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Faudra-t-il se résoudre à dire adieu à l'Ecole et à l'instruction pour tous ?
17 Mars 2011 Par Yvan Najiels
Edition : Mille communismes
Ce matin, dans mon lycée de Seine-Saint-Denis, a eu lieu une Assemblée générale, une AG. Il y avait du monde. A dire vrai, voilà bien longtemps qu'il n'y avait pas eu une telle affluence pour une AG. Mon lycée a longtemps été parmi les épines dans le pied des ministres. Allègre, d'ailleurs, avait cédé en 1998 face au mouvement enseignant du 9-3 dont l'un des slogans phares et forts était "Seine-Saint-Denis en France !" Jospin et Allègre, donc, avaient accordé à la Seine-Saint-Denis un "plan de rattrapage", c'est à dire des moyens et/ou du personnel et des heures.
Entre temps, il y a eu les grandes grèves de 2003. La défaite qui s'en est suivie fut une lente, mais certaine, forme de descente aux enfers. Elle a atomisé les professeurs et l'Etat, avide de désengagement, a retiré ses billes. La Seine-Saint-Denis et, plus généralement, les villes et les quartiers populaires peuvent crever. Le consensus capitalo-parlementaire national n'a pas d'yeux pour eux.
Aujourd'hui, donc, grosse AG. Une collègue de la section professionnelle de mon lycée polyvalent (i.e. général, technique et professionnel) a été agressée en plein cours mardi vers 16h30. Un individu est entré dans sa salle de classe, lui a craché à la figure, l'a insultée puis s'est enfui. Cette affaire, grave, nous secoue. Davantage, d'autres faits plus ou moins inquiétants mais dans la même veine sont révélés et, de façon générale, nous savons bien, depuis la semaine qui a précédé les congés de la Toussaint et qui a vu notre lycée attaqué par des bandes cagoulées munies de cocktails molotov mal confectionnés, que la situation devient chaque jour un peu plus grave dans les cités populaires.
Depuis la rentrée de la Toussaint, toutefois, et bien que nous soyons tous conscients que quelque chose a été définitivement cassé dans le rapport aux élèves (car, hélas, certains élèves faisaient partie des bandes qui voulaient se faire du prof), nous avons, bon an mal an, repris les cours comme si de rien n'était mais sans toutefois être dupes. Une collègue, très militante, fanatique - mais ce n'est pas péjoratif ici, tant s'en faut - de l'Ecole pour tous, et proche de la retraite me disait : "Pour la première fois, je ne sais pas comment on va s'en tirer". Sans savoir, donc, nous avons repris nos classes.
Tout cela n'a pas été sans souci, on s'en doute. L'une de mes secondes, par exemple, s'est avérée inquiétante même si, sans doute un peu obligée, l'administration a réagi. C'était une classe dans laquelle on comptait, parmi ses 28 élèves, de nombreux loulous et un cas psy qu'il aurait fallu suivre. Cette classe, du coup, a posé de graves problèmes : lettres de menaces, projectiles lancés contre mon collègue d'histoire (stagiaire sans année de stage, vous savez...), souk indicible...Toutefois, après quelques conseils de discipline et une véritable purge, ce front-là s'est apaisé et je puis même dire que j'ai eu ces derniers jours plaisir à travailler avec cette classe.
Mais pour une question réglée, combien - ailleurs - d'autres problèmes ! D'où l'AG de ce matin. Problèmes dans les couloirs, tensions dans et devant le lycée et, point d'orgue, collègue violentée. C'est le quotidien des enseignants dans les établissements des banlieues populaires mais que l'on me comprenne bien, ce n'est d'abord pas une fatalité naturelle et, ensuite, ces situations-là horrifient bon nombre des élèves eux-mêmes.
Lorsque ce matin, j'ai expliqué à mes élèves de Première S pourquoi se tenait une AG, certains sont devenus livides et m'ont dit : "Ne pas se mobiliser pour un truc pareil, ce serait grave ; les profs qui ne se bougent pas, c'est la honte !" Cela ne m'a pas étonné, à vrai dire. Malgré les incidents graves auxquels nous avons été confrontés, ce n'est pas demain la veille que la plupart de mes collègues et moi-même aurons la haine du peuple prolétaire et des enfants du prolétariat chassé au-delà du périphérique. Ceux qui nous ont mis dans cette situation terrible, ce sont les tenants de la politique unique obsédés par les économies (ou restrictions) budgétaires. Peu importe qu'ils soient au RPR/UMP ou au PS(PC), l'Etat a abandonné les habitants les plus pauvres de ce pays et la dégradation de l'Ecole parallèle à la montée de la violence est le résultat direct et têtu de ces politiques-là. L'instruction pour tous a été sacrifiée sur l'autel de l'orthodoxie budgétaire.
S'agissant des cités, il y a beaucoup à dire mais en tant que professeur, ce n'est pas mon point principal. En revanche, pour ce qui concerne l'Ecole, de plus en plus ingérable et réduite, pour la population la plus pauvre, à une peau de chagrin ou à un lieu sans âme proche de la garderie, il est clair que le discours et les politiques de l'Etat ne peuvent qu'être pointés d'un doigt accusateur.
Depuis le temps que nous soutenons que les suppressions de postes vont dézinguer l'Ecole... On y est ! Combien de centaines de postes non renouvelés pour 2011/2012 dans la seule Seine-Saint-Denis ? Combien de classes surchargées, du coup ? Ah, quel rapport ? Eh, bien, c'est simple... Depuis que ma seconde terrible a été purgée, que les élèves n'y sont plus, par la force des choses, que 25, on y travaille et j'ai plaisir à être une sorte de hussard rouge de la République. C'est simple ? C'est simpliste ? Peut-être, mais c'est vrai et les faits sont têtus.
Il n'y a du reste pas que la question des suppressions de postes qui fait mal. Il y a aussi la réduction des heures et, son corollaire, les gadgets de Chatel comme Littérature et société ou Aide personnalisée (mais par groupe, les élèves sont bien une trentaine...) dont tout le monde ignore, inspecteurs compris, de quoi il s'agit vraiment (j'ai, moi, opté pour des projections de films classiques et les élèves apprécient). Il y a aussi des options qui disparaissent du département (ex. l'optique)...
Tout cela a des effets. Dézingage de l'Ecole. Professeurs réduits à être les clowns un peu tristes et vestiges d'un passé un peu plus reluisant. Elèves - pas bêtes ! - comprenant qu'on se fiche d'eux et que d'école, il n'y a plus que pour les riches...
Sincèrement, sans Ecole pour tous (c'est, après tout, une idée communiste), sans idée d'un lieu où l'on travaille et où l'on se forme indépendamment de telle ou telle idée de carrière professionnelle, peut-il y avoir autre chose que la situation dramatique que j'éprouve ou ressens quotidiennement ? La fin de l'Ecole pour tous a et aura un effet double : elle produira des Antoine Bloyé des temps contemporains qui se rallieront à la loi d'airain du capital via Science po, par exemple... (l'ENS étant bien partie pour être déglinguée) et des loubards mouillés dans le deal ou de sales affaires permettant de ne pas travailler, les uns étant le reflet des autres et inversement.
Entre ces deux pôles, il y a un peuple des cités populaires qui vient aux réunions de parents/professeurs, qui se bat au quotidien pour sa dignité, pour l'instruction de ses enfants et, finalement, pour davantage d'égalité. C'est bien au cœur de ce combat que se situent l'AG de ce matin et la grève de demain dans l'Education nationale.
L'Etat a des devoirs envers le peuple. Il faut le lui rappeler.
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