de tout dire, tout penser, tout élaborer), on peut craindre le pire. En prétendant mettre à bas la "connivence culturelle" (l'expression est d'Alain Boissinot, Inspecteur Général de l'Education Nationale) supposée unir enseignants et élèves en position d'"héritiers" et en prenant ses distances avec la "mythologie" de la culture, l'école a simplement renforcé l'entre-soi de ceux qui possèdent cette culture - et continueront bien de la posséder sans elle - mais aussi l'entre-soi de plus en plus hermétique de ceux qui ne la possèdent pas et à qui elle ne semble plus se donner pour tâche de la transmettre. Ainsi la culture ne sert plus à relier les différents groupes sociaux dans une vérité humaine qui dépasse les considérations de classe comme elle dépasse les visions communautaires, elle les désigne au contraire comme étrangers l'un à l'autre et les voue à l'affrontement.
Réhabilitons la culture au sens plein du terme. Réaffirmons sa place au sein de l'école, et la place de l'école au sein de la société ! Nous avons tous à y gagner :
· La culture propose un ensemble d'idées et de valeurs civiques et humaines qui éloignent l'homme de l'état de nature - cet état de nature à quoi retournent certains espaces des états de droit.
· L'aventure culturelle est rencontre, confrontation suscitant le décentrement et l'ouverture de la pensée, appelant non l'adhésion mais la critique, et participant à l'élaboration de cette pensée critique, en un mot : altérité.
· La culture est un ensemble de connaissances qui permettent l'accès à des formes d'expression subtiles, complexes. Elle permet d'élargir le
registre des émotions et des sensations, de mieux se comprendre soi-même et mieux comprendre l'autre, et de se reconnaître en l'autre. Elle est une des voies d'accès à l'universalité.
· La culture rend poreuses les classes sociales. Car, dans une certaine mesure (seulement), Barthes et Bourdieu ont raison : la culture fonctionne aussi comme signe de reconnaissance de classe. Ce n'est donc pas la culture qui génère la reproduction sociale, mais le fait d'en être privé, qui enferme certains êtres dans une fatalité terrible - et la fatalité engendre les tragédies.
· Quand la culture s'affirme partout avec exigence, y compris dans les couches les plus pauvres, elle signifie à chacun une égale dignitédans la pensée, une égale capacité de jugement. Cf. Bentolila, dans un article du Monde du 17 novembre 2005 : "Il faudra, dans des écoles ayant retrouvé progressivement une mixité désirée et contrôlée, être d'abord et avant tout d'une exigence absolue sur la probité intellectuelle que tout élève devra posséder en entrant au collège : exigence vis-à-vis de soi ; de ce que je dis, de ce que j'écris ; exigence vis-à-vis des autres, de ce qu'ils me disent, de ce qu'ils m'écrivent ; s'interroger et interroger les autres en sachant que la valeur d'un discours et d'un texte ne dépend pas du statut de celui qui le propose ; être persuadé que mon appartenance religieuse ou ethnique ne conditionne en rien ma capacité de discernement. C'est vers ce but que tous les efforts doivent porter afin qu'après huit ou neuf ans d'école les élèves soient à l'abri de la tentation de proférer eux-mêmes des affirmations sans fondement et des anathèmes définitifs, et qu'ils soient capables de mettre en cause avec lucidité les allégations fallacieuses et les condamnations injustes."
· Et, bien sûr, la culture dans sa dimension artistique est catharsis, sublimation, contre le pulsionnel, le passage à l'acte.
· La langue est essentielle pour sortir de l'enfermement, source de tant de souffrance. L'absence de mots est exclusion, incapacité à s'exprimer, à rencontrer l'autre, à nouer des liens avec lui, à sortir de soi et de son univers. C'est le langage qui remplit toutes ces fonctions, de prise en charge de l'émotion, de symbolisation, d'élaboration et de mise en ordre de la pensée, de sublimation des pulsions, d'échange (communication diraient les structuralistes). Cf. Mérieu, Racine, Aristote et encore Bentolila qui, dans un autre article du Monde (19 mars 05) intitulé "vivre avec 400 mots" parle d'"exclusion linguistique". C'est lui déjà qui s'exclamait en 2004 : "[...] lorsqu'on ne peut pas s'inscrire pacifiquement sur l'intelligence des autres, la seule façon d'exister, c'est de laisser physiquement des traces sur le corps de l'Autre." et de conclure : "Insupportables inégalités linguistiques qui manifestent et renforcent jusqu'à la caricature les inégalités sociales ! Insupportable impuissance de notre école de distribuer de façon plus équitable le pouvoir linguistique parmi les enfants qui lui sont confiés ; livrant ainsi à un monde hors de portée de leurs mots des jeunes à l'identité vacillante, dont la seule chance de laisser une trace sur les autres et sur le monde est de s'abandonner à la violence, en désespoir de «cause»."
On ne lutte pas contre la violence par de seuls moyens violents. La culture est civilisatrice. A condition que ce soit une culture qui ait une haute idée d'elle-même, consciente de son histoire, de sa richesse, une culture qui soit un patrimoine mondial au sens le plus noble du terme. Une culture qui arrache l'individu à lui-même, aux enfermements multiples, pour l'élever à une vision plus haute, une dimension universelle. Une culture qui soit aussi une formation de l'esprit, cette éducation à la raison qui permet de passer de l'opinion arbitraire au jugement construit. Bref, une culture qui unit, relie, rassemble tous les groupes qui composent une société, qui dépasse les multiples sources de division. Cette culture-là, il est temps que l'école s'en empare à nouveau si elle veut être capable de la transmettre.
Véronique Marchais, décembre 2005
- Invité31Sage
Merci Fantômette pour ce très beau texte!
Véronique, un grand bravo. Tu l'as publié quelque part j'imagine ?
Véronique, un grand bravo. Tu l'as publié quelque part j'imagine ?
- V.MarchaisEmpereur
Merci, les filles.
Bon, c'est plus exactement de l'actu, ça date, mais comme certains posaient ici la question de la définition de la culture et que c'était un des aspects de cette réflexion...
Mélody, à l'origine, ce texte a été écrit pour la revue Tissage, à laquelle j'ai brièvement collaboré - mais je me suis fait piquer la place par Michel Serres (ça flatte plutôt mon ego :lol: ) et du coup, il n'est paru que sur quelques sites.
Bon, c'est plus exactement de l'actu, ça date, mais comme certains posaient ici la question de la définition de la culture et que c'était un des aspects de cette réflexion...
Mélody, à l'origine, ce texte a été écrit pour la revue Tissage, à laquelle j'ai brièvement collaboré - mais je me suis fait piquer la place par Michel Serres (ça flatte plutôt mon ego :lol: ) et du coup, il n'est paru que sur quelques sites.
- User5899Demi-dieu
En même temps, voir que ces personnes ont été si peu écoutées depuis tant d'années, au profit de techniciens (souvent auto proclamés), dont les fameux "universitaires" de cette discipline qui n'existe pas, les ""sciences" de l'éducation" , c'est quelque peu désespérant.Reine Margot a écrit:ça fait du bien de voir que des gens voient ce qui se passe, ça laisse un peu d'espoir...
- XanaNiveau 7
Véronique, j'adhère tout à fait avec ton idée de défense de la culture classique, universelle, et à ce titre placée au-delà des particularismes. Le mot de cheminement pour définir l'effort que réclament la découverte et l'apprentissage de cette culture me plaît beaucoup.
Quant au texte à l'origine de cette discussion: excellent, lui aussi!
Quant au texte à l'origine de cette discussion: excellent, lui aussi!
- FantômetteHabitué du forum
Merci beaucoup, Véronique, pour ton article qui approfondit la réflexion sur la culture.
- V.MarchaisEmpereur
Ya vraiment pas de quoi, Fantômette. Je donne dans le recyclage, là ! :lol: M'enfin si ça peut encore servir...
- lapetitemuExpert
Que ça fait du bien de lire ce genre de choses...
Mais que ça fait du mal de voir à quel point on est loin d'une école de l'instruction !
Mais que ça fait du mal de voir à quel point on est loin d'une école de l'instruction !
- CondorcetOracle
Celeborn a écrit:condorcet a écrit:Son "transmettre LA culture en faisant fi DES cultures" m'interroge...
En géographie, cela doit être bien difficile...
Au contraire. Ça veut dire faire de la géographie et non de l'idéologie (le développement durable, ça vous dit quelque chose ? )
Que trop bien....
Mais LA culture géographique m'interroge alors que les cultures géographiques me correspondent plus : cela me rappelle dans un autre domaine le livre publié par Marc Ferro sur les mille-et-une manières d'enseigner l'histoire selon les pays et les régimes politiques.
De toute manière, une représentation de l'espace participe déjà de l'idéologie : pourquoi nos mappemondes invitent-elles toujours à regarder le continent européen en premier alors que celles des américains attirent l'oeil vers le "Nouveau monde" (et ainsi de suite) ?
- Invité31Sage
Les frontières elles-mêmes sont parfois l'expression parfaite de la mise en oeuvre d'une idéologie à un moment donnée (cf. frontières fixées par les pays coloniaux)
- CelebornEsprit sacré
condorcet a écrit:
Mais LA culture géographique m'interroge
Les reliefs, les climats, les fleuves, les villes, la natalité, la mortalité, l'organisation de l'espace par l'homme… Ça, c'est LA culture géographique. Que les frontières soient une expression idéologique d'un moment, oui. Savoir où elles se situent, en revanche, ce n'est pas idéologique.
Par rapport à ça, faire des études de cas pour inculquer la valeur du développement durable (qui qu'on en pense), là, c'est idéologique.
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